Naissance et affirmation d’une collégiale
Notre-Dame de Saint-Omer, du début du ixe au début du xiiie siècle
Introduction
Si la collégiale de Saint-Omer, devenue cathédrale au milieu du xvi e siècle après la chute de Thérouanne, symbolise aujourd’hui pour beaucoup d’Audomarois le passé médiéval de la ville, elle n’a pas suscité chez les historiens l’intérêt qu’elle mérite. L’existence d’un important fonds d’archives semble avoir plutôt découragé les chercheurs qu’éveillé leur enthousiasme. Pourtant, les quelques travaux qui ont été récemment consacrés à l’histoire ecclésiastique du nord de la France et, notamment, à celle de l’ordre canonial, ont souligné tout l’intérêt qu’il y avait à se pencher en détail sur cet établissement, et particulièrement sur les premiers siècles de son existence.
La collégiale Notre-Dame de Saint-Omer est née au début du ix e siècle d’une divisio au sein de l’abbaye de Sithiu, entre une communauté de moines et une communauté de chanoines, réalisée à l’instigation de l’abbé Fridugise (820-833). Cette séparation s’inscrit dans le mouvement général de réforme de l’Église, mené sous l’impulsion des rois puis des empereurs carolingiens. Elle vient également sanctionner une caractéristique intrinsèque du monastère de Sithiu qui, depuis les premières années de sa fondation, est constitué de deux noyaux. Un monastère « bas », au milieu des marais, dédié aux apôtres Pierre et Paul, avait été fondé en 649 par les moines Bertin, Mommelin et Ébertram, trois compatriotes de l’évêque de Thérouanne Omer, auquel un certain Adroald avait donné la terre de Sithiu. En 662, une basilique « haute », dédiée à la Vierge, qu’Omer avait construite non loin de là sur une colline, est confiée par celui-ci à Bertin et ses successeurs au moyen d’un privilège de « petite liberté » ; l’évêque choisit de s’y faire inhumer. La séparation, vers 820, de ces deux noyaux par Fridugise marque l’apparition dans le paysage audomarois de la collégiale proprement dite mais aussi, d’une certaine manière, de l’abbaye de Saint-Bertin.
L’épisode de la divisio de Fridugise ne nous est connu que par le récit qu’en donne près de cent cinquante ans plus tard le moine Folcuin dans ses Gesta des abbés de Saint-Bertin. Selon lui, Fridugise brisa l’unité du monastère : au « monastère d’en bas », il abaissa le nombre de moines de quatre-vingt-trois à soixante et en chassa les plus stricts ; au « monastère d’en haut », où vivaient quarante moines, il établit trente chanoines. À cette réforme se greffèrent une séparation et une répartition des domaines. Cependant, l’étonnante violence de ton dont use le chroniqueur intrigue et incite à une relecture critique ; Folcuin y présente en effet la séparation opérée à Sithiu comme un des pires maux que l’abbaye ait jamais connu, Fridugise ayant détruit la « paix fraternelle entre les deux monastères » et chacun revendiquant désormais une sorte de primauté sur l’autre.
De nombreux indices, récemment mis en lumière par l’historienne Brigitte Meijns, montrent néanmoins que cette rupture ne semble pas avoir été aussi brutale que ne le laisse d’abord penser la lecture du récit de Folcuin : les deux communautés restent dirigées par des abbés communs jusqu’au moins la fin du ix e siècle, elles gardent des possessions communes jusqu’à la fin de l’Ancien Régime et continuent, dans la documentation, d’être désignées comme un tout jusqu’au x e siècle. Aux xi e et xii e siècles cependant, la communauté de chanoines semble avoir acquis une certaine indépendance : la dénomination n’est plus la même, un prévôt apparaît à sa tête et la collégiale est désormais dotée de privilèges pontificaux. Il semble donc qu’entre le ix e et le xii e siècle un changement se soit opéré qui ait modifié la donne entre les deux communautés de Sithiu et qui semble avoir fait sortir la communauté des moines et celle des chanoines de la situation difficilement tenable qui était la leur après Fridugise. Il s’agit dès lors, d’une part, de distinguer un éventuel « moment » où se serait affirmée la collégiale de Saint-Omer, de l’autre, de définir la place de cette collégiale : son environnement monastique, son contexte d’apparition relativement ambigu en ont-ils fait un établissement particulier ou est-elle devenue une collégiale comme les autres ?
