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École des chartes » thèses » 2009

Les conséquences économiques et sociales de la Première guerre mondiale à Toulouse (1912-1922)


Introduction

En tant que guerre totale, la Première guerre mondiale a suscité une mobilisation économique de l’arrière d’une ampleur sans précédent en France ; elle a joué de ce fait un rôle majeur dans la modernisation économique du pays et a contribué à une profonde redistribution régionale des capacités de production industrielles, notamment au profit du Midi. Cet aspect des conséquences de la guerre reste relativement mal connu.

Pourtant, Toulouse représente un cas de figure particulièrement intéressant dans cette perspective : l’apparente immobilité des structures économiques et sociales d’une ville qui n’est pas un foyer de la grande industrie avant-guerre ne l’a pas empêchée de s’engager pleinement dans l’effort de guerre, voire de parvenir à en tirer un avantage durable. La guerre a fait de Toulouse un centre de production stratégique pour la défense nationale. Se pose alors une triple question : pourquoi la mobilisation industrielle a-t-elle réussi dans une ville réputée en retard, selon quelles modalités s’est-elle mise en place et quelles conséquences a-t-elle eu sur la société et l’économie locales ?

Cela nous a amené à tenter, dans un premier temps, de tracer les contours du modèle de développement de Toulouse avant 1914, fondé sur des industries dispersées, et à relativiser ainsi le « retard » de la ville dans l’économie nationale. Dans un deuxième temps, nous avons étudié les caractéristiques de la mobilisation industrielle à Toulouse qui, tout en introduisant les ferments de la deuxième révolution industrielle, s’appuie sur les spécificités de l’économie locale d’avant-guerre. Enfin, il s’agissait d’évaluer les effets de la guerre sur la société toulousaine, confrontée à une augmentation exponentielle de sa population, à l’afflux de catégories nouvelles et à une dégradation sensible des conditions de vie : les mouvements revendicatifs qu’a connus la ville en 1917-1918, puis en 1919-1922, d’une ampleur inconnue, ont très diversement marqué les esprits.


Sources

Les sources utilisées sont éparpillées et de nature très diverse. Le caractère local du sujet a d’abord impliqué de s’intéresser aux délibérations de la Chambre de commerce de Toulouse et aux archives préfectorales conservées aux archives départementales de la Haute-Garonne, faute de pouvoir s’appuyer sur les archives municipales, rares pour la période de la guerre, si l’on met à part le Bulletin municipal de la Ville de Toulouse. Outre le très riche fonds du Cabinet du préfet (15 Z), on a pu consulter aux archives départementales les archives du Service des réfugiés et des archives de police relatives aux mouvements de grève pour la période de guerre, mais aussi des archives fiscales (rôles des patentes, recensement de 1911) utiles à l’établissement du contexte économique local, le volumineux fonds de la Manufacture des tabacs de Toulouse (30 J) et le fonds de la succursale de la Banque de France à Toulouse qui complète les rapports d’inspection du portefeuille numérisés par les archives de la Banque à Paris. Aux archives municipales de Toulouse, nous nous sommes surtout intéressés au fonds dit de l’Ingénieur (ING) qui concerne la direction des Travaux, très utile sur toutes les questions touchant à l’alimentation en électricité de la ville, et à l’« album de la Poudrerie », album de 99 photographies probablement réalisées en 1917 à l’intérieur du gigantesque complexe industriel que constituait alors cet établissement. Enfin nous avons pu trouver aux archives de la Bourse du travail une enquête corporative menée en 1913 pour le VII Congrès de la CGT, très riche sur le quotidien des ouvriers et l’état du mouvement syndical.

Par ailleurs, les archives d’État ont nécessité de longues et parfois infructueuses recherches : il n’a pas été possible par exemple de retrouver les archives de la Poudrerie et de l’Atelier de fabrication de Toulouse d’avant 1940, de sorte qu’il a fallu se reporter aux archives du ministère de l’Armement – elles-mêmes divisées entre le fonds Albert Thomas aux Archives nationales (94 AP) et les fonds du Service historique de la défense à Vincennes (10 N) – ainsi qu’aux archives de l’Inspection générale des poudres au Centre des archives de l’armement à Châtellerault pour trouver quelques rapports relatifs à l’évolution de ces établissements d’armement. Concernant l’industrie privée, les dossiers individuels de contribution extraordinaire sur les bénéfices de guerre conservés au Centre des archives économiques et financières à Savigny-le-Temple (B 15281 à B 15294) représentent cependant un fonds homogène d’une très grande richesse.

Enfin, nous avons eu accès à des archives d’entreprises (les archives de la Société toulousaine du Bazacle aux archives EDF-GDF à Blois), en particulier à des archives bancaires (Crédit lyonnais et Société générale), dont l’apport est essentiel pour les principales PME de la place, surtout à partir de 1920.


