« »
École des chartes » thèses » 2008

Les lettres de cachet pour affaires de famille en Franche-Comté au xviiie siècle


Introduction

La lettre de cachet pâtit grandement de sa sulfureuse réputation. Elle demeure le symbole de l’arbitraire de l’Ancien Régime et l’incarnation de l’oppression exercée par une puissance royale aveugle. Sa légende noire se fonde sur son seul usage répressif et tout particulièrement sur la lettre de cachet politique par laquelle le roi faisait enfermer dans ses bastilles des opposants, des gêneurs ou plus simplement des gens qui lui déplaisaient. La réalité de l’institution a ainsi été déformée au profit d’un usage fort minoritaire de la lettre de cachet au xviii e siècle. Certes, dans un contexte de perfectionnement de l’appareil administratif et d’accroissement des pouvoirs de l’État monarchique, la lettre de cachet répond parfaitement aux impératifs de rapidité et d’efficacité du gouvernement du royaume et connaît alors une formidable croissance dans le dernier siècle de l’Ancien Régime. Si elle peut notifier n’importe quel ordre du roi dont elle est l’expression de la volonté directe et souveraine, elle se limite alors presque essentiellement aux fonctions de police et de justice. Or, dans ce dernier domaine, l’immense majorité des lettres de cachet au xviii e siècle, loin d’être à l’initiative du pouvoir, sont le fruit de demandes de particuliers. Ceux-ci ont donc recours à la justice retenue du roi puisque par le biais de la lettre de cachet, le monarque rend directement la justice, la première et la plus noble de ses attributions. Cet usage de la puissance royale par les familles pour régler des différends d’ordre privé interpelle d’autant plus qu’il a été quelque peu occulté par l’historiographie. C’est au nom du maintien de l’ordre public et de la sauvegarde de l’honneur des familles que s’établit cette relation privilégiée entre le roi et ses sujets dans le cadre de la procédure des lettres de cachet.

Les dossiers de lettres de cachet pour affaires de famille conservés dans les fonds des intendances sont d’une richesse inépuisable pour l’historien, que ce soit dans le domaine de l’histoire des institutions, de l’histoire sociale et familiale, de l’histoire du droit ou encore de la justice et de la criminalité, en ce qu’ils reflètent les évolutions et les permanences de la société française d’Ancien Régime dans sa composante la plus secrète et fondamentale, la cellule familiale. Surtout, cette source souvent encore inédite ou peu exploitée éclaire d’un jour nouveau le rapport unissant l’État et la société ou plus précisément le roi et la structure sociale de base que représente la famille, liés par des intérêts communs dans un subtil parallèle entre ordre familial et ordre politique où la place de l’individu pose question. La procédure des lettres de cachet de famille offre la possibilité de saisir la complexité de cette relation privilégiée entre le pouvoir et les sujets et son évolution.


Sources

Le fonds principal sur lequel s’appuie cette étude est le fonds de l’intendance de Franche-Comté, riche d’environ 350 dossiers de lettres de cachet dont 80 % de lettres de cachet pour affaires de famille. L’essentiel de ces dossiers sont conservés aux archives départementales du Jura (C 107 à 120, C 132 à 136) et de la Haute-Saône (C 72 à 75) ; on constate la disparition des dossiers concernant les subdélégations actuellement situées dans les limites du département du Doubs. Les archives départementales du Doubs conservent néanmoins des états de détenus par lettre de cachet dressés par les subdélégués et les intendants (1 C 444) qui complètent les dossiers.

Chaque dossier correspond à l’instruction par l’administration royale d’une affaire, autrement dit à l’étude du cas d’une personne qui fait l’objet d’une demande de lettre de cachet. Le dossier regroupe donc la correspondance générée par la procédure, qu’elle émane des bureaux de la Guerre, de l’intendance, des subdélégués ou bien de particuliers, membres de la famille ou témoins. Par conséquent, le dossier, loin de se résumer à un mémoire suivi d’une brève enquête, peut s’étendre, dans le cas de la lettre de cachet de famille, sur des années et mêler demandes d’enfermement, de transfert, de libération, etc. La grande majorité des affaires comtoises datent de la seconde moitié du xviii e siècle (89 % des dossiers), la décennie 1770-1780 marquant l’apogée du phénomène (30 % des dossiers à elle seule) ; les archives traduisent ainsi le caractère tardif, observable dans l’ensemble du royaume, des lettres de cachet pour affaires de famille.

