Guillaume-François Joly de Fleury
(1675-1756)
Introduction
Institution centrale tout au long de l’époque moderne, le Parlement de Paris est connu de tous les historiens, mais n’a jamais été étudié en tant que tel, tout comme ses principaux acteurs, notamment le procureur général. Coupable de tous les maux, rejeté au xix e siècle autant par l’historiographie républicaine qui mettait en avant les valeurs des Lumières que par les derniers partisans de la monarchie qui ne lui pardonnaient pas sa trahison de 1789, le Parlement restait le terrain de jeu des historiens médiévistes. Les modernistes – et plus particulièrement les dix-huitiémistes, – s’appuyant sur les travaux de ces derniers et trop occupés à voir dans cette institution le siège des troubles politiques qui agitèrent le xviii e siècle, oublièrent bien vite que le Parlement était avant tout une cour de justice et surtout que les usages immuables de la Curia regis avaient été modifiés par d’imperceptibles variations de procédure ou par de grands bouleversements comme les ordonnances de 1667 et 1670 sur la procédure civile et criminelle.
On comprend mieux pourquoi le parquet du Parlement au xviii e siècle et son personnel ont peu retenu l’attention : qui était Guillaume-François Joly de Fleury, sinon un parlementaire « imbu de ses privilèges jusqu’à la moëlle » (M. Antoine) ou le premier persécuteur de Voltaire ? Trop concentrés sur l’explication de la chute de l’Ancien Régime, les historiens ont laissé aux historiens du droit l’étude de ces grands juristes, alors qu’ils étaient la clé de la compréhension de toute l’organisation parlementaire. La vie de Guillaume-François Joly de Fleury n’est pas seulement celle d’une réussite familiale, professionnelle et financière, elle correspond aussi au dernier point d’équilibre, maintenu en partie grâce à l’action du procureur général, d’une administration judiciaire bientôt dépassée et d’une monarchie déjà chancelante.
Sources
L’étude de la vie de Joly de Fleury a été menée essentiellement grâce aux archives notariales du Minutier central des notaires parisiens. Plus de 1300 actes concernant Joly de Fleury ont pu être découverts dans les différentes études, la plus fournie étant l’étude du notaire Marchand (étude C). De nombreux documents sur les propriétés de Fleury-Mérogis et Grigny ont été exploités dans la série 59 J des archives départementales de l’Essonne. Pour comprendre l’activité du procureur général, la collection Joly de Fleury conservée au département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France fut une source de premier choix, complétée par l’exploitation des séries judiciaires des Archives nationales (U, X), des Mémoires de Joly de Fleury (342 AP) et des acquisitions tardives, autrefois dans la collection Joly de Fleury et réparties aujourd’hui dans les nouvelles acquisitions françaises de la Bibliothèque nationale de France.
Chapitre liminaireLa collection joly de fleury
La recherche dans la collection Joly de Fleury, dépourvue d’inventaires détaillés, nécessitait de connaître l’évolution de sa composition et l’histoire de son arrivée dans les établissements de conservation. Elle fut achetée en partie en 1836 par la bibliothèque royale et un résidu de 600 manuscrits fut cédé en 1853 aux Archives de l’Empire. Par l’échange de 1862 entre les deux institutions de conservation, le reste de la collection arriva à la Bibliothèque impériale mais il fut placé dans le fonds des nouvelles acquisitions. La reconstitution d’une entité globale, les archives du procureur général, permet aussi de comprendre comment s’organisait la gestion des dossiers par le chef du parquet, entre une partie chronologique et une partie thématique.
Première partieLes bases de la réussite de guillaume-françois joly de fleury
Chapitre premierFamille, réseau et parentés : les bases familiales
La Bourgogne, berceau familial, avait été le premier lieu d’expansion des Joly. Dès l’époque médiévale, la famille, intégrée à l’élite lettrée, avait concrétisé sa domination intellectuelle et culturelle par l’accession aux charges municipales. Celles-ci n’avaient pas tardé à offrir de nouvelles perspectives aux Joly : ils se distinguèrent alors dans le service du duc de Bourgogne, puis du roi au Parlement, avec l’acquisition de la charge de greffier.
