« »
École des chartes » thèses » 2009

Lacombe Lucien de Louis Malle

Histoire d’une polémique, ou polémique sur l’Histoire ?


Introduction

Le fonds du cinéaste Louis Malle, déposé en 2000 à la Bibliothèque du Film par ses héritiers, est fort riche, mais paradoxalement, a été peu exploité. Sans doute cela tient-il à la place ambivalente qu’occupe Louis Malle (1932-1995) dans le cinéma français depuis ses brillants débuts : il obtient avec Cousteau la Palme d’or pour Le Monde du Silence (1956) et le prix Delluc grâce à Ascenseur pour l’échafaud (1957). Mais son film suivant, Les Amants, déclenche un scandale qui le classe définitivement au nombre des réalisateurs sulfureux. À cette étiquette s’ajoute l’image du riche bourgeois réactionnaire, du fait de ses origines, pour lequel la réalisation ne serait qu’une activité de dilettante. Ceci, combiné à son indépendance d’esprit, contribue à l’exclure de la Nouvelle Vague. Bien que ses premiers films préfigurent ce mouvement et qu’il appartienne par son âge à cette génération de jeunes cinéastes, force est de constater que la postérité n’a pas retenu son nom pour illustrer cette génération de nouveaux réalisateurs et qu’elle le considère très souvent comme un metteur en scène marginal, voire mineur. Lacombe Lucien, film de la maturité (1974), renforce l’image de provocateur associée à Louis Malle : le scandale suscité à sa sortie est intéressant parce que contrairement à son précédent film (Le Souffle au cœur, 1971), il s’agit cette fois-ci d’un scandale aux résonances politiques : il heurte les représentations alors en vigueur de la Résistance et de la Collaboration. La polémique déclenchée par le film le déborde bientôt et devient une mise en accusation de la « vague rétro », à laquelle le film est quasi automatiquement rattaché. La question de la réception de Lacombe Lucien est donc capitale, et l’étude du film s’ordonne autour de ce point précis, puisque le film ne prend toute sa portée qu’au vu des réactions qu’il suscite. Sitôt reçu par la critique, Lacombe Lucien fait l’objet d’une réappropriation qui dépasse la simple critique cinématographique, et le film devient un enjeu de société bien plus qu’un simple artefact de l’histoire du cinéma français. L’étude tente donc de mesurer son influence sur la perception de la Seconde guerre mondiale, et en particulier sur la place de la Collaboration et de la responsabilité française dans le génocide juif, influence que révèlent le scandale provoqué à la sortie du film et ses prolongements jusqu’à aujourd’hui. Étant donné les accusations portées contre le film et son auteur, il est impératif de déterminer quel était le dessein exact de Louis Malle, afin de voir si les accusations d’une partie de la critique étaient fondées. C’est pourquoi une place toute particulière a été accordée à la genèse de l’œuvre, qui est extrêmement complexe. Elle est à séparer en deux temps : d’abord ce que l’on pourrait appeler une « archéologie » de Lacombe Lucien, où se distinguent deux strates, un scénario lié au contexte politique mexicain de 1971, et une expérience algérienne de la torture en 1962, puis la genèse proprement dite de Lacombe Lucien où le scénario se développe dans la France de 1944, et pour lequel Louis Malle finira par faire appel à Patrick Modiano. Ce n’est qu’ensuite que la plus grande attention peut être prêtée à la réception du film en 1974, pour retracer son ampleur, sa microchronologie et ses caractéristiques, avant de proposer des explications à ce phénomène et d’en envisager la réception sur le long terme.


Sources

La consultation du fonds Louis Malle (BiFi) ne s’est pas limitée aux seules archives concernant Lacombe Lucien : la genèse complexe du film imposait de consulter toutes les archives la concernant depuis 1962. Deux fonds annexes ont également été très profitables : celui de la scripte Sylvette Baudrot-Guilbaud et celui de l’historien du cinéma Pierre Billard. Les archives, encore conservées au siège des Nouvelles Éditions de Film, ont pu aussi être exploitées ainsi que les archives de Patrick Modiano. Des entretiens et une correspondance écrite inédits avec certains collaborateurs du film ont également enrichi l’étude.