Deux grands ensembles de sources complémentaires viennent compléter le dépouillement des dossiers de lettres de cachet ; il s’agit tout d’abord des archives des lieux d’enfermement des prisonniers par ordre du roi où se distinguent les fonds particulièrement riches de l’hôpital de Bellevaux et du Bon Pasteur de Besançon (série C des archives départementales du Doubs) ainsi que du Refuge de la capitale comtoise (séries H et J des archives départementales). Les archives des tribunaux où des personnes qui font l’objet d’une procédure de lettre de cachet ont été jugées constituent également une source excessivement précieuse pour l’étude des rapports unissant justice retenue et justice déléguée, commissaires et officiers (séries B des trois départements).


Première partie
L’institution des lettres de cachet en Franche-Comté au xviii e siècle


Chapitre premier
Présentation de l’institution des lettres de cachet

Les lettres de cachet, à l’origine expédiées au nom de la seule raison d’État, peuvent dans les faits signifier n’importe quel ordre royal direct. Grâce à cette souplesse, à leur discrétion et à leur rapidité, elles sont devenues le moyen privilégié pour le roi de donner des ordres particuliers sous le sceau du secret et le régime de la signature. En liaison avec la modernisation de l’État et l’adoption d’un nouveau mode de gouvernement plus efficace, le recours à la lettre de cachet par le pouvoir, qu’il soit le fait du roi, ou plutôt de ses secrétaires d’État, des intendants, ou du lieutenant général de police de Paris, tend à s’accroître fortement à partir de la seconde moitié du xvii e siècle et surtout au xviii e siècle. Son orientation de plus en plus marquée vers un usage répressif et avant tout le succès qu’elle rencontre auprès de familles en détresse oblige l’administration à une nécessaire adaptation. Instrument à la fois administratif et judiciaire, l’ambivalence de la lettre de cachet lui donne sa souplesse et son efficacité.

La lettre de cachet pour affaires de famille est une grâce royale qui permet aux familles d’éviter la flétrissure d’une condamnation devant les tribunaux ordinaires et de préserver leur honneur. Elle répond de fait au xviii e siècle à un véritable « besoin social » qui explique son succès dans le dernier siècle de l’Ancien Régime. Les raisons de ce succès sont en réalité diverses et variées. Pourtant il en est une sans laquelle il n’aurait su être question d’un tel développement : il s’agit de la constitution, en parallèle, d’une administration mieux structurée et du perfectionnement progressif de l’appareil d’État. L’organisation administrative s’est en effet complexifiée afin de faire face à la croissance des demandes qu’elle a dans le même temps générée. L’augmentation des lettres de cachet concerne ainsi tout le royaume à partir de 1740 environ, mais c’est dans la seconde moitié du siècle que la demande explose. C’est à Paris qu’elle est la plus forte, touchant toutes les couches sociales, y compris et surtout les couches populaires, à la différence du reste du royaume où ces dernières semblent presque totalement exclues du phénomène des lettres de cachet de famille.

Ainsi, une grande majorité des Français se montre bienveillante en 1789 à l’égard de lettres de cachet dont l’utilité est reconnue, malgré la montée de l’opposition aux ordres du roi dans les milieux éclairés. L’historiographie du sujet va-t-elle dans le même sens ? Certes non, si l’on en juge par les écrits du xix e siècle et du début du xx e siècle qui ont contribué à forger la légende noire de lettres de cachet réduites à la simple expression de l’arbitraire et de la cruauté de l’État monarchique. Il est frappant de constater que peu d’études fouillées et objectives portent sur ce sujet tellement fameux et surtout hautement polémique.

