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École des chartes » thèses » 2009

Un affrontement de papier

La place de l’imprimé dans la guerre entre François Ier et Charles Quint (1542-1544)


Introduction

Le 12 juillet 1542, François Ier déclare la guerre à Charles Quint, l’accusant d’avoir fait assassiner deux de ses ambassadeurs, dont l’un partait à Venise et l’autre à Constantinople auprès de Soliman le Magnifique. En réalité, depuis quelques années, les tensions autour du Milanais étaient devenues telles que la guerre semblait inévitable. Les opérations se déroulent essentiellement à la frontière entre le royaume de France et les Pays-Bas gouvernés par la sœur de Charles Quint, Marie de Hongrie. Les armes sont globalement peu favorables aux troupes françaises. Sur le front italien, la brillante victoire de Cérisoles la veille de Pâques, en 1544, n’a guère d’impact sur l’issue de la guerre : peu après, Charles Quint envahit la Champagne et semble être en mesure de menacer Paris, tandis que les Anglais, qui ont rejoint les Impériaux dans cette guerre, menacent de prendre les troupes royales à revers. C’est peu après qu’est conclue la paix de Crépy, le 18 septembre 1544, qui met un terme provisoire à l’affrontement. Durant ces quelques années de conflit ouvert, il s’est publié de nombreux textes qui s’y rapportent de près ou de loin. Ces publications relèvent de tous les genres ou presque : on y trouve de la prose comme des vers, de grands discours rhétoriques relevant de la pure propagande, parfois très officielle, tout aussi bien que des chansons d’aspect très populaire, qui se chantaient sur les airs alors à la mode. Les textes les plus nombreux consistent en de petits imprimés qui prétendent donner des « nouvelles », informer sur le déroulement des opérations militaires ; mais on peut aussi évoquer des pièces de poésie mondaine, des ouvrages dont l’ambition est historique, de la poésie politique ou encore des morceaux de bravoure rhétorique visant à démontrer que dans cette guerre, le bon droit est du côté du roi de France. Cependant, tous les imprimés en français ou en latin ne sont pas en faveur du roi : une production abondante a également existé du côté impérial, même s’il est difficile de l’évaluer. C’est l’étude de cette production, dans sa diversité et sa complexité, qui fait l’objet du présent travail.


Sources

Les sources sur lesquelles s’appuient les conclusions ici avancées sont exclusivement des imprimés parus durant la guerre qui se déroule entre juillet 1542 et septembre 1544. Malgré un certain nombre de témoignages montrant que de tels textes ont pu également circuler sous forme manuscrite, le choix de l’imprimé a été fait en raison de sa relativement large diffusion, qui change les enjeux d’un texte. D’autre part, l’accent a été mis sur des imprimés en langue française, y compris du côté impérial, à l’exclusion de toute autre langue vernaculaire. Le latin a cependant trouvé une place au sein du corpus retenu, en raison de son statut de langue de culture et de langue diplomatique entre autres, qui ne permettait pas de l’ignorer. Les exemplaires eux-mêmes des éditions imprimées consultées sont extrêmement dispersés. Cependant, plusieurs bibliothèques en conservent d’importants fonds et ont été des lieux d’étude privilégiés : c’est bien sûr la Bibliothèque nationale de France, par les collections de sa réserve des livres rares et précieux, celles du fonds Rothschild au département des manuscrits occidentaux, et celles de l’Arsenal, mais aussi la bibliothèque Sainte-Geneviève, et celle du musée Condé, à Chantilly. La bibliothèque Méjanes à Aix-en-Provence possède également un très riche fonds en la matière ; et un certain nombre de bibliothèques anglaises, au premier rang desquelles la British Library à Londres, ont été mises à profit.


