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École des chartes » thèses » 2009

Les sociétés Chauvet

Négoce et révolutions entre Marseille et les Antilles (1785-1805)


Introduction

Les révolutions de la fin du xviii e siècle, en France et à Haïti, n’ont pas seulement eu des conséquences politiques, à une échelle régionale. Leurs répercussions sont également d’ordre social et économique. Les milieux d’affaires ont particulièrement été concernés par les mutations de l’époque.

Cependant, l’histoire économique sous la Révolution, au sens large, est encore assez mal connue. Elle reste surtout envisagée à travers un petit nombre de travaux de synthèse, parfois anciens. Quant aux historiens des négociants, ils délaissent souvent ces années et ne se préoccupent que rarement de la place réservée, en période révolutionnaire, au négoce – entendu aussi bien comme activité économique que comme groupe social et professionnel.

Le cas des sociétés Chauvet, fortement impliquées dans le commerce colonial avec les Antilles, permet de poser très directement le problème du rapport entre négoce et révolutions, envisagé sous l’angle de l’histoire des entreprises. Plus spécifiquement, le sujet renvoie aussi à la question de la mobilité sociale et à la redéfinition du milieu négociant, dans la France révolutionnaire.


Sources

Le fonds Chauvet et Lafaye, conservé par le service des archives de la Chambre du commerce et de l’industrie de Marseille-Provence, constitue l’essentiel des sources utilisées. Ce fonds, acquis dans les années 2000, rassemble la correspondance active et une partie de la comptabilité de plusieurs sociétés successives, placées sous la responsabilité de Jean-Jacques Chauvet. Seuls quelques travaux récents ont donc pu y avoir recours, sans jamais prendre pour objet d’étude direct l’entreprise Chauvet en elle-même. Auparavant, celle-ci restait d’autant plus méconnue qu’elle n’appartenait pas aux plus grandes maisons de négoce marseillaises et que les sources faisaient grandement défaut. Quelques documents épars aux Archives nationales et aux archives départementales des Bouches-du-Rhône mentionnent son existence. Enfin, une partie des fonds des séries E (archives notariales, paroissiales), L (archives fiscales de l’époque révolutionnaire) et Q (confiscation des biens des émigrés), conservés par les archives départementales des Hautes-Alpes, de l’Isère et des Bouches-du-Rhône, fournissent de précieux renseignements sur l’environnement social et familial qui entourait l’entreprise. Les documents analysés concernent donc presque exclusivement les sociétés Chauvet et leur propre réseau commercial. Mais au-delà de leur particularité, ces sources permettent d’éclairer le domaine, encore relativement délaissé des franges inférieures ou intermédiaires du négoce, et renvoient par conséquent à des problématiques plus générales.


Première partie
Le séjour dans les Antilles et l’accumulation des capitaux


Chapitre premier
Familles et origines

L’organisation familiale est étroitement liée à l’histoire des sociétés marchandes. De sa naissance à sa disparition, l’entreprise a été dominée par quatre familles : celle de Jean-Jacques Chauvet, qui donne son nom à la maison de commerce, mais aussi celles de ses principaux associés (Lafaye, Tivollier) et de son épouse, qui appartenait à la puissante dynastie grenobloise des Perier. La plupart de ces groupes familiaux, les Perier exceptés, appartiennent à une petite ou moyenne notabilité de province, composée de fermiers, de marchands, de notaires, de prêtres, d’administrateurs locaux, etc. Cette identité sociale commune se double d’une même origine géographique : les Chauvet, les Lafaye, les Tivollier ou les Perier étaient installés dans le Bas-Dauphiné, dans les départements des Hautes-Alpes ou de l’Isère. Cet ancrage social, familial et spatial s’avère déterminant, pour la formation des négociants, leur promotion professionnelle et la création de liens de solidarité entre eux.

Chapitre II
Le voyage aux Antilles
(1785-1789)

L’installation d’une première société Chauvet et Lafaye dans les Îles, au Cap-Français, permet d’interroger les mécanismes d’accumulation des capitaux et les opportunités offertes par le commerce colonial à de jeunes marchands. Les marchés antillais constituent un ensemble complexe, d’un abord plus ou moins difficile, selon le rang des acteurs économiques désireux de s’y impliquer. L’appui de partenaires métropolitains s’est donc révélé décisif pour la progression de l’entreprise, ainsi que pour l’intégration de Chauvet et Lafaye à la société coloniale. Ce séjour à Saint-Domingue fit des deux jeunes marchands des négociants à part entière ; les contacts noués sur place et les gains financiers constituent autant de capitaux, réutilisés ensuite, au retour de l’entreprise en France, en 1789.

