« »
École des chartes » thèses » 2009

L’ecclesia universa comme sujet de droit

Enquête à travers le Décret de Gratien


Introduction

Proclamé par les Pères réunis au deuxième concile œcuménique assemblé à Constantinople en 381, le Symbole de Nicée-Constantinople contient l’enseignement formel le plus ancien des quatre attributs de l’Église. Ces quatre attributs, à savoir l’unité, la sainteté, la catholicité et l’apostolicité, deviennent un article de foi que professe l’ensemble des chrétiens. Cela ne veut pas dire que les chrétiens n’y croyaient pas auparavant, mais cet article de foi n’avait tout simplement pas été explicité ni dans les Écritures, ni dans un document conciliaire antérieur. Cette Église une et sainte, catholique et apostolique, telle qu’elle est soutenue par le dogme, est sans doute une réalité théologique. Est-elle un concept purement théologique, rien d’autre qu’une idée transcendantale ? La science juridique tient-elle une place dans son élaboration ? Cette étude a pour but d’examiner si l’ecclesia universa, l’Église tout entière, existait en tant que sujet de droit au xii e siècle et, dans l’affirmative, de saisir les modalités qui ont présidé à l’élaboration juridique de ce concept dans les siècles précédents.

On peut étudier l’ecclesia universa comme sujet de droit sous deux points de vue. Vu de l’extérieur, ce sont les rapports qu’elle entretient avec les sujets de droit vivant en dehors de l’ordre canonique qu’on considère, comme la société séculière, les païens, les juifs, les musulmans, les hérétiques et les schismatiques. Vu de l’intérieur, ce sont les transactions juridiques entre sujets de droit relevant de l’ordre canonique qu’on étudie, comme les autorités spirituelles, les diocèses, les clercs et les laïcs, les réguliers et les séculiers. C’es sous ce second angle que s’inscrit la présente recherche, dans le but d’appréhender le processus d’auto-compréhension de l’ecclesia en tant que système.

Le propos n’est donc pas de discuter ce qu’est l’ecclesia universa en théologie, mais de voir si et comment l’ecclesia universa s’est manifestée à la manière d’une personne morale ou d’un acteur de droit dans l’ordre interne, c’est-à-dire dans un contexte juridique et historique.


Sources

Cette étude s’appuie sur le Décret de Gratien. Née d’une initiative privée au milieu du xii e siècle, cette compilation de droit canonique, systématique à défaut d’être exhaustive, visait à confronter les textes canoniques discordants et d’en proposer une harmonisation. Le Décret de Gratien gagna son importance non par l’autorité de son auteur, mais par la richesse du matériel canonique mobilisé et par sa facilité d’utilisation, qui lui valurent une très large réception : le Décret fut rapidement adopté tant par les écoles du droit canonique que par les tribunaux ecclésiastiques.

Le choix du Décret repose donc sur l’intérêt de ses sources. Une grande partie de l’œuvre est composée d’écrits que Gratien a puisés, par l’intermédiaire de certaines des collections canoniques précédentes, dans les canons des conciles, les lettres des papes ou les œuvres des Pères de l’Église. Les sources du Décret forment ainsi un corpus qui résume la tradition canonique occidentale antérieure. La consultation du Décret a permis de relever des passages (une soixantaine) qui peuvent orienter la compréhension de l’identité juridique de l’ecclesia universa dans son ordre interne, assimilée à une personne juridique ou à un acteur de droit. Les occurrences retenues permettent de retrouver les écrits cités et de les étudier dans leur contexte original et celui de leur réception dans le Décret.


Chapitre liminaire
L’ecclesia universa est-elle une « personne morale » ?