Une grande attention a été portée aux sources issues de la presse écrite pour la réception immédiate : plus de 300 articles ont été répertoriés jusqu’à la fin de 1974 dans la presse nationale et régionale. Aucune distinction hiérarchique ni qualitative entre les différents titres n’a été opérée. Quelques courriers des lecteurs ont été relevés. Enfin, un repérage des émissions radio et télédiffusées a été effectué grâce aux collections de l’Institut national de l’audiovisuel.


Première partie
Archéologie d’une œuvre


Chapitre premier
Le projet mexicain : la réflexion sur le lumpenproletariat

Louis Malle et le Mexique. — En 1971, Louis Malle se rend au Mexique après le succès du Souffle au cœur et est témoin des manifestions étudiantes sous la présidence de Luis Echeverria. Il est frappé par l’usage qui est fait de jeunes sous-prolétaires, les halcones, pour briser ces manifestations.

Le Faucon. — Il décide d’en tirer un synopsis, « Le Faucon », dont le héros, Chucho, annonce le personnage de Lucien. Lacombe Lucien puise donc son origine dans la réflexion de Marx sur le Lumpenproletariat, bras armé du fascisme. Louis Malle abandonne son scénario devant l’opposition du gouvernement mexicain.

Chapitre II
Les sources algériennes : la torture en question

L’adaptation de La Grotte de Georges Buis. — La deuxième source d’inspiration que mentionne Louis Malle est son expérience de la torture en Algérie. Il avait décidé d’adapter à l’écran le roman d’un militaire sur le conflit algérien, et était parti en repérage avec Volker Schlöndorff en 1962. Les deux hommes passent deux jours avec le commando V13 ; Louis Malle, discutant avec un jeune O. R. chargé de la torture, qui écrit tous les soirs à sa fiancée, est confronté pour la première fois à la banalité du mal. Il abandonne son projet de La Grotte mais n’oublie pas son expérience, dont il se délivre finalement dans Lacombe Lucien.

Les avatars d’une réflexion sur la torture. — En 1969 éclate le scandale de My Lai : un jeune marine, après avoir été décoré, est accusé de crimes de guerre. Le portrait du lieutenant Calley, à travers ses confessions dans Esquire, rappelle à Louis Malle le problème de la banalité du mal et le lie à celui de la responsabilité de l’individu. Hésitant à tourner un film sur la guerre du Vietnam, il songe un temps à un scénario sur la guerre d’Algérie avec un harki combinant ces deux aspects, mais renonce devant un sujet aussi brûlant historiquement.

Chapitre III
La transposition dans la France de la Seconde guerre mondiale

Feux croisés : effet de mode ou fait de mémoire ? — Un faisceau d’éléments a poussé Louis Malle à transposer son scénario du Faucon dans la France de 1944. L’influence du Chagrin et la Pitié n’est pas négligeable, d’autant plus que c’est la société de Louis Malle, la N.E.F., qui l’a distribué en France. Le réalisateur, qui aime situer ses films dans le passé, considère que le documentaire lui permet de réaliser une fiction avec un collaborateur pour héros. À cela s’ajoutent des souvenirs personnels : sa rencontre avec Rebatet et le frère collaborateur de Cousteau, et surtout le traumatisme d’enfance raconté dans Au Revoir les enfants.

Les première ébauches. — Louis Malle élabore six premiers synopsis où il met en scène, dans le Lot où il possède une propriété, un milicien, Lucien. Les ébauches laissent entrevoir déjà certains personnages présents dans Lacombe Lucien : Tonin, le martiniquais, le tailleur… Au gré des réécritures, le personnage prend forme : c’est un jeune paysan, fruste et non sadique, avec un désir de revanche sociale.


