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École des chartes » thèses » 2009

L’enseignement de l’histoire de la médecine à Paris au xixe siècle (1794-1914)

La défaite de l’érudition


Introduction

Connaître l’histoire des sciences médicales a été l’une des exigences des médecins parisiens au xix e siècle. Pour les uns, il s’agissait de connaître l’histoire de la grande famille médicale à laquelle tout médecin praticien appartenait de fait ; pour les autres, il s’agissait, par la connaissance historique, de contribuer au progrès continu de la science médicale. Sans conscience historicisée de la situation d’une science, il paraissait alors improbable que cette science puisse avancer sur le chemin de son perfectionnement. En un sens, l’histoire devait permettre à la médecine, longtemps considérée comme un art, d’entrer dans l’ère de sa pleine positivité et scientificité. Pourtant, assez tôt dans le siècle, il y eut des contradicteurs et des opposants à la culture de l’histoire dans le champ médical. Au nom des avancées scientifiques et techniques les plus récentes, et sous la pression des nouveaux impératifs sociaux et économiques, certains médecins rejetèrent l’histoire, et plus globalement les humanités, à la marge ou en dehors de la sphère hospitalo-universitaire. L’enseignement de l’histoire de la médecine, à la faculté de médecine de Paris, rend compte de ces débats incessants qui ont, tout au long du xix e siècle, opposé « traditionnalistes » et « modernistes » de la pensée et de la pratique médicales.

Cette thèse cherche à mettre en lumière le passage d’une conception de la médecine à une autre, à travers les difficultés d’un enseignement officiel : celui de l’histoire de la médecine. En étudiant les péripéties institutionnelles auxquelles fut confrontée la chaire d’histoire de la médecine entre 1794 et 1914, puis les débats qu’elle a fait naître autour de son utilité et son objet d’étude, mais aussi à partir des dispositifs pédagogiques mis en place dans le cadre de son enseignement, ce sont les raisons et la mesure de l’échec d’une discipline qui sont questionnées ici. En centrant cette thèse sur la défaite de l’érudition dans le champ médical, c’est la fin d’une époque qu’il s’agit de décrire, une époque où la critique textuelle et l’esprit philologique jouaient encore un rôle dans la constitution des connaissances médicales, scientifiques et techniques.


Sources

Afin d’éclairer l’histoire de l’enseignement médico-historique à la faculté de médecine de Paris, il paraissait indispensable de fonder cette histoire sur deux types de documents : tout d’abord, des documents permettant d’établir la chronologie institutionnelle d’un enseignement unique en France et pionnier en Europe ; d’autre part, des sources liées à l’enseignement de l’histoire de la médecine en tant que tel.

S’agissant du versant institutionnel de cette histoire, l’essentiel des sources se trouve aujourd’hui conservé aux Archives nationales, dans les sous-séries AJ16(académie de Paris) et F17(Instruction publique). La sous série AJ 16 est la plus riche et la plus instructive des deux. On y trouve notamment les dossiers nominatifs des professeurs et des agrégés ayant enseigné dans la chaire d’histoire de la médecine, ainsi qu’une correspondance administrative particulièrement intéressante entre le doyen de la faculté de médecine de Paris, le recteur de l’académie de Paris et le ministre de l’Instruction publique. Cette correspondance aborde toutes les questions liées à l’enseignement médical et à l’organisation des cours à la faculté de médecine ; elle rend aussi compte du résultat des concours pour les chaires laissées vacantes à la suite du décès ou de la mutation de l’un des professeurs. À côté des dossiers conservés dans la sous série AJ16, ceux livrés par la sous-série F17 paraissent moins intéressants. La plupart font figure de doubles et d’autres apparaissent comme bien trop lacunaires pour en permettre un traitement satisfaisant. C’est le cas notamment des dossiers des anciens fonctionnaires des enseignements, qui ne concernent, au total, que trois professeurs d’histoire de la médecine.