Le droit canonique moderne utilise sans peine l’expression « personne morale » pour qualifier l’ecclesia universa. Ce concept, inventé par les juristes modernes, ne pouvait toutefois être employé sans risque d’anachronisme pour qualifier une ecclesia universa dont la définition s’est forgée dans les premiers siècles du Moyen Âge. Mais comme la « personne morale » est l’expression la plus courante de nos jours appliquée aux sujets de droits qui ne sont pas les personnes physiques, il est nécessaire, en propos liminaire, d’avoir une idée de ce qu’est la « personne » dans les sciences juridiques en commençant par son étymologie ; de ce qu’il en est ensuite de l’emploi du terme dans le domaine juridique, plus particulièrement l’expression « personne juridique ». Ce cheminement est celui de la conception fictive de la « personne morale » depuis Sinibaldo Fieschi (Innocent IV) jusqu’aux juristes contemporains.


Première partie
Jus exsistendi, un droit fondamental


Chapitre premier
L’application du droit romain à l’ecclesia universa
L’exemple du Code théodosien

Même si on a choisi le Décret comme source, on n’ignore pas que d’autres sources, surtout les grandes compilations romaines élaborées à la fin de l’Antiquité, peuvent présenter un intérêt pour l’étude du même objet. On y mesure les contraintes d’appliquer le seul droit romain à l’ecclesia universa. Ainsi, les règles posées par le Code Théodosien en matière religieuse s’appliquent-elles à l’Église impériale, à l’ecclesia universalis ou à l’ecclesia universa ? Compilation commandée par l’empereur Théodose (408-450) et promulguée en 438, le Code théodosien s’applique à toute l’étendue de l’empire romain, tant aux Romains qu’aux étrangers qui s’y trouvent. De ce point de vue, il s’impose clairement aux particuliers et aux communautés religieuses à l’intérieur des frontières impériales. Mais qu’en est-il au-delà ? La réalité n’est pas si simple : en effet, la vocation universelle de l’empire romain implique-t-elle l’application potentielle de son droit à toutes les terres, y compris à celles qui ignoraient la domination politique romaine ?

Chapitre II
Jus coeundi, jus congregendi

L’existence de l’Église doit-elle être considérée comme un droit ex rerum natura ou découle-t-elle d’une concession ex jure ? à Rome, il existait une multitude de formations sociales intermédiaires, qui étaient des entités situées entre la personne physique et l’État au sens moderne, par exemple, la familia, la gens, la civitas, le municipium. Elles avaient un statut social mais n’avaient pas toujours de statut juridique. Parmi ces formations sociales intermédiaires, certaines sont reprises aux siècles suivants pour exprimer des réalités à la fois sociales et juridiques ; les unes sont organisées à l’initiative des particuliers, les autres sont structurées par le pouvoir public. Dans le Décret, il apparaît que certaines expressions du droit romain pour désigner les groupements n’ont pas été retenues par les premières communautés chrétiennes et en droit canonique ( collegium, sodalitas; consortium), certaines autres méritent davantage l’attention ( orbis, nomen).

Chapitre III
Unité

La raison d’être de l’ecclesia engendre ses qualités : elle est une, sainte, catholique et apostolique. Son unité se réfère à sa source, à son fondateur et à son âme. Cette unité de l’ecclesia universa est rappelée à plusieurs occasions dans les textes canoniques repris dans le Décret, dont les formulations sont analysées dans ce chapitre. Les unes – universitas et corpus– correspondent à des expressions génériques ; on peut retracer le contexte dans lequel ces expressions ont été employées à Rome et leur transformation au Moyen Âge. Les autres – respublica, populus ; christianitas– désignent plus spécifiquement les groupements d’hommes ; on a pu déterminer leur emploi, politique, dans le contexte romain et comment les auteurs chrétiens les ont utilisées pour décrire l’ecclesia.

Chapitre IV
Catholicité

L’ecclesia universa est catholique. Lorsqu’on évoque le mot « catholique » ou encore l’expression « Église catholique », on a tendance à penser à l’Église universelle. Cette assimilation n’est pas fausse mais n’est pas entièrement vraie : en effet, l’universalité n’exprime qu’une partie de la catholicité de l’ecclesia universa et ne suffit pas en elle-même à justifier l’assimilation entre Église universelle et catholique.