Première partie
Typologie des textes et des auteurs


Chapitre premier
De la propagande proprement dite : les Du Bellay et leur activité d’apologistes

Les frères du Bellay au service du roi.— Guillaume et Jean du Bellay sont les représentants les plus éminents d’une famille bien connue pour son activité au service du roi. D’abord sous la protection de Charles de Vendôme, Guillaume du Bellay suit une brillante carrière militaire et diplomatique, tandis que son frère Jean, qui a embrassé une carrière ecclésiastique, devient lui aussi diplomate pour François Ier. Les deux frères n’hésitent pas à impliquer leur large parentèle dans leur activité, qu’il s’agisse de leurs frères, surtout Martin du Bellay, à qui l’on doit les Mémoires, ou de cousins plus ou moins éloignés, comme Barnabé de Voré, sieur de la Fosse, par exemple. Dans ce cadre-là, Guillaume du Bellay, qui a d’excellents contacts dans l’Empire, fait de fréquents voyages en Allemagne pour gagner à la cause du roi de France les princes d’Empire, surtout les protestants, tandis que Jean du Bellay est essentiellement employé dans le cadre des relations de la France avec l’Angleterre, notamment dans l’affaire du divorce d’Henri VIII, et avec le Saint-Siège. Cependant, le rôle des deux frères ne s’arrête pas là : l’un comme l’autre sont des conseillers écoutés du roi.

Les affaires d’Allemagne et d’Italie.— Dans le cadre de cette activité diplomatique, Jean du Bellay est envoyé à Spire en 1544 avec d’autres ambassadeurs pour tenter d’obtenir pour le roi de France l’appui des princes d’Empire. La mission échoue, puisque les ambassadeurs ne peuvent pas même obtenir de laissez-passer pour venir s’exprimer devant la Diète. Le discours projeté, envoyé aux princes allemands, est imprimé peu après chez Robert Estienne et largement diffusé, ainsi qu’une série d’autres textes qui défendent la politique royale. La situation en Italie se prête tout autant à la polémique : face à Guillaume du Bellay qui est chargé d’administrer le Piémont occupé par les troupes françaises, le marquis del Vasto, gouverneur du Milanais pour Charles Quint, n’est pas moins habile propagandiste. Sur fond de polémique, il existe ainsi en Italie du Nord, peu avant la déclaration de la guerre, une tension permanente qui culmine avec l’assassinat d’Antonio Rincon et Cesare Fregoso. Une violente polémique éclate alors entre Guillaume du Bellay et le marquis del Vasto, visant à rejeter sur l’adversaire la responsabilité de la guerre déclenchée.

Des réseaux d’informateurs.— Cette polémique est en fait une véritable activité de propagande, qui s’appuie fortement sur des réseaux d’informateurs très développés, de part et d’autre. Les réseaux de Guillaume du Bellay sont assez bien connus ; ils sont particulièrement illustrés dans l’affaire de l’assassinat des ambassadeurs du roi. Le rôle de Nicolas Durand de Villegagnon, chevalier de Malte, constitue par ailleurs un exemple rarement documenté d’une activité d’espionnage : en effet, ce dernier a participé à l’expédition d’Alger menée par Charles Quint, officiellement en tant que chevalier de Malte, mais en réalité pour espionner l’empereur, ainsi qu’une correspondance entre lui, les frères du Bellay et le roi le montre. Cependant, fait qui peut sembler curieux, le récit qu’il en a tiré, largement publié et diffusé, n’est en rien un ouvrage de propagande en faveur du roi de France.

Chapitre II
Chansons et textes poétiques. Les vers dans la mêlée

Poésie politique, poésie de circonstance.— Poésie politique comme poésie de circonstance ont été longtemps ignorées et considérées avec un certain mépris dans la production poétique de l’époque, pourtant riche en la matière. Ces vers méritent l’attention ; parmi ceux qui évoquent la guerre de 1542-1544, on observe avant tout une très grande diversité, autant dans le genre que dans la qualité. Par ailleurs, un certain nombre de ces vers sont des chansons, qui paraissent avoir été fort à la mode à cette époque, et dont la présence à la suite d’un bulletin d’information semble être un argument de vente fort, mis en valeur sur la page de titre.

Les auteurs.— Les auteurs de ces textes sont en très grande majorité mal connus. Mis à part le célèbre Clément Marot, dont la dernière épître est adressée au duc d’Enghien qui a remporté quelques mois auparavant la victoire de Cérisoles, il s’agit généralement d’auteurs à réhabiliter, comme Claude Chappuys, dont la poésie galante a été éditée mais non la poésie politique, qui constitue pourtant tout un pan de sa carrière, le grand rhétoriqueur Jean Bouchet, ou encore François Sagon, qui paraît mériter qu’on s’intéresse davantage à lui qu’à sa célèbre querelle avec Clément Marot, ou tout simplement d’écrivains mal ou pas connus, comme François de Vernassal ou Mathurin Dodier ; un certain nombre de pièces poétiques sont tout à fait anonymes, comme le Trialogue, pour citer une pièce pro-impériale. Tous ces auteurs dépendent d’un système de mécénat, au service du roi ou de l’un de ses ministres, comme les quelques poètes de cour dont on a déjà évoqué le nom. Dans un certain nombre de cas, la question de la motivation de la rédaction de vers patriotiques se pose : il s’agit, certes, de complaire à un mécène, mais aussi, parfois, d’appeler sur soi la faveur royale, ou de la rappeler.