En ce qui concerne l’enseignement lui-même, une importante partie des leçons d’histoire de la médecine a été publiée au xix e siècle : soit dans les journaux médicaux de l’époque, soit de manière plus complète, sous la forme de véritables manuels d’histoire de la médecine. Il faut ajouter à ces sources imprimées des sources manuscrites, inédites pour la plupart, qui permettent de compléter ce corpus de base. La bibliothèque Carnegie de Reims conserve un important fonds Goulin, comprenant une trentaine de volumes manuscrits au format in-4°, dont les quatre volumes de son Cours d’histoire de la médecine(1795-1799), ainsi qu’un volume intitulé Chronologie pour l’histoire de la médecine. Le reste de ce fonds est particulièrement intéressant, puisqu’il nous éclaire sur les travaux médico-historiques du premier titulaire de la chaire d’histoire de la médecine et sur les événements marquants de sa vie. En ce qui concerne Charles-Victor Daremberg, les sources sont elles aussi abondantes. La bibliothèque de l’Académie de médecine de Paris conserve une importante collection Daremberg comprenant cent-quarante volumes. Quelques volumes de ce fonds sont constitués de diverses notes sur l’histoire de la médecine, des notes préparatoires à son enseignement au Collège de France et à la faculté de médecine de Paris. On y trouve aussi des papiers relatifs à ses missions médico-littéraires dans plusieurs bibliothèques d’Europe, ainsi que sa correspondance savante. Le reste des notes préparatoires pour son Cours d’histoire de la médecine se trouve conservé à la Bibliothèque interuniversitaire de médecine de Paris. Il faut enfin signaler que la bibliothèque de l’Académie de médecine de Paris possède l’ensemble du Cours d’histoire de la médecine du professeur Jules Parrot (1876-1879), formant cinq volumes qui contiennent aussi bien ses leçons que les notes préparatoires à ses leçons.


Première partie
Cadre et hors-cadre institutionnel


Chapitre premier
L’histoire de la médecine : de la discipline à la chaire

Créée en même temps que l’École de santé de Paris, par le décret du 14 frimaire an III (4 décembre 1794), la chaire d’histoire de la médecine fut, dès sa naissance, rattachée à une autre discipline naissante : la médecine légale. Si rien ne paraît justifier le rapprochement de ces deux disciplines, c’est surtout leur institutionnalisation qui peut surprendre. On ne saurait pour autant parler d’une création ex nihilo pour la chaire d’histoire de la médecine à l’École de santé de Paris. Tout d’abord, parce qu’il y eut, dès le milieu du xvii e siècle, des enseignements médico-historiques de l’autre côté du Rhin ; ensuite, parce que l’institutionnalisation de cette chaire fut préparée, de longue date, par l’émergence et la diffusion, à l’échelle européenne, de toute une littérature médico-historique. Par ailleurs, le questionnement historique, si présent dans les débats savants des philosophes du siècle des Lumières, cheminait alors vers son horizon scientifique et affectait déjà tous les domaines du savoir. Il n’est donc pas surprenant que l’histoire ait pu rencontrer, dans son cheminement réflexif, le domaine médical lui aussi en pleine quête de scientificité.

Chapitre II
Création et suppression de la chaire d’histoire de la médecine

Pensé par Félix Vicq d’Azyr, dans son Plan d’Instruction médicale de 1790, comme le couronnement même de la formation médicale, l’enseignement de l’histoire de la médecine fut rapidement marginalisé à l’École de santé de Paris. Entre 1794 et 1822, quatre professeurs se succèdent dans la chaire d’histoire de la médecine, dont deux seulement y donneront un véritable enseignement. Malgré les efforts pédagogiques de Jean Goulin, puis de Louis-Jacques Moreau de la Sarthe, la chaire est supprimée en 1822 par ordonnance royale. À partir de 1823 et jusqu’en 1870 s’ouvre pour cet enseignement une période de vide institutionnel, marquée par de vives polémiques autour de la suppression de cette chaire jugée arbitraire. Dès 1830 une intense campagne de presse vise à rétablir un enseignement que l’on estime alors nécessaire à l’instruction complète des étudiants en médecine.

Au moment où cette campagne semble s’essouffler, une autre génération de médecins décide de passer de la revendication à l’action, en prenant elle-même en charge un enseignement disparu des programmes officiels. Jean-François Malgaigne (en 1841), Gabriel Andral (en 1852), puis Eugène Bouchut (en 1862) donnent tour à tour des leçons d’histoire de la médecine à la faculté de médecine de Paris. Mais l’événement le plus marquant de cette période est l’organisation, en 1865, d’un cycle complet et collectif de conférences historiques qui, pour des raisons politiques, ne pourra être reconduit l’année suivante. Alors que les débats concernant l’utilité de l’enseignement historique à la faculté de médecine de Paris reprennent de plus belle, un véritable enseignement médico-historique est institutionnalisé en marge de la Faculté. Au Collège de France, cet enseignement est alors confié à Charles-Victor Daremberg qui l’organise dès 1864 et le maintient jusqu’à la guerre de 1870.