Quand on parle de l’Église catholique, on entend par là sa mission, ses activités missionnaires et sa vocation ; le mot « catholique » exprime aussi la plénitude de la foi et de la tradition. La catholicité de l’ecclesia universa exprimée dans sa quantité, c’est-à-dire son universalité (étendue géographique, nombre de croyants), suscite la question de savoir si l’on peut attribuer un domiciliumà l’ecclesia universa. La catholicité de l’ ecclesia universa exprimée dans sa qualité renvoie aux notions de tradition et de communion. L’ecclesia universa affiche son existence à travers les différentes formes de communion : communio sacramentorum, communio sanctorum, communio fidei et communio catholica.


Deuxième partie
Jus regendi


Chapitre premier
Jus gubernandi

L’ecclesia universa a adopté au fil des siècles une forme de gouvernement apte à la transformation de la politique séculière et à l’enrichissement de l’expérience ecclésiastique du gouvernement. Les formes successives de gouvernements ecclésiastiques reposent à la fois sur la collégialité et la primauté, comme le confirme la lecture du Décret. Sous le premier aspect, la communio ecclesiarum n’est pas une simple reconnaissance mutuelle des églises particulières, elle est enracinée dans l’universalité de l’Église et est concevable comme la communio catholicaà partir de deux concepts, la solidarité et la synodalité. Sous le second aspect, l’Église se revendique comme caput, mater et magistra de l’ensemble des églises.

àl’idée originelle d’une Église constituée comme une communauté de grâce, de sacrements et de communion entre ses membres, le Bas-Empire et le haut Moyen Âge ont ainsi ajouté la construction progressive d’une structure administrative hiérarchisée, dont Rome est devenu la tête incontestable.

Chapitre II
Jus possidendi

L’Église en tant qu’institution possède un patrimoine immobilier et mobilier dont la gestion et la dévolution suivent des règles juridiques, propres au droit canonique ou générales. L’ensemble de ces biens ne se confond pas avec un patrimoine spirituel partagé par l’ensemble de la communauté, la foi, qui est pleinement constitutive de la notion d’ecclesia universa  : les biens de l’ecclesia universa ne sont pas les mêmes que ceux des églises ; il ne s’agit pas non plus de la somme des biens ecclésiastiques que possèdent les églises à travers le monde. L’ecclesia universa est un être sui generis.


Conclusion

La question de l’ecclesia universa intéresse à la fois les théologiens, les juristes et les historiens. Alors que, jusqu’au xiie siècle, le droit canonique n’est pas séparé de la théologie, la difficulté de ce travail était la distinction d’entre les différentes conceptions. Par la lecture du Décret de Gratien, cette thèse a voulu présenter comment l’Église tout entière, l’ecclesia universa, a pu exister non seulement théologiquement, mais juridiquement.

Après un panorama historique de ce qu’est la personne et la personne juridique aux premiers temps de leur existence, la première partie repose sur une analyse lexicographique des expressions désignant la collectivité dans le droit romain, le droit canonique s’étant développé sur la base des techniques juridiques et du vocabulaire romains. À travers les expressions d’origine romaine qui désignent communément les groupements d’hommes, on a examiné leurs significations romaines, leurs usages adoptés par l’Église et le rapport entre l’individu et l’ecclesia universa qu’elles supposent. Dans la seconde partie, on a examiné les formes du gouvernement ecclésiastique, les unes plutôt stables, les autres plutôt temporaires. C’est à travers ces formes qu’on a pu apprécier les notions de collégialité et de primauté dans la société et la hiérarchie ecclésiastiques. On a mesuré enfin comment la situation juridique des biens que l’ecclesia universa possède a été distinguée de celle des biens des églises.


Annexe

Passages du Décret de Gratien utilisés.