Attaques et flatteries.— Ces vers dressent des protagonistes des portraits hauts en couleurs, mettant en avant qualités ou défauts du personnage décrit, suivant l’orientation polémique de l’auteur. Ces descriptions rhétoriques comprennent bien souvent toute la violence de la polémique, reprenant en filigrane les accusations développées ailleurs en prose et en latin. Griefs, enjeux et arguments exposés sont sensiblement les mêmes sous toutes les plumes, les Impériaux accusant François Ier de traîtrise, du fait notamment de l’alliance franco-ottomane, et les partisans du roi répondant par la forfaiture de l’empereur, qui aurait commandité l’assassinat des ambassadeurs royaux et même celui du dauphin François, mort en 1536. Seul François Sagon se distingue de l’ensemble en défendant frontalement l’alliance avec le « Grand Turc », présenté comme un bon Samaritain prêt à défendre le bon droit du roi.

Chapitre III
Le foisonnement des feuilles de nouvelles, vraies ou fausses

Moyens d’information avant l’apparition de la presse périodique.— Avant l’apparition d’une véritable presse au sens moderne du terme, l’information circule par d’autres canaux. Au xvi e siècle, c’est l’affaire de crieurs surtout : les pièces d’actualité imprimées en portent la trace. La rumeur occupe une place essentielle : ce n’est pas parce que les nouvelles sont imprimées qu’il ne s’agit pas de rumeurs, et les documents de l’époque se trouvent en réalité à cheval entre information véritable et rumeur. Ces documents sont essentiellement constitués de placards, aujourd’hui en grande partie disparus, mais aussi de récits divers et variés, du canard au récit de bataille, cette dernière catégorie constituant le gros du corpus envisagé.

Une importance numérique difficile à évaluer.— Ces textes sont conservés en nombre relativement réduit : on a pu recenser 161 éditions pour trois années, éditions dont certaines sont aujourd’hui perdues, d’autres sont difficilement accessibles, ce qui ramène à 78 textes consultés et lus. En réalité, comme pour la majorité des occasionnels et des éphémères, les pertes sont considérables. Si l’on compare avec les masses produites par la Ligue et la Fronde, on en arrive à l’hypothèse d’une production sans doute abondante – même si elle l’a certainement moins été que durant ces périodes troublées –, surtout si l’on considère que les presses d’un imprimeur ordinaire avaient la capacité de fournir jusqu’à 2500 exemplaires d’une feuille de nouvelle ne comportant qu’un seul cahier de quatre feuillets imprimés sur demi-feuille. Les pertes sont d’autant plus spectaculaires, puisqu’elles s’élèvent sans doute à plus de 90 % de la production, ce qui invite à la plus grande prudence sur les conclusions que l’on peut tirer d’un tel corpus, tout en interdisant toute approche statistique fiable.

Fausses nouvelles et nouvelles améliorées : pour une maîtrise de l’information.— La fiabilité des informations contenues dans ces actualités pose un problème intéressant, d’autant plus qu’une grande partie de ces textes, lorsqu’on les compare aux faits historiques, les distordent plus ou moins. L’existence de nouvelles forgées, comme l’annonce d’une victoire des Français à Pavie dans une campagne où ils ne se sont jamais approchés de cette ville, ne manque pas d’interpeller le chercheur qui s’y intéresse. En réalité, ces opuscules, qu’ils créent de toutes pièces certaines victoires ou se contentent d’embellir certains demi-succès, répondent la plupart du temps à d’autres objectifs rhétoriques que la simple information, donnant très souvent l’impression qu’il s’agit plus de rassurer ou de divertir le lecteur que de l’informer véritablement, ce qu’il fait par d’autres canaux.