Chapitre II
La procédure des lettres de cachet de famille en Franche-Comté

La procédure des lettres de cachet de famille mobilise la hiérarchie administrative dans son entier. Le mémoire des familles pour l’obtention d’une lettre de cachet est en effet adressé au roi ou au secrétaire d’État de la Guerre qui a sous son administration la Franche-Comté, puis envoyé à l’intendant de la province pour enquête. Ce dernier charge le subdélégué du lieu de mener les investigations sur le terrain. Les informations recueillies par celui-ci remontent ensuite de la même manière jusqu’à la Cour en passant par l’intendant et ainsi de suite. La procédure des lettres de cachet se fait par conséquent le reflet de l’extrême centralisation de l’administration royale au xviii e siècle : la décision, quelle qu’elle soit, n’appartient qu’au sommet de l’État qui exige une information de tous les instants. En cela, les provinces se distinguent de Paris où la procédure, beaucoup plus routinière et banale, se concentre entre les mains du lieutenant général de police dont le secrétaire d’État de la Maison du Roi se contente d’approuver les décisions. Les étapes de la procédure sont donc minutieusement réglées et leur bon déroulement exige une rigueur extrême de la part de l’administration royale dont l’organisation générale, la coordination et l’efficacité sont mises à l’épreuve, comme le souligne bien le caractère touffu et le contenu de la correspondance échangée entre les différents niveaux de sa hiérarchie. Et c’est bien là qu’elle montre ses limites : trop complexe, trop longue, trop exigeante, la procédure nécessite la mobilisation de moyens importants qui font cruellement défaut. Malgré l’application de l’administration, son degré d’implication dans le règlement des affaires de famille, ses tentatives de contrôle plus étroit – dont les états de détenus par ordre du roi dans la province sont un remarquable exemple –, la procédure tend à lui échapper, notamment dans l’exécution des lettres de cachet.

Chapitre III
Failles et contraintes du système des lettres de cachet

Le contexte et l’objet même de la procédure des lettres de cachet de famille rendent sa conduite délicate. D’une part, elle implique l’ensemble de la hiérarchie administrative et exige une grande rigueur dans son exécution. D’autre part, elle plonge les agents du roi au cœur des passions familiales et au sein de réseaux de parenté et de sociabilité de plus en plus actifs au niveau local. Assurément, l’administration royale n’en sort pas indemne et son objectivité pose problème dans le règlement des affaires de famille, surtout dans le cas des subdélégués. En outre, elle manque de moyens et a du mal à maîtriser la procédure dans toute sa continuité. Les erreurs commises sont multiples, l’information souvent approximative. Une collaboration indispensable mais difficile à mettre en œuvre s’établit entre les directeurs des maisons de force, les supérieurs des couvents et monastères et également les intendants des provinces où sont localisés certains lieux de détention. Pour l’administration royale, la tâche s’avère donc extrêmement complexe et accapare beaucoup de son temps. Pourtant, les failles et les approximations qu’elle laisse voir nuisent à son image et à celle de l’institution dans son entier, tout en permettant des injustices flagrantes. Les familles exploitent sans vergogne ses faiblesses en exerçant une pression de tous les instants sur le secrétaire d’État, l’intendant et le subdélégué et en jouant de la considération dont elles jouissent et surtout du fort respect de l’honneur familial et de l’autorité paternelle qui imprègne la pratique administrative et l’ensemble de la société d’Ancien Régime.

Chapitre IV
Relations, interférences et concurrences entre les différentes institutions de l’État monarchique et rôle des « puissances » de la province dans la procédure des lettres de cachet

L’action administrative souffre de son manque de moyens en hommes et en temps certes. Mais elle est aussi limitée par l’intervention dans la procédure des lettres de cachet des « protecteurs » et « amis » des familles concernées qui mobilisent en outre toute leur parenté. Les affaires de famille illustrent donc la puissance des réseaux familiaux et des sociabilités qui s’exercent avec force dans leur règlement. D’autres autorités, des « puissances » incontournables de la province, sollicitées par les familles comtoises, viennent aussi interférer dans le cours de la procédure : l’archevêque de Besançon et le lieutenant général de Franche-Comté jouent un rôle non négligeable, notamment du fait de l’importance des clercs et des militaires parmi le contingent des personnes visées par une lettre de cachet de famille. Mais en aucun cas ces deux autorités n’entravent la bonne marche de la procédure.