Première partie
Toulouse à la veille de la Première guerre mondiale :
« une mutation si discrète »


Chapitre premier
L’état de la question

L’historiographie traditionnelle de la vie économique à Toulouse telle qu’elle a commencé à s’élaborer dans les premiers temps de la révolution industrielle en France, dans les années 1830, désigne cette ville comme un « grand village  » étroitement lié à la campagne environnante, mais resté étranger au mouvement d’industrialisation qui touchait alors l’Europe. Les observateurs du xix e siècle, journalistes, essayistes, voyageurs comme élites locales, s’accordent sur ce point : on ne trouve pas à Toulouse de grandes usines ni de concentrations ouvrières comparables au modèle anglais ou aux foyers industriels qui se développent en France, dans le Nord-Est notamment.

Dans la première moitié du xx e siècle se construit progressivement, sous l’impulsion des géographes autour de Daniel Faucher, une connaissance méthodique et scientifique de l’histoire, de la géographie et de l’économie des pays toulousains ; elle aboutit à la formulation, à partir des thèses d’André Armengaud et de Roger Brunet notamment, d’un modèle explicatif du « moindre développement » de cette région, dans le contexte de la mise en place de la politique d’aménagement du territoire.

Les renouvellements de l’histoire économique, de l’histoire urbaine et de l’histoire de la Grande guerre dans les dernières décennies permettent de réviser cette thèse. La prise en compte des logiques spatiales de l’industrialisation, notamment à travers le concept de district industriel et la notion de réseau, ainsi que l’intérêt pour des aspects longtemps délaissés de la vie économique (les industries d’État, les industries dispersées) sont essentiels pour mieux cerner les spécificités du modèle toulousain.

Chapitre II
Énergie et transports : les infrastructures de la vie économique

L’historiographie traditionnelle avance que l’insuffisance des transports et des disponibilités en énergie est à l’origine de l’absence de la grande industrie à Toulouse. En fait, Robert Marconis a montré que la région Midi-Pyrénées bénéficiait d’une bonne desserte ferroviaire, tandis que les canaux du Midi voyaient leur utilité économique fortement réduite, faute de modernisation : le cas du port de Toulouse est à cet égard particulièrement significatif.

À la veille de la guerre, l’évolution la plus significative relève cependant de la question énergétique : la Garonne a toujours été une source d’alimentation en énergie hydraulique, essentielle pour l’industrie toulousaine, tandis que la distance séparant la ville des mines régionales y a longtemps défavorisé le développement d’industries très consommatrices en charbon à partir du milieu du xix e siècle. Le développement de l’hydroélectricité à partir des années 1890 bouleverse ce régime : le moulin du Bazacle est reconverti en usine hydroélectrique dont l’exploitation est assumée par la Société toulousaine d’électricité, devenue Société toulousaine du Bazacle en 1910. Les archives bancaires permettent de suivre au plus près son évolution, du progressif établissement de son monopole sur le marché toulousain jusqu’à la convoitise de groupes nationaux qui aboutit à la prise de contrôle par le groupe Reille, représenté par la Société pyrénéenne d’énergie électrique, en 1909.

Chapitre III
L’évolution des facteurs de l’offre et de la demande

Si l’examen de la question de l’énergie et des transports ne permet pas d’expliquer le « retard » du Sud-Ouest, il faut se tourner vers les facteurs de l’offre et de la demande que sont notamment les structures du marché local, les qualités de la main-d’œuvre, les caractéristiques des entrepreneurs locaux ainsi que la circulation des capitaux. On aboutit alors à mettre en valeur un modèle de développement économique original, à partir de sources parfois fragmentaires mais significatives (l’octroi de Toulouse, les listes de créances d’entreprises toulousaines gelées lors de l’entrée en guerre, les résultats de l’enquête corporative de 1913, les actes de société).

Ce modèle se caractérise par l’extrême dispersion de l’industrie, dont l’envergure est souvent limitée à une dimension locale, voire régionale – ce qui n’exclut pas dans certains secteurs fortement spécialisés l’accès à un marché national ou colonial – et où les dynasties familiales ont un poids important malgré l’émergence des ingénieurs. L’État joue déjà un rôle fondamental dans l’économie toulousaine, bien que ses établissements semblent séparés par une paroi étanche de l’évolution de l’industrie privée locale. Cet état de fait se reflète dans les structures du monde ouvrier et du mouvement syndical : prédominance des secteurs traditionnels et des « vieux métiers »,  faible syndicalisation (la Manufacture des Tabacs faisant figure d’exception), persistance des sociétés compagnonniques, bas salaires, faiblesse de l’enseignement technique.

