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École des chartes » thèses » 2008

Imprimer et illustrer le théâtre sous Louis XIV

Étude sur les frontispices des Éditions de france, des pays-bas et des provinces-unies


Introduction

Souvent assimilé, à tort, au titre gravé, le frontispice est l’une des parties liminaires d’un livre imprimé. Il consiste en une illustration peinte ou gravée en pleine page, placée en vis-à-vis du titre typographique ou, parfois, avant ou après ce dernier. Les pièces de théâtre françaises imprimées présentent la particularité d’être très fréquemment ornées de telles images, contrairement à d’autres pays européens tels que l’Espagne ou l’Angleterre, avares en illustrations. La période choisie (1660-1715) correspond, de façon un peu artificielle, au règne de Louis XIV. Les années 1660 constituent pourtant une étape importante dans l’histoire de la gravure française, puisqu’au renouvellement des générations de graveurs s’ajoute l’octroi de la charte de Saint-Jean de Luz qui confirme la liberté de métier propre aux graveurs en taille-douce. C’est également en 1660 qu’est publié le premier recueil d’œuvres complètes de Pierre Corneille, édition importante dans l’histoire du livre illustré. La date de conclusion a été choisie par commodité, encore que l’illustration connaisse d’importantes transformations au début du xviiie siècle. Cette étude cherche donc à dresser un portrait de la production de pièces de théâtre illustrées, en se concentrant sur les acteurs impliqués dans cette production, et en la confrontant de manière plus générale au corpus non illustré de pièces de théâtre. On a par ailleurs choisi de faire porter cette étude sur la France et sur certains de ses voisins, les Provinces-Unies et les Pays-Bas, afin de mieux souligner les liens existant entre ces pays dans le domaine de la Librairie, et de tenter d’appréhender la part et le rôle des contrefaçons circulant en France. Enfin, l’on a tenté d’analyser la nature de ces illustrations, de repérer les liens existant entre le texte et l’image, et de s’interroger sur l’adéquation de l’image et de la réalité scénique.


Sources

Bien étudiés pour la première moitié du siècle, les frontispices de pièces de théâtre n’ont fait l’objet que d’études ponctuelles pour le règne de Louis XIV. Il a donc fallu travailler avec les quelques articles existants et avec des travaux plus généraux portant sur l’histoire de l’illustration, du théâtre, ou encore de l’édition à l’époque moderne.

De même, il n’existe aucun répertoire, aucun guide bibliographique des pièces de théâtre imprimées au second xviie siècle. La constitution d’un corpus aussi complet que possible a donc été le premier des objectifs de cette étude ; à l’aide de la base de données en ligne Cesar.org, a été réalisé un répertoire des pièces imprimées en France, aux Pays-Bas et dans les Provinces-Unies au cours de la période. Ont ensuite été extraites de ce répertoire les quelques 246 éditions illustrées qui constituent donc le corpus étudié. Ces ouvrages, presque tous conservés dans les collections françaises, ont pu être consultés à la Bibliothèque nationale de France, que ce soit dans le département des imprimés, celui de la Réserve, à l’Arsenal ou, surtout, aux Arts du Spectacle. L’on a également consulté certaines de ces éditions à la bibliothèque de Versailles ou à la bibliothèque de la Comédie-Française. Certaines éditions, très rares, n’ont pu être repérées que dans des bibliothèques irlandaises (Trinity College of Dublin), canadiennes (University of Toronto) ou belges (Rijksuniversiteitsbibliotheek de Gand).

L’étude porte à la fois sur les ouvrages (aspect bibliographique) et sur les frontispices (aspect iconographique). Le répertoire créé pour les éditions ne permettait pas de prendre en compte ces images ; une base de données a donc été créée avec le logiciel Access afin d’étudier aisément les rapports entre l’image et l’ouvrage qui la contient, entre les ouvrages eux-mêmes, et entre les différents acteurs impliqués dans la production. Elle permet également de souligner les phénomènes de copies et de remplois propres aux frontispices de théâtre.

Essentiellement imprimées, ces sources ont été complétées par un certain nombre d’ouvrages de référence du xviie siècle, quelques ouvrages théoriques permettant de mieux comprendre les mécanismes de l’illustration, des arrêts du Parlement concernant le métier de graveur ou bien encore des mémoires biographiques. Peu de sources manuscrites se sont révélées pertinentes : aucun contrat entre libraires, auteurs et illustrateurs n’a éclairé cette étude, malgré nos recherches.


Première partie
Imprimer le théâtre au second xviie siècle


Pour tenter de comprendre l’originalité française, il fallait raisonner non seulement sur la production illustrée, mais plus généralement sur l’ensemble des éditions, étudier les ouvrages qui reçoivent des frontispices et les comparer à ceux qui en sont privés. Il fallait préserver le lien unissant image, texte de la pièce et représentation elle-même, et tenter de comprendre les procédés permettant le passage de la scène à la page, ainsi que la réception de ces ouvrages, dans le contexte très particulier de l’édition au xviie siècle. Au lendemain d’une crise forte dans les années 1640, la Librairie française est en effet reprise en main par le pouvoir royal qui tente de remédier à la dispersion des ateliers en limitant le nombre de ceux-ci, souvent au profit des grandes maisons parisiennes qui vont alors tendre à dominer le marché français. De fait, les ateliers provinciaux souffrent de l’hégémonie parisienne et se tournent le plus souvent vers une production populaire ou vers des ouvrages de contrefaçon contournant le problème de l’attribution des privilèges. Pays-Bas et Provinces-Unies, en revanche, connaissent une prospérité sans précédent et constituent le centre d’un nouvel équilibre éditorial en Europe. Dans ce contexte, la prédominance d’ouvrages religieux est notable, mais la littérature, et notamment le théâtre, sont très en vogue depuis les années 1630.