Il n’en est pas exactement de même en ce qui concerne les juges ordinaires. L’omniprésence de la justice déléguée dans la procédure des lettres de cachet pour affaires de famille, autrement dit dans l’exercice de la justice retenue du roi, surprend. En effet, le but premier de la lettre de cachet est bien d’éviter la flétrissure d’un jugement et la publicité d’une justice ordinaire infamante, complexe, lente et onéreuse. Toutefois, dans les faits, les deux procédures s’entremêlent souvent, niant ainsi le principe de leur stricte séparation prônée par les deux parties. Les relations entretenues par les juges et l’administration royale sont en réalité complexes, mélange subtil de coopération et de vive concurrence dans une société où le judiciaire et l’infrajudiciaire sont partout.

La procédure des lettres de cachet pour affaires de famille est donc le théâtre de luttes d’influence et de conflits d’autorité incessants, que ce soit au sein de la famille, de la ville ou de la province. Dans ce contexte, la tâche de l’administration royale se révèle extrêmement délicate. En proie à des pressions continuelles et à des abus manifestes, ses faibles moyens et une trop grande complaisance à l’égard de familles peu scrupuleuses ne lui permettent pas de redresser et de mieux contrôler une institution minée par des abus et qui connaît une dérive inquiétante dans la seconde moitié du xviii e siècle.


Deuxième partie
La lettre de cachet, élément révélateur des tensions et des conflits familiaux


Chapitre premier
Caractères généraux des lettres de cachet de famille en Franche-Comté

Les dossiers de lettres de cachet de famille offrent l’image d’une entité familiale déchirée qui expose ouvertement ses divisions les plus secrètes au roi et au secrétaire d’État. Quelles sont les structures du conflit familial et les schémas-type des affrontements soumis au jugement royal ? Trois angles d’étude s’imposent : d’une part la détermination de l’origine sociale des familles concernées et de la sélection opérée par l’administration en fonction de leur rang et de leur fortune ; d’autre part, l’identification de l’accusé et des accusateurs, qui permet de dessiner les grandes lignes structurelles des conflits. Enfin, les motifs allégués pour l’obtention d’une lettre de cachet et la durée effective des tensions au sein de la famille interpellent. Pourquoi et à quel moment choisit-on de recourir à cette solution extrême que constitue la lettre de cachet ?

À la lumière des données recueillies au cours du dépouillement des dossiers de lettres de cachet franc-comtois, il apparaît bien que le phénomène des lettres de cachet de famille est marqué socialement. Ce sont les familles issues de la bourgeoisie et de la petite noblesse de la province, et en premier lieu le milieu des officiers de justice, qui sont concernées. Le conflit se concentre le plus souvent au sein de la famille nucléaire mais c’est toute la parenté qui intervient pour faire cesser les agissements de celui qui met en danger son honneur.

L’accusé justement, qui est-il ? Les enfants tout d’abord, puis les épouses sont les principales victimes de la toute puissance paternelle et maritale pour des motifs divers qui s’articulent cependant tous autour de deux axes majeurs, l’argent et l’amour, qui cristallisent dans la famille toutes les passions et les frustrations. Celles-ci sont vivaces et durent souvent depuis de nombreuses années, provoquant scandale et désordre dans la communauté villageoise ou urbaine. Le moment choisi pour recourir au roi n’est donc pas anodin. Il correspond au paroxysme des tensions et à la mise en application du contrôle social exercé sur les familles à la fois par l’État et la communauté soucieuse de préserver sa tranquillité. La rupture est alors consommée entre la famille et l’accusé. Ce dernier fait les frais d’un glissement des responsabilités familiales vers une prise en charge quotidienne des problèmes familiaux par l’État.

