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École des chartes » thèses » 2008

Le discours des missionnaires français en Corée (1831-1886)

Correspondance et relations


Introduction

Le phénomène de l’évangélisation est à la fois ancien et contemporain : il remonte bien sûr à l’origine même du christianisme et reste toujours vivant à notre époque. Le xix e siècle marque toutefois un moment particulier dans son histoire : la mission catholique prend alors une forme tout à fait structurée et régulière partout dans le monde et ce sont des Français qui jouent le rôle prééminent.

La mission lointaine génère la production d’écrits, dont la correspondance représente la majeure partie. Entre 1831, année de la création du vicariat apostolique de Corée confié à la Société des missions étrangères de Paris (MEP), et 1886, année de la conclusion du premier traité entre la Corée et la France, les missionnaires français présents en Corée rédigent à un rythme presque continu des lettres ou des relations qui reflètent naturellement leur mode de vie. Durant sa mission, un prêtre catholique français en Corée vit trois moments distincts : pénétrer discrètement dans le pays par les voies terrestres, puis maritimes depuis la Chine, enfin depuis le Japon ; exercer clandestinement des activités missionnaires auprès des chrétiens coréens ; mourir en Corée ou quitter le pays. Ces trois situations peuvent donner lieu à autant de types particuliers de texte que sont la relation de voyage, le récit édifiant et la narration du martyre.

Ce sont ces trois types d’écrit missionnaire que cette étude analyse dans une approche rhétorique. En ce sens, la thèse ne vise pas à écrire ou à réécrire une histoire de l’Église catholique de Corée, ni une histoire de la mission catholique française.


Sources

Le corpus de la thèse se compose donc des écrits produits par les trente-deux missionnaires français en poste en Corée de 1831 à 1886, auxquels s’ajoutent certains martyrologes et des écrits conservés aux archives de la Société des MEP ou publiés par des périodiques missionnaires comme les Annales de la Propagation de la Foi(quatre numéros, puis six par an, de 1825 à 1933) et les Missions catholiques(un numéro, puis deux par semaine, de 1868 à 1939).

Ces sources peuvent être complétées par d’autres écrits de missionnaires produits en dehors de la période concernée ou en dehors de la Corée, conservés aux archives des MEP, et par la correspondance et les rapports concernant la mission de Corée dans le fonds Scritture riferite nei Congressi, aux archives de la Congrégation de Propaganda Fideà Rome. La situation de la Corée à l’époque est éclairée par des documents dispersés dans des volumes Asie et Chine des archives du ministère des Affaires étrangères, comme dans la série BB4 des archives centrales de la Marine, au service historique de la Défense, à Vincennes.

L’historien dispose par ailleurs de sources imprimées, au premier rang desquelles figurent les publications de la Société des MEP et les deux périodiques cités de l’Œuvre de la Propagation de la Foi. Les biographies des missionnaires martyrs représentent également une partie importante des sources imprimées.


Partie liminaire

La partie liminaire présente le contexte historique, à savoir une histoire abrégée de l’Église de Corée et de la Société des MEP.


Première partie
La relation de voyage : s’approprier une terre lointaine


Chapitre premier
Les moyens de communication, les destinataires et la structure de la relation de voyage

Les moyens de communication. — Pendant la plus grande partie de la période envisagée, en général, le courrier des missionnaires ne peut sortir de Corée et y entrer qu’une seule fois par an. La situation semble toutefois commencer à s’améliorer à partir de 1876, année de la conclusion du premier traité coréano-japonais.

Les destinataires. — Tous les missionnaires rédigent une relation de voyage destinée à la maison-mère, conformément à une tradition de la Société des MEP depuis sa fondation. En outre, ils correspondent avec d’autres membres des MEP, en particulier le procureur de Macao, puis de Hong Kong, et le vicaire apostolique de Mandchourie, ainsi que naturellement avec leur famille et leurs amis.

La structure du récit. — Du fait de l’objet de la thèse, ont été étudiées les relations de voyage écrites après l’arrivée des missionnaires en Corée. Le plus souvent, ces premières lettres se composent de deux parties : le récit du trajet et les premières impressions sur la Corée. Le voyage vers une mission interdite et complètement inconnue contribue à livrer des récits particulièrement riches en notes ethnographiques et en aventures évangélisatrices.