Chapitre premier
De la scène à la page

Au xviie siècle, et plus précisément à partir des années 1630, le théâtre, genre par nature oral et fait pour la représentation, prend son essor en tant que genre imprimé. Mais à la frénésie qui entoure le théâtre, sur scène comme sur papier, succède une période où ce goût est moins nettement marqué, malgré la présence de dramaturges tels que Molière ou Racine.

En outre, les auteurs ne s’impliquent presque jamais dans l’édition de leurs œuvres, à l’exception notable de Pierre Corneille qui, en 1660, contrôle la publication luxueuse de ses Œuvres en trois volumes. L’auteur cherche alors à donner une version non fautive de ses textes –souvent en effet, les coquilles, les lacunes et les imprécisions étaient le lot des éditions théâtrales, par nature peu soignées – et à commenter ses textes. Cette implication reste tout à fait exceptionnelle. Le cas de Molière est en effet fort différent ; longtemps, il s’est refusé à faire imprimer ses pièces, afin de conserver l’exclusivité de celles-ci – un texte imprimé était un texte jouable par toute troupe le désirant –, mais aussi à cause de sa conception du théâtre peu favorable à l’imprimé : celui-ci est un art de la scène que le passage sur papier vient pervertir. Pourtant, l’auteur cède aux pressions des libraires à partir des années 1660, sans doute faute de pouvoir résister aux évolutions du temps, mais aussi pour protéger son texte des contrefaçons réalisées par des libraires dépourvus de privilèges et aidés de copistes et de sténographes.

Le second xviie siècle est-il alors le moment où le texte-événement se transforme en texte-monument, imprimé et donc figé sous une forme déterminée ? Un regard à la production contredit cette idée : de médiocre qualité, moins nombreux que dans la moitié de siècle précédente, les ouvrages publiés n’ont rien de comparable avec leurs élégants prédécesseurs. L’engouement réel du public pour le théâtre concerne davantage les représentations, qu’elles soient de tragédie et de comédie ou de genres moins nobles – le théâtre de foire reste très apprécié. De plus, le texte imprimé reste très incertain et sujet à variations – le cas du Dom Juan de Molière est célèbre. Le xviie siècle voit donc s’affronter différentes conceptions, celle des tenants d’un texte imprimé, contrôlé, augmenté de commentaires, et celle des partisans d’un théâtre joué, dont le succès dépend « de l’action et du ton de la voix », et qui ne voient dans l’impression qu’un pis-aller visant à limiter le piratage.

La production diffère donc sensiblement de celle des années 1640, plus soignée : l’augmentation des petits formats, la piètre qualité des éditions, la part considérable de contrefaçons bon marché, indiquent qu’il s’agit essentiellement d’une production de circonstance, faite pour répondre à une demande forte mais ponctuelle. Les pièces s’écoulent plutôt bien mais sont sans doute peu conservées et considérées avec peu d’attention. De plus, jamais le texte écrit ne supplante la représentation et le frontispice n’est que l’un des moyens mis en œuvre par le libraire pour évoquer la pièce en action et atténuer la perte de sens inhérente au passage de la scène à la page.

Chapitre II
La production imprimée de pièces de théâtre

On ne peut évaluer la part de pièces effectivement rédigées au cours de la période. Il faut se contenter d’analyser le corpus imprimé, sans pouvoir estimer quelle proportion de pièces se voyait honorée d’un passage sous presse.

Le répertoire établi a permis de déterminer que 1 135 éditions ont été publiées entre 1660 et 1715, soit un volume légèrement inférieur à celui du demi-siècle précédent. 90 % de ces pièces paraissent sous forme de livret, le reste étant partagé entre œuvres complètes et recueils factices. Le tout est aux trois quarts constitué d’in-12 : les formats « de luxe » que sont l’in-folio, l’in-4 et, dans une moindre mesure, l’in-8, ne constituent guère plus de 10 % de la production.

Une approche chronologique de la production révèle une tendance à la baisse : il ne s’agit pas d’une chute vertigineuse, mais plutôt d’un tassement général, où se distinguent néanmoins trois années (1663, 1682 et 1694) durant lesquels des émissions massives de pièces de Molière ou de Corneille viennent augmenter le nombre de pièces habituellement produites – jusqu’à 52 pièces par an contre une vingtaine en moyenne.

139 auteurs ont fait l’objet d’au moins une édition au cours du règne de Louis XIV ; près des deux tiers n’ont en revanche vu leurs œuvres imprimées qu’à une ou deux reprises. Plus le nombre d’éditions augmente, plus le nombre d’auteurs concernés est faible ; ainsi, ils sont une quarantaine à avoir été imprimés entre trois et dix fois. Au-delà de ce seuil se trouvent les auteurs « à succès », ayant marqué leur époque et ayant trouvé un public demandeur. Ils sont 18 dans ce cas, de François-Joseph de La Grange Chancel (11 éditions) à Molière (344 éditions) en passant par Nicolas Pradon (15 éditions) ou Jean Racine (64 éditions). La place prépondérante de Molière se retrouve par ailleurs à l’examen des pièces les plus publiées au cours de cette période : il faut en effet descendre au vingt-quatrième rang pour trouver un texte qui soit d’un autre dramaturge, en l’occurrence Pierre Corneille. Si l’on ajoute les pièces contenues dans les recueils, on ne peut nier le succès jamais démenti de Molière et sa place de premier dramaturge de la période.