Chapitre II
Des familles déchirées. Étude des trois principales configurations

Parents contre leurs enfants, maris contre leurs épouses, tels sont les schémas conflictuels les plus courants dans les lettres de cachet pour affaires de famille au xviii e siècle, résultat logique de l’écrasante domination paternelle sur la cellule familiale. La lettre de cachet est en effet avant tout l’incarnation de l’autorité du père sur la famille, comme de celle du roi sur ses sujets. Néanmoins le conflit, en germe depuis plusieurs années, éclate souvent violemment à la mort du père. La division n’est en effet jamais aussi grande que lorsque le père disparaît, laissant libre cours aux luttes d’influence et aux antagonismes successoraux. Son autorité est alors déléguée à sa veuve et aux autres figures masculines importantes de la famille que sont les frères et les oncles qui prennent le relais du père dans le contrôle des membres de la parenté.

Toutefois, la lettre de cachet est également le signe que l’autorité naturelle du père ou, en son absence, des tenants de son autorité, est battue en brèche par des velléités d’indépendance nouvelles de l’individu au cœur de l’entité familiale. Les enfants, le fils en particulier, ressentent de plus en plus difficilement le poids étouffant d’une puissance paternelle qui nie leurs aspirations profondes et leur besoin d’affirmation. Leurs « dérèglements » naissent de cette réalité oppressante. La coexistence des générations est en effet particulièrement difficile au xviii e siècle, et en des temps de mariage tardif – il faut parfois pour les enfants attendre la mort des père et mère pour pouvoir espérer s’établir et fonder un foyer –, l’attente est de plus en plus mal vécue par des jeunes gens qui manifestent leur volonté d’autonomie par des écarts de conduite plus ou moins importants. Leur désir de choisir librement un conjoint, qui va à l’encontre des stratégies nuptiales et des politiques d’alliance des familles, illustre parfaitement l’instauration de nouveaux rapports, excessivement tendus, au sein de la famille dont se font l’écho les nombreuses affaires de mésalliance dans les dossiers de lettres de cachet de famille.

La division des époux est le deuxième type de conflit le plus fréquemment rencontré dans les dossiers. Conséquence dramatique d’un mariage convenu et de l’absence de sentiments, la désunion du couple se marque par une violence extrême quand elle est portée devant le roi. La demande de lettre de cachet ne concerne alors que les femmes du fait de l’inégalité des deux époux, d’où découlent tant d’injustices dont la lettre de cachet offre un aperçu saisissant. Les maris n’hésitent pas en effet à en faire usage quand leur épouse intente un procès en séparation de corps et de biens ou pour simplement vivre avec leur maîtresse. Attaquée dans sa différence sexuelle, la femme est stigmatisée pour sa prétendue faiblesse et sa domination par les sens et non par l’esprit. Ce type de lettre de cachet pour affaires de famille est sans aucun doute celui qui a généré le plus de détentions abusives. La suspicion est donc de mise dans ce genre de dossier ; pourtant les époux savent que la lettre de cachet est somme toute assez facile à obtenir pour eux, car la femme ne bénéficie pas de prime abord de la présomption d’innocence auprès d’une administration royale qui se range naturellement du côté de l’époux et du chef de la famille dont la parole est infiniment respectée.

Enfin, les affaires de lettres de cachet de famille offrent des configurations conflictuelles beaucoup plus rares qui voient les représentants de l’autorité que sont le père et le mari mis en cause. Si ces derniers ont des prérogatives immenses, ils ont aussi des devoirs envers les personnes qui leurs sont subordonnées et qui sont placées sous leur protection. Une enquête soigneuse peut mettre en évidence les manquements des parents dans l’éducation de leurs enfants et donc leur part de responsabilité dans leurs « dérangements ». On sort également du cadre ordinaire du conflit familial quand la parenté prend un rôle majeur au détriment des membres de la famille nucléaire. L’unanimité qui doit présider à l’octroi d’une lettre de cachet vole parfois en éclat autour de l’individu menacé, soutenu par une partie de sa parenté et attaqué par l’autre.