Chapitre III
Des Alpes à l’Océan : la consolidation du réseau européen

Parallèlement à l’implantation dans les Antilles, la société Chauvet et Lafaye disposait de plusieurs contacts en métropole. À l’origine, il s’agit d’un nombre relativement limité de négociants, auxquels les deux associés étaient liés. Cette organisation les plaçait nécessairement dans une dépendance plus ou moins soulignée vis-à-vis d’un petit nombre d’agents commerciaux. Ce n’est que graduellement que s’est imposé un modèle de fonctionnement en réseau, au sens authentique du terme. Cette organisation, sur le plan géographique, va non seulement se concentrer sur les régions dont Chauvet et Lafaye étaient originaires (le Bas-Dauphiné), mais aussi sur trois grands centres économiques (Marseille, Lyon et Bordeaux) ainsi que sur certaines régions de production textile (dans les Flandres, l’Ouest de la France ou le Bas-Languedoc).

Chapitre IV
Organisation et pratiques marchandes

La consolidation de l’entreprise, qui apparaît avec éclat dans ses succès financiers et dans l’extension de sa surface sociale et commerciale, s’explique aussi par sa constitution intérieure. L’organisation des sociétés Chauvet n’est pas facile à appréhender, à cause des lacunes archivistiques. Mais l’étude du contenu de certaines lettres et l’utilisation de quelques procédés statistiques simples (étude des cycles de travail, évaluation de la cohérence des registres) permettent d’en donner une vision d’ensemble. L’entreprise se caractérise à la fois par une grande souplesse organisationnelle, de faibles moyens logistiques, un personnel peu nombreux, le rôle surdéterminant de son chef, Jean-Jacques Chauvet. Il en découle à la fois des conséquences positives, une bonne capacité d’adaptation aux évolutions à court terme des marchés, et des effets potentiellement négatifs, une grande dépendance de l’entreprise vis-à-vis d’un seul individu.


Deuxième partie
L’époque révolutionnaire


Chapitre premier
Face aux débuts de la Révolution

Chauvet revient à Marseille, où il fixe son entreprise, en 1789. Parallèlement, les révoltes et les événements politiques de l’été retiennent, pour la première fois, son attention. La conjonction d’une nouvelle implantation géographique et de l’évocation des premiers changements politiques permet de considérer que, concernant la société et ses activités, la Révolution commence véritablement cette année-là. Au cours de ce premier acte révolutionnaire, le réseau de l’entreprise est considérablement modifié dans sa forme spatiale, même si les partenaires changent assez peu. Chauvet s’associe avec une maison dominicaine, Philippon Lauret et Cie , continue le commerce colonial et commence à se lancer dans la banque. En même temps, le négociant manifeste une certaine sympathie envers une révolution d’essence libérale, dans le prolongement des Lumières. Cependant, il reste à l’écart de l’action politique proprement dite.

Chapitre II
La révolution haïtienne et ses effets
(1791-1794)

Entre 1788 et 1791, les contacts avec les partenaires antillais ont connu une forte rationalisation. Alors que l’entreprise entretenait des relations multiples avec divers correspondants, elle se recentra ensuite sur la ville du Cap, et ses associés Philippon Lauret et Cie. Ce rapport étroit avec les Îles assurait l’équilibre global du réseau commercial. Or la révolution haïtienne en déstabilise les fondements : elle menace le système de production colonial, fondé sur l’esclavage, perturbe les exportations, supprime une partie des débouchés locaux. L’intensité inattendue du mouvement et ses succès progressifs ont rendu très difficile toute prise de conscience rapide. De plus, Chauvet ne disposait pas de tous les moyens matériels nécessaires à un redéploiement complet de ses activités. Dès lors, le négociant subit les événements sans pouvoir en infléchir le cours.

Chapitre III
Guerre et négoce

La guerre, et plus particulièrement la guerre maritime, est l’un des trois grands phénomènes déstabilisateurs de la décennie 1790, avec la révolution haïtienne et la radicalisation de la révolution en France. Jusqu’en 1792, la perspective du conflit avait fortement imprégné la correspondance de l’entreprise. Dans sa virtualité, la guerre a cependant une influence extrêmement concrète sur les spéculations, l’évolution à court terme des prix et l’état d’esprit des entrepreneurs. À partir de 1792, le conflit devient réel. Au départ, il concerne essentiellement les espace continentaux, et n’a que des répercussions limitées sur le réseau commercial. C’est surtout la guerre maritime, et notamment la rupture entre la France et l’Angleterre, qui va gêner les processus habituels d’exportation. La circulation des capitaux va en être considérablement perturbée. Les alternatives développées d’ordinaire pour y remédier s’avèrent insuffisantes, de sorte que le bilan de la guerre maritime semble très nettement négatif pour l’entreprise.