Près de 252 ouvrages paraissent sans nom de libraire – pour l’essentiel des éditions parisiennes ou provinciales de contrefaçon, ou encore des éditions hollandaises illicites. De même qu’un auteur se détachait nettement en tête de la production, un libraire paraît plus productif que les autres ; il s’agit de Pierre Ribou, responsable de 107 éditions. Il est d’ailleurs intéressant de noter la prédominance des Français sur les Hollandais, même si des libraires tels que Daniel Elzevier ou son successeur Henri Wetstein, ou encore Georges de Backer, dominent les productions amstellodamoises et bruxelloises. Une fois encore, la répartition est très inégale, puisque 60 % des libraires n’ont fait paraître qu’une pièce au cours de la période, alors qu’à peine 5 % semblent avoir fait du théâtre un élément récurrent de leur catalogue – et encore, aucun ne s’est réellement spécialisé dans ce domaine.

Enfin, d’un point de vue géographique, les pièces de théâtre imprimées semblent à première vue concentrées à Paris, avec plus de la moitié des pièces issues de ces presses, contre à peine 9 % venues de la province. La production étrangère est source d’incertitudes : 192 pièces sont sans hésitation de provenance hollandaise, et 270 portent seulement la mention « suivant la copie imprimée à Paris », indice probable d’une édition illicite hollandaise ; ce seraient alors près de 40 % des pièces qui seraient issues des Pays-Bas et des Provinces-Unies, sans qu’on puisse toutefois l’affirmer avec certitude.

On voit ainsi se dessiner à grands traits la production théâtrale du second xviie siècle : on trouve moins d’éditions, de piètre qualité et dans de petits formats, a fortiori lorsque ces ouvrages viennent de France, les Pays-Bas produisant le plus souvent des éditions fort simples mais soignées. Notons par ailleurs que l’on sait peu de choses de la réception de ces pièces, l’absence de témoignages ou de commentaires sur les éditions compromettant l’étude de l’appréciation qu’elles ont reçue. Il n’est guère plus aisé d’appréhender leur diffusion, les inventaires après décès étant souvent fort laconiques en matière de littérature et de théâtre. Tout au plus peut-on esquisser un portrait impressionniste du lectorat, limité à quelques classes de la société, urbaines, mondaines, éduquées et amatrices de nouveautés.


Deuxième partie
Les pièces de théâtre illustrées


Cette partie s’intéresse aux éditions illustrées et vise à les comparer à la production globale de pièces imprimées, afin de cerner les particularités de chacun des corpus. Elle cherche également à souligner les rapports entre auteurs, libraires et illustrateurs.

Il n’est pas chose facile d’étudier un livre illustré : pour l’historien du livre, le frontispice n’est que l’une des parties liminaires de l’ouvrage et son étude est superficielle ; pour l’historien de l’image, le rapport de force est inversé et l’ouvrage contenant la gravure est d’importance secondaire. L’historien de l’illustration se doit donc d’avoir une approche pluridisciplinaire, en soulignant les liens existant entre l’image et son support pris dans son acception large. En outre, l’estimation du nombre d’ouvrages illustrés – toutes disciplines confondues – est quasiment impossible et l’on ne peut que se risquer à de vagues estimations, oscillant entre un ouvrage sur trois selon Jeanne Duportal à un ouvrage sur dix pour Michel Pastoureau.

Le second xviie siècle n’a en outre jamais réellement déchaîné les passions, coincé entre le XVI e siècle et ses gravures sur bois à la fois simples et virtuoses et le xviiie siècle et ses eaux-fortes au dessin souple. Jugée sèche et maladroite, la gravure d’illustration sous Louis XIV est en outre accusée d’entretenir un langage rhétorique édifié dans les années 1630 sans plus en comprendre les règles et les subtilités. A partir de 1670, la production se distingue par une qualité fort médiocre, dont les raisons sont multiples : concurrence étrangère forte, disparition de toute une génération de graveurs talentueux, politique de Colbert peu favorable à l’épanouissement d’un art toujours considéré comme mineur, inspiration guidée par les poncifs.

Chapitre premier
La production : généralités

Une analyse chiffrée permet de dresser un portrait de la production illustrée de pièces de théâtre et de la comparer à la production totale. 246 des 1 135 éditions de pièces sont pourvues d’une ou plusieurs illustrations, soit 21,6 % de la production totale. Une édition sur cinq illustrée, c’est loin d’être négligeable, et l’on voit là se confirmer l’hypothèse déjà émise d’une spécificité du théâtre français dans le domaine de l’illustration en Europe. La prédominance de l’in-12, presque totale, n’est entamée que par quelques grands formats luxueux parisiens et par des publications exceptionnelles provinciales, émises selon toute probabilité  lors de fêtes religieuses.

La courbe chronologique de ce corpus présente de fortes similitudes avec celle du corpus global et révèle les mêmes pics et les mêmes creux ; en revanche, la répartition géographique diffère sensiblement. La province ne représente ici que 3,3 %, la place de Paris diminue de moitié jusqu’à ne plus concerner que 26 % des éditions, tandis que les Pays-Bas triplent leur part et concernent environ 50 % des éditions, et sans doute bien plus si l’on y ajoute le nombre toujours élevé de pièces à l’origine incertaine. Paris n’arrive même plus en tête des pièces les plus productives, devancée de peu par Amsterdam. C’est donc une carte nouvelle de la production qui se dessine, dominée par deux pôles, l’un français, l’autre hollandais ; entre les deux, la ville de Bruxelles, avec une production intermédiaire, fait la transition.

