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La musique à la cour du roi de France (1461-1515)


Introduction

Depuis un demi-siècle, de multiples travaux se sont intéressé à la vie musicale à la cour de France au tournant du Moyen Âge et de l’époque moderne, à travers l’étude des institutions musicales, du répertoire ou de rares documents d’archives concernant la carrière ou le séjour d’un musicien. Mais jamais une étude globale n’a donné à voir, dans son ensemble, le fonctionnement de cette vie musicale. Cette remarque s’applique également aux instrumentistes et aux chantres qui servirent le roi : si certains d’entre eux ont fait l’objet de recherches importantes et souvent internationales, beaucoup sont restés dans l’ombre. L’objet de cette thèse est donc de présenter la synthèse la plus complète possible sur la musique à la cour de Louis XI, Charles VIII et Louis XII, grâce au dépouillement de documents d’archives susceptibles de combler les silences des études antérieures.

Envisager la musique à la cour de France conduisait tout d’abord à s’interroger sur un éventuel penchant du roi pour la chose musicale. La tâche n’est pas aisée : il est en effet difficile de savoir si la place de la musique était due à un véritable goût du souverain, à l’image de celui d’Anne de Bretagne, héritière de la tradition de mécénat musical des ducs de Bretagne, ou s’il s’agissait plutôt d’une nécessité protocolaire indissociable des grands événements de la vie curiale, en particulier pour les pièces sacrées. De plus, l’étude des institutions musicales de la cour était l’occasion d’essayer, dans la mesure où les sources le permettaient, de saisir les musiciens en tant que groupe social et de suivre l’évolution de ce dernier entre la seconde moitié du xv e siècle et les premières années du xvi e siècle. Malheureusement, la tentative sinon de restituer, du moins d’esquisser une reconstitution du répertoire propre à chaque institution, ainsi que des conditions d’exécution des œuvres, a dû s’accommoder du silence de la plupart des partitions manuscrites conservées sur les auteurs et sur l’exécution des œuvres.


Sources

D’un point de vue archivistique, les règnes de Louis XI, Charles VIII et Louis XII présentent une certaine cohérence et continuité dans le volume de sources disponible pour chacun d’eux : entre 1461 et 1515, il n’existe aucune série d’archives complète pour la Chapelle, l’Écurie ou la Chambre, et aucun des trois règnes n’est mieux documenté que les autres. Aucun compte de la Chapelle de musique n’a ainsi été conservé pour les règnes de Charles VIII et de Louis XII, contrairement à celui de Louis XI, et la situation est exactement inverse pour les archives de l’Écurie. De même, la diffusion de l’imprimé n’a pas été décisive pour la période envisagée : même si son apparition se fit à partir de 1470 avec l’installation d’une presse dans les locaux de la Sorbonne, elle n’a laissé aucune source exploitable et il faut, pour disposer de documents musicaux imprimés, attendre les publications parisiennes de Pierre Attaignant, à la fin de la décennie 1520.

Le roi disposait néanmoins d’institutions chargées de gérer les dépenses ordinaires et extraordinaires de la couronne, et les documents comptables conservés sont précieux. Ceux de l’Argenterie, par exemple, contiennent nombre de mentions de présents faits à des chantres ou à des instrumentistes de la cour, car l’institution était chargée de régler certaines dépenses extraordinaires, notamment les achats de joyaux, de tapisseries, de vaisselle et de menus ustensiles ainsi que la façon et l’étoffe des habits du roi et de ses serviteurs. Il faut également mentionner les comptes des Menus Plaisirs, service qui s’occupait de la préparation des cérémonies, des fêtes et des spectacles de la cour : on voit déjà tout l’intérêt de cette dernière documentation pour les études musicales.

Les comptes des funérailles de rois disposent d’un avantage considérable sur les autres sources : ils réunissent en un seul document les noms de tous les officiers de la Chambre, de la Chapelle et de l’Écurie en service au moment de la mort du roi, y compris les enfants de chœur, qui n’apparaissaient habituellement pas sur les comptes propres à chacun de ces organes. Enfin, en dehors des sources archivistiques, il existe de nombreux documents qui peuvent se révéler d’une grande aide, tels que les textes littéraires (poèmes, chroniques, relations d’entrée royale, correspondances), dont la conservation au fil des siècles s’est manifestement mieux faite que pour les documents administratifs.