Chapitre IV
La responsabilité des textes

Noms d’emprunt, documents authentiques ?— La question de l’identification des auteurs se pose bien souvent : en effet, nombre de feuilles de nouvelles se présentent sous la forme de correspondances diplomatiques ou de rapports militaires, totalement anonymes, ou bien dont la paternité est attribuée à tel ou tel lieutenant en vue. En réalité, bien souvent, il s’agit très probablement de noms d’emprunts, destinés à donner à l’information transmise un sceau d’authenticité. La question se pose plus encore pour les textes attribués au roi lui-même : ils sont en fait bien plutôt de la plume de certains de ses serviteurs – on a déjà vu le rôle de propagandistes des frères du Bellay, par exemple –, voire, comme dans le cas de l’Epistre aux electeurs assemblez a Nuremberg, de particuliers désireux de vulgariser les discours apologétiques royaux.

La place de la traduction.— Le choix de la langue utilisée dans les pièces est loin d’être innocent. Bien qu’on ait choisi de ne retenir que des textes français et latins, il en a existé dans bien d’autres langues, italien, allemand, anglais et même espagnol. Cependant, il est à remarquer que les langues régionales sont à peu près absentes du corpus. Les enjeux de la traduction ne sont dès lors pas négligeables, et ce d’autant plus qu’un certain nombre des auteurs identifiés ont également une activité de traducteurs, qu’il s’agisse de traduction alimentaire ou d’une entreprise de vulgarisation. Cependant, toutes les traductions ne sont pas avouées : la plus grande partie d’entre elles restent anonymes, quelques noms faisant surface, comme celui de Pierre Tolet, médecin lyonnais et vulgarisateur de médecine bien connu pour ses liens avec étienne Dolet et le reste de l’humanisme lyonnais de son époque.

Graphies, ponctuation et signes diacritiques : un reflet fidèle des hésitations de l’époque.— Si les pièces du corpus présentent un intérêt certain pour ce qui est des choix de langue, elles offrent également la particularité de donner un reflet assez fidèle de leur époque en matière d’orthographe, de ponctuation et d’utilisation des signes diacritiques. On y trouve en effet trace des débats sur l’orthographe, entre ceux qui optent pour une certaine rationalisation, qui procèdent souvent d’éditeurs en vue, qui prennent parti dans la querelle, et ceux qui restent à des graphies très traditionnelles, sans se poser plus de questions. La question des signes auxiliaires n’est pas moins bien traduite dans la diversité des pièces, entre de rares innovations et une majorité de textes d’où cette réflexion reste absente.

Taire son nom : anonymat stratégique ?— La question de l’anonymat, in fine, se pose avec une grande acuité. La majorité des pièces anonymes étudiées procèdent d’un véritable anonymat. Vite écrites et vite imprimées, sans grand soin d’écriture et comportant un minimum d’artifices rhétoriques, elles procèdent certainement d’un travail de commande de tel ou tel imprimeur ou libraire qui veut participer à la diffusion d’une nouvelle, si elles ne sont pas produites au sein même de l’atelier. Cependant, quelques cas semblent plus complexes : en effet, bien souvent, derrière certaines expressions convenues comme celle de « certains ministres » ou celle de « serviteur du roy », se cachent des auteurs bien mieux connus, de la trempe de Guillaume du Bellay ou du marquis del Vasto, qui ont trouvé commode de dissimuler ainsi leur nom, mais qui devaient très certainement être connus des lecteurs du temps.


Deuxième partie
La diffusion


Chapitre premier
Le foisonnement lyonnais

L’activité éditoriale à Lyon à l’époque du Grand Tric.— Lyon est dans les années 1540 une prospère cité marchande, qui possède un négoce florissant, et où le roi et son Conseil séjournent de temps en temps. C’est aussi un centre d’humanisme et de poésie, riche de nombreux auteurs et de puissants réseaux financiers, ce qui lui procure nombre d’hommes capables d’investir dans des productions éditoriales. Lyon est en effet à cette période encore le second centre éditorial du royaume, concurrençant Paris et devançant la capitale dans tout le Sud du royaume. C’est aussi à cette époque que la ville connaît un violent conflit social entre maîtres imprimeurs et compagnons, conflit à la faveur duquel de nouveaux éditeurs, dont étienne Dolet, émergent.