Cinquante-neuf libraires ont participé, seuls ou en association, à la publication d’une pièce de théâtre illustrée au cours de la période. Seuls quatre d’entre eux ont produit plus de dix éditions, Georges de Backer, Daniel Elzevier, Henri Wetstein – trois libraires hollandais donc – et Claude Barbin. A eux quatre, ils représentent 38 % de la production totale. En province, les libraires ne font paraître des pièces illustrées que de façon très ponctuelle ; à Paris, ils participent souvent, en association avec certains de leurs collègues, à des éditions collectives. Côté hollandais, la place prépondérante de Georges de Backer – 34 éditions à lui seul – est un peu trompeuse car il n’a pas fait paraître de pièces de façon continue. Il s’est lancé, en 1694, dans la publication d’un recueil factice des œuvres de Molière, dont toutes les pièces sont en outre parues simultanément sous forme de livrets séparés. Le cas de Daniel Elzevier, dont l’atelier a ensuite été repris par Henri Wetstein, est légèrement différent puisque le théâtre, a fortiori illustré, est un élément récurrent du catalogue des deux hommes. Déterminer la part de contrefaçons dans ce corpus est délicat : il faudrait pour cela se lancer dans un minutieux examen typographique. Il semble toutefois que l’on n’en trouverait pas beaucoup parmi les pièces illustrées, l’insertion fort onéreuse d’une image dans un ouvrage compromettant l’objectif de rentabilité d’une contrefaçon. Ce que l’on trouve, en revanche, ce sont des éditions illicites, imprimées sans privilège à l’étranger et ensuite renvoyées – avec succès – sur le marché français, fort demandeur de ces ouvrages moins chers que leurs semblables autorisés.

La question du type des ouvrages publiés est importante. Les 215 ouvrages que l’on a pu consulter montrent la répartition suivante : 156 pièces seules (156 volumes), 41 recueils d’œuvres complètes (138 volumes) et 18 recueils factices (35 volumes). Les pièces seules sont publiées sous forme de livrets de médiocre qualité, à la typographie peu soignée et au mauvais papier. La production est essentiellement concentrée entre 1660 et 1690, et marque un net recul à partir de 1695, pour disparaître presque totalement à partir de 1703. On sait qu’illustrer une pièce était une opération onéreuse et que la fin du siècle correspond au point le plus critique de la crise qui touche l’édition et l’illustration. On a sans doute alors jugé peu utile et trop peu rentable d’illustrer des livrets de mauvaise qualité. À l’inverse, la production de recueils, factices ou non, prend son essor dans les années 1690 ; on est frappé par l’arrivée annuelle sur le marché de ce type d’ouvrages. Il semble donc qu’on ait peu à peu délaissé l’illustration peu rentable de livrets pour ne munir de frontispices que les œuvres complètes, certes plus chères à la fabrication, mais aussi à l’achat, ce qui tendrait à confirmer que le public consommateur d’éditions théâtrale est aisé et connaisseur.

Dernier point important, celui, une fois encore, de la réception de ces illustrations. On manque de sources indiquant si l’insertion d’un frontispice dans l’ouvrage garantissait la vente de celui-ci. Les mentions d’illustration présentes sur les pages de titre typographique d’environ 10 % des ouvrages sont la seule indication pertinente que nous ayons trouvée. La plupart du temps, c’est la mention « enrichie de figures en taille-douce » qui revient, information promotionnelle et publicitaire destinée à appâter le lecteur. Dans deux cas, enfin, une préface de l’auteur mentionne les illustrations de l’édition, que ce soit pour vanter le soin apporté à cette dernière ou pour rendre hommage à l’illustrateur.

Chapitre II
Le monde de la gravure et le théâtre

Dessinateur et graveur se complètent parfois pour produire une image ; le plus souvent, un seul illustrateur se charge de sa réalisation. Certains signent, d’autres non – la présence de la signature du dessinateur est assez rare, celle des graveurs un peu plus fréquente ; plus de 77 % des gravures du corpus étudié sont anonymes. Les libraires employaient souvent, selon toute probabilité, de simples exécutants peu renommés.

Le métier de graveur est peu élevé dans l’échelle sociale et peu considéré : ce n’est qu’en 1655 que l’on admet les graveurs à l’Académie royale de peinture et de sculpture, et il faudra attendre 1663 pour que deux artistes y entrent enfin. Le métier a en outre fait l’objet d’une législation abondante, fréquente et néanmoins confuse. L’on est frappé par le manque de perspective de cette réglementation faite de mesures de circonstances prises au coup par coup. Deux questions reviennent fréquemment, d’une part l’organisation du métier de graveur en corporation – être graveur, c’est exercer un métier libre, sans embrigadement corporatif : jusqu’à la fin du règne de Louis XIV, malgré des tentatives malheureuses, cette liberté ne sera pas remise en question –, d’autre par les relations des imagiers avec la Librairie – la possession de presses par les graveurs est contestée par les imprimeurs qui voient là une concurrence potentielle et imposent la visite mensuelle des ateliers par des syndics, le contrôle de la production des graveurs et l’interdiction faite à ces derniers de posséder du matériel typographique.