Chapitre III
Quand l’honneur dissimule l’intérêt.
Motifs revendiqués et motifs réels des lettres de cachet de famille

L’argent est le moteur des conflits familiaux. La recherche omniprésente de l’intérêt pécuniaire anime la plupart des demandes de lettres de cachet de famille. Celle-ci est parfaitement admise par l’État lorsqu’il s’agit de faire cesser les dissipations d’un fils qui menacent de ruine et de déshonneur la famille. Mais la lettre de cachet est également un moyen commode d’écarter un parent gênant pour lui prendre son bien ou mettre fin à ses prétentions sur un héritage. À l’origine des différends familiaux donc, un événement ponctuel déclenche les hostilités, en l’occurrence le plus fréquemment le décès du père et ses conséquences, la contestation du testament ou des droits de la mère veuve, les difficultés du partage entre les membres de la famille. Le remariage de la mère ou du père génère également une situation explosive et des tensions sans fin entre enfants du premier et du second lit, entre beaux-parents et enfants. Enfin, la lettre de cachet permet d’interrompre brutalement un procès même si ce procédé est banni en théorie des pratiques de l’administration royale. Comment celle-ci réagit-elle à l’égard des abus et des injustices flagrantes qu’elle ne peut ou ne veut empêcher ? En réalité il lui est très difficile de percer à jour les véritables motivations des parents et à quelques exceptions près, la lettre de cachet est accordée alors que c’est manifestement l’intérêt qui pousse les parents à agir. Le sort de l’accusé, la menace qu’il représente pour l’honneur de la famille, en principe préoccupation première de la famille, ne sont en fait fort souvent qu’accessoires. De sombres motivations financières et des sentiments peu flatteurs de jalousie et de vengeance se greffent en effet sur la plupart des demandes de lettres de cachet de famille.

La transmission des biens constitue bien l’axe des conflits familiaux ; plus simplement, ce sont la haine et la rancœur qui guident les démarches de certains parents. Au même titre que l’argent, les intrigues amoureuses polarisent toutes les tensions au cœur de la famille. Qu’il s’agisse de la formation d’une nouvelle union, officielle dans le cadre d’un remariage ou secrète dans le cadre d’une relation extra-conjugale, les ferments d’une crise grave sont posés entre ceux qui se sentent exclus du nouveau ménage et ceux qui, en tant que conjoint imposé voire détesté, gênent l’épanouissement personnel de l’autre. La tentation est grande alors de faire usage de la lettre de cachet pour éliminer de sa vie un proche bien embarrassant.


Troisième partie
À l’ombre des maisons de force


Chapitre premier
Présentation des principaux lieux d’enfermement

Le statut à part des détenus par lettre de cachet de famille en lui-même entraîne leur réclusion dans des lieux spécifiques : les prisons d’État, mais surtout les maisons religieuses, les hôpitaux et les dépôts de mendicité sont les lieux par excellence de l’internement d’État et de l’emprisonnement « arbitraire », autrement dit sans condamnation préalable en justice. De multiples possibilités s’offrent donc aux familles. Quels sont leurs critères de choix du lieu de détention de leur parent ? La sélection des maisons de force par les familles constitue l’un des aspects les plus intéressants des dossiers de lettres de cachet en ce qu’elle laisse entrevoir les préoccupations concrètes et les conséquences matérielles de la demande d’une lettre de cachet par une famille. La grande dispersion géographique des maisons de force et l’attrait exercé par de lointains et fameux lieux de détention montrent que l’une des préoccupations majeures des parents est d’éloigner le correctionnaire ; mais c’est l’argent d’abord, ensuite le rang social puis le sexe qui déterminent le choix final : les familles les plus distinguées jettent leur dévolu sur les couvents et les monastères ou les prisons d’État pour les hommes, les moins aisées se tournent plutôt vers les hôpitaux ou les maisons religieuses spécialisées comme les maisons du Bon Pasteur ou les Refuges, bien plus abordables que les autres couvents. Toutefois au sein même de ces prisons plusieurs régimes de détention sont envisageables suivant la pension consentie par la famille. La question de la pension justement joue un rôle crucial dans les affaires de lettres de cachet de famille, car elle fixe bien souvent réellement le choix des familles sur une maison de force ; en outre, elle est à l’origine d’un nombre infini de conflits entre ces dernières et les directeurs et supérieurs des lieux de détention et sème régulièrement la zizanie au cœur de la cellule familiale. Le non-paiement ou le versement irrégulier des traites entraîne de nombreuses libérations précoces de correctionnaires, la famille ne pouvant plus ou ne voulant plus faire face aux dépenses. Incontestablement, toutes les familles éprouvent de grandes difficultés à sacrifier une partie de leurs revenus pour une personne souvent honnie. Le règlement de la pension en apprend donc beaucoup, non seulement sur l’état d’esprit des parents et leurs relations avec l’accusé, mais aussi sur les conditions de vie de ce dernier.