Sources
Les sources sollicitées présentent, à l’image du monastère de Sithiu, un double visage. La documentation proprement audomaroise ne remonte guère au-delà du xi e siècle. Elle est surtout constituée par l’important fonds d’archives formant la sous-série 2 G des archives départementales du Pas-de-Calais, en dépôt à la bibliothèque d’agglomération de Saint-Omer. Particulièrement riche pour les derniers siècles du Moyen Âge et l’époque moderne, par l’existence notamment de deux cartulaires, de quelques inventaires d’archives et de nombreux comptes et titres, ce fonds n’en reste pas moins d’une importance majeure pour les siècles couverts par cette thèse. Il y a été l’objet d’une attention toute particulière, ce qui a permis de découvrir des actes jusqu’alors inédits, mais aussi de retrouver de nombreux documents considérés comme perdus. On a également mis à profit les manuscrits du chapitre, également conservés à la bibliothèque de Saint-Omer.
En complément des sources audomaroises, notamment pour la période antérieure au xi e siècle, on a fait appel aux sources bertiniennes. La plupart des sources narratives, notamment les Gesta de Folcuin, continués aux xi e et xii e siècles par Simon, ont eu les faveurs de l’édition. Les chartes de l’abbaye n’ont pas eu le même sort que celles de la collégiale ; en grande partie détruites à la Révolution, on les connaît néanmoins grâce à de nombreux cartulaires, en particulier l’imposant Grand cartulaire du moine Charles-Joseph Dewitte réalisé à la fin du xviii e siècle (Saint-Omer, bibliothèque d’agglomération, ms. 803) ; elles ont été pour la plupart éditées.
On dispose enfin, pour toute la période, d’une série importante de textes hagiographiques, eux aussi bien repérés et édités.
Première partieProlégomènes : le poids de l’histoire, des sources et de la tradition
Chapitre premierUn bilan historiographique contrasté
La recherche historique sur le passé de la collégiale de Saint-Omer et de l’abbaye de Saint-Bertin est d’abord l’œuvre des communautés elles-mêmes. Au milieu du xviii e siècle, à l’occasion de procès, moines et chanoines composent des « dissertations » de plus en plus volumineuses sur leurs origines pour fonder leurs privilèges respectifs. La recherche érudite du xix e siècle ne fera que prendre leur suite et marcher dans leurs pas : c’est la question des relations primitives entre les deux établissements qui fut le principal objet d’attention. Les questions se concentrèrent très tôt sur les points cruciaux des argumentations d’Ancien Régime : la fondation de l’église de la Vierge par Omer et son éventuelle subordination aux moines, la divisio de Fridugise, etc. Au-delà de ces sentiers battus, on s’est souvent contenté de n’aller chercher que des arguments pouvant conforter ou ruiner les solutions aux questions précédentes. Celles-ci n’ont d’ailleurs été résolues avec succès que très tard, surtout par l’érudition allemande au tournant des xix e et xx e siècles.
Au-delà de l’an mil, beaucoup reste à faire, même si l’on peut désormais s’appuyer sur les bases solides que constituent certaines synthèses récentes sur l’histoire ecclésiastique du nord de la France. Les questions de la place de la collégiale dans la ville, le diocèse de Thérouanne ou le comté de Flandre ont parfois été survolées, mais les points d’interrogation restent nombreux. C’est surtout sur l’histoire interne de la collégiale que la bibliographie est pauvre : des questions aussi fondamentales que celles de l’identité des prévôts et des doyens, de la règle et de la réforme, du temporel n’ont jamais été directement abordées et ne permettent pas de se rendre compte de ce que représentait la collégiale de Saint-Omer pendant une longue partie du Moyen Âge.