La faible contribution des grands imprimeurs lyonnais à la diffusion de l’actualité.— Dans un contexte de marché du livre très actif, on observe que certains des plus célèbres éditeurs lyonnais ont publié des ouvrages ayant trait à la guerre en cours. Ce sont d’abord François Juste, qui est aussi fondeur de caractères, et son gendre Pierre de Tours, lesquels publient ensemble les Lettres missives envoyées en France par le pape Paul III, touchant la paix entre le Roy de France et l’Empereur en 1542. Pierre de Tours publie seul deux autres pièces, dont un long poème de Bertrand de la Borderie sur un voyage à Constantinople. Sulpice Sabon et Antoine Constantin, célèbres par la publication de la Délie de Maurice Scève, ne publient qu’un récit de la bataille de Cérisoles. étienne Dolet est, lui, un cas tout particulier : en effet, il est certainement le premier à avoir publié le texte de la déclaration de guerre, et l’a sans doute fait sur commande. Quant à ses Fata et ses Gestes de François de Valois bien connus, ils méritent d’autant plus l’attention qu’ils ont été par la suite repris et complétés par divers éditeurs dans des recueils d’actualités.

Beaucoup de petits imprimeurs mal connus ou de piratages.—  Les grands éditeurs lyonnais n’ont que peu participé au foisonnement des actualités qu’on observe pendant la guerre de 1542-1544. En revanche, certains imprimeurs fort médiocres en ont fait un fond de commerce, et en ont produit plusieurs : c’est le cas de Pierre de Sainte-Lucie, dit le Prince, successeur de Claude Nourry, généralement considéré comme un médiocre typographe, mais qui a eu l’occasion de publier des gens comme Pierre Tolet, disciple de Rabelais et ami d’étienne Dolet. Les héritiers de Jean Moylin, dit de Cambrai, peu après sa mort, semblent s’être fait une spécialité de ce type de pièces. D’autres participations sont assez occasionnelles. C’est le cas de la publication par Macé Bonhomme de l’Epistre de Henry VII composée par Jean Bouchet, qu’il imprime sans autorisation de l’auteur, après l’avoir substantiellement modifiée (l’original datant de 1512). Jacques Moderne, surtout connu pour ses éditions musicales, a publié un certain nombre de « plaquettes gothiques », dont plusieurs entrent dans le champ de cette étude, mais dont la plupart sont perdues. Quant à Jean Brotot, à qui on connaît une brève feuille de nouvelles, il n’est guère connu que pour avoir publié nombre d’ouvrages de Nostradamus.

Chapitre II
Une pièce lyonnaise inédite

Un ouvrage inconnu.— La bibliothèque Méjanes, à Aix-en-Provence, compte dans ses collections un curieux ouvrage qui mérite une présentation particulière. Il s’agit des Differens qui sont entre le Roy treschrestien & l’Empereur & les motifz de la guerre presente…, publié en 1542 à Lyon, pour Guillaume de Quelques, libraire. Ce texte est en réalité de Guillaume du Bellay, et avait été publié des années plus tôt, en 1536, à Bâle, à Paris, et à Lyon chez François Juste. Il est suivi d’un second argumentaire en faveur du roi de France, intitulé S’ensuit une aultre Epistre traduicte de Latin en Francoys, descouvrant l’intention de Charles Cesar, & l’innocence & juste querelle du treschrestien Roy Francoys premier de ce nom par ung Aleman envoyée aux tresillustres Princes des Alemaignes, qui est lui-même la reprise mot pour mot d’un texte anonyme, contemporain du pamphlet de Guillaume du Bellay.

Guillaume de Quelques, Guillaume de Guelques.— Guillaume de Quelques est en réalité complètement inconnu de toutes les bibliographies lyonnaises. Son identification ne pose guère de problème : le rapprochement avec Guillaume de Guelques, qui exerce rue Mercière à Lyon dans ces années-là, est facile. Cependant, l’ouvrage pose un certain nombre de problèmes bibliographiques très difficiles, notamment dans le fait que, matériellement parlant, il comporte deux parties, le premier cahier étant sans doute possible très postérieur au reste de l’ouvrage, et mettant en œuvre un matériel typographique très différent. Dans l’état actuel des recherches, il est impossible d’identifier avec certitude les imprimeurs ; cependant, il faut noter que la seconde partie comporte un matériel typographique qui pourrait fort bien sortir de la fonderie de François Juste.