Chapitre II
Vivre dans une maison de force au xviii e siècle

Les conditions de vie des correctionnaires sont étroitement soumises aux dépenses consenties par leur famille et aux moyens financiers dont elle dispose. Manifestement, les parents ne cherchent pas à adoucir la détention de leur proche et une fois réglée fastidieusement la pension, ils répugnent à pourvoir aux frais de son entretien et de sa nourriture, d’où la multitude de plaintes émanant de prisonniers réduits parfois au dénuement le plus extrême à l’intendant ou au secrétaire d’État. C’est grâce à ces plaintes et aux enquêtes menées en conséquence par les subdélégués qu’il est possible de reconstituer les conditions de vie des correctionnaires pendant leur détention. L’existence du correctionnaire au sein des maisons de force est ainsi caractérisée par la rudesse des conditions de vie et l’indifférence de ses geôliers et de sa famille qui tend quelquefois vers la cruauté. La faim, la maladie, la misère et l’abandon sont le lot commun de beaucoup, victimes de l’avarice ou de la modestie de leur famille. La durée de leur détention est, qui plus est, entièrement soumise à la bonne volonté de leurs parents. De ce principe naissent, une fois la lettre de cachet expédiée, les abus et l’oppression tant dénoncés qui voient des femmes et des hommes enfermés pour des motifs légers, croupir pendant des années au fond d’un cachot humide. L’administration royale, consciente de son devoir de suivi du prisonnier par ordre du roi, essaie tant bien que mal de contrôler ce qui se produit dans les maisons de force et de s’informer du sort réservé aux personnes tombées sous le joug d’une lettre de cachet, sans réel succès cependant.

Qu’en est-il des relations entretenues par les prisonniers avec leurs gardiens ? Les sources sont souvent muettes sur ce point et l’indifférence semble de mise. Pourtant des sentiments partagés peuvent animer les gardiens, surtout les religieuses qui seules, du fait de leur relative indépendance, se permettent de prendre parti et d’exprimer ce qu’elles pensent de la prisonnière et du bien-fondé de sa détention. Soit elles protestent contre la présence d’un corps étranger et perverti dans la communauté, soit, cas plus rare, elles prennent fait et cause pour la correctionnaire contre sa famille et travaillent à sa remise en liberté. De fait les familles peuvent prendre ombrage de leurs démarches auprès d’elles ou de l’administration royale au sujet de la situation du prisonnier ou du défaut de paiement de la pension, source de continuelles querelles.

Chapitre III
L’émergence d’une réflexion sur le sens de la détention par lettre de cachet et le sort du correctionnaire