Les ferments d’un renouveau – la deuxième révolution industrielle – sont cependant déjà présents : outre le développement de l’électricité, il faut citer la création au sein de l’université de Toulouse d’un Institut électrotechnique, d’un Institut agricole et, sous l’impulsion de Paul Sabatier, d’un Institut de chimie.


Deuxième partie
La vie économique à Toulouse pendant la Première Guerre mondiale


Chapitre premier
Toulouse face à l’effort de guerre

Dans les premières semaines de guerre, lorsque l’armée allemande envahit le quart nord-est de la France, le Sud-Ouest devient une zone de repli. La perte de la région la plus industrielle du pays, le passage d’une guerre de mouvement à une guerre de position pendant l’hiver 1914-1915 et les énormes quantités de munitions et d’équipement nécessaires à une armée moderne transforment progressivement l’économie de l’arrière : tous les secteurs doivent se mettre au service de l’effort de guerre.

Le développement des établissements d’armement de l’État comme la passation de marchés avec l’industrie privée sont les instruments de cette mobilisation industrielle dans laquelle Toulouse dispose d’atouts propres : la présence ancienne d’établissements d’armement, une bonne desserte ferroviaire, une connexion avec l’hydroélecticité pyrénéennne, le dynamisme des élites locales.

L’approfondissement de cette mobilisation industrielle provoque cependant la mise en place d’une économie de pénurie qui a des conséquences diverses à Toulouse : si celle-ci apparaît moins défavorisée que Bordeaux dans le domaine de l’énergie, elle est cependant touchée par des pénuries alimentaires dès 1915. Les risques que font peser les pénuries sur le fonctionnement de l’économie de guerre suscite la création d’une institution de crise, le Comité consultatif d’action économique de la xvii e Région, qui devient l’instrument de la régionalisation économique.

Chapitre II
Les mutations économiques

L’économie toulousaine est profondément bouleversée par les dimensions gigantesques que prennent les établissements d’armement de l’État : la Poudrerie et l’Atelier de fabrication. Ceux-ci sont transformés par la construction de nouvelles infrastructures de production et par la mise en route de nouvelles fabrications ; les archives de la Poudrerie permettent plus spécifiquement de comprendre les risques qui en résultent. La Manufacture des tabacs reste quant à elle en retrait de cet essor.

L’industrie privée profite très diversement des marchés de guerre : son caractère dispersé à Toulouse ne fut cependant en rien un obstacle à sa mobilisation, même si certaines entreprises, dans la métallurgie (Amouroux, Ferronneries du Midi), voire dans la chaussure (A. Pons et Cie), purent construire de grandes usines modernes. Les commandes du Service des forges, de l’Intendance et plus marginalement du Service des poudres ont en tout cas été les moteurs de l’effort de guerre à Toulouse : c’est pourquoi ce sont la métallurgie, la meunerie, le textile ainsi que la chimie qui en ont le plus profité. Certains produits, le bois par exemple, ont donné lieu à une spéculation effrénée. Surtout, la mobilisation industrielle a eu à Toulouse la vertu d’implanter les ferments du développement économique futur, par la création presque accidentelle d’une industrie aéronautique, mais aussi par l’essor d’un secteur plus traditionnel, la chaussure.

Le secteur de l’énergie présente quant à lui un cas spécifique. Il est en effet hautement stratégique dans la mobilisation industrielle et Toulouse, connectée à l’hydroélectricité pyrénéenne – dont le potentiel semble alors illimité – et proche de mines régionales de charbon en pleine activité, a réussi à en faire un atout. La guerre suscite la réalisation de grands travaux tout en exacerbant, paradoxalement, la rivalité entre public et privé au niveau local : la Société toulousaine du Bazacle (STB), adossée à la Société pyrénéenne d’énergie électrique contrôlée par le groupe Reille, augmente significativement ses capacités de production et de distribution tout en développant sa clientèle industrielle, ce qui lui permet de faire face aux restrictions de la consommation civile ; parallèlement, la municipalité socialiste de Toulouse, adversaire politique des Reille, négocie avec le ministère de l’Armement la réalisation d’une usine hydroélectrique sur le Ramier du Château. Mais les retards de construction en font un gouffre financier et ne permettent pas dans l’immédiat à la mairie de s’abstraire du monopole de la STB ainsi qu’elle l’escomptait.


Troisième partie
Les conséquences sociales de la guerre


Chapitre premier
Une société éclatée :
les bouleversements de la société toulousaine

Le concept d’Union sacrée qui s’est imposé dès les premiers jours de la guerre, donnant l’image d’un pays tout entier mobilisé au service de la défense nationale, ne doit pas masquer à Toulouse la réalité d’une société éclatée du fait de l’état de guerre.