Première partie
Le contexte historique et musical des règnes
de Louis XI, Charles VIII et Louis XII


Chapitre premier
Le roi de France et la musique (1461-1515)

Il ne s’agissait pas là d’énumérer des faits chronologiques destinés à illustrer et caractériser les règnes de Louis XI, Charles VIII et Louis XII, mais d’appréhender la formation intellectuelle et l’environnement culturel des trois rois, ainsi que de leur entourage immédiat, pour les insérer dans un cadre plus large. Plutôt que de s’attarder sur leurs accomplissements politiques ou militaires, il a semblé plus pertinent d’étudier les rapports personnels qu’entretenaient ces souverains avec la musique, d’insister sur leurs affinités intellectuelles, culturelles et musicales, de distinguer des attitudes et des goûts propres à chacun d’eux, alors même que les différences ont sans doute été uniformisées à cause du caractère essentiellement comptable et financier des sources aujourd’hui disponibles, qui sont avares de renseignements autres qu’administratifs.

Chapitre II
Les institutions musicales de la cour : histoire et description

À la fin du Moyen Âge, le roi de France possédait trois institutions pour pourvoir aux besoins musicaux de sa cour : la Chapelle, la Chambre et l’Écurie. Toutes trois possédaient une raison d’être, une organisation et une histoire différentes. La Chapelle était, des trois entités, la plus ancienne et la plus fournie en musiciens. Sa fonction première était de célébrer l’office divin dans le cadre de la chapelle privée du roi. E n France, les premières attestations remontent au règne de Charles V (1364-1380) qui avait, à en croire Christine de Pisan, « souveraine chapelle », et dont les musiciens chantaient « à déchant » les dimanches et fêtes. La Chapelle suivait le roi dans ses déplacements, même lorsque les circonstances l’amenaient à s’éloigner de ses lieux de résidence habituels pour une longue période.

L’Écurie avait pour vocation de jouer sa musique en plein air, c’est-à-dire une musique essentiellement militaire, interprétée dans les parades et sur les champs de bataille, ou à caractère festif, pendant les banquets, les fêtes et les réceptions. Elle employait des instruments qui pouvaient se faire entendre aisément au milieu du tumulte, et que les comptes mentionnent sous le nom de « haulx instrumens », en référence au volume sonore produit : tambours, trompettes, sacqueboutes, fifres. Même si l’Écurie fut réorganisée en profondeur par François Ier, son origine était médiévale, puisque Charles VI entretenait déjà des fifres et des tambourins qu’il fit jouer dans un tournoi donné à l’occasion d’une « cérémonie de chevalerie du roi de Sicile », Charles d’Anjou, au début de la décennie 1380. L’Écurie occupait une place importante dans le cérémonial royal, puisque ses membres, lors des réceptions et des banquets, étaient vêtus de livrées aux couleurs du roi.

L’apparition de la Chambre est plus difficile à situer, car ce ne fut que sous le règne de François Ier que cette institution reçut son nom définitif ainsi qu’une organisation rigoureuse, qui faisait défaut jusque-là. À l’origine, la Chambre regroupait les musiciens qui ne pouvaient intégrer ni la Chapelle, composée essentiellement de chanteurs – à moins de jouer de l’orgue, rare instrument admis dans le lieu de culte –, ni l’Écurie, qui privilégiait les instruments produisant un volume sonore élevé. Ses membres avaient pour fonction de produire une musique de divertissement pour la personne royale dans un cadre clos et intime, à l’aide d’instruments rangés dans la catégorie des « bas instruments » en raison du faible volume sonore qu’ils produisaient. Cette pratique musicale, quoique peu formalisée par le pouvoir royal, était courante au Moyen Âge – Louis X le Hutin possédait déjà, en 1315, quelques joueurs de psaltérion – et accordait une place plus grande à la notion de musicien soliste que l’Écurie ou la Chapelle.

Chapitre III
Le contexte musical à la veille de la Renaissance

L’apport de la Renaissance ne fut pas aussi décisif dans le domaine musical qu’il le fut en littérature, en architecture ou en sciences, à cause de la difficulté, pour les musiciens des xv e et xvi e siècles, de mettre en application des prescriptions et d’adhérer à des valeurs imperméables aux particularités du monde musical. Il était en effet impossible d’honorer la musique antique comme un modèle à suivre et à imiter, aucun exemple de musique grecque ou romaine n’étant alors connu, et il n’existait aucun traité théorique comparable à celui dont bénéficiaient les architectes avec Vitruve. De même, l’apparition et le développement de l’imprimerie n’eurent que de faibles effets sur la production et la diffusion de partitions en Europe.