Notons aussi que si le burin, apprécié pour sa rigueur et son dessin net, est bien la technique reine sous Louis XIV, la quasi-totalité des frontispices ornant les pièces de théâtre a été réalisée à l’eau-forte. Les avantages de cette technique – plus rapide, plus souple, plus simple pourrait-on dire puisque l’outil entame un vernis et non une plaque de métal – explique sans doute cette caractéristique : elle permet la réalisation par des artistes peu expérimentés d’images rapidement exécutées, autant d’atouts intéressants pour illustrer à moindre frais des ouvrages de production courante.

Peu d’illustrateurs ont pu être correctement identifiés et l’on ne dispose que de rares informations sur ceux qui ont pu l’être. Seuls des artistes tels que Franz Ertinger, Jacob Harrewijn, Pierre Brissart, Sauvé et surtout François Chauveau, ont pu être bien documentés. On n’a hélas pas trouvé de contrats stipulant les conditions de réalisation des images : sans doute ne jugeait-on pas nécessaire d’établir de contrat officiel pour une production de si peu d’envergure. Pour le livre illustré en général, les règles étaient toujours les mêmes : le graveur s’engage à produire un nombre donné de gravures pour le libraire commanditaire, qui les lui paiera selon un prix fixé par avance. De fait, certains noms de graveurs sont souvent associés, dans le corpus étudié, au même nom de libraire – ainsi Franz Ertinger et Jean-François Caranove ou bien Jacob Harrewijn et Georges de Backer –, mais le faible nombre d’occurrences de chacun des graveurs ne permet guère de tirer des conclusions pertinentes. Il est donc très difficile de se faire une idée claire de la population des illustrateurs : pour beaucoup, ce sont des artistes – voire des artisans – dont la postérité n’a que rarement retenu le nom. Anonymes exécutants, ils n’ont souvent contribué qu’à copier des gravures déjà existantes et ont au mieux fourni les maladroites illustrations d’ouvrages sans envergure. Ceux dont le nom nous est connu ne sont pas toujours plus faciles à cerner : quels hommes, quelles carrières dissimulaient ces signatures ? Presque toujours, les gravures sont le seul témoignage de leur existence.

Chapitre III
Les auteurs illustrés

On a vu que les auteurs s’intéressaient rarement à l’édition de leurs pièces et que même des dramaturges comme Molière ne considéraient souvent celle-ci que comme un pis-aller. L’intérêt des auteurs pour leurs illustrations est encore moins bien documenté : aucun mémoire, aucune lettre ne peuvent être invoqués pour justifier de l’implication d’un dramaturge dans la mise en page de son œuvre. L’hypothèse la plus probable est que le libraire jouait un rôle décisif dans l’élaboration de l’édition ; il décidait de faire illustrer l’ouvrage et choisissait l’artiste qui avait sans doute toute latitude pour décider du sujet de la gravure. Il est difficile, faute de sources, d’aller au-delà de ces simples suppositions.

Vingt-sept auteurs ont fait l’objet d’une ou de plusieurs éditions illustrées entre 1660 et 1715. Les disparités entre auteurs relevées dans le cadre du corpus imprimé sont également présentes dans le cas des pièces illustrées, avec encore plus de netteté : 16 d’entre eux par exemple, se voient gratifiées de moins de dix images, tandis que quatre seulement font l’objet de plus de cinquante images. Le premier groupe est constitué d’auteurs marginaux, dont l’édition même est parfois exceptionnelle. Ainsi, Michel Chiliat n’est-il imprimé qu’une seule fois au cours de sa carrière et cette édition présente la particularité étonnante et difficilement explicable d’être illustrée. Un regard au catalogue des libraires concernés par ces éditions marginales n’est pas toujours porteur de réponses, puisqu’aucun ne semble avoir fait une spécialité du théâtre, ou de l’édition illustrée en général

Le second groupe rassemble les frères Corneille – 96 images pour Thomas et 155 pour Pierre –, Racine (115 gravures), et bien entendu Molière (près de 500 gravures). Le point le plus intéressant de cette répartition est moins la place écrasante, à nouveau, de Molière, que celle de Jean Racine. S’il semble bien en-deçà des chiffres relatifs à Molière ou même à Pierre Corneille, il ne faut pas oublier qu’il n’est l’auteur que de douze textes, alors que les deux autres en ont produit plus de trente chacun. Aussi le comptage par pièce révèle-t-il une répartition favorable en premier lieu à Molière, suivi de près par Jean Racine qui se place au second rang des pièces les plus diffusées : Racine a beaucoup moins écrit que Pierre Corneille, mais ses textes ont été davantage illustrés. Il est par ailleurs peut-être le plus parisien des auteurs de la période, puisque 55 % de ses ouvrages illustrés viennent de la capitale, tandis que Paris ne produit que 17 % du corpus de Molière et 5 % de celui de Corneille.

Il est possible d’évaluer à quel moment de la carrière d’un auteur celui-ci voyait ses œuvres ornées d’une ou de plusieurs illustrations. Deux cas de figure sont possibles : certains auteurs n’ont été imprimés qu’après de nombreuses années de carrière et la réalisation de plusieurs pièces et de plusieurs éditions – c’est par exemple le cas de Jean Racine ou de Philippe Quinault. À l’inverse, des auteurs ont immédiatement bénéficié de l’insertion de frontispices dans leurs ouvrages, sans doute grâce à un effet de mode sans lendemain ; hormis Jean-Galbert de Campistron, régulièrement illustré à partir de sa seconde édition, les auteurs de cette catégorie tombent dans l’oubli assez rapidement. Restent des cas inclassables tels que Pierre Corneille, imprimé et illustré dès avant 1660, Molière, toujours illustré, ou Montfleury, illustré à une seule reprise à la fin de la période, trente ans après sa mort lors d’une édition commémorative.