Deuxième partie
Du Milicien à Lacombe Lucien


Chapitre premier
La longue quête d’un co-scénariste

Les scénaristes pressentis. — Après avoir lu Pompes funèbres, Louis Malle prend contact avec Jean Genet. Les deux hommes se rencontrent en août 1972, mais ne parviennent pas à se mettre d’accord sur le projet. On retrouve l’influence de l’écrivain dans les premiers scénarios, où Lucien est un personnage à la caractérisation sexuelle ambivalente et au comportement parfois sado-masochiste. Louis Malle songe ensuite à un écrivain de la mode « rétro », Pascal Jardin, qui vient d’écrire La Guerre à neuf ans, et qui est aussi scénariste. Là encore, la greffe ne prend pas et Louis Malle poursuit seul ses prochaines ébauches.

Au Revoir les enfants en solitaire — Louis Malle se lance dans un scénario, Le Milicien, qu’il n’achève pas, mais dont l’importance est capitale pour comprendre le processus de l’écriture mémorielle chez le cinéaste. En effet, la raison de l’entrée de Lucien dans la Milice est liée à sa dénonciation des enfants juifs dans le collège où il travaillait comme domestique : on a déjà là le scénario détaillé d’Au Revoir les enfants. Sans doute ce scénario laisse-t-il Louis Malle insatisfait, puisqu’il le reprend en le transformant dans un synopsis, Lucien, qui est le dernier de sa seule main. Lucien alors devient un agent de la Gestapo, alors que le centre de gravité du scénario se déplace : ce ne sont plus les activités de Lucien qui sont développées mais ses relations avec une famille juive. Ces deux modifications majeures sont donc uniquement le fait de Louis Malle, avant sa collaboration avec Patrick Modiano. Le réalisateur, cherchant toujours un co-scénariste, se range alors à l’avis d’Alexandra Stewart, et envoie son synopsis au jeune écrivain en janvier 1973.

Chapitre II
L’écriture à quatre mains

Patrick Modiano : le choix du romanesque. — Louis Malle est intrigué par l’érudition exceptionnelle de Patrick Modiano sur la période de la Seconde guerre mondiale, alors qu’il est né en 1945 : il considère qu’il saura retranscrire l’atmosphère des milieux troubles de la Collaboration et développer les contours de la famille juive. L’écrivain resserre la famille juive autour des trois personnages et fait du tailleur un notable et non un personnage humble et servile à la Dalio.

Vers le scénario définitif. — Leur travail donne lieu à trois versions dont la rédaction s’échelonne de février à mai 1973 : Lucien est devenu Le petit Lucien. La tendance au fil des trois versions est à la disparition des épisodes violents, à la complexification des relations bourreau-victime, et en particulier à l’opacification des personnages : les motivations de Lucien et des membres de la famille juive sont de moins en moins expliquées.

Chapitre III
Du Petit Lucien à Lacombe Lucien

La réalisation du Petit Lucien. — Il s’agit d’une co-production franco-italo-allemande qui implique la présence d’acteurs étrangers. La distribution ne fait appel qu’à des gens inconnus du public, les deux premiers rôles étant joués par des acteurs non professionnels : Pierre Blaise et Aurore Clément. Pierre Blaise est un bûcheron de la région de Moissac. Le film ne possède pas de partition musicale spécifique, mais intègre de la musique d’époque dans un ensemble tourné en son direct. Le scénario est très peu modifié au cours du tournage (fin mai-début août 1973).

Lacombe Lucien : un film en salle et un scénario en librairie. — Louis Malle monte son film avec sa collaboratrice Suzanne Baron dans sa propriété du Sud-Ouest. Le film, très long, est amputé de plusieurs scènes : la nuit à l’hospice, ce qui fait disparaître le seul dialogue en patois du film, la séquence avec les maquisards et celle de la gare, ce qui ampute sérieusement la représentation de la Résistance. Le titre du film est modifié : Louis Malle reprend une réplique de son héros et l’intitule Lacombe Lucien. Au dernier moment, il ajoute un exergue, pour expliciter la portée allégorique de son film : « ceux qui ne se souviennent pas du passé sont condamnés à le revivre » (Santayana). La publicité sur le film, sorti le 30 janvier 1974, est relancée par la publication du scénario qui sort en librairie le 5 février.