Un lien avec les médecins humanistes de Lyon ?— C’est ici qu’analyser plus précisément la production et les partenaires ordinaires de Guillaume de Guelques se révèle utile. En effet, on observe que pendant quelques années, Guillaume de Guelques s’est mis à faire imprimer des ouvrages de vulgarisation médicale ou de piété d’inspiration évangélique qui tranchent sur le reste de sa production. C’est aussi le moment où étienne Dolet l’autorise à utiliser son privilège pour publier une traduction de Galien par le médecin Jean Canappe. Il y a là manifestement un lien avec l’humanisme lyonnais, et c’est sans doute de ce côté que des contacts ont pu se créer avec l’atelier de François Juste. En tout état de cause, la question mérite d’être approfondie.

Chapitre III
La prédominance parisienne

Paris, premier centre de diffusion du royaume.— Paris, dans les années 1540, est elle aussi une cité prospère, siège d’activités commerciales intenses, d’un certain nombre d’institutions royales dont la plus importante est le Parlement, mais aussi d’une vie intellectuelle intense, où l’Université tient une importante place et où l’humanisme s’épanouit. Cela engendre un climat particulièrement favorable à l’édition, dont Paris est le premier centre du royaume ; en outre, la ville ne se contente pas de produire ses propres éditions, mais les diffuse dans tout le royaume et même au-delà, même si elle se heurte à une forte concurrence de la part des grands éditeurs lyonnais.

La participation d’imprimeurs et de libraires en vue.— À Paris, les grands éditeurs semblent participer davantage que leurs homologues de Lyon à la création et à la diffusion des actualités ; cependant, généralement, ils ne le font pas pour de petites pièces mais pour des volumes d’une certaine importance. C’est d’abord le cercle très fermé des imprimeurs et libraires du roi, comme Jacques Nyverd qui imprime les déclarations et décisions officielles, ou Denis Janot et Jean André, qui publient surtout des pièces beaucoup plus ambitieuses, comme les recueils poétiques de François Sagon. Les libraires jurés en l’Université ont aussi leur part : si Thielmann II Kerver n’apparaît que de façon un peu marginale, Chrétien Wechel semble beaucoup plus actif en la matière. Cependant, il faut rester prudent : ce dernier ne compte qu’un occasionnel, le reste de ses publications consistant en des ouvrages beaucoup plus ambitieux, traité sur la Turquie ou poème célébrant la paix en 1544. Poncet le Preux, lui, ne publie que le Cry de la guerre, tandis que Jean de Roigny et Jean Loys n’apparaissent que pour éditer le récit latin de l’expédition d’Alger par Nicolas de Villegagnon. Quant à Vivant Gaultherot et Alain Lotrian, c’est à des ouvrages d’ambition historique qu’ils s’intéressent, qu’il s’agisse d’ étienne Dolet ou de Guillaume Paradin. D’autres grands libraires du Palais et de la Cité sont également à citer : André Roffet, qui publie Claude Chappuys, Vincent Sertenas et Jean Longis qui donnent la première édition en français d’un traité sur les Turcs, ou encore Gilles Corrozet, qui fait imprimer sa propre poésie.

La foule presque anonyme des autres.— Pour ce qui est des feuilles de nouvelles, ce sont généralement des imprimeurs et libraires de moindre importance qui s’attachent à leur production. Certains sont très actifs en ce domaine, et donnent de nombreuses plaquettes, comme Jérôme et Benoît de Gourmont, Nicolas Buffet, Jean Real, ou encore Adam Saulnier. Certains sont peu connus, comme étienne Caveiller et Nicolas l’Heritier, qui publient ensemble une petite pièce de propagande pour François I er. L’Heritier a aussi été l’éditeur de la dernière Epistre de Clément Marot, celle qu’il a adressée au jeune vainqueur de Cérisoles. D’autres semblent n’imprimer ou ne faire imprimer ce genre de textes que de façon occasionnelle, comme Pierre Gaultier, Jean du Pin, ou encore Félix Guybert. Enfin, un certain nombre d’éditions parisiennes restent anonymes, quand leurs éditeurs ne sont pas tout simplement très mal connus ou difficilement identifiables, comme J. Noyon et Gilles Prévost.