Se dessine donc une production essentiellement venue des Pays-Bas, où l’on imprime surtout des auteurs à succès ou bien des auteurs bénéficiant d’effets de mode sans lendemain. On remarque d’ailleurs que la production d’ouvrages pourvus d’un ou de plusieurs frontispices est très concentrée, puisqu’elle ne concerne qu’une petite trentaine d’auteurs, avec une concentration forte sur seulement cinq d’entre eux. La diffusion sous Louis XIV se fait essentiellement par le biais d’œuvres complètes, peu nombreuses au sein du corpus d’ouvrage illustrés mais concentrant à elles seules près de 85 % des images répertoriées. Enfin, le corpus permet de tirer quelques conclusions sur la façon dont on a lu ces pièces : leur réception se faisait probablement à plusieurs niveaux, entre d’une part un lectorat avide de nouveautés et de succès immédiats, achetant puis jetant ces livrets de piètre qualité, et d’autre part des amateurs plus exigeants, acheteurs de recueils coûteux et agrémentés de nombreux frontispices.


Troisième partie
Les images


Les problématiques sont multiples : le frontispice est-il une page de titre, une publicité ? Le rapport entre la scène et l’image, puis entre l’image et le texte, est-il étroit et fidèle ? Quelles conclusions tirer des phénomènes de copie et de remploi ?

Les fonctions de l’image ont été souvent évoquées par les sémiologues. Dès lors que celle-ci est insérée dans un livre, son rapport au texte devient une question fondamentale que l’on ne peut éluder. Etymologiquement, l’illustration projette effectivement un éclairage nouveau sur le texte mais, bien souvent, le rapport inverse est tout aussi vrai : consulter le texte élucide certes le thème de l’illustration, mais la contemplation de celle-ci crée à son tour un sens nouveau. Placée en tête d’ouvrage, elle donne une première idée du texte et est bien souvent la dernière image que l’on en conserve. Si le xviie siècle reste attaché à un lien de forte dépendance entre texte et image, utilisant fréquemment l’expression « grammaire de l’image », le xviiie siècle va peu à peu se détacher de cette idée pour accorder une certaine autonomie à l’illustration. N’opposons toutefois pas trop schématiquement un XVII e siècle marqué par des images allégoriques, rigides et complexes, aux images claires, inventives et plaisantes du xviiie siècle. Les frontispices de théâtre sont en effet un merveilleux exemple des libertés que sait prendre l’image à une époque où on la croit figée dans une raideur toute classique.

Chapitre premier
Le frontispice, page de titre ?

L’insertion d’une image en tête des livres remonte à l’apparition du codex dont le découpage en pages permettait de créer diverses parties liminaires. D’abord purement ornementale, la peinture puis la gravure initiale sert rapidement à mettre en valeur le titre en présentant de façon solennelle et imagée les divers éléments bibliographiques traditionnellement trouvés en tête de livre. Ces titres gravés se voyaient comme des condensés complexes et allégoriques du contenu de l’ouvrage, et les titres des éditions de pièces de théâtre du début du xviie siècle n’échappent pas à cette tendance. Beaucoup sont en effet des frontispices architecturés à la composition rigoureuse et monumentale. De plus, les éléments textuels tendent à prendre une place très importante dans ces compositions qui deviennent peu à peu, au début du siècle, des objets publicitaires. L’adjonction d’une gravure dans un ouvrage était, on l’a vu, une entreprise onéreuse ; il était plus facile pour le libraire de consentir à une telle dépense si l’image proposée ne se contentait pas de plaire au lecteur mais offrait quelques informations sur celui qui avait réalisé l’ouvrage.

Délaissant les compositions complexes au profit d’images plus figuratives, les illustrateurs relèguent toutefois les éléments textuels du centre de la composition vers sa marge, rappelant davantage par leur agencement les affiches et les placards. Il faut dès lors nuancer l’importance de la présence textuelle à partir de 1660 : à compter de cette date, seul le titre de la pièce, parfois le nom de l’auteur, et presque plus celui du libraire, figurent encore sur la gravure qui tend alors à se limiter à une simple image. La fonction publicitaire disparaît donc presque totalement du frontispice, qui trouve une fonction inaugurale et esthétique que vient doubler la page de titre typographique, seule porteuse des informations bibliographiques. Débarrassés de toute fonction utilitaire, les frontispices des deux derniers tiers du siècle sont en majorité des images narratives, à l’exception notable mais rare que constituent les portraits d’auteurs, les médaillons ornementaux et les allégories, qui à eux trois représentent moins de 10 % de la production. Les allégories sont intéressantes en ce qu’elles condensent en une composition des éléments symboliques du contenu de l’ouvrage ; utilisant un programme iconographique peu complexe, elles illustrent le plus souvent le genre du recueil ou montrent une figure glorifiée de l’auteur présenté comme un vates antique.

Le frontispice, objet d’exposition et d’introduction, gagne peu à peu en unité, abandonne l’organisation architecturée pour se présenter sous la forme d’un tableau nettement distinct du titre typographique. Quelques illustrations non narratives persistent de façon marginale et, surtout, de façon très stéréotypée.