Troisième partie
Lacombe Lucien : un événement


Chapitre premier
Une couverture médiatique exceptionnelle

L’étendue médiatique. — L’accueil réservé à l’œuvre dépasse le cadre ordinaire de la réception d’un film : le nombre d’articles et d’émissions, environ 300, est considérable. On compte environ 150 articles de la presse nationale quelle que soit la nature du journal : généraliste ou spécialisé, à grand ou petit tirage. Tout l’éventail politique et confessionnel est représenté. Le plus remarquable est qu’un même titre y consacre plusieurs articles. Il en est de même pour la presse régionale, si ce n’est que les réactions s’arrêtent plus tôt dans l’année. Les médias audiovisuels ne sont pas en reste pour orchestrer le retentissement inattendu du film.

L’étendue de la réception temporelle immédiate. — Les articles perdurent jusqu’en novembre 1974 dans la presse nationale, et jusqu’en juin dans les titres régionaux. Il faut noter un pic en février, dû à la date de sortie du film. L’allongement du temps de la réception est la conséquence des multiples articles sur le film d’un même journal et des discussions sur la mode rétro. La tendance est identique dans la presse provinciale.

Chapitre II
Les caractéristiques de la critique

Minimisation de l’aspect allégorique. — La plupart des critiques ignorent la dimension allégorique voulue par Louis Malle pour se focaliser sur la représentation de la Seconde guerre mondiale. Il s’ensuit que le rôle de Patrick Modiano, considéré comme le spécialiste de l’évocation ambiguë de l’Occupation dans la conception de l’œuvre, est surestimé, au point d’oblitérer souvent la part déterminante que le réalisateur a prise dans sa propre œuvre.

Essai de chronologie de la réception. — Un premier accueil très favorable (janvier-6 février 1974) consacre le film comme un chef d’œuvre, la représentation de l’Occupation ne lui est jamais reprochée. La polémique (7 février-fin mars) se fait par étapes successives : le 7 février, Libération (extrême gauche) et Aspects de la France (extrême droite) inversent violemment la tendance, relayés ensuite par La Croix (9 février) et Charlie Hebdo (11 février) puis par Le Monde (18 février) qui reprend les attaques précédentes, mais surtout les légitime et fait basculer le film de son statut d’œuvre artistique à celui d’objet de controverse politique. Le film devient ensuite un exemple de la mode rétro (avril-novembre) à cause de la sortie française de Portier de nuit (4 avril), tout en recevant toujours des critiques globalement favorables. Le passage du concert de louanges à la disharmonie de la controverse est frappant.

Chapitre III
Cacophonie à tous les niveaux

Des réactions contradictoires. — Les opinions sur le film sont divergentes, mais fondées sur les mêmes éléments appréciés de façon diamétralement opposée. Si l’on peut comprendre que les arguments s’opposent d’un journal à l’autre, il est plus étonnant que la même rédaction se contredise, ce qui est loin d’être un phénomène isolé, tant dans la presse nationale que régionale. De plus, les divergences entre les journaux et leur lectorat nourrissent la polémique.

Typologie des réactions : un exercice difficile. — Que l’on s’attache aux critères idéologiques et dogmatiques, ou aux critères d’âge des critiques, ou du sexe, aucun ne permet de préjuger de leur réaction au film, sauf en ce qui concerne l’extrême gauche, toujours défavorable. Plutôt que de types d’opposition, il faut parler d’oppositions types qui entraînent des regroupements inattendus. Il y a ceux pour qui le sujet est tabou au nom de la réconciliation nationale prônée par de Gaulle, ceux pour qui le traitement du sujet est indigne : le portrait de la France sous l’Occupation est trop partiel… donc partial, ou trop ambigu. Le dernier type de critique porte sur la conception de l’art : Louis Malle ne met pas son art au service du peuple, mais au service de la bourgeoisie. Il existe donc des oppositions nettement caractérisées, mais elles sont rarement endossées par tous les adhérents d’une famille de pensée. Il y a souvent décalage entre l’opinion attendue et l’opinion proférée.


Quatrième partie
Lacombe Lucien, un film subversif ?