Chapitre II
Le récit viatique : s’éprouver pour arriver à une fin heureuse

La première partie de la relation de voyage porte sur le trajet et s’applique à faire une description des lieux, des chemins, des facilités et des ressources vus et appréciés pendant le trajet. Certes, ce récit a pour premier objectif de fournir des informations nécessaires pour les futurs voyageurs-missionnaires. Néanmoins, il laisse aussi place à un discours spécifique, d’ordre missionnaire et évangélisateur, qui se transmet aux lecteurs français plus efficacement à l’aide d’un schéma narratif type.

En effet, le schéma narratif est presque identique dans les nombreuses relations étudiées. Le récit commence par le départ pour la mission de Corée, puis relate les épreuves rencontrées pendant le trajet, que le missionnaire endure avec succès grâce à la protection de la « divine Providence ». Cette volonté systématique d’intégrer la dimension missionnaire avant même l’arrivée en Corée n’exclut pas du reste des prétentions littéraires, alors même que le discours se nourrit de la lecture des récits antérieurs et de la reproduction de leur structure formelle.

Chapitre III
Les premières notes ethnographiques : que « la terre de nos désirs » soit fertile

La deuxième partie de la relation livre une première description de la Corée qui peut être considérée comme un ensemble de notes ethnographiques. À peine arrivés, les missionnaires observent spontanément et intentionnellement ce monde différent et ils en effectuent une description pour leurs correspondants français. Là aussi, si le récit peut par moments s’apparenter à un recueil de merveilles, il n’en oublie pas l’objet premier, à savoir la transmission du message missionnaire, que l’on retrouve fréquemment dans les lettres adressées à des correspondants privés : les missionnaires se sont installés en Corée afin de cultiver cette terre et de la transformer en « vignoble du Seigneur » par leurs épreuves et leurs sacrifices. Les différences entre la Corée et leur pays d’origine, décrites dans une visée ethnographique, et l’éventuelle consolation qui récompensera les souffrances des missionnaires sont donc au cœur de ces relations, qui se terminent très fréquemment par des demandes de prières et surtout de lettres de réponse. La forte altérité et l’éloignement de la Corée, les dangers de la persécution contribuent du reste à renforcer à la fois le sentiment de sacrifice des missionnaires et leur exaltation devant l’immensité de la tâche à accomplir : les religieux expriment certes le bonheur et la joie d’être parvenus dans leur mission, mais savent que la Corée « païenne » ne pourra devenir une terre bénie qu’au prix de tourments et de souffrances de leur part.

Chapitre IV
La relation de voyage imprimée

Plusieurs relations de voyage en Corée sont publiées dans les deux périodiques missionnaires : les Annales de la Propagation de la Foi et, dans une moindre mesure, les Missions catholiques, dont la création ne remonte qu’à 1868. L’objectif est de véhiculer auprès du grand public français catholique un message mêlant notations ethnographiques – même si le royaume de Corée n’apparaît guère en tant que tel – et objectifs missionnaires.


Deuxième partie
Le récit édifiant : une autre lecture ethnographique


Chapitre premier
La présence inattendue des missionnaires français en corée

Les Français sont les premiers Européens qui soient arrivés en Corée de leur propre volonté et les missionnaires sont les uniques Européens à vivre dans le royaume de 1836 à 1866, avec une interruption de 1839 à 1845. Après la persécution de 1866, ils tentent de retourner en Corée pendant dix ans, en vain. Une autre particularité du séjour des missionnaires français en Corée est l’abondance de leur production écrite sur ce pays inaccessible et inconnu des Européens. Pendant trente ans (1836-1866), ils rédigent une multitude d’écrits, qui constituent l’unique moyen d’information du grand public sur la Corée, avant son ouverture au monde.

Chapitre II
Les écrits attendus des missionnaires

Les lettres destinées aux membres de la Société des MEP contiennent en général un compte rendu sur l’état de la christianisation de la Corée et sur les expéditions des missionnaires, des analyses sur la politique coréenne, des listes d’objets à envoyer et abordent des questions financières. La première fonction de la lettre officielle est donc administrative. En revanche, le contenu des lettres destinées aux correspondants privés varie beaucoup selon le destinataire : certaines sont parfois très personnelles, alors que d’autres diffèrent peu des missives officielles.