Chapitre IV
Politisation et dépolitisation : l’« orage révolutionnaire »
(1793-1794)

Le retrait politique revendiqué par Chauvet et de nombreux négociants se heurte rapidement à la dynamique révolutionnaire. La montée en puissance du mouvement sans-culotte et la crise économique (inflation, dévaluation des assignats) alimentent une critique acerbe des activités marchandes et spéculatives. La Convention, soucieuse de faire valoir sa propre autorité sans se laisser dépasser par le mouvement populaire, va se faire l’écho de ces idées, tout en prenant une série de mesures qui entravent fortement les mécanismes commerciaux classiques. La mise en place du maximum aussi bien que la cristallisation de la notion de « négociantisme  »participent d’un processus original et extrêmement déstabilisant. La « tourmente révolutionnaire  » s’achève par l’inscription de Chauvet sur la liste des émigrés. Ces déboires découlent pour l’essentiel d’une contradiction originelle entre l’apolitisme du négociant, fondé sur une séparation de principe entre l’espace privé et l’espace public, et la logique de politisation générale à l’œuvre dans le mouvement révolutionnaire. Ce que les négociants, absorbés par leurs intérêts à court terme, ne comprennent pas, c’est précisément que la passivité politique est progressivement rejetée dans le champ de l’activité contre-révolutionnaire.


Troisième partie
Une reconstruction inachevée (1795-1805)


Chapitre premier
Rebâtir
(1795-1796)

La reconstruction de l’entreprise commence en 1795, lorsque les poursuites contre Chauvet sont abandonnées. À la faveur de la réaction thermidorienne puis du Directoire, c’est d’abord une reconstruction silencieuse qui s’initie, à Ribiers, dans le Dauphiné, puis à Marseille après 1796. Le bilan de la Terreur est partagé. Les négociants ont majoritairement sauvé leurs têtes, mais leurs entreprises ont été durement touchées – les moins puissantes surtout. Chauvet a pu préserver quelques fonds, qu’il investit dans un commerce modeste et dans quelques opérations spéculatives. Surtout, il réactive ses contacts, encore présents dans les milieux d’affaires. Enfin, il s’efforce avec plus ou moins de succès de récupérer une partie des capitaux immobilisés en Amérique, sous formes de stocks de marchandises ou bien de dettes contractées par d’anciens partenaires antillais. Néanmoins, les avancées des révolutionnaires haïtiens avaient amputé de nombreuses fortunes coloniales, alors que la guerre maritime gênait encore la circulation des capitaux.

Chapitre II
De nouvelles politiques
(1794-1805)

La politique menée sous Thermidor, le Directoire puis le Consulat a eu la réputation d’avoir avantagé les cercles d’affaires. Par opposition à la Terreur, il est vrai que les mesures de libéralisation ont été appréciées des négociants. De même que la politique extérieure, marquée par plusieurs traités de paix, qui ont favorisé les échanges avec l’Allemagne, les Flandres, les Pays-Bas ou l’Espagne, tout en ouvrant la Méditerranée. En revanche, la politique monétaire est au départ très contestable, comme l’illustre bien la dévalorisation fulgurante des mandats territoriaux. Néanmoins, le retour à une idéologie plus conforme aux vues des élites marchandes, la proximité rétablie entre milieux négociants et politiques, ne pouvaient que satisfaire Chauvet et ses partenaires. Du point de vue de nombreux entrepreneurs, les années 1794-1805 ne constituent pas un retour à la prospérité, mais elles en posent les jalons.