L’occupation des charges provinciales les plus prestigieuses et rémunératrices avaient poussé François Joly, fidèle du roi de Navarre et bientôt premier seigneur de Fleury, à monter à Paris. Par de grands mariages, avec les Bouthillier ou les Talon, ses descendants, désormais nobles, avaient réussi à intégrer la haute noblesse parlementaire. Le couronnement de cette ascension fut l’entrée au parquet de Guillaume-François Joly de Fleury en 1705, après la mort inattendue de son frère aîné.
Chapitre IIPersonnalité et compétences : les bases personnelles
Pourvu de capacités intellectuelles et oratoires remarquables soulignées par tous ses contemporains, même ses ennemis, Guillaume-François Joly de Fleury était devenu un conseiller indispensable pour le roi et les ministres. Ses qualités dépassaient d’ailleurs son activité juridique : héritier de la tradition érudite des frères Dupuy, dont il possédait les manuscrits, il avait personnellement pris part à la continuation de l’inventaire du Trésor des chartes et au travail sur les registres du Parlement.
Mais ce Janus bifrons, à la fois au service du roi et de la loi, avait dû faire des choix pour défendre l’un ou l’autre lorsque les intérêts furent contradictoires à ses yeux. Gallican convaincu, il n’avait pas hésité à s’opposer fermement aux volontés de Louis XIV au sujet de l’acceptation de la bulle Unigenitus, ne devant son maintien dans sa charge qu’à la mort du roi. Mais cette intransigeance connue de tous était bien plus relative lorsqu’elle concernait sa propre personne : alors qu’il était clerc tonsuré, il garda secrète entre 1703 et 1710 son union avec Marie-Françoise Lemaistre pour continuer à percevoir ses bénéfices ecclésiastiques.
Chapitre IIILe parquet : instrument institutionnel et structurel de la permanence des Joly de Fleury
Étape essentielle dans l’ascension familiale, la promotion au parquet marquait un tournant pour les Joly de Fleury, désormais intégrés aux plus hautes sphères de la magistrature. La pérennité de la famille et le maintien d’un statut social et professionnel passaient par la conservation de la charge de procureur général, tâche compliquée dans la mesure où elle échappait à la vénalité et aux pratiques de survivance. Seul le roi nommait dans cette charge « son » procureur général. Le chef du parquet devait effectivement être l’homme de confiance du roi dans la mesure où il défendait ses droits et assumait ses devoirs, hérités pour la plupart de l’époque médiévale. Par sa pratique de la charge, sa personnalité et ses compétences, Joly de Fleury avait même réussi à récupérer de nouvelles responsabilités comme la surveillance de la tenue des registres du Parlement et la présidence des conférences des avocats.
Cette emprise tentaculaire s’expliquait par son rôle d’interface entre le roi, les ministres et le Parlement et par son statut d’expert du droit et de la loi. Pourtant, s’il était un soutien indispensable, ses exploits rhétoriques de la fin du règne de Louis XIV avaient inspiré une méfiance continue de la part du jeune Louis XV et de son mentor, le cardinal de Fleury. Pris dans l’augmentation continue de ses attributions et des affaires à traiter, le procureur général usa sa santé à assurer un service rapide et efficace, mais cette débauche d’énergie, parfois à la limite du supportable, avait eu des conséquences inattendues : elle faisait de lui le seul capable de suivre et de connaître tous les dossiers en cours et seul un de ses proches collaborateurs pouvait lui succéder. En faisant entrer deux de ses fils à la charge d’avocat général, Joly de Fleury avait ainsi scellé la réussite familiale et la transmission de la charge de procureur général, qu’il laissa à son fils aîné en 1746.
Deuxième partieLe procureur général dans l’exercice de ses fonctions
Chapitre IVLe parlement de paris, cadre de l’activité du procureur général
Source à la fois du droit et de la justice, le parlement de Paris était au centre de l’activité quotidienne du parquet. Vu par nombre d’historiens comme un « Léviathan » coupable de la fin de l’Ancien Régime, il n’en demeurait pas moins une cour de justice. Bien qu’étant la première cour du royaume, personne n’avait cherché à se demander comment fonctionnait cette institution au xviii e siècle. Tant par ses acteurs que par ses temporalités et ses actes, le parlement de Paris s’avère être une institution complexe, dont la continuité médiévale a été progressivement modifiée par les usages et surtout par les ordonnances de 1667 et 1670.