Il est en revanche important de souligner le décalage entre la diffusion de la Renaissance littéraire, partie d’Italie avant de gagner le nord de l’Europe, et celle de la Renaissance musicale, qui suivit le chemin contraire. En effet, la Renaissance musicale de la fin du xv e siècle ne fut pas lancée par une école italienne, mais par l’école franco-flamande, née à la cour des ducs de Bourgogne vers 1420 autour de compositeurs tels que Guillaume Dufay, Gilles Binchois ou Antoine Busnois, et prolongée à partir de 1450 par Jean Ockeghem puis, à partir de 1480, par Josquin des Prés. À deux exceptions près, l’école italienne de l’Ars nova menée au milieu du xiv e siècle par Ciconia et le groupe de compositeurs anglais travaillant en Europe continentale à la fin du xv e siècle autour de Dunstable, l’activité musicale européenne des deux derniers siècles du Moyen Âge était dominée par cette école franco-flamande, dont les membres étaient tous issus de Hainaut, d’Artois, de Picardie, de Brabant et de Flandre. Les raisons du succès de ces musiciens étaient liées à leur maîtrise des techniques vocales, en particulier pour le chant de compositions polyphoniques, et d’écriture contrapunctique, ce qui en faisait des interprètes et des compositeurs très recherchés.


Deuxième partie
Musique et musiciens à la cour de France (1461-1515)


Chapitre premier
La Chapelle de musique

La direction de la Chapelle de musique était toujours confiée à un musicien, qui recevait la titulature de « maître et premier chapelain de la Chapelle ». Cette fonction n’était en aucun cas honorifique ou dégagée de toute obligation : même s’il pouvait se faire aider, le titulaire du poste devait assurer le bon fonctionnement de l’institution dont il avait la responsabilité. Il lui revenait de diriger les exécutions musicales du chœur de la Chapelle pour les divers offices, y compris pour les cérémonies extraordinaires (enterrements, mariages,messes commémoratives ), et d’approvisionner ses effectifs en compositions nouvelles.

Le personnel de la Chapelle était constitué de chanteurs, essentiels pour célébrer les offices divins. Leur nombre n’était pas fixe, encore moins défini par une ordonnance royale, car il dépendait avant tout de la pratique et des circonstances. De manière générale, entre l’avènement de Louis XI et la mort de Louis XII, on peut évaluer entre quinze et vingt personnes les effectifs de la Chapelle de musique. Grâce à l’importance de leur salaire, les chantres avaient une situation matérielle bien meilleure que celle de leurs collègues de la Chambre ou de l’Écurie, d’autant que leur place leur offrait la possibilité d’obtenir des bénéfices ecclésiastiques, grâce à leur proximité avec le souverain.La Chapelle se composait également d’enfants de chœur, utiles pour chanter les parties les plus hautes. Il s’agit d’un groupe difficile à étudier, dont les membres ne percevaient pas de gages – et ne figuraient donc pas sur les comptes de la Chapelle –, et qui connaissait une forte instabilité et un renouvellement fréquent, à cause de la mue des chanteurs.

De tous les membres de la cour, les musiciens étaient sans doute ceux qui pouvaient le plus facilement partir rejoindre un prince ou une Chapelle à l’étranger. Le reste du personnel curial devait sa réussite matérielle et ses privilèges à la personne royale : les nobles ou les ecclésiastiques disposaient de terres ou de bénéfices dont la possession dépendait fortement du roi, et ils avaient donc le souci, pour les conserver, de ne pas s’attirer la colère de ce dernier. Les musiciens, en revanche, bénéficiaient de leur situation grâce à leur talent personnel et à leurs connaissances musicales, qu’il ne leur était pas difficile d’emporter ailleurs, et ils n’étaient donc pas tenus par une quelconque obligation de demeurer dans le royaume pour continuer à bénéficier de conditions matérielles avantageuses. Ils pouvaient perdre les bénéfices qu’ils détenaient, mais ils en recevaient d’autres dans les nouvelles cours qu’ils fréquentaient. Certains événements conditionnaient également les déplacements de chantres : les guerres, avec les mouvements de personnel et d’artistes qu’elles suscitaient, favorisaient les voyages, et certains mariages princiers entraînaient le personnel musical d’une cour à l’autre, souvent de manière définitive.