Quels que soient les destinataires, les écrits des missionnaires jouent un rôle spirituel d’édification et de consolation. Ce devoir apostolique des missionnaires s’exprime non seulement sur le fond, mais aussi dans la forme. En effet, les missionnaires n’hésitent pas parfois à insérer dans leur correspondance des textes d’édification, dans un but purement spirituel.

Chapitre III
Le récit édifiant comme note ethnographique

Le récit de la vie des missionnaires doit être avant tout édifiant pour ceux qui les soutiennent et négliger les anecdotes ; néanmoins la demande de détails concrets est tout à fait prononcée chez les correspondants français et la volonté de raconter des épisodes particuliers n’est pas moins forte chez les missionnaires. En général, les premières lettres rédigées en Corée sont très riches en détails authentiques et ethnographiques, du fait notamment du choc culturel que représente l’arrivée dans un pays à la civilisation si différente. À mesure que le temps passe, l’effet de nouveauté s’estompe et laisse place à une vie quotidienne qui est « chaque jour la répétition du précédent ».

Le désir d’édification est bien sûr partagé par les lecteurs occidentaux, pour eux-mêmes ou pour leur entourage, et par les missionnaires. La recherche d’autres sujets que la terne vie quotidienne conduit très fréquemment les missionnaires à insérer des anecdotes édifiantes, tirées majoritairement d’expériences vécues, parfois de récits entendus. Vu les circonstances extrêmement difficiles de la communication, ces histoires, proches de la tradition médiévale des exempla, ne font pas l’objet de relations particulières et sont parties prenantes des lettres, même si parfois elles paraissent plaquées hors du contexte narratif initial.

En effet, ces récits édifiants sont plus complexes que leur apparence stéréotypée ne le laisse croire : ils relatent à la fois un événement particulier et constituent une leçon du christianisme. Bien qu’ils n’aient pas pour objectif premier de renseigner sur le pays, ils sont révélateurs de certains aspects de la civilisation coréenne de l’époque. Quelle qu’ait été l’intention de leurs auteurs, ils peuvent se lire non seulement comme des exempla, mais aussi comme des leçons ethnographiques, qui livrent des traits de la société coréenne et qui surtout trahissent le propre regard porté par les missionnaires sur le peuple à évangéliser.

Chapitre IV
Le récit édifant imprimé

Pendant la période 1831-1886, ni les Annales de la Propagation de la Foi ni les Missions catholiques ne publient de récits édifiants de manière indépendante, en dehors de leur contexte épistolaire d’origine, malgré les attentes du grand public. Il faudra attendre la publication des Annales de la Société des missions étrangères de Paris , après1898, pour que ce type de littérature se développe et occupe une place à part entière.


Troisième partie
Le martyrologue : construire la figure d’un bon missionnaire


Chapitre premier
Les auteurs, les sources et la structure

L’hostilité des autorités coréennes à l’égard de la religion chrétienne entraîne la mort de douze missionnaires français et de nombreux Coréens. Cette persécution suscite une riche production écrite consacrée aux martyrs, en particulier aux martyrs missionnaires.

Les auteurs. — Tous les missionnaires français n’ont pas écrit des récits de martyre et certaines relations sont nées sous la plume d’auteurs qui n’étaient pas des missionnaires. Cinq missionnaires (Mgr Imbert, Maubant, Mgr Daveluy, Calais et Féron) ont participé à la rédaction du martyrologe consacré à la mission de Corée entre 1831 et 1886. Avec le progrès et la stabilisation de son organisation, la mission de Corée a pu s’investir de manière importante dans l’enquête sur les martyrs du passé.

Les sources. — Le récit de martyre peut mêler l’expérience propre de l’auteur et les témoignages qu’il a recueillis. Certains missionnaires ont été en effet témoins de persécutions : c’est le cas de Mgr Imbert, pour certains chrétiens coréens martyrisés vers 1839, ou de Mgr Ferréol, pour le premier prêtre coréen martyrisé, André Kim ; Calais et Féron écrivent, en partie à partir de leur expérience, le martyr de missionnaires français. La rédaction intervient alors immédiatement après les événements. En revanche, le récit de Mgr Daveluy relatif aux missionnaires martyrisés en 1839 et aux très nombreux martyrs coréens s’appuie uniquement sur les témoignages écrits et oraux, émanant le plus souvent de Coréens, qu’il a consultés.