Chapitre IILes sources et leurs problèmes
Compte tenu des nombreux problèmes posés par les sources, tant narratives que diplomatiques, il a été nécessaire d’en donner un tableau d’ensemble : leur richesse montre le large éventail des recherches qu’il est possible de mener autour de la collégiale. On s’est particulièrement attardé sur l’état des archives de la collégiale : à l’inverse de celles de l’abbaye de Saint-Bertin, elles n’ont pas fait l’objet d’autant d’attention et ont été généralement ignorées, à quelques exceptions près, des grandes entreprises de recensions et d’éditions depuis la fin du xviii e siècle. On dispose toutefois, pour y accéder, de l’inventaire qu’en dressa Arthur Giry dans les années 1860-1870. Malheureusement, son travail de classement resta inachevé ; surtout, de nombreuses liasses furent déclassées au cours du xx e siècle. Le reclassement opéré dans les années 1960 des liasses non inventoriées ou déclassées en un « fonds supplémentaire » sans inventaire précis rend particulièrement difficile les investigations. On s’est donc attaché ici à retracer l’histoire des archives de la collégiale sur la base de chacun des inventaires conservés, de la fin du Moyen Âge à nos jours. On a également dressé un tableau des manuscrits provenant de la collégiale.
D’autre part, les sources provenant de l’abbaye de Saint-Bertin étant tellement abondantes, on en a donné une présentation générale, en précisant chaque fois les diverses entreprises d’édition dont elles ont fait l’objet.
Chapitre IIIUn récit des origines :
la divisio de Fridugise (vers 820) vue par Folcuin (962)
L’étude de la collégiale de Saint-Omer nécessite de se pencher préalablement sur le seul récit de fondation que l’on possède, celui de Folcuin ; l’étude critique de ce témoignage met en lumière le contexte d’apparition de la communauté audomaroise. Malgré le parti pris de Folcuin, on constate qu’il y a bien eu une séparation à Sithiu au début du ix e siècle, mais elle s’inscrit bien plus dans le cadre de la réforme de l’Église menée par les empereurs carolingiens que dans les désirs du cupide abbé Fridugise que dépeint le chroniqueur.
Cette séparation a certes mis côte à côte moines et chanoines, mais il y avait peut-être des profils différents à Sithiu avant Fridugise, qui n’aurait donc fait que clarifier une situation floue : les nouveaux chanoines de 820 sont peut-être les héritiers de « moines » ayant choisi une vie plus proche du siècle, peut-être déjà attachés au service de l’église d’en haut. Les biens ont certes été séparés, mais certains sont restés indivis (possessions rhénanes, dîmes). Surtout, de nombreux indices semblent indiquer que la divisio de Fridugise n’a pas marqué le début de l’hostilité entre moines et chanoines comme l’affirme le chroniqueur, repris ensuite par des générations d’historiens : les deux noyaux sont restés unis sous un supérieur commun et, à tous niveaux, aucun signe de désaccord brutal n’apparaît immédiatement après Fridugise.
Malgré tout, il ne faudrait pas aller jusqu’à dire que les changements introduits par Fridugise à Sithiu ont été un épisode sans conséquence : ceux-ci contribuent de toute évidence à distendre les liens entre les deux noyaux de Sithiu, mais sans les rompre, ce qui crée une situation assez ambiguë pour les uns comme pour les autres. L’inconfort de cette situation, renforcé par la proximité des deux communautés, n’a pas pu ne pas poser de problème ; le critère ici n’est pas tant celui de l’hostilité que celui des rapports de pouvoir. La question est désormais de savoir comment chacune des deux communautés se satisfait de l’héritage ambigu légué par Fridugise.
Deuxième partieLa recherche d’un statut
Chapitre premierDiriger Saint-Omer
L’étude de la direction de Sithiu, puis de Saint-Omer, du ix e au xiii e siècle permet de mettre en évidence plusieurs temps. Une première période, qui s’achève à la fin du ix e siècle avec l’abbatiat d’Hilduin (866-878) ou celui de Foulques (878-883 et 892-900), est marquée par l’autorité d’abbés – la plupart chanoines – ayant la direction à la fois des moines et des chanoines ; c’est aussi la période la plus méconnue quant à la réalité de l’exercice de l’autorité des abbés sur l’église de Saint-Omer, notamment depuis que l’authenticité d’une « contre-réforme » de l’abbé Hugues Ier(839) a été réduite à néant par la critique diplomatique.