Chapitre II
L’Écurie et la Chambre

L’Écurie était une institution moins prestigieuse que la Chapelle de musique, d’une part parce que ses fonctions n’étaient pas liées à la sphère religieuse, mais aussi parce que, d’un point de vue musical, ses musiciens ne faisaient qu’égayer le tumulte des bals et des réceptions, alors que leurs collègues de la Chapelle restituaient, dans la solennité des offices, de complexes partitions écrites. La rémunération et les avantages matériels des musiciens de l’Écurie étaient donc moindres que ceux de leurs collègues de la Chapelle : non seulement le montant de leurs gages était, en moyenne, deux fois moins élevé que ceux des chantres de la Chapelle, mais ils ne recevaient pas du roi les subsides nécessaires pour entretenir un cheval, et devaient suivre les déplacements de la cour à pieds. Enfin, l’organisation collective de ce service ne jouait pas en faveur de ses membres, qui n’obtenaient que très rarement de fastueuses gratifications à titre individuel, comme c’était le cas à la Chapelle de musique.

La position des membres de l’Écurie demeurait tout de même enviable, car elle garantissait une situation matérielle que peu de musiciens profanes connaissaient dans le royaume à la même époque. Le prestige attaché au service du roi de France était incomparable, sans compter les avantages, juridiques par exemple, que pouvaient offrir la protection et la proximité du souverain. Afin de compenser la faiblesse relative de leur traitement par rapport à la Chapelle, ils étaient autorisés à exercer leurs talents en dehors de la cour, pour des événements sans rapports avec la fonction royale mais qui faisaient appel aux mêmes talents de ménétriers que les bals et fêtes données par le roi : mariages, fêtes, assemblées diverses, etc. Ces activités n’étaient pas bénévoles et procuraient aux instrumentistes un complément aux gages qu’ils percevaient à la cour. Par conséquent, les effectifs étaient d’une stabilité remarquable, peut-être supérieure à celle des membres de la Chapelle dont le rayonnement européen favorisait considérablement les départs, et la présence sur de longues durées de musiciens d’origine étrangère ramenés par le roi de France pour de courtes périodes à l’origine, et dont le séjour s’est finalement prolongé jusqu’à leur mort, témoignait de l’attrait de l’Écurie.

L’étude de la musique de la Chambre sous les règnes de Louis XI, Charles VIII et Louis XII se heurte à plusieurs problèmes : l’imprécision des sources, l’anonymat des musiciens et l’absence de distinction entre Chambre et Écurie. En effet, avant l’organisation de la Chambre comme institution musicale à part entière sous le règne de François Ier, aucun compte ne distingue les membres de la Chambre de musique des autres officiers du roi, comme cela pouvait être le cas pour les chapelains ou les instrumentistes de l’Écurie. Comme la rétribution touchée par les musiciens de la Chambre était liée à la détention d’un office civil au sein de l’hôtel royal, c’est donc dans les états des officiers domestiques qu’il convient de se plonger pour étudier la musique de la Chambre. En effet, compte tenu de la nature du service musical dû par les membres de cette institution – jouer pour la personne royale, en petits effectifs, dans un cadre plutôt intime –, il était logique pour eux d’occuper une charge souvent honorifique, valet de chambre ou huissier, qui leur permettait d’être en contact permanent avec la personne royale et d’être ainsi en mesure de jouer lorsque le roi en manifestait le désir.

Chapitre III
Les musiciens de la famille royale

Il convient de ne pas sous-estimer le rôle de l’entourage royal dans la pratique musicale à la cour de France. Non seulement, ses membres disposaient de services liées à leur personne et susceptibles de favoriser le mécénat musical, mais ils pouvaient aussi être amenés à se substituer au roi, comme ce fut le cas lors de la minorité de Charles VIII. Néanmoins, seuls les membres les plus éminents de cet entourage, les mères, les épouses, les frères, les sœurs et les enfants de roi, ont joué un rôle réel dans le développement de la musique à la cour, parce qu’ils y résidaient de manière permanente, contrairement aux détenteurs de principautés territoriales qui devaient parfois gérer en personne et sur place leurs possessions et qui disposaient de leur propre cour, comme Pierre de Beaujeu à Moulins.