Chapitre IV
Robert Estienne et les commandes du roi

Robert Estienne imprimeur de l’apologétique royale.— Robert Estienne, le fait est bien connu, est un humaniste de haut vol, qui ne s’est pas contenté d’imprimer et de vendre les textes classiques dans de belles éditions, mais a fourni lui-même un énorme travail d’érudition linguistique, y compris dans le délicat domaine des travaux bibliques. C’est dans ce cadre qu’il a été amené à faire réaliser les fameux Grecs du roi. Cependant, ses commandes officielles provenant de l’entourage royal sont loin de ne relever que d’un mécénat littéraire et érudit : en effet, Robert Estienne imprime également, de façon très officielle, la plus grande partie de l’apologétique royale. C’est ainsi qu’en 1543, il fait paraître un recueil latin comportant des lettres de Charles Quint et du pape Paul III, avec une très longue réponse justificative, laquelle paraît également, seule et en traduction. En 1544, à la suite de l’ambassade manquée à Spire, c’est également Robert Estienne qui publie la série d’apologies qui fleurissent autour du roi, en latin et en traduction.

Les privilèges de Robert Estienne.— Robert Estienne, par son statut d’imprimeur du roi, bénéficie de nombreux avantages. Il bénéficie d’abord de très solides protections, qui le mettent plus ou moins à l’abri des attaques répétées de la Sorbonne, de Guillaume Petit, évêque de Senlis, au cardinal Jean du Bellay et à Pierre du Châtel, l’influent lecteur du roi. Il bénéficie également de la bienveillance du roi, qui lui confie un certain nombre de commandes. À ce sujet, le privilège des Exemplaria litterarum qu’il imprime en 1537 est fort curieux, puisqu’il cherche à faire croire que l’initiative vient de Robert Estienne lui-même, alors que toute une série d’indices donnent à penser que l’initiative, une fois de plus, proviendrait plutôt des frères du Bellay. Pour ce qui est des textes apologétiques de 1544, les plus officiels d’entre eux, le discours de Spire et sa traduction, sont sans conteste une commande royale, comme l’indique l’extrait de privilège figurant au verso du titre, qui se distingue nettement du privilège général dont bénéficie Robert Estienne en tant qu’imprimeur du roi.

Quelques problèmes posés par la présentation matérielle des publications de Robert Estienne. — Ces ouvrages posent un certain nombre de problèmes bibliographiques difficiles à résoudre. Tout montre que leur impression a été très rapide, voire précipitée, en particulier le fait qu’ils comportent de nombreux états. Toute la question est de savoir si on est également en présence d’émissions, voire de rééditions différentes et très rapprochées : la question est fort ardue à trancher. Un autre problème est posé par un certain nombre d’exemplaires où ne figure pas la marque de Robert Estienne : c’est le cas de trois exemplaires de la Pauli tertii Pontificis max. ad Carolum V. imperatorem epistola, et surtout de tous les exemplaires consultés de l’Adversus Jacobii Omphalii maledicta. Une hypothèse probable peut être avancée : il pourrait s’agir de tirages destinés à faire circuler sous le manteau la propagande royale en dehors du royaume, par exemple à travers les réseaux de Jean du Bellay en Allemagne.

Chapitre V
La circulation des nouvelles en dehors de Paris et de Lyon

Rappel sur la géographie des ateliers typographiques de province dans les années 1540.— Dans les années 1540, Rouen occupe la troisième place sur le marché du livre du royaume de France, loin derrière Paris et Lyon. Dans ce port dont l’expansion commerciale, très dynamique, est entravée par le déclenchement des hostilités, et où la typographie relève déjà d’une assez longue tradition, il y a une audience toute prête pour la publication de pièces d’actualités. Le Midi du royaume, lui, ne compte que peu de centres véritablement importants, comme Toulouse ; dans l’ensemble, sa production éditoriale est largement dominée par les libraires lyonnais. Quant au reste du royaume, il n’est guère actif en la matière : l’Ouest et la région ligurienne semblent plutôt dominés par Lyon et Paris, tandis que le Nord et l’Est doivent compter avec l’attraction parisienne, mais aussi celle des grands centres éditoriaux situés au-delà des frontières comme Anvers, Bâle ou Louvain.