S’ouvre ensuite, de la fin du ix e au début du x e siècle, une époque « sombre » pour Saint-Omer qui disparaît de la documentation ; d’après la tradition rapportée par le chanoine Lambert de Saint-Omer dans son célèbre Liber floridus, l’église aurait été privée de « pasteur » par les invasions normandes avant une reprise en main sous Arnoul le Grand. Vue de Saint-Bertin, l’époque est surtout marquée par la progressive prise de contrôle de l’abbaye par le comte de Flandre, inaugurant une série d’abbés laïques qui semblent tout aussi bien avoir pu diriger Saint-Omer. Un changement s’opère au milieu du x e siècle : peu de temps après la réforme de Gérard de Brogne (944), Saint-Omer reçoit ses premiers prévôts et ses liens avec Saint-Bertin se distendent. Mais l’église semble surtout rester sous la coupe du comte de Flandre et continuer de subir l’ascendant de l’abbé voisin, au moins pour les événements impliquant encore toute la communauté autour d’intérêts restés en partie communs.
Au cours du xi e siècle, en même temps que décline l’influence de l’abbé de Saint-Bertin, le rôle du comte de Flandre s’accroît encore. Malgré la réforme grégorienne, son ombre pèse incontestablement dans le choix des prévôts, surtout au xii e siècle au cours duquel chacun d’entre eux est issu de l’entourage comtal.
Chapitre IILes chartes et le chartrier, reflets du statut de Saint-Omer ?
La question des origines du chartrier audomarois est rendue particulièrement complexe par l’absence de chartes avant le début du xi e siècle et d’actes originaux avant la fin de ce même siècle. Néanmoins, et bien que de véritables preuves manquent, on peut légitimement penser que des archives audomaroises devaient exister depuis la divisio de Fridugise. Cependant Saint-Bertin acquiert alors, et pour longtemps, un rôle central dans la conservation des archives de Sithiu : l’abbaye semble constituer le gardien de la mémoire commune des deux établissements. Elle conserve en effet l’ensemble des privilèges de l’avant-Fridugise ( vii e siècle-820), ceux qui sont encore délivrés indistinctement aux deux églises du temps des abbés communs ( 820-fin du ix e siècle), puis ceux qui concernent les possessions communes aux deux établissements ( xi e siècle). Sur ce dernier point, elle conservera d’ailleurs un ascendant anecdotique et presque anachronique sur la collégiale jusqu’au moins la fin du xii e siècle, puisque c’est à Saint-Bertin que sont conservés les actes intéressant les biens rhénans possédés en indivision.
L’absence de toute charte originale avant la fin des années 1070 laisserait supposer qu’à cette époque l’ensemble des archives ait pu périr, peut-être dans l’incendie de 1079, ce qui expliquerait peut-être également l’absence totale de chartes avant 1016. De la fin du xi e au début du xiii e siècle, l’existence d’environ quarante actes permet d’en savoir plus sur l’état du chartrier que ce corpus paraît refléter assez fidèlement, puisque les pertes semblent avoir été limitées, surtout pour la seconde moitié du xii e siècle. Par ailleurs, dès la fin du xi e siècle, on peut légitimement supposer une intervention strictement canoniale dans la préparation et la réalisation des chartes, comme le montre, d’une part, l’exemple d’une bulle de Grégoire VII de 1076, de l’autre, quelques rares exemples de chartes du xii e siècle dont la composition ou l’écriture peut être attribuée au chapitre. Il apparaît même que Saint-Omer a participé à la réalisation d’actes dont elle est le bénéficiaire.