Quels sont les buts réels de la détention par lettre de cachet ? Comment le prisonnier de famille est-il perçu par sa famille, par l’administration, puis par l’opinion publique naissante ? En fin de compte ces questions essentielles portant notamment sur le sort et le devenir du correctionnaire ne sont que peu soulevées par des familles surtout désireuses de l’éloigner d’elles le plus longtemps possible. Son éloignement et sa séquestration de la société sont leurs principaux objectifs au détriment de sa correction, sa pénitence et son amendement. C’est pourquoi, pour espérer retrouver une liberté perdue souvent sur de simples supputations, le correctionnaire ne peut compter sur l’indulgence de ses parents, mais bien plutôt sur celle de l’administration. Et pourtant, on est en droit de se demander s’il est en mesure de bâtir une défense depuis son cachot, s’il est écouté en retour par ses parents ou par la hiérarchie administrative, et tout particulièrement ce qu’il advient de lui au moment fatidique du retour à la liberté. L’évolution de la politique menée par l’État dans le cadre de la délivrance des lettres de cachet, principalement à partir des années 1770, lui est plutôt favorable : elle se traduit par une tentative de reprise en main d’une institution détournée de son but initial et flétrie par des abus trop courants. Mais il est déjà trop tard : les familles ont pris goût à ce procédé tellement pratique pour elles et l’opinion commence à jeter un regard de plus en plus critique qui perdra l’institution. Bientôt les correctionnaires deviennent des victimes de l’arbitraire, malgré les efforts louables du pouvoir royal pour humaniser la détention en écourtant sa durée et lutter contre une punition familiale hors de proportion avec les motifs réels d’accusation. L’association du nom du roi à de sordides affaires familiales ou des injustices chroniques ternissent l’image de l’institution et de la monarchie absolue. Prises dans la tourmente des événements révolutionnaires, les lettres de cachet deviennent le symbole du despotisme royal. Pourtant les hésitations sont nombreuses à supprimer une institution dont l’utilité était généralement admise pour préserver l’honneur des familles mais aussi un type d’ordres fort commodes pour le gouvernement du royaume. En mars 1790 cependant, les lettres de cachet sont abolies par l’Assemblée. Mais la cellule familiale, base de l’encadrement social par l’État, son intégrité, sa tranquillité et la puissance paternelle doivent être préservés pour réguler des passions et des conflits susceptibles de troubler l’ordre public et de fragiliser les fondements de l’autorité étatique. Malgré leur volonté de rupture avec l’ordre ancien, les gouvernants en 1790 en sont conscients : il faut trouver rapidement une solution de remplacement après l’abolition des lettres de cachet. Le 16 août 1790 est votée la loi instaurant les tribunaux de famille qui répond à cet « inextinguible besoin d’État » (A. Burguière) que la Révolution renforce encore.


Conclusion

Les familles qui pouvaient recourir à l’autorité royale au xviii e siècle ont beaucoup gagné dans le développement des lettres de cachet pour affaires de famille, et paradoxalement l’individu aussi, qui a trouvé dans le conflit un moyen de s’affirmer aux yeux de ses parents, de la communauté et de l’État. Le grand perdant reste le roi. D’une part, il a été victime du glissement de sa politique sociale vers une exigence de prise en charge quotidienne des malheurs familiaux. Les familles ont de fait vite compris quels immenses avantages elles pouvaient retirer du procédé des lettres de cachet de famille et ont pris l’ascendant sur une administration royale piégée et démunie face à la complexité de conflits familiaux pour le règlement desquels elle n’était que peu armée. D’autre part, les injustices, trop souvent résultat d’une indulgence excessive à l’égard des représentants de l’autorité parentale et d’une instruction expéditive de l’affaire, ont donné l’image d’un pouvoir complaisant et aveugle. L’arbitraire des ordres du roi tant dénoncé à l’approche de la Révolution est un exutoire commode pour stigmatiser les insuffisances du vieux régime dans son entier. Pourtant s’il est question d’un arbitraire dans la procédure des lettres de cachet de famille, c’est bien plus de celui des pères, des époux, voire de la famille dans son ensemble que de celui du roi qu’il s’agit.

Les affaires de famille sont donc un bourbier dans lequel s’enlise l’administration royale en y laissant beaucoup de forces. Mais l’enjeu est de taille : contrôler la famille est un défi que l’État monarchique s’est attelé à relever ; s’il n’en a retiré que peu de profit, il a eu le mérite d’inaugurer une politique sociale en direction des familles que les régimes qui lui succèdent ont soin de continuer. 


Pièces justificatives

Édition de lettres des familles Bolot, Vuillin et Poncelin de Rancourt (1752-1771). — Édition des lettres patentes pour l’établissement du Bon Pasteur de Besançon et du règlement de cette maison de force (1744).


Annexes

Listes des secrétaires d’État de la Guerre et des subdélégués en Franche-Comté au xviii e siècle. — Carte des subdélégations de la province au xviii e siècle. — Photographies.