Les chambres, régies par une temporalité propre, assuraient un travail quotidien partagé par les membres du parquet, chargés aux audiences de défendre les droits du roi. Après une analyse précise de la procédure, notamment civile, de l’organisation des procès et de la répartition du travail des chambres, on constate que les procès éternels étaient moins liés à des blocages structurels qu’à la mauvaise foi et à l’entêtement de certains plaideurs, tant les dispositifs de conciliation, assurés notamment par les avocats généraux, étaient nombreux.
Chapitre VLe parquet au travail
Sous la direction du procureur général, avocats généraux, substituts, secrétaires et commis assuraient un service permanent auprès des différentes chambres. Dans cette organisation héritée de l’époque médiévale, tout devait passer par Joly de Fleury qui répartissait les tâches et donnait les ordres, souvent en concertation avec les avocats généraux.
Dans une activité protéiforme (action judiciaire, rôle réglementaire et législatif, interface et modérateur entre le roi et le Parlement), les difficultés structurelles et congénitales du parquet, liées au contrôle intégral du procureur général, avaient nécessité une rationalisation intense des méthodes de travail pour lui permettre une action efficace. Par un système élaboré et codifié d’apostilles et de notes, le procureur général recevait de ses secrétaires tous les dossiers et assurait ensuite leur traitement par ses substituts.
Malheureusement, Joly de Fleury, nouvel Atlas condamné à n’être qu’un héros infortuné, n’avait pas pu longtemps porter sur son dos toute l’activité d’un parlement toujours plus sollicité. Dès les années 1740, l’accumulation des dossiers avait entraîné des retards et des erreurs. Après avoir raté au milieu du xvii e siècle le tournant de la « monarchie administrative », le parquet avait réussi pendant un temps à faire illusion, mais l’augmentation progressive du nombre d’affaires couplée à une diminution continue du nombre de substituts avait étouffé à petit feu le procureur général. Ce naufrage ne se révéla au grand jour que dans la deuxième moitié du siècle, dévoilant l’inadaptation d’une structure archaïque aux besoins de la monarchie, la privant de surcroît d’un de ses plus fidèles alliés. Cet effondrement du parquet condamnait alors la gestion du fils du « grand Joly de Fleury », faisant regretter un âge d’or qui n’avait jamais existé et un procureur général qui avait lui aussi croulé sous le poids des affaires lorsque la cadence était devenue infernale.
Troisième partieFortune et infortunes d’un homme du roi
Chapitre VILes Joly de Fleury : une fortune parlementaire
La réussite professionnelle et familiale avait été affermie par la constitution progressive d’un patrimoine foncier et rentier. Mais l’inventaire après décès de Guillaume-François Joly de Fleury, s’il mentionne une fortune de plus d’un million de livres, ne donne qu’un état final à peu près juste de ses biens et est bien loin de retracer une dynamique bien chaotique. Cadet de la famille victime de la stratégie du « tout pour l’aîné », la mort subite de son frère avait fait de lui l’héritier de tous les espoirs familiaux, alors qu’il ne possédait comme revenus que quelques bénéfices ecclésiastiques. Aidé par sa belle-sœur, Louise Bérault, il s’était progressivement constitué un patrimoine foncier cohérent au gré des héritages parfois très lucratifs et des achats, rendus bientôt possibles par sa nomination à la charge de procureur général, qui rapportait plus de cinquante mille livres par an.
Seigneur de Grigny, Bondoufle, Plessis-Pâté, La Courbe, La Mousse et La Valette, Joly de Fleury consolida sa réussite personnelle par l’établissement de ses enfants, tant par les mariages que par l’achat de charges très onéreuses, comme celle d’avocat général au Parlement. Alors que ses investissements constants financés exclusivement par des constitutions de rente le faisaient apparaître comme impécunieux aux yeux de ses contemporains, sa stratégie visait à placer ses enfants dans les meilleures places, en partie pour préparer déjà sa succession au parquet et marquer la suprématie des Joly de Fleury.