Chapitre IIILes liens avec Rome
On connaît l’existence de cinq privilèges pontificaux pour Saint-Omer, octroyés par Grégoire VII (1076), Calixte II (1122), Innocent II (1140), Adrien IV (1159) et Alexandre III (1179). L’étude comparée de chacun d’entre eux, confrontée avec celle, plus générale, de ses rapports avec Rome, montre l’existence de deux périodes que tout paraît opposer. La première, très courte, couvre le dernier quart du xi e siècle. Elle s’inscrit dans le cadre de la réforme grégorienne : le chapitre de Saint-Omer noue pour la première fois des relations avec Rome. Il obtient ses premiers privilèges et se présente comme un foyer de résistance face au clergé conservateur de Thérouanne ; ses rapports avec Rome, facilités par la présence d’un fidèle du pape, le diacre Enguerrand, parmi les chanoines audomarois, sont étroits. De nombreux indices, et en particulier l’opposition du prévôt Arnould à l’évêque de Thérouanne Lambert de Bailleul vers 1081-1084, montrent l’attachement de la communauté aux idées de la réforme pontificale. Il ne la conduit pourtant jamais jusqu’à se transformer en communauté de chanoines réguliers. Cela explique que les privilèges furent toujours limités et que ses libertés vis-à-vis de l’autorité épiscopale restèrent minimes.
La fin de ces événements marque le début d’une seconde période, beaucoup plus longue, au cours de laquelle les privilèges reçus à quatre occasions par Saint-Omer révèlent avant tout des tensions et des revendications internes à la communauté. C’est en effet par cette raison qu’il faut, semble-t-il, expliquer les divergences entre le privilège de Calixte II de 1122 et celui d’Innocent II de 1140, le premier confirmant surtout les droits du prévôt, le second, ceux du doyen et des chanoines. À compter du milieu du xii e siècle, les privilèges ne sont plus sollicités que par ces derniers qui profitent, à deux occasions, d’une absence de prévôt. La bulle pontificale, par un système d’emprunt aux deux privilèges précédents, voire de détournement du premier, leur permet de se voir confirmer leurs prérogatives. Dès lors, le privilège n’est plus le lieu où se revendiquent des libertés vis-à-vis de l’extérieur, notamment de l’ordinaire, mais celui où la communauté des chanoines affirme ses droits au sein de la collégiale, détaille son fonctionnement interne et essaie de s’imposer face au prévôt.
Troisième partieLa constitution d’un temporel
Chapitre premierLe temporel de Saint-Omer aux xi
e et xii
e siècles :
état, répartition, composition
L’étude du temporel audomarois, rendue possible par l’existence de témoignages relativement précis et variés, notamment les enumerationes bonorum des privilèges pontificaux, révèle plusieurs lignes de force. C’est, tout d’abord, sa forte implantation dans le diocèse de Thérouanne et, surtout, dans la région de Saint-Omer : la plupart des domaines possédés par la collégiale se trouvent principalement le long de l’Aa, surtout en amont de Saint-Omer. Les biens possédés ailleurs, et notamment en Flandre, sont avant tout constitués d’églises ou de simples terres. On peut donc qualifier le patrimoine audomarois des xi e et xii e siècles de patrimoine concentré. Il ne faut pas pour autant oublier les biens excentriques, notamment dans les régions rhénane et picarde ; cependant, ces domaines ne constituent pas une part importante du temporel de la collégiale. En outre, celle-ci chercha progressivement à s’en séparer.
Il est difficile, en raison du peu de documents de gestion conservés, d’évaluer la part respective de chacun des domaines de la collégiale ; on ignore ainsi si la part la plus importante des revenus qu’elle en tirait provenait de ses villae, de ses ecclesiae ou encore d’une autre source. Difficile également de mesurer l’importance globale de ce patrimoine, tant font défaut les études sur le temporel d’autres établissements ecclésiastiques de la région, notamment canoniaux, qui pourraient fournir des points de comparaison utiles. Celui de Saint-Omer, avec quinze villae, des fractions de deux autres, une vingtaine d’églises et d’autels et des dizaines de terres, ne paraît pas négligeable. Un autre point à souligner est le nombre d’intérêts communs que la collégiale avait, sur certains domaines, avec l’abbaye de Saint-Bertin.