La production rouennaise.— On l’a déjà vu, quand les imprimeurs et libraires d’une certaine importance participent au corpus, c’est en général pour des ouvrages un peu volumineux, dont les ambitions dépassent largement celles de la simple plaquette imprimée sur quatre ou huit feuillets. C’est vrai également à Rouen, où Jean Petit et Nicolas de Burges publient sans autorisation les Gestes de François de Valois d’étienne Dolet, tandis que l’ensemble de la production de plaquettes se répartit dans quatre petits ateliers très mal connus, ceux de Jean l’Homme, Guillaume de la Motte, Jean le Prest et Jacques Gentil. Le matériel de trois d’entre eux (Jean l’Homme, Guillaume de la Motte et Jean le Prest) présente de très fortes similitudes, à tel point qu’on peut se demander s’ils sont concurrents ou partenaires ; une étude attentive montre qu’ils utilisent une fonte bâtarde gothique identique, mais que lorsqu’ils utilisent des bois semblables pour l’illustration, il s’agit de copies. Par ailleurs, il y a sans doute un lien à faire avec les autorités locales, puisqu’il ne semble pas improbable que certaines de ces publications relèvent d’une initiative du bureau de ville.

Le reste du royaume : un presque désert ?— En dehors de Lyon, Paris et Rouen, la publication des actualités semble rester une activité isolée. Ainsi, Guyon Boudeville à Toulouse en publie-t-il un certain nombre pendant toute la période, dans le cadre d’une activité dynamique mais qui reste centrée sur un marché local. Nicole Paris, lui, exerce à Troyes : le Cry de la guerre semble être une particularité dans sa production, et il n’est pas impossible qu’il l’ait publié avec l’aval d’ étienne Dolet, qui détient un privilège pour ce texte. En revanche, en dehors de ces cas un peu particuliers, le reste du royaume semble être un désert total en matière de publication de feuilles de nouvelles, bulletins d’information ou textes relatifs à la guerre. Cette lacune constitue-t-elle un indice de faible diffusion en dehors des grands centres d’édition, ou découle-t-elle d’une disparition massive des pièces imprimées ? La réponse à cette question tient certainement des deux phénomènes, puisqu’une grande part des marchés du livre de province est en fait approvisionnée par les grands centres, et qu’on a montré que la disparition de ce type de pièces est massive.

Vu du côté impérial : la production anversoise et en terre d’Empire.— Enfin, il faut se pencher sur la production impériale en français, telle qu’on peut la percevoir par l’intermédiaire du corpus. Anvers en est sans conteste le principal centre de production et de diffusion. Ville flamande attachée à l’empereur, elle occupe une place de choix sur le marché du livre européen. Martin Nuyts y est le principal éditeur de pièces poétiques ou en prose en faveur de l’empereur ; mais on relève également dans cette production les noms d’Antoine des Gois, de Jacques Willan, de Michael van Hoogstraete, de Pacquier Pissart et de Jean Steels. Le nom de la veuve de Christophe Plantin apparaît également, mais il s’agit certainement d’une erreur. D’autres villes impériales abritent des libraires ou des imprimeurs qui publient aussi ce genre de textes : Servatius van Sassen à Louvain, Johann Petreius à Nuremberg, Windelin Rihel à Strasbourg – qui pencherait, lui, plus pour le roi de France –, et Guillaume Cordier à Binches sont les noms qu’on a pu repérer.


Conclusion

Plusieurs lignes fortes se dégagent du corpus. La production envisagée constitue d’abord un ensemble d’une grande diversité, voire d’une certaine hétérogénéité, qui rassemble à la fois des textes relevant de la meilleure poésie de l’époque et du vers de mirliton, des constructions rhétoriques savantes et de la prose médiocre. À ce sujet, il y a certainement des réévaluations et des redécouvertes à faire, notamment en ce qui concerne François Sagon, François de Vernassal et la poésie politique en général, y compris celle de Claude Chappuys. Par ailleurs, la propagande y tient une place importante, et on peut constater que des conseillers du roi comme les frères du Bellay ont compris très tôt le parti qu’ils pouvaient tirer de l’imprimé en matière de diplomatie et de légitimation de la politique royale. Les bulletins d’information et autres pièces semblables, eux, n’ont manifestement pas été écrits pour informer leurs lecteurs, l’information passant certainement beaucoup plus par l’intermédiaire de la rumeur et du bouche-à-oreille. Cependant, on distingue d’autres finalités dans leur écriture, essentiellement d’ordre pédagogique et sur le mode du divertissement.


Annexes

Catalogue détaillé des sources consultées. — édition critique des textes étudiés dont un exemplaire est conservé à la bibliothèque du musée Condé à Chantilly.