Réunir des informations sur l’entourage du roi est difficile : inexistants sont les témoignages qui pourraient nous apprendre si l’un de ses membres savait jouer d’un instrument particulier et, lorsque les comptes des maisons d’enfants royaux ont été conservés, ils ne contiennent pas de mentions de précepteurs ni de preuves qu’une formation musicale ait pu leur être dispensée. On remarquera tout de suite la part écrasante de personnalités féminines parmi ces mécènes : si l’on excepte le futur François Ier ainsi que Pierre de Beaujeu, qui dut sa présence à la cour de Charles VIII à la régence que Louis XI avait confiée à sa fille Anne, ce ne sont que des mères, sœurs et épouses de roi. Cela n’était pas dû à une quelconque volonté de montrer le rôle des femmes dans l’élaboration d’un modèle culturel à la cour, mais le résultat des hasards généalogiques : ni Louis XI, ni Charles VIII, ni Louis XII n’eurent de frères, de fils ou d’oncles qui auraient pu occuper une telle place.


Troisième partie
Musique et mise en scène de la royauté


Chapitre premier
La mise en musique des rites de la royauté

Le Moyen Âge vit se développer et se préciser le cérémonial entourant les événements majeurs de la vie et du règne du roi de France : naissance, baptême, mariage, sacre et funérailles ; tous les rites étaient propices à une exaltation de la personne et de la famille royales. élément essentiel de la pompe et du faste étalés durant ces solennités, la musique y occupait une place de choix, étant à la fois source de divertissement lors des réjouissances qui suivaient les cérémonies, de magnificence à travers les instruments hauts qui résonnaient dans les cortèges, et de sens au moyen de chants liturgiques renforçant la signification du protocole. Néanmoins, il est très difficile d’identifier les œuvres et les musiciens d’après les descriptions qui nous sont parvenues, et il faut se contenter de renseignements ponctuels, glanés ça et là, qui permettent de reconstituer l’ambiance musicale des cérémonies les plus importantes de la royauté.

Chapitre II
Les entrées royales

C’est au milieu du xiv e  siècle, vers 1355, lors de l’entrée de Jean le Bon à Tournai qu’apparurent les « hystoires » ou « mystères » qu’organisaient les guildes et les corporations de la ville. Les entrées furent alors agrémentées de spectacles de rue, disposés le long d’un parcours élaboré par la municipalité et auxquels l’hôte assistait en suivant ce cheminement. La place de la musique était très importante dans ces cérémonies, bien plus que ce que les sources laissent à penser. La visite d’un roi, d’une reine ou d’un prince étaient l’occasion de concerts ou de chants dont les fonctions étaient nombreuses : il s’agissait autant de distraire l’hôte que de l’instruire et de l’informer, par le moyen de chants aux paroles subtilement écrites et chargées de sens. Définir le moment où l’activité musicale devenait politique est une tâche très délicate : l’était-elle seulement lorsque le texte chanté contenait un discours politique à proprement parler, c’est-à-dire lorsqu’il considérait la façon dont s’organisait la communauté des hommes ? Que faire des allusions, des paroles à double sens et des allégories dont le Moyen Âge était si friand, qui étaient destinées à charmer l’auditeur par des textes poétiques et des images évocatrices, tout en développant, de façon sous-jacente, un discours au contenu fortement politique ? De même, quelle était la fin première de la musique que les municipalités faisaient jouer lors des entrées royales ? Était-elle susceptible d’agir sur l’auditeur comme le faisait un discours politique ?

Cette question est d’autant plus intéressante qu’elle prend aussi en compte les instruments. En effet, s’il est impossible de faire passer un discours conscient à travers la musique elle-même, le fait de faire jouer des ménestrels n’est ni gratuit ni innocent : on ne les employait que pour une circonstance dont on estimait qu’elle méritait une manifestation musicale. La présence d’instrumentistes renforçait le faste déployé, augmentait la solennité de la cérémonie et soulignait l’importance de l’hôte. Si la musique, lors d’une entrée, était un moyen de rendre hommage à l’hôte, elle permettait également à la ville de faire étalage de sa puissance et de sa richesse à travers le luxe de ces cérémonies. En effet, il fallait avoir des ressources financières suffisantes pour pouvoir engager les instrumentistes les plus talentueux, ceux qui appartenaient aux confréries de ménétriers et formaient l’élite de la profession.