Chapitre IILe temporel audomarois, un temporel hérité ( viie- xe siècle) ?
Disposant désormais d’un état du patrimoine audomarois pour les xi e et xii e siècles et conscient des liens qui l’ont uni au temporel bertinien, on peut poser la question de l’origine des biens de la collégiale. Celle-ci est intimement liée à l’épisode de la divisio de Fridugise : selon Folcuin, cet abbé, après avoir installé une communauté de soixante moines dans le monastère d’en bas et une communauté de trente chanoines dans celui d’en haut, attribua une part double des possessions aux premiers et une part simple aux seconds, après s’être arrogé ceux des domaines « qui lui plurent le plus ».
S’il n’est pas possible de valider complètement le témoignage du chroniqueur, il semble que le patrimoine audomarois ait effectivement tiré son origine du temporel originel de Sithiu, constitué depuis le vii e siècle. Les certitudes sont cependant assez maigres : sur les dix-sept villae attestées dans le temporel audomarois aux xi e et xii e siècles, seules deux (Setques et Remilly) peuvent être rattachées avec certitude au temporel de Sithiu. On a cependant de nombreuses raisons de penser que d’autres biens, à Boisdinghem, Caumont, Adinkerke, Alveringem, Rexpoëde et Bambecque, ont également une origine ancienne.
Cette enquête aux origines du temporel audomarois prouve par ailleurs que le ix e siècle marque une individualisation des patrimoines audomarois et bertiniens. L’existence de donations faites « à Saint-Omer » dès 826 semble même circonscrire le phénomène aux toutes premières années de la décennie 820. Cependant, on observe que cette individualisation n’est pas parfaite et que chanoines et moines ont gardé des biens en communs, probablement en raison de leur éloignement – en Rhénanie – ou de leur nature – les dîmes autour de Saint-Omer.
Chapitre IIIAgrandir, défendre, administrer le temporel
La vie du temporel audomarois ne se laisse analyser que pour les derniers siècles considérés ici. Dans la mesure où les sources permettent de l’observer, on se rend compte que les xii e et xiii e siècles n’ont pas été des époques de véritable accroissement du patrimoine de la collégiale : celui-ci semble s’être constitué en grande partie avant la fin du xi e siècle. Parallèlement, la défense du patrimoine audomarois n’a cessé d’être une préoccupation des chanoines : elle a mis aux prises le chapitre avec des laïcs et des établissements ecclésiastiques, pour des possessions tant éloignées que fort proches de Saint-Omer. En revanche, on a toujours constaté les bonnes relations entretenues avec l’abbaye de Saint-Bertin, avec laquelle la collégiale avait cependant de nombreux intérêts communs ou proches géographiquement qui auraient pu, à ce titre, susciter des conflits fréquents. Mieux, on a pu souligner des exemples de collaboration des deux anciennes communautés de Sithiu autour de la défense du patrimoine audomarois, notamment contre les exactions de l’avoué en 1088.
Pour ce qui concerne la gestion quotidienne de ce temporel, les sources, rares et isolées, ne permettent que de formuler certaines hypothèses. Il semble que l’essentiel du patrimoine ait été divisé en douze « obédiences » ou « prébendes », dans lesquelles se trouvaient établies autant de censes, confiées à l’administration d’un ou deux chanoines. Chacune fournissait au chapitre, pour une période donnée, une certaine quantité de blé et d’avoine et une certaine somme d’argent. Le reste des revenus qui en provenaient allait sûrement au chanoine qui en était investi. Ce système cherchait probablement à concilier les impératifs de la vie en commun au sein du chapitre et les aspirations de chacun des chanoines.