Chapitre III
Le rétablissement de la chaire d’histoire de la médecine

Alors que le rétablissement de la chaire d’histoire de la médecine paraissait difficilement envisageable à la faculté de médecine de Paris, un événement inattendu va pourtant le rendre possible. Grâce à un legs généreux, dû à Auguste Salmon de Champotran, maître des requêtes au Conseil d’État, il fut institué, à la faculté de médecine de Paris, une chaire ayant pour objet l’histoire de la médecine et de la chirurgie. Le legs accepté en 1870, une nouvelle période de difficulté va pourtant s’ouvrir pour un enseignement dont on ne se sait plus trop à quoi il pourrait servir.

Premier titulaire de cette chaire, Ch.-V. Daremberg continue de donner à son enseignement un caractère philologique, en totale inadéquation avec les attentes de ses étudiants. À la mort de celui-ci, la faculté de médecine rappelle la visée scientifique et pratique vers laquelle doit tendre l’enseignement de l’histoire de la médecine. C’est dans ce sens que Paul Lorain, Jules Parrot, puis Alexandre Laboulbène tenteront d’infléchir leur enseignement respectif. Malgré leurs efforts, la chaire d’histoire de la médecine sera de plus en plus marginalisée à la Faculté. Aucun des derniers titulaires de celle-ci ne permettra d’inverser totalement cette tendance. Bien au contraire, on assiste avec eux au renoncement progressif de toute prétention scientifique dans cet enseignement, qui se mue désormais en un enseignement de culture générale sur le passé d’une science et d’une profession.


Deuxième partie
Objet et utilité de l’histoire


Chapitre premier
L’héritage des siècles

Dans le discours des médecins qui s’interrogent sur la nécessité d’un enseignement de type historique à la faculté de médecine de Paris, la question récurrente est bien celle de l’utilité de la connaissance historique dans le domaine médical. Avant même d’en discuter la légitimité, les médecins rappellent les finalités premières de leur art, ainsi que les exigences professionnelles auxquelles la société civile astreint le personnel soignant. Pour justifier la présence de l’histoire dans le cadre hospitalo-universitaire, il fallait démontrer que sa culture pouvait avoir une incidence directe et bénéfique sur la pratique médicale. Seul un enseignement conférant une utilité immédiate à un savoir périphérique semblait a priori acceptable.

De tous les arguments visant à justifier l’étude de l’histoire dans la formation médicale, deux semblent avoir dominé le siècle, deux arguments étroitement liés à la nécessité de renouer avec l’héritage du passé. Pour les uns, c’est un ensemble de données cliniques que l’histoire est à même d’offrir au médecin. Puisque la littérature médicale regorge d’observations en tout genre, elle porterait avec elle l’espoir de comprendre des phénomènes morbides jusque-là inexpliqués et de mettre en lumière un certain nombre de mécanismes, tant pathologiques que thérapeutiques. Pour d’autres, l’histoire devait permettre la compréhension des lois présidant au développement des sciences. En étudiant le passé d’une science, il devenait non seulement possible de situer l’état d’avancement de celle-ci, mais il semblait tout aussi probable d’en hâter le perfectionnement. Si la médecine rétrospective fondait sa méthode sur un modèle positiviste alors en vogue, c’est bien un certain scientisme qui nourrissait l’ambition des médecins de faire de l’histoire un instrument de progrès indéfini pour les sciences et les techniques médicales.

Chapitre II
L’objet d’une discipline

Restait donc pour les professeurs d’histoire de la médecine la tâche de définir l’objet historique le plus utile à l’avancement de la science médicale. Ainsi, la délimitation pédagogique auquel on assiste tout au long du xix e siècle paraît avoir conféré à la « pathologie historique » une place de choix dans le programme des enseignements historiques. C’est bien l’histoire des maladies qui focalise alors l’attention des titulaires successifs de la chaire d’histoire. La maladie, qui cesse d’être comprise comme une punition divine, entre dans sa pleine naturalité. On en recherche désormais les causes rationnelles, en faisant de l’histoire un instrument privilégié de l’investigation étiologique. La découverte, dans le dernier tiers du xix e siècle, de l’univers microbien donne à la pathologie historique un regain d’actualité et d’utilité pour la recherche médicale. L’actualité pandémique ou épidémique qui touche en permanence la France explique aussi le consensus qui entoure la délimitation de cet objet historique et didactique.

Deux autres phénomènes marquent la délimitation du champ historique dans l’enseignement parisien de l’histoire de la médecine : en premier lieu, le recul des grandes « chronographies historiques » qui finissent par disparaître de l’enseignement au milieu du xix e siècle ; ensuite, le maintien d’un enseignement de type bio-bibliographique qui évolue toutefois au cours du siècle. À l’heure où les médecins prennent conscience de la nature fondamentalement collective et impersonnelle de la science, leur attrait pour les « génies » du passé de la médecine et de la chirurgie exprime sans doute la nostalgie de ces époques où la médecine semblait avoir été révolutionnée par quelques hommes et par quelques écrits.