Chapitre II
L’image et la scène

Les images figurant la scène et la représentation théâtrale de façon plus ou moins explicite posent un certain nombre de problèmes : peuvent-elles avoir une valeur documentaire et nous renseigner sur la scénographie et les décors du xviie siècle ? Matérialisent-elles l’expérience du spectateur qui retrouve sur le papier une image du spectacle auquel il a probablement assisté ? Quelle est la part d’invention des graveurs ?

La représentation est le plus souvent très ambiguë et il a fallu distinguer théâtre avéré et idée du théâtre. Seules une dizaine d’images présentent réellement tous les traits d’une représentation théâtrale, de façon quasi documentaire. En revanche, ce réalisme est le plus souvent balayé par un ou plusieurs éléments perturbateurs qui transforment l’image en une représentation imaginaire et iconique : c’est notamment le cas des symboles récurrents du théâtre – masques, instruments de musique – et surtout du rideau, non pas fonctionnel et utilitaire mais servant à guider le regard du lecteur, plongé dans l’image comme dans une salle de théâtre dont il serait l’un des spectateurs. La figure de l’homme de dos placé au premier plan joue le même rôle d’intermédiaire entre la gravure et son observateur. Cette « figure du commentateur » participe activement de l’effacement des frontières entre la réalité scénique et l’illusion textuelle.

Une fois établie l’ambiguïté des images évoquant de près ou de loin le théâtre, la possibilité d’utiliser celle-ci à des fins documentaires semble fort compromise. Certains chercheurs ont néanmoins montré que l’on pouvait en tirer avec prudence quelques informations ; les frontispices de Molière fourniraient ainsi d’intéressants renseignements sur l’histoire du décor, bien qu’on ait affaire, le plus souvent, à une représentation idéalisée de la scène et de la salle. En réalité, le phénomène de copie qui caractérise les frontispices de théâtre rend difficile leur utilisation comme source documentaire. Pour un original trouvant peut-être son inspiration dans une vraie représentation théâtrale, l’on trouve de multiples copies n’ayant aucune prise avec la réalité scénique. La stéréotypie des personnages représentés, féminins surtout, plaide pour l’imagination du graveur bien plus que pour une quelconque image de la réalité. Les sources écrites vont dans ce sens : on sait ainsi, grâce à son inventaire après décès, que Molière jouait le rôle du Sganarelle de Dom Juan richement habillé, tandis que les frontispices montrent le personnage vêtu avec sobriété, pour ne pas dire pauvrement. L’illustrateur n’a donc pas privilégié la réalité scénique, mais semble davantage en accord avec l’esprit du texte.

Ainsi, il convient de se montrer prudent face à une image « théâtrale ». Le spectateur est rarement en présence d’une image documentaire, et observe bien plus souvent une certaine idée du théâtre, représentée à l’aide d’un certain nombre d’éléments iconiques conventionnels.

Chapitre III
Le texte et l’image

Les frontispices s’appuyant directement sur le texte de la pièce qu’ils illustrent constituent plus de 80 % du corpus d’étude. Il est parfois facile de repérer de quelle scène est extrait l’événement représenté, lorsque le graveur a choisi un moment-clé de la pièce, mais la tâche est plus compliquée lorsqu’il a opté pour une condensation de plusieurs éléments de la fable au sein d’un cadre matériellement limité. Il faut alors réellement déchiffrer et interpréter l’image en opérant des allers-retours successifs entre celle-ci et le texte.

La citation exacte d’une scène de la pièce est le cas le plus fréquent ; le plus souvent possible, le sujet de chaque gravure a été identifié avec précision et ces références ont été intégrées à la base de données, afin de souligner le lien entre l’image et le texte. Souvent, l’illustrateur a privilégié les scènes marquantes : séparation, sommet comique de la pièce, réconciliation et pardon du prince... On est cependant frappé par la récurrence de motifs stéréotypés : ainsi pour la tragédie, les colonnes, tentures et autres trônes figurent sans originalité un palais à volonté.

Plus intéressantes sont les représentations de scènes absentes. Alors que, selon les principes de l’esthétique tragique, les scènes pittoresques ou violentes sont exclues de la scène, celles-ci sont particulièrement appréciées des graveurs qui se complaisent dans les images de meurtre ou de suicide. Très proches de l’esprit de la tragédie, fait de violence, de meurtres et de sang, mais que l’on ne représente pas en réalité sur scène par souci de bienséance, ces images ne sont pas signe d’une mauvaise compréhension ou d’une lecture erronée de la pièce de la part des illustrateurs comme on l’a parfois affirmé ; cette « infidélité » au texte, ce goût du sensationnel et du romanesque perpétuent des habitudes prises dans les années 1640. En montrant la mort du héros, les graveurs ont certes dérogé à la règle de bienséance, mais ont montré que celle-ci est l’aboutissement de la tragédie et ont choisi d’en donner une image fondamentale. Si le dramaturge disposait de trois heures pour susciter crainte et pitié chez le spectateur, l’illustrateur devait parvenir au même résultat en une seule image.

Quant aux images multiples, elles présentent une vision unifiée faite de la sélection de plusieurs scènes-clés du texte. Plusieurs moments s’enchaînent ainsi de façon linéaire et simultanée, avec parfois tant de subtilité que l’on ne se rend pas immédiatement compte que l’image que l’on a sous les yeux n’illustre aucun passage exact du texte. Les cas de Tartuffe ou d’Iphigénie sont ainsi particulièrement intéressants.

