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École des chartes » thèses » 2009

La pratique de l’épigraphie dans l’ordre de Cluny (909-1300)


Introduction

Les recherches épigraphiques, quelles qu’elles soient, sont en grande partie tributaires des corpus publiés ; jusqu’ici, le souci d’exhaustivité a surtout poussé les chercheurs à constituer des corpus géographiques, visant à recenser l’intégralité des inscriptions d’une période donnée dans un cadre donné. L’ambition de cette thèse est au contraire de recenser l’ensemble des témoignages subsistant, à l’échelle européenne, de la production épigraphique d’un seul ordre, celui de Cluny, fondé en 909 et florissant jusqu’au Moyen Âge tardif.

Un tel critère de sélection permet de constituer un corpus embrassant toute la chrétienté et ayant valeur d’échantillon pour comparer les productions de lieux très éloignés. Le cadre géographique dans lequel s’insère l’étude est celui de la Chrétienté telle qu’elle se présentait au Moyen Âge central ; l’espace dans lequel l’ordre de Cluny s’est développé correspond, dans leurs frontières actuelles, à la France, l’Italie, l’Espagne, l’Allemagne, l’Angleterre, la Suisse et la Belgique contemporaines. Le but a été de réunir l’ensemble des inscriptions produites entre 909 et 1300 par l’abbaye de Cluny, ainsi que les établissements de sa mouvance. La date de 909 s’impose d’elle-même ; celle de 1300 est déterminée par des raisons pratiques, la plupart des épigraphistes spécialistes du Moyen Âge central s’imposant cette date comme limite chronologique : ainsi, les corpus français, suisses et espagnols dépouillés ne recensent pas les inscriptions ultérieures.

Le corpus de l’étude comprend quarante-deux maisons, couvrant l’ensemble de l’Europe hormis l’Italie, où la dispersion des instruments de recherche rend plus difficile la constitution d’un corpus exhaustif. Le total des inscriptions recensées est de 290 ; le siècle le plus représenté est le xii e, qui correspond à l’apogée de l’ordre et à l’époque la plus intense de création de nouveaux prieurés, et d’intégration de nouvelles maisons au sein de l’ordre. Un point important dans cette étude a été la comparaison des pratiques scripturaires dans le domaine des inscriptions et dans celui du livre manuscrit.


Sources

Les sources de cette thèse comprennent d’une part les divers corpus, recueils et articles contenant des éditions d’inscriptions clunisiennes antérieures à 1300, et d’autre part les relevés, effectués sur place, d’inscriptions inédites. D’autre part, dans l’optique de l’étude comparée des écritures lapidaires et manuscrites, les manuscrits du fonds de Cluny de la Bibliothèque nationale de France ont été mis à contribution.


Première partie
Archéologie des inscriptions


Chapitre premier
Typologie des inscriptions

Avant de définir les caractéristiques externes des inscriptions conservées du domaine clunisien, il est nécessaire de tenter une typologie des différentes inscriptions dont nous conservons le texte. Ont donc été distinguées les épitaphes d’abord, consacrées aux défunts prestigieux ou aux bienfaiteurs de l’ordre, dignes en tout cas de voir leur memoria honorée, des inscriptions commémoratives de divers événements ensuite, et enfin des légendes de peintures murales ou de chapiteaux historiés.

Chapitre II
Rôle de l’inscription dans l’espace monastique

L’inscription médiévale n’est pas à étudier comme objet isolé, voire comme un texte dépourvu de matérialité ; elle ne peut se comprendre entièrement que dans le contexte où elle a été placée pour être lue et comprise, et souvent sa signification s’éclaire lorsque l’on comprend pourquoi elle figure à tel endroit plutôt qu’à tel autre. Puisque la grande majorité des inscriptions étudiées s’inscrit dans le cadre généralement bien conservé d’un bâtiment ecclésial, une étude de l’archéologie des inscriptions est un passage obligé de notre analyse.

Chapitre III
Le texte des inscriptions

Le texte des inscriptions fournit un aperçu d’un domaine de l’écrit que les textes manuscrits ne permettent pas de connaître ; dans le meilleur des cas, celui des épitaphes, il nous permet de percevoir le quotidien de petites gens dont nous n’aurions pas connaissance à travers les seuls textes historiques. Cependant, le contenu des inscriptions est aussi à rapprocher de la culture savante, de par sa langue, le latin, et de par sa forme, souvent versifiée, faisant massivement appel à la culture chrétienne et profane – et ces ensembles étaient, au début de la période étudiée, aussi bien l’un que l’autre exclusivement l’apanage des moines, à l’exclusion de tout autre élément de la société.


Deuxième partie
Paléographie des écritures d’apparat


Chapitre premier
Historique de l’étude comparée des écritures

La possibilité d’une étude comparative des pratiques livresques et lapidaires a fait l’objet d’un colloque en 1997, mais, jusqu’à présent, d’aucune monographie. L’idée de comparer écritures livresques ou documentaires et écritures épigraphiques n’est pourtant pas entièrement nouvelle, puisqu’elle a déjà été évoquée dans le cadre notamment de recherches sur le haut Moyen Âge, en particulier sur l’Italie lombarde, et, avec moins de travaux publiés mais des articles de grande qualité, sur l’Irlande et les îles avoisinantes.