Chapitre III
La découpe de l’histoire

En même temps que la définition de l’utilité et de l’objet de l’histoire de la médecine, c’est une périodisation de celle-ci que les titulaires successifs de la chaire d’histoire ont progressivement été amenés à établir. Cette découpe de l’histoire était d’autant plus nécessaire qu’ils étaient soumis, dans leur enseignement, à des contraintes matérielles évidentes. Il leur fallait délimiter, le plus précisément possible, les contours des grandes périodes de l’histoire médicale pour faire tenir le programme de leur cours dans un nombre restreint d’heures et de leçons. Mais en répondant à cette nécessité pédagogique, les professeurs d’histoire de la médecine ont été amenés à donner au domaine historique une périodisation stable, qui n’avait jusque-là pas toujours reçu de bornes fixes. Bien qu’il ne soit pas toujours facile d’identifier l’auteur de ces lignes de démarcations historiques, on parvient toutefois à suivre la mise en place, à la faculté de médecine de Paris, de cette périodisation de l’histoire. Il semble bien que Ch.-V. Daremberg ait joué un rôle prépondérant dans l’ébauche et la fixation d’une telle périodisation, communément adoptée dans l’enseignement parisien, durant le dernier tiers du xix e siècle.

Lorsque l’on regarde, à l’échelle d’un siècle, quelles ont été les périodes privilégiées dans l’enseignement de l’histoire de la médecine, on s’aperçoit que chaque génération d’enseignant a exprimé un intérêt historique bien déterminé. Ainsi, en 1800, on s’intéressa surtout aux origines de la médecine, ainsi qu’à la médecine antique ; entre 1820 et 1840, à Hippocrate et Galien ; entre 1840 et 1860, à la médecine arabe et médiévale ; entre 1860 et 1900, à l’époque moderne ; et entre 1900 et 1914, à l’époque contemporaine. Le xix e siècle de l’érudition médicale aura donc permis de faire rentrer l’immense chronologie médico-historique dans les frontières de sa propre chronologie. À côté de ce phénomène de sédimentation historiographique, un autre aspect important doit être signalé ici : celui de l’abandon progressif des recherches originales et inédites par les professeurs titulaires de la chaire d’histoire de la médecine nommés après 1870.  


Troisième partie
Transmission des valeurs et réception des savoirs


Chapitre premier
Les valeurs d’un enseignement

Comme tous les autres enseignements proposés à la faculté de médecine de Paris, l’enseignement de l’histoire de la médecine a participé à un projet général d’instruction médicale, dans lequel les savoirs positifs et les connaissances pratiques se trouvaient structurés autour de valeurs communes. On retrouve ainsi, tout au long du xix e siècle, dans le discours des titulaires successifs de la chaire d’histoire de la médecine, un certain nombre d’enjeux scientifiques, exprimés avec une récurrence telle qu’ils ne peuvent ressortir que d’une préoccupation de fond.

De tous les enjeux qu’ils ont exprimés, trois paraissent plus fortement valorisés que d’autres. Le premier est extérieur au champ médical français et porte sur la compétitivité allemande dans le concert scientifique et technique européen. Le second renvoie à l’idéologie même du progrès, omniprésente dans la pensée médicale du siècle, au point de paraître imposer ses règles à l’ensemble des disciplines universitaires. Là encore, c’est la question de l’utilité et de la capacité de l’histoire à faire émerger et progresser les savoirs qui se trouve constamment posée. Quant au dernier enjeu, il semble plus étroitement lié au contexte politique français, mais rend manifeste une volonté partagée d’émancipation socioprofessionnelle. C’est pourquoi l’enseignement de l’histoire de la médecine fut le support, voire le prétexte, à la diffusion d’idées très profondément libérales, avec des prolongements idéologiques du côté de la libre-pensée et de l’anticléricalisme.

Chapitre II
Le livre, le crâne et le tableau

Au-delà des questions de contenus, ce sont les modalités d’enseignement de l’histoire de la médecine que cette thèse cherche à éclairer. Malgré la pauvreté du discours théorique touchant à une bonne pédagogie de l’histoire, on note, dans cet enseignement, quelques approches originales. La première concerne l’utilisation du livre comme support privilégié de l’enseignement médico-historique. On assiste, sur ce point, à un rapprochement permanent de l’histoire de la médecine et de la littérature médicale. Cela explique en grande partie l’attention portée par les enseignants de l’histoire de la médecine au patrimoine médical, dont ils ont nettement contribué à la découverte et à l’inventaire.