Chapitre VIILes infortunes d’un homme du roi
Sûr de ses ressources, Joly de Fleury avait souvent investi à la limite de ses possibilités. Malheureusement, dès les années 1730, la monarchie multiplia les expédients pour financer la guerre. Les impositions (dixième) ne furent que la partie la moins pénible à supporter pour un procureur général dont les émoluments furent dès 1740 versés régulièrement en retard, après deux ou trois ans de réclamation. Menacé par ses crédirentiers, il n’avait dû son salut qu’à un héritage de plus de trois cent mille livres après la mort du président de Verthamon, qui avait absorbé ses nombreuses dépenses et compensé les retards de paiement du Trésor royal. Mais ce substantiel pécule ne lui avait pas permis de conserver au parquet de précieux collaborateurs comme les commis aux écritures, dont il avait été contraint de se séparer.
Par sa parfaite connaissance des mécanismes financiers, le procureur général avait aussi su très tôt limiter les dépenses qu’il avait eu à engager. Adepte régulier de la constitution de rente, il avait diminué les arrérages par un subtil jeu sur le denier des rentes en préférant les emprunts familiaux. Pour éviter de rembourser les principaux, il avait mis au point une tactique imparable : « la constitution en prévision d’héritage ». Il s’agissait de passer constitution avec des parents plus ou moins éloignés dont il était au moins en partie héritier. À leur mort, en tant qu’héritier, il récupérait une partie de ces rentes qui avaient artificiellement augmenté la succession.
L’originalité de la fortune de Joly de Fleury résidait donc dans la temporalité très particulière de sa constitution – il hérita de la fortune de sa belle-sœur quelques mois avant sa mort – et aussi dans les moyens mis en œuvre pour limiter son impécuniosité passagère.
ÉpilogueSplendeurs et misères des Joly de Fleury
Les Joly de Fleury avaient fait souche au parquet : en 1746, Guillaume-François Joly de Fleury laissait au parquet son fils aîné Guillaume-François-Louis, avocat général promu procureur général, et Jean-Omer, son second fils, avocat général. Les Joly de Fleury avaient définitivement une emprise sur le parquet : ils conservèrent la charge de procureur général dans la famille jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, même durant l’intermède Maupeou, et ils occupèrent à partir des années 1730 presque sans interruption au moins une charge d’avocat général.
La fin de l’Ancien Régime marquait pourtant la fin d’une époque. Peu inquiétés sous la Révolution, honorés sous l’Empire et la Restauration, les Joly de Fleury tombèrent bientôt dans l’oubli et disparurent en 1866, faute d’héritiers, à la mort du dernier de leurs représentant, Bon-Gabriel-Jean-Guillaume Joly de Fleury.
Conclusion
Cette étude permet donc d’expliquer la réussite d’une famille au xviii e siècle. Mais elle permet aussi de mettre en lumière les différents cercles dans lesquels s’inscrivaient le procureur général Joly de Fleury : son entourage familial, ses relations professionnelles et les réseaux financiers qu’il avait réussi à se constituer par l’intermédiaire de son notaire. Il a été aussi possible de saisir, au travers de l’action d’un homme, un ensemble de mécanismes et d’institutions : le parlement de Paris, le parquet où il jouait un rôle central, mais aussi les mécanismes économiques de la constitution de rente et ses subtilités. Il en ressort, au-delà de tout ce qui a déjà été souligné, que le procureur général ne pouvait être cantonné dans une étude de son attitude en privé, d’un côté, et de son action publique, de l’autre. Au Parlement comme dans son hôtel de la rue Hautefeuille, face à des conseillers à la fois ses subordonnés et ses crédirentiers, Joly de Fleury était en constante représentation et restait procureur général, même dans les actes les plus privés, mettant ainsi en lumière les ambiguïtés de sa fonction.
Pièces justificatives
Les cinq premières pièces permettent de comprendre l’arrivée de la collection Joly de Fleury à la Bibliothèque nationale de France et son organisation. Trois autres témoignent des étapes essentielles de la vie de Joly de Fleury : discours prononcé à sa mort par l’avocat général Séguier ; acte notarié de reconnaissance et acceptation de son mariage jusque-là tenu secret ; tableau des rentes dues par Joly de Fleury (1700-1756).
Annexes
Tableaux. — Graphiques. — Illustrations. — Schémas.