Chapitre III
L’intégration aux milieux d’affaires dauphinois
(1797-1801)

Devenue quasi inexistante en 1795, l’entreprise dut, pour se rétablir, s’appuyer tant sur les ressources personnelles de Chauvet que sur d’anciens contacts. De fortes solidarités s’expriment encore dans les milieux d’affaires, qui sont accentuées par des proximités familiales. En 1797, le mariage entre Chauvet et Gabrielle Perier-Lagrange permet d’apporter à l’entreprise des capitaux financiers supplémentaires. Ce rapprochement avec les Perier ouvre à l’entreprise les portes de la banque parisienne, tout en affermissant son rayonnement commercial. Une nouvelle dynamique guide alors les sociétés Chauvet. Géographiquement, celles-ci abandonnent, par nécessité, l’espace américain. Désormais, les denrées coloniales sont pour l’essentiel achetées en métropole ou en Europe continentale. Quant à la spéculation monétaire et aux opérations financières, elles gagnent en importance : l’entreprise entre dans l’orbite de la maison Perier, ce qui la dote d’indéniables atouts. Néanmoins, cette réintégration dans les réseaux d’affaires revêt aussi une dimension contraignante, dans la mesure où Chauvet est relativement dépendant de sa belle-famille.

Chapitre IV
Vingt ans après : quel héritage ?
(1801-1805)

Jean-Jacques Chauvet était tombé malade vers 1798. À la fin de son existence, à partir de 1801, une analyse quantitative de la correspondance démontre que les activités de l’entreprise connurent une forte perturbation. L’association avec Louis Henry Tivollier (1801) s’inscrit dans ce contexte difficile. D’une part, elle permet à Chauvet de maintenir, jusqu’à son décès, son entreprise. D’autre part, cette alliance met en évidence les liens de plus en plus étroits de la société avec la maison Perier, à laquelle Tivollier était étroitement lié. Dans la mesure où Chauvet meurt sans enfant et où il ne pouvait transmettre la direction de l’entreprise à l’un de ses parents, la société était condamnée à être définitivement liquidée. Jean-Jacques Chauvet lègue une somme considérable à ses héritiers. Mais 35 % de ces capitaux furent destinés aux Perier ou aux Tivollier – cependant que plus de la moitié des sommes en jeu revinrent aux Chauvet. Ces derniers n’avaient cependant ni les compétences, ni les connaissances requises pour pouvoir assurer une intégration de la famille à l’élite économique du pays ou même de la région. En somme, le succès personnel de Chauvet n’a pas signifié un succès familial durable, et les capitaux qu’il avait accumulés furent vraisemblablement réinvestis en majorité dans des biens fonciers ou immeubles.


Conclusion

L’activité du négociant s’effectue le plus souvent à court terme. Elle s’inscrit dans une période brève et dans une logique d’adaptation. En revanche, la dynamique révolutionnaire impose des changements structuraux, selon des rythmes très différents. N’est-ce pas ce décalage qui, fondamentalement, rejette les négociants aux marges du processus révolutionnaire, contrairement à d’autres groupes sociaux ?

Les sociétés Chauvet offrent l’exemple d’une entreprise qui, tout en ayant réussi à s’imposer dans les affaires, ne va jamais parvenir à pérenniser son activité. L’échec de toute reproduction sociale s’explique certainement par des déterminations propres à la société et à la famille Chauvet, au sein de laquelle aucun successeur potentiel ne s’illustre. Au-delà des causes particulières, c’est aussi un effet des révolutions française et haïtienne qui, en déstabilisant fortement les entreprises en quelques années, ont surtout affecté les sociétés les plus fragiles.

Finalement, les répercussions du processus révolutionnaire sur le négoce sont multiples et durables. D’une part, il existe des conséquences politiques et idéologiques. La critique du négociantisme a marqué la pensée et l’action collectives : de nouvelles lignes de rupture ont commencé à émerger. D’autre part, la période révolutionnaire marque un affaiblissement significatif des maisons de négoce. Mais ce sont les plus modestes qui sont aussi les plus exposées, dans la mesure où la Révolution s’interrompt en 1794, sans aller jusqu’au bout de sa dynamique. Après Thermidor, les entrepreneurs les plus influents vont pouvoir s’imposer d’autant plus aisément qu’une partie des négociants de second rang s’avère désormais beaucoup moins autonome. C’est du moins le cas dans l’entourage de Chauvet. Parallèlement, les difficultés éprouvées ont aussi favorisé une spécialisation croissante, qui contribue à remodeler, à terme, les milieux d’affaires français.


Annexes

Documents relatifs à la famille Chauvet. — Extraits de la correspondance active des sociétés Chauvet. — Documents administratifs de la période révolutionnaire concernant l’entreprise et son dirigeant : photographies et édition de textes. — Contrat de mariage. — Extraits de documents comptables. — Dispositions de dernières volontés de Jean-Jacques Chauvet. — Chronologie. — Cartes. — Évolution quantitative de la correspondance active. — Évolution des prix du café et du coton (1789-1793). — Analyse factorielle des correspondances appliquée au réseau commercial de la société, d’après son courrier (1789-1794).