La seconde particularité est la tentative de fonder la connaissance historique sur des sources autrement plus matérielles et objectives que la littérature ou les archives médicales. Ch.-V. Daremberg avait inauguré cette approche en jetant les bases d’une anatomie historique comparée ; Jules Parrot, lui, tentera de concilier chronologie et ostéologie, en fondant sa révision de l’échelle du temps sur l’étude des ossements humains. La troisième particularité, enfin, renvoie à ce que l’on pourrait appeler une didactique du tableau, qui apparaît comme un autre support privilégié de l’enseignement historique. Sur ce point, il n’est pas inintéressant de constater que l’on passe en un siècle de l’usage du tableau noir à celui du tableau peint. Ce passage illustre, à sa manière, comment l’enseignement de l’histoire de la médecine s’est progressivement mué, à Paris, en un enseignement attrayant et galant plutôt que scientifique et heuristique.

Chapitre III
Question de réception

La question de la réception reste une question délicate. Comment mesurer la réussite ou l’échec d’un enseignement ? L’histoire polémique de la chaire d’histoire de la médecine et la difficulté à en assurer la pérennité institutionnelle à la faculté de médecine de Paris sont en soi un indice de l’accueil contrasté d’une discipline dans le champ scientifique, pédagogique et professionnel. Les déclarations des professeurs d’histoire de la médecine sur la nécessité d’articuler connaissance historique et intérêt scientifique sont un autre indice significatif des difficultés liées à ce type d’enseignement dit « théorique » dans un environnement où toute réussite se mesure à l’aune de la thérapeutique.

S’il l’on considère quelques données chiffrées, alors une idée plus précise de la portée de cet enseignement se fait jour. En se basant sur le nombre des thèses de doctorat en médecine ayant pour sujet un sujet historique, on se rend compte que ce nombre a été multiplié par quatre entre 1800 et 1900, alors que dans le même temps le nombre des étudiants inscrits à la faculté de médecine de Paris a, lui, décuplé. Si l’on s’en tient maintenant au chiffre de fréquentation des cours d’histoire de la médecine, on peut alors raisonnablement penser qu’autour de 1800 un élève sur quatre environ avait suivi, dans le cadre de sa formation médicale, des leçons d’histoire de la médecine, contre un étudiant sur dix autour de 1900.


Conclusion

L’échec de l’enseignement de l’histoire de la médecine à Paris s’est donc manifesté à deux niveaux : au niveau institutionnel et au niveau pédagogique. Au niveau institutionnel, tout d’abord, cet enseignement n’a jamais su s’imposer et faire l’unanimité dans le champ hospitalo-universitaire. Pensé, à fin du xviii e siècle, comme le couronnement même de la formation médicale, il n’aura été, tout au long du xix e siècle, que le dernier des enseignements proposés aux étudiants en médecine. Au niveau pédagogique, il a connu un glissement malheureux, passant, en un siècle, d’un enseignement érudit à vocation heuristique pour la science à un enseignement de culture générale sans visée utilitaire. L’espoir clinique et thérapeutique que portait l’esprit critique et philologique du siècle des Lumières s’est donc bien éteint dans la seconde moitié du xix e siècle.

Les années 1860-1870 marquent une étape importante dans le basculement qui a caractérisé la vision qu’on se faisait alors de l’enseignement de l’histoire de la médecine. C’est un basculement identique que l’on observe dans l’ensemble du domaine médical et qui renvoie à un changement plus large de perspective culturelle et épistémologique. La question sous-jacente que pose cette thèse est donc celle que le déclin des humanités, dans la formation scientifique, n’a jamais cessé de faire naître au sein de l’élite médicale. Mais cette question en appelle immédiatement d’autres.

La défaite de l’érudition ne fut-elle pas un signe – parmi d’autres – du reflux de la culture humanistique dans la pensée et les pratiques médicales contemporaines ? Le développement inouïe de la science et de la technique médicales n’a-t-elle pas, de fait, sonné le glas d’un certain humanisme médico-chirurgical ? Quelle est donc la place de l’homme dans cette nouvelle culture médicale qui regarde droit devant et ne se retourne plus guère que pour compter ses victoires et célébrer ses héros ? La médecine n’est-elle plus aujourd’hui qu’une technologie parmi d’autres ? Ne s’est-elle pas muée en une administration rationnelle et impersonnelle des soins et des malades ? Quelle saurait être l’avenir d’une science sans conscience historique ?


Annexes

Photographie des fonds documentaires. — Textes fondamentaux. — Portrait des professeurs d’histoire de la médecine. — Autres illustrations.