Chapitre III
Musique et politique

Il est difficile de prétendre résumer en quelques phrases le rapport qu’entretenait la musique avec l’exercice du pouvoir par la royauté. En effet, dans une société où l’État était représenté par la personne royale, les mises en scènes musicales et le faste entourant le roi servaient autant à le distraire qu’à faire montre de son pouvoir, susceptible de se mesurer entre autres au nombre et à la qualité des artistes mobilisés pour l’occasion, devant la foule des spectateurs. Les signatures de traités, les réceptions de souverains étrangers ou de princes, les entrées dans les villes conquises à l’issue de campagne militaire constituaient autant d’occasions de rivaliser de magnificence et d’asseoir ainsi la réputation d’un roi et de sa cour. D’autre part, et de manière plus prosaïque, il revenait au souverain d’exercer son pouvoir législatif sur certaines questions relatives à la musique, telles que l’organisation des confréries de musiciens par exemple. Néanmoins, la dimension politique l’emportait alors sur la question musicale, dans la mesure où ces interventions étaient courantes et extrêmement stéréotypées : la plupart du temps, le nouveau roi se contentait de confirmer les privilèges octroyés par son prédécesseur.

Il est donc malaisé de déterminer la nature exacte des liens entre la musique et la politique, et de parvenir à distinguer ce qui relevait des goûts du roi, des nécessités de la politique, ou participait des deux à la fois. Il semble en revanche certain que les guerres d’Italie marquèrent un tournant dans ces rapports : outre le faste et la pompe que Charles VIII et Louis XII entendirent déployer durant la première campagne militaire d’envergure menée en dehors du royaume de France depuis fort longtemps, les relations diplomatiques ainsi entretenues avec les cours italiennes favorisèrent les échanges musicaux et contribuèrent, en faisant se rencontrer les musiciens du roi et leurs collègues au service des princes italiens, à insérer la vie musicale de la cour de France dans un cadre géographique plus large.


Conclusion

La cour de Louis XI, Charles VIII et Louis XII abrita quelques-unes des grandes figures musicales de la fin du Moyen Âge et des débuts de la Renaissance : Jean Ockeghem, Josquin des Prés, Antoine Févin, Claudin de Sermizy ou Loyset Compère. Il reste néanmoins difficile de juger de l’intérêt personnel que portaient ces trois rois à la musique, même si la période entre 1461 et 1515 vit une croissance des effectifs et une diversification des instruments au service des rois de France, à travers l’apparition de joueurs de sacqueboutes et de hautbois. Cette évolution demeura informelle : d’après les sources, le nombre de musiciens au service de la couronne connut une légère augmentation, surtout perceptible au tournant des xv e et xvi e siècles, en raison de l’accroissement de la place de la musique profane et, par conséquent, des instruments de la Chambre et de l’Écurie, alors que les effectifs de la Chapelle demeuraient stables.

Les trois souverains disposèrent des mêmes institutions musicales, quoique plus informelles et peut-être moins étoffées, que François I er, et aucun d’eux n’introduisit de véritable révolution dans l’organisation administrative de ces organes. Par conséquent, du point de vue administratif, il n’existe pas de différence flagrante entre les différents règnes : par exemple, le caractère empirique de la musique de la Chambre, présent sous le règne de Louis XI, l’était encore sous Louis XII. De même, les instrumentistes et les chantres restaient en fonctions lors des successions royales : il était en effet de tradition, pour un roi qui montait sur le trône, de conserver le personnel de son prédécesseur.

La cour de France ne constituait qu’une étape, plus ou moins longue, dans les carrières des musiciens, et la monopolisation des charges par des familles n’existait pas encore de manière vraiment perceptible, de même que la vénalité, la résignation et l’hérédité des postes. Si Ockeghem fut une exception, sa stabilité ne doit pas occulter le caractère européen des carrières de Josquin des Prés, d’Antoine de Longueval, d’Elzéar Genet, de Jean Braconnier, d’Antoine de Févin, et des musiciens suisses et italiens engagés par Charles VIII et Louis XII.


Pièces justificatives

Hommage de Jean Ockeghem au roi Charles VIII pour les fiefs de Donnemarie-en-Montois et Chasteauneuf (avril 1487). — Lettres de naturalité octroyées à Loyset Compère en avril 1494. — Extrait de compte et d’état de la Chapelle (1513-1515).