Chapitre premier
Une remise en cause de l’histoire de la Seconde guerre mondiale

La légende gaullo-communiste. — L’image d’une France collaboratrice se substituant à celle d’une France entièrement résistante n’est pas novatrice. La représentation de la Résistance est réduite par les coupes au montage et ne conforte pas plus le mythe gaullien : elle n’a aucune dynamique, les résistants sont des personnages isolés, peu sympathiques et qui échouent. Un élément essentiel de la mythologie communiste est aussi remis en cause, l’idée d’un prolétariat à la pointe du combat contre les nazis. Le malaise vient en fait de la dilution du sens historique à cause de la présence de gestapistes, et non de miliciens, collaborateurs dépourvus pour la plupart de motivation idéologique. Or la distinction entre les deux est fondamentale pour comprendre le propos du réalisateur sur le fascisme ; paradoxalement, la crainte en 1974 d’un renouveau de celui-ci rend les critiques plus suspicieux vis-à-vis du film.

La représentation du génocide juif. — Lacombe Lucien est novateur en ce qu’il traite la question de l’antisémitisme dans toutes ses manifestations, idéologiques, étatiques, populaires, à travers le portrait de la famille Horn. Il est frappant de constater combien les critiques abordent peu cet aspect : doit-on en conclure qu’il est encore tabou ? Alors que le génocide juif devient indissociable de la représentation d’une identité juive affirmée, le film fait l’impasse sur la dimension culturelle de la judéité des Horn, sans pour autant leur donner la dimension tragique induite par la situation historique. Les rapports entre la famille juive et Lucien sont avant tout des rapports de classe : il devient dès lors beaucoup plus difficile d’analyser les personnages selon la grille de lecture dorénavant exclusive, celle du juif innocente victime confrontée à l’Holocauste.

Chapitre II
Remise en cause esthétique de la représentation
de la Seconde guerre mondiale

L’illusion générique : fiction ou documentaire ? — L’originalité du réalisateur consiste à réaliser, sous le masque d’un style académique – qui ne prédispose pas le public à recevoir une représentation non traditionnelle –, une fiction filmique caractérisée par des effets de réel, tant dans les choix techniques que narratifs. À ses détracteurs qui lui reprochent une vision soit fausse soit trop ambiguë de la période pour refuser l’existence même d’un personnage tel que Lacombe Lucien, Louis Malle oppose un film réaliste dont il est difficile de nier le rapport à la réalité et donc la portée exemplaire.

Les audaces du récit. — Le film est en rupture avec les lois habituelles du récit d’abord par l’irrationalité des décisions des personnages, ce qui ne permet même pas de dresser un portrait psychologique clair de Lucien et de la famille Horn. De plus, l’aspect traditionnel de la construction du récit est en complet décalage avec la fin qui n’en constitue pas un développement explicatif logique. Le passé de Lucien semble oublié et le récit acquiert une structure circulaire inquiétante, comme si l’expérience du mal ne laissait pas de trace, que ce soit pour les bourreaux ou les victimes.

Chapitre III
« Belle fonction à assumer, celle d’inquiéteur » (André Gide)

« L’innocent coupable ». — Lacombe Lucien soulève d’abord à travers le comportement de Lucien le problème de la banalité du mal, évoqué par Hannah Arendt, et renforcé dans le film par une représentation cinématographique particulière. La notion d’engagement politique est remise en cause : Louis Malle montre l’absence de conscience politique d’un membre du lumpenprolétariat, ce qui pose la question de la responsabilité de l’individu. Sans excuser Lucien, comment peut-on néanmoins le condamner alors qu’il ne possède pas les outils intellectuels qui lui auraient permis d’exercer sa liberté ?