Quatrième partieLa construction d’une identité
Chapitre premierDésigner Sithiu
La réforme de Fridugise n’a pas d’effets immédiats sur les modes de désignation du monastère de Sithiu : Omer et Bertin continuent d’être associés comme protecteurs de Sithiu jusqu’à la fin du ix e siècle. C’est seulement à cette époque que les choses changent ; Omer, qui avait une place centrale jusqu’alors – surtout dans les sources extérieures où il pouvait désigner l’ensemble de Sithiu – disparaît des désignations à la fin de la décennie 880. La dédicace à la Vierge, dont la présence était toutefois circonscrite aux privilèges royaux, disparaît elle aussi des mentions dans les décennies 830-870. Enfin, un siècle plus tard, à la fin du x e siècle ou au début du xi e siècle, Sithiu n’est plus considéré comme un tout, mais est encore perçu par certains comme un monastère biparti, partagé entre une communauté de moines et une communauté de chanoines qui ne semblent pas vraiment se tourner le dos.
De telles désignations communes ne se retrouvent plus ensuite aux xi e et xii e siècles où chacun des deux établissements a désormais une dénomination établie, qui tend à se simplifier et à s’uniformiser autour du nom des deux saints patrons, Bertin au « monastère d’en bas » et Omer au « monastère d’en haut ». Ce dernier saint acquiert d’ailleurs à la même époque une place à part puisqu’il tend de plus en plus à désigner la ville qui s’est formée autour des deux établissements religieux, en raison du lien qui unit alors les associations d’entraide urbaines et le chapitre canonial.
Chapitre IIÊtre chanoine à Saint-Omer
La question de l’état canonial à Saint-Omer ne se laisse pas étudier aussi facilement qu’on l’aimerait. On peut formuler quelques hypothèses à partir des xi e et xii e siècles où les sources sont plus nombreuses : tant en ce qui concerne l’organisation pratique et quotidienne du chapitre que le fonctionnement mémoriel de la communauté audomaroise, elles permettent surtout de mettre en valeur la grande rupture qui sépare les deux siècles. Pour le premier d’entre eux, on observe un certain rayonnement de la communauté canoniale, par son rôle dans la fondation d’autres chapitres canoniaux, à Ardres par exemple, ou dans le développement des idées de réforme des dernières années du siècle, mais également dans les préoccupations identitaires des chanoines au sein de Sithiu. Le second, surtout dans sa deuxième moitié, donne en revanche l’image d’un chapitre moins présent, préoccupé par des problèmes internes. Une rupture semble avoir eu lieu au tournant des deux siècles, sans qu’on puisse en donner une explication précise ; elle se remarque d’autant plus qu’elle intervient après une période qui semble pouvoir être caractérisée par une véritable effervescence au sein de la communauté audomaroise et qui correspond paradoxalement à deux crises, celle de la remise en question de l’authenticité des reliques de saint Omer, en 1050-1052, et celle de la lutte contre le clergé de Thérouanne au moment de la réforme grégorienne, dans les années 1070-1090.
Il est cependant important d’insister sur une ligne de force qui caractérise la communauté audomaroise, d’un siècle à l’autre : celui de la conscience d’appartenir au monde canonial et de constituer une véritable communauté, qui transparaît autant dans la manière dont les chanoines pouvaient penser leur passé que, de manière beaucoup plus prosaïque, dans le fonctionnement du chapitre. Ce fonctionnement est toutefois sur le déclin, comme le laisse sous-entendre le combat mené contre l’absentéisme dans la deuxième moitié du xii e siècle ou la suppression de certains offices devenus obsolètes au début du xiii e siècle. Ce n’est cependant qu’au cours de ce siècle que cette situation fera place à d’autres réalités.
Conclusion
Fridugise avait créé un rapport de force inconfortable au sein de Sithiu entre Saint-Bertin et Saint-Omer. Si la divisio opérée par cet abbé avait distendu les liens entre les deux noyaux de la communauté, elle ne les avait pas rompus. Les choses changent en fait au tournant des ix e et x e siècles. C’est alors que s’achève le temps des abbés communs et que les comtes de Flandre prennent le contrôle de Sithiu. C’est dans ce contexte qu’intervient la réforme de Gérard de Brogne (944), à l’instigation par le comte Arnoul le Grand. Cette deuxième réforme vient, comme une deuxième étape, contribuer encore à dénouer les liens qui unissaient les deux communautés : c’est à cette époque qu’un prévôt apparaît à la tête de l’église des chanoines. Saint-Omer et Saint-Bertin continuent néanmoins de suivre une destinée commune ; la réforme de 944 n’est pas non plus une rupture brutale et moines et chanoines ne se tournent pas encore le dos. Le comte de Flandre continue en effet d’exercer une autorité commune sur les moines et les chanoines.