Chapitre II
Caractéristiques globales

Au cours de l’histoire de l’écrit depuis les papyrus antiques écrits exclusivement dans un seul type de lettre, d’un seul module et sans espace, jusqu’aux éditions modernes qui multiplient les distinctions de police, de couleurs et de taille de lettres entre les titres, le texte et les notes de bas de page, les innovations consistant à établir de meilleures hiérarchisations entre les différentes parties du texte ont souvent joué un rôle prépondérant. Ainsi, le manuscrit de l’époque du Moyen Âge central, s’il se distingue de ses prédécesseurs antiques en particulier par une meilleure lisibilité, le doit en partie à la multiplication des moyens de distinguer les articulations logiques du texte par des titres ou des initiales visuellement mis en valeur. Les inscriptions, lorsqu’elles s’inspirent du domaine manuscrit, imitent surtout les lettres employées dans les titres et rubriques, destinées à attirer l’attention, puisque tel est justement le but fondamental de toute inscription.

Chapitre III
Analyse individuelle des lettres

Après les remarques portant sur les critères et les modes d’analyse qui permettent d’étudier l’aspect général de l’écriture du corpus livresque sélectionné, les lettres ont été envisagées dans leur individualité, faisant chacune l’objet d’une analyse morphologique tant synchronique que diachronique ; les traits discernés dans chaque cas ont été mis en rapport avec la contrepartie lapidaire de chaque individu.


Troisième partie
Paléographie des écritures lapidaires


Chapitre premier
L’inscription considérée globalement

L’inscription est à tous les sens du terme un monument ; elle est conçue pour avertir le passant du nom du défunt dont il foule la tombe, de la signification de la scène qu’il contemple, du caractère sacré des lieux où il se trouve. Elle se doit donc de frapper d’abord le regard, avant même que l’on ait pu la déchiffrer et comprendre son sens exact. Ainsi, dans une certaine mesure, le lettré comme l’illettré peuvent en profiter : la seule présence d’un texte écrit suffit à avertir et inviter à la componction exigée.

Chapitre II
Le style des lettres lapidaires : un conservatisme systématique ?

Les inscriptions, mode d’expression prestigieux, se doivent d’imiter des types d’écriture prestigieux. Dans ce but, on a largement eu recours à des écritures de prestige telles que l’onciale, considérée à juste titre comme antiquisante puisque elle est utilisée dans les manuscrits à partir du iv e siècle. L’emploi de l’onciale dans ce sens fait même quelques apparitions à Rome à partir de la fin du viii e siècle, mais est réservée aux inscriptions les moins soigneuses et les moins soignées, alors que les inscriptions les plus prestigieuses conservent la romaine épigraphique. Des raisons techniques contribuent aussi au conservatisme des écritures épigraphiques : elles ne sont pas sujettes aux mêmes facteurs d’évolution que les écritures manuscrites. En effet, dans ses emplois manuscrits, l’onciale a connu trois périodes aux caractéristiques distinctes : la période tardo-antique, où l’onciale est utilisée pour le corps du texte ; la période carolingienne, où elle sert d’écriture d’apparat, sans changer grand chose à la stylisation de l’époque précédente ; et le Moyen Âge central, où, conservant ses emplois carolingiens, elle évolue morphologiquement sous l’influence de la capitale rustique, troquant notamment son angle d’écriture vertical caractéristique pour un angle à 45°, discernable aux « pleins » intervenant dans les sections obliques. En revanche, l’écriture lapidaire est indemne de ces évolutions stylistiques dues à un changement dans l’angle de tracé, puisque justement elle n’est pas tracée . C’est la raison majeure de l’impression d’archaïsme que produisent les écritures lapidaires des xii e- xiii e siècles.


Conclusion

L’ordre de Cluny a été un centre culturel de premier plan depuis sa fondation jusqu’à la fin du Moyen Âge central. Pour cette raison et à cause du grand nombre d’établissements rattachés à sa mouvance, la production épigraphique de l’ordre de Cluny ne pouvait qu’être d’une ampleur et d’une variété exceptionnelles, et les efforts investis dans cette production furent considérable. En effet, ce domaine d’expression artistique est revêtu d’une grande importance, pour plusieurs raisons. D’abord, l’épigraphie est un médium prestigieux, puisant ses modèles dans les monuments de la Rome antique, et le prestige de l’épigraphie et des écritures qui lui sont associées demeure fort tout au long du Moyen Âge central. D’autre part, Cluny est à la tête d’un ordre où le culte des morts prend une place prépondérante, et l’épitaphe des défunts, préservant leur memoria, a un rôle essentiel à jouer dans le cadre de ce culte.


Annexes

Corpus des inscriptions clunisiennes d’Europe, Italie exclue, antérieures à 1300. — Échantillon de relevés de lettres d’apparat tirées des manuscrits du fonds de Cluny de la Bibliothèque nationale de France.