Une réception apaisée ? — Les réactions contrastées face au film ne cessent pas avec sa disparition du grand écran, comme en témoigne le débat à l’issue de sa projection en 1978 lors des Dossiers de l’écran. Une première inflexion apparaît après la sortie d’Au Revoir les enfants en 1987 : Lacombe Lucien paraît moins dangereux après ce second film sur la période, mais les intentions de Louis Malle ne sont guère mieux comprises et donnent toujours lieu à polémique. Avec la mort de Louis Malle et le temps, le film devient un classique de l’historiographie en raison de la polémique qu’il a engendrée. Cela tend à focaliser le film sur son sens historique et non allégorique, ce que souligne la confusion persistante sur le statut du personnage principal, défini le plus souvent comme un milicien. La disparition de la mention de l’aspect allégorique s’accompagne paradoxalement d’une exemplification du personnage de Lacombe Lucien vu comme le modèle du sous-prolétaire manipulé par les forces de la réaction.


Conclusion

L’événement qu’a constitué Lacombe Lucien en 1974 et la polémique qui s’en est suivie toute une année a conforté la réputation sulfureuse de Louis Malle, mais l’on ne doit pas oublier que le sujet du film correspondait à ses préoccupations profondes. L’analyse de l’archéologie mexicaine et algérienne du film montre la permanence d’un projet porté par une réflexion sociale auquel s’agrège une réflexion sur la banalité du mal. La transposition d’un même scénario à différents contextes historiques et politiques prouve la portée allégorique de la réflexion humaniste de Louis Malle, qui ne s’incarne que dans le contexte de la France de 1944 parce que le réalisateur s’y sent le plus à l’aise pour traiter son sujet. Les premiers scénarios où figure un Lucien milicien sont notamment l’occasion pour le cinéaste d’exorciser son traumatisme d’enfance, dont il rendra compte plus tard dans Au Revoir les enfants (1987). Cela place durablement Lacombe Lucien sous le signe d’une écriture mémorielle. Loin de remettre en cause l’aide précieuse apportée par Patrick Modiano à l’écriture du scénario, l’étude de la genèse du film montre néanmoins son intervention tardive, et seulement lorsque tous les éléments du récit sont en place.

Lacombe Lucien est novateur en ce qu’il subvertit à la fois les systèmes de représentation – apparition d’un collaborateur auxiliaire de la police allemande et non milicien ; représentation nuancée des victimes du génocide et questionnement sur l’identité juive – et les genres dans lesquels on tente de l’inscrire – film historique ? drame historique ? drame psychologique ? documentaire fictionnel ? –, ce qui explique en partie la polémique.

L’idée que l’on a gardée de la réception de Lacombe Lucien simplifie abusivement la controverse. Son poids est surévalué – les critiques restent jusqu’au bout majoritairement favorables – parce qu’on privilégie les réactions de la presse nationale, plus virulentes, et on n’en perçoit plus la chronologie – la polémique ne commence que le 7 février 1974 –, en particulier l’inflexion des jugements sur Lacombe Lucien à partir de la sortie française de Portier de nuit (avril 1974), qui l’associe à la mode rétro. On a oublié aussi la complexité des prises de position : les lignes d’opposition ne se sont pas dessinées entre des groupes constitués mais au sein de ces groupes mêmes. Seule exception notable : l’ensemble de l’extrême gauche.

Par la suite, la focalisation sur le rôle et la place du film dans l’historiographie de la période nie la dimension allégorique de Lacombe Lucien, qui pâtit des problématiques spécifiquement françaises liées à la Seconde guerre mondiale. De fait, le caractère allégorique du film ne saurait être clairement entrevu que lorsque l’histoire française de la Seconde guerre mondiale sera définitivement assumée. Mieux, quel que soit le pays envisagé, la réception de Lacombe Lucien dépasse toujours le simple objet filmique et l’histoire individuelle qu’il narre pour renvoyer aux représentations que se fait un pays de son histoire. Étudier Lacombe Lucien de Louis Malle, c’est donc moins retracer l’histoire d’une polémique que rendre au film son rôle de révélateur des conflits latents entre mémoire et histoire à l’intérieur d’une même société.


Annexes

Les sept projets de scénario et scénarios retraçant la genèse du film. — Carnet de notes du voyage en Algérie de Volker Schlöndorff et Louis Malle. — Les six scènes coupées. — Document de postproduction. — Annonce-presse du livre Histoire vécue de la Résistance. — Page de garde du scénario de tournage de la scripte. — Index général.