La donne semble changer au cours du xi e siècle. C’est à ce moment que l’on repère les premiers efforts des chanoines pour mettre en avant une vision en partie réécrite de leur histoire et qu’apparaissent à nos yeux les premiers témoins d’une mémoire canoniale audomaroise. La collégiale acquiert en 1076 ses premiers privilèges pontificaux et reçoit désormais à sa tête des personnages particulièrement importants, comme le montre l’exemple du prévôt Arnould au moment de la réforme grégorienne.
Toutefois, le bouillonnement qui caractérise la collégiale dans les dernières années du xi e siècle et au tout début du xii e siècle s’arrête assez brutalement dans les années 1110-1120. Désormais, les chanoines audomarois n’ont plus la place qu’ils avaient eue jusqu’alors : les tensions avec Saint-Bertin autour de la question des reliques passent pour un temps au second plan ; les privilèges pontificaux que reçoit la collégiale à quatre reprises de 1122 à 1179 semblent avant tout refléter des tensions internes entre le prévôt et la communauté. Les prévôts sont, sans exception, recrutés dans l’entourage immédiat du comte de Flandre qui garde ainsi sur l’établissement un contrôle qui aurait peut-être pu lui échapper à la fin du xi e siècle. À la fin du xii e siècle, les premiers signes d’un déclin de la vie commune apparaissent. On parle d’absentéisme pour la première fois en 1162 et, en 1218, trois des cinq offices capitulaires, devenus obsolètes, sont supprimés. Ce n’est malheureusement qu’à partir de cette période que l’on peut connaître avec quelque précision le fonctionnement interne du chapitre, sa composition, l’état et l’évolution de ses biens. C’est notamment au cours du xii e siècle que semble s’affirmer la communauté canoniale, derrière son doyen.
On a donc assisté au cours de ces siècles à la progressive transformation de la communauté canoniale établie à Sithiu par Fridugise dans l’église de la Vierge. Il serait vain de vouloir distinguer un moment précis où se serait constituée une collégiale. Au contraire, il semble bien plus que l’établissement se soit affirmé progressivement au cours de cette époque, en plusieurs étapes au cours desquelles il a liquidé l’héritage inconfortable légué par Fridugise. Cette affirmation s’est faite lentement et sur le long terme, même si on peut distinguer des moments où, souvent à la faveur de crises, les choses s’accélèrent. Au terme d’une évolution qui paraît achevée au début du xii e siècle, la collégiale de Saint-Omer pourrait ressembler, sur certains points (choix du prévôt, fonctionnement interne, etc.), aux autres collégiales séculières du nord de la France. Elle n’en continue pas moins de porter le poids d’un héritage légué par ses origines uniques dans la région à la même époque : du point de vue du temporel et de l’identité de la communauté canoniale, les liens qui la lient depuis toujours à l’abbaye voisine de Saint-Bertin constituent une originalité incontestable et empêchent de voir en la collégiale de Saint-Omer une collégiale parmi les autres.
Annexes
Édition et présentation des différents inventaires des archives du chapitre de Saint-Omer, de la fin du xv e siècle à la fin du xx e siècle.
Édition des chartes de Saint-Omer (1015-1215) : actes du chartrier de la collégiale de Saint-Omer ; actes communs à la collégiale et à l’abbaye de Saint-Bertin concernant les biens rhénans possédés en commun ; actes émis par le prévôt, le doyen et les chanoines de Saint-Omer ; documents (documents de gestion, listes de reliques, etc.). — Reproduction des actes et documents originaux.
Études critiques des plus anciennes chartes de Saint-Omer (1016-1052) : charte du prévôt Hélecin (8 juin 1016), chirographe de l’abbé de Saint-Bertin et du prévôt de Saint-Omer (1er mars 1042), notice de l’élévation des reliques de saint Omer (3 mai 1052).