Quel que soit le mode de représentation choisi, le but est toujours le même : tenter de proposer une image-clé, facilement identifiable pour le lecteur et résumant la pièce. On n’est, finalement, pas si loin de la fonction qu’assumaient dans la première moitié du siècle les frontispices allégoriques qui condensaient à leur manière l’esprit de la pièce ; ceux de la seconde moitié du siècle perpétuent cette tradition, à la différence près qu’ils le font au travers d’une image narrative.

Chapitre IV
Copies et remplois

Copies et remplois sont des phénomènes indissociables de l’illustration à cette période ; rares sont les cas de pièces ayant fait l’objet de plusieurs frontispices vraiment différents au second xviie siècle. Le plus souvent, l’illustration originale a servi de modèle pour toutes les éditions de la pièce. Si le libraire a réutilisé la planche de cuivre d’origine, on parle de gravure de remploi ; les gravures sont toutes identiques à la nuance près que le vieillissement de la plaque entraîne un affadissement progressif des planches. C’est une solution à moindre coût pour le libraire.

Dans d’autres cas, le libraire ne possédait pas la plaque originale ; c’est notamment le cas des libraires hollandais qui ne pouvaient espérer récupérer ces plaques. La solution de la copie s’imposait alors : l’édition se trouvait ornée de figures très semblables à celles des éditions licites, poussant parfois la ressemblance jusqu’à l’illusion. Le plus souvent, les graveurs décalquaient l’illustration à même le livre. D’autres ont tenté d’introduire des variantes plus visibles dans leurs compositions. Dans tous les cas, l’opération était particulièrement rentable pour les libraires, qui économisaient de la sorte le salaire d’un dessinateur ; le facteur économique a ainsi sans doute été déterminant entre 1660 et 1715 et explique probablement le manque d’originalité et de variété des images, motivé moins par le manque de talent des artistes si souvent évoqué que par des choix éditoriaux dictés par la rentabilité. L’exemple des pièces illustrées de Molière a ainsi permis de proposer un schéma récapitulant les liens unissant les éditions collectives au cours de la trentaine d’années étudiées. Une première série, partie de l’édition de 1682, s’étire jusqu’à 1704 et est caractérisée par une grande continuité dans les motifs choisis, rendue possible par un phénomène de remploi dispensant les libraires de faire de nouvelles gravures. Celles-ci restent marquées par les sujets choisis par Brissart et par son style naïf et clair. De l’autre côté s’étend une branche issue de l’édition lyonnaise de 1692. Celle-ci a profondément revu le style des frontispices moliéresques en même temps qu’elle a introduit quelques variantes dans les sujets choisis, ainsi que dans la composition. Ces images sont reconnaissables à leur canon plus élancé, ainsi qu’à un trait plus haché, à des teintes beaucoup plus sombres : tout en demeurant fidèles à la source, aux frontispices originaux, certains graveurs ont su faire preuve d’imagination.

Ainsi, débarrassés de leurs fonctions publicitaires initiales, les frontispices de pièces de théâtre ont donc évolué vers une forme plus picturale. Une image-tableau à dominante narrative émerge comme modèle principal. L’image du texte est la plus répandue : montré, dévoilé, expliqué, interprété, commenté, le texte se prête à toutes les manipulations possibles. La mauvaise qualité des frontispices de théâtre du xviie siècle, idée récurrente des historiens et des chercheurs, est finalement un faux problème : on peut reprocher à ces images de n’être ni soignées, ni habilement exécutées, d’être bien plus naïves que l’habile suite exécutée par François Boucher dans les années 1730, mais n’oublions pas que, quoi que ce dernier ait renouvelé avec panache le style et l’esthétique de ces gravures, il n’en a ni modifié le thème, ni le sujet, ni les grandes lignes directrices. Bien que maladroits, les frontispices imaginés par les graveurs de la seconde moitié du siècle ont étendu leur influence bien au-delà de 1715.


Conclusion

Le frontispice tient donc une place de choix dans la succession de pièces liminaires qui séparent le lecteur de la première page du texte. D’abord essentiellement publicitaire, il perd progressivement ce rôle, mais ne nous y trompons pas : il est toujours là pour séduire le lecteur, et s’il ne sert plus de vitrine pour le libraire, il vise néanmoins toujours à faire acheter l’ouvrage. Bien que de médiocre qualité, ces images constituent tout de même une valeur ajoutée au livre qu’elles distinguent des éditions non illustrées. Il existe en outre une réelle tradition de l’illustration du théâtre en France, qui explique le flot ininterrompu d’éditions illicites hollandaises franchissant les frontières : celles-ci répondaient à une réelle demande du public. On constate en outre le passage d’une production de circonstance à des œuvres complètes plus travaillées et destinées à un public d’amateurs cultivés et fortunés. Quant à dresser une typologie de ces images, ce n’est pas chose aisée, tant les catégories que l’on tente d’appliquer se recoupent parfois, et il faut prendre garde à ne pas s’enfermer dans un schéma d’étude trop hermétique. Il serait également intéressant d’élargir le champ d’étude du sujet de façon significative, en le poussant au-delà des années 1710 : la transformation que l’on peut déceler dans les modes de représentation au cours de la période étudiée mériterait que l’on vérifie dans quelle mesure celle-ci se poursuit au xviiie siècle.


Pièces justificatives

Charte de Saint-Jean de Luz. — Préface des Précieuses ridicules.


Annexes

Liste des éditions de pièces non illustrées publiées entre 1660 et 1715. — Bilan des éditions de pièces de théâtre illustrées, organisées par auteur, avec reproduction des images et commentaires sur les éditions et les frontispices. — Tableaux récapitulatifs : auteurs, graveurs, pièces illustrées.