La population toulousaine a en effet connu une augmentation brutale quoique difficile à chiffrer, passant de 150 000 habitants à la veille du conflit à plus de 220 000 probablement en 1918. Elle a subi de ce fait une dégradation des conditions de vie dont a résulté le retour des épidémies, mais elle a surtout connu une profonde modification de sa composition, car sa croissance a eu pour cause exclusive l’immigration.

Les réfugiés des départements envahis dans le Nord-Est du pays, ainsi que de Belgique, peuvent être traités comme un objet d’étude en soi à Toulouse, grâce à la richesse des archives préfectorales ; ils ont en effet constitué un afflux de population important, révélateur de l’immense effort de prise en charge réalisé par l’État et de l’universalité de la participation à l’effort de guerre, mais aussi des failles de l’Union sacrée. Ces réfugiés ont été l’une des nouvelles catégories de travailleurs mobilisés au service de la Défense nationale, avec les prisonniers de guerre, les coloniaux et les mutilés. Il faut enfin faire une place particulière aux femmes, dont la guerre a profondément modifié le travail, afin de comprendre les ressorts de la crise sociale de 1917-1918.

Chapitre II
Une guerre qui n’en finit pas :
les crises de 1917-1918 et de 1919-1922

Les bouleversements économiques et sociaux suscités par la guerre sont à l’origine des deux graves crises qui ont frappé Toulouse à la fin du conflit. La première, en 1917-1918, est avant tout une crise sociale provoquée par la lassitude qui gagne la population et surtout par la très forte augmentation du coût de la vie. Rompant le tabou imposé jusque-là par l’Union sacrée, le mouvement ouvrier renaît à Toulouse en 1917 mais se trouve dépassé par les ouvrières des établissements de l’État en particulier, qui sont les véritables meneuses des grèves de l’été 1917. Les négociations qui ont lieu à Paris au ministère de l’Armement entérinent la victoire des grévistes : les ouvriers des établissements de l’État obtiennent des augmentations de salaires significatives. Mais une agitation latente persiste à Toulouse en 1918.

La crise de 1919-1922 est d’une nature différente : l’augmentation du coût de la vie provoquée par l’inflation explique certes la permanence de certaines revendications, comme le relèvement des salaires ; les femmes jouent toujours, en 1919 surtout, un rôle non négligeable dans le mouvement, mais l’écho de la révolution russe et l’agitation qui secoue alors l’Europe lui donnent une coloration plus politique. Cette crise résulte de la difficile reconversion de l’économie d’un état de guerre à un état de paix : le problème avait pourtant donné lieu, dès 1915 à Toulouse, à des débats au sein des élites économiques locales, et en 1919 ce débat a pris des proportions nationales, mais le passage à l’économie de paix, dont on mesure mal les perturbations qu’elle entraîne, se fait le plus souvent dans l’improvisation. Toulouse connaît alors, entre 1919 et 1922, une succession quasi ininterrompue de vagues revendicatives d’une ampleur jusque-là inconnue qui aboutissent pourtant à des échecs cuisants pour le mouvement syndical, provoquant sa division en 1922.


Conclusion

Contrairement à Lyon, Bordeaux ou Marseille, la mobilisation industrielle ne s’est pas appuyée à Toulouse sur une grande industrie préexistante à la guerre ; elle a suscité la création de toutes pièces de puissants complexes industriels à partir des établissements de l’État, Atelier de fabrication et Poudrerie, et s’est développée sur un semis très dense d’ateliers urbains et de nouvelles usines. Elle a eu cependant des effets contrastés et ambigus : si l’implantation de l’industrie aéronautique et l’essor des industries de l’habillement et de la chaussure ont été durables, la croissance des usines métallurgiques et chimiques s’est avérée en revanche brutale et éphémère ; à l’intérieur d’un même secteur, il y a eu également de profondes disparités entre les entreprises.

La croissance de la Poudrerie et de l’Atelier de fabrication, et d’un certain nombre d’usines privées dans leur sillage, a amené à Toulouse des concentrations ouvrières jamais connues. La dureté des conditions de travail et de la vie quotidienne dans une économie de pénurie a été à l’origine d’une grave crise sociale en 1917 qui est restée latente en 1918 ; à la sortie de la guerre entre 1919 et 1922, à la crise de reconversion s’est greffée une nouvelle crise sociale. Ayant toutes deux donné lieu à des rassemblements et à des mouvements de grève spectaculaires, elles n’ont pourtant pas eu la même postérité : la première a été victorieuse pour le mouvement syndical mais, rompant l’Union sacrée, elle a été occultée dans l’entre-deux-guerres ; la seconde, plus politique, a abouti globalement à un échec et à la scission du mouvement ouvrier, mais elle a laissé un souvenir vivace à Toulouse jusqu’au Front populaire.


Annexes

Tableaux récapitulatifs des listes de créances moratoires et des marchés de guerre des entreprises toulousaines.