La structure. — Le récit de martyre se compose de deux grandes parties distinctes : la notice biographique du martyr et la relation de son martyre. Contrairement à la biographie classique, il insiste plus sur la mort du personnage que sur sa vie, qui ne sert que d’élément supplétif pour éclairer la mort. En somme, la mort exemplaire est précédée par une vie édifiante.

Chapitre II
La notice biographique des martyrs : une vie édifiante

La notice biographique sert donc avant tout de préambule à la relation du martyre. Pourtant, c’est dans cette partie que se construit de manière explicite la figure du bon missionnaire. Au travers du récit de ces confrères contemporains, au-delà de l’existence menée avant son départ pour la mission, apparaissent les qualités et les actions qui ont fait de la vie du frère martyr un exemple pour la population coréenne, comme pour les lecteurs occidentaux.

Chapitre III
La relation du martyre : la mort exemplaire

Partie essentielle du récit, la relation du martyre proprement dite est présentée comme un affrontement entre les « bourreaux », que sont les mandarins coréens et leurs « satellites », et les « témoins de la foi », qu’incarnent les missionnaires français. Elle englobe l’arrestation, la procédure préalable à l’exécution, la mort elle-même et les obsèques discrètes par les chrétiens coréens. Elle obéit elle aussi à un prototype : le missionnaire est arrêté, entre autres, par trahison, puis emprisonné ; ensuite, il subit des interrogatoires et des supplices cruels ; enfin, il remporte la palme du martyre, qui fait naître une dévotion au sein des chrétiens. Pour qu’un missionnaire emprisonné et tué devienne martyr, les auteurs doivent démontrer que les exécuteurs ont éprouvé de la haine envers la religion catholique et que le religieux s’est laissé tuer pour témoigner de sa foi. L’hostilité des bourreaux et la foi des victimes sont au cœur de l’esthétique de la relation du martyre.

Chapitre IV
Le martyrolge imprimé : lieu de mémoire

Une fois rédigé, le récit de martyre est imprimé à plusieurs reprises dans un espace de temps très important. Il s’insère dans plusieurs types de publication : des biographies des martyrs, des recueils particuliers ou martyrologes et des articles de périodique. Par la publication récurrente, ce type de texte contribue à construire la mémoire de la mission auprès des lecteurs français et à faire de la Corée une « terre bénie par le sang des martyrs ».


Conclusion

À partir des analyses effectuées sur les écrits de la mission de Corée, on tentera d’apporter une réponse à la question suivante : qu’est-ce qu’un texte missionnaire au xix e siècle ?

Il s’agit tout d’abord d’un écrit organique, autrement dit issu de la vie missionnaire et reflétant le rythme de cette existence. Il est construit au cœur des événements que le missionnaire vit : le départ pour la mission donne lieu à une relation de voyage ; le séjour proprement dit nourrit de nombreuses lettres, qui véhiculent des histoires édifiantes ; sa mort, s’il y a martyre, suscite des écrits de la part de ses confrères missionnaires.

En deuxième lieu, il fournit des données ethnographiques. À une époque où l’expansion européenne atteint son maximum, toutes les parties du monde sont « découvertes » et explorées par les Occidentaux. Les missionnaires sont au nombre de ces explorateurs et leurs compatriotes catholiques désirent connaître des terres de mission inconnues. Cette découverte est l’un des apports des lettres des missionnaires, qui constituent alors le principal vecteur d’information sur la vie quotidienne des sociétés locales. En outre, cette littérature nous apprend aujourd’hui beaucoup sur les Occidentaux eux-mêmes, au travers du regard porté par les missionnaires sur leur environnement.

Enfin, un texte missionnaire sert aussi, au xix e siècle, à ré-évangéliser ou maintenir la foi des populations occidentales. Les missionnaires écrivent dans un but apostolique et apologétique : la relation de voyage est écrite pour que les correspondants s’approprient de manière évangélique la nouvelle terre ; des anecdotes sont insérées dans les lettres dans une visée d’édification ; le récit de martyre met en évidence la vie et la mort exemplaires du bon missionnaire, que les lecteurs doivent imiter.


Annexes

Prosopographie des missionnaires en Corée de 1831 à 1886. — Liste des missionnaires résidant en Corée de 1831 à 1886 selon l’ordre d’entrée en Corée. — Notices biographiques des principaux correspondants officiels des missionnaires français en Corée de 1831 à 1886. — Évolution de la mission de Corée après 1886. — Cartes et iconographie : la Corée vue par les Français contemporains.