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École des chartes » thèses » 2009

Au service de Henri II

Jean Du Bellay à Rome à travers sa correspondance (1547-1560)


Introduction

La carrière du cardinal Jean du Bellay (1498-1560) sous le règne de François Ier a fait l’objet de nombreuses publications. Les premiers pas de ce prélat-diplomate du xvi e siècle, ses négociations en Angleterre, en Italie et en Allemagne, son soutien aux humanistes, son ascension ecclésiastique sont bien documentés. Ce « beau xvi e siècle », Renaissance flamboyante de la France, a attiré le regard des historiens, qui se sont avidement consacrés aux protagonistes des épopées du Roi-chevalier.

Le contraste est saisissant avec le règne de son successeur, négligé par la recherche, en partie occulté par l’importance des bouleversements qui précèdent et qui suivent. Ainsi, la fin de la vie de du Bellay au service de Henri II est mal connue, faute d’études venues la mettre en lumière. L’éclairage porté sur sa carrière est le reflet d’une historiographie qui a ses préférences, mais c’est aussi la conséquence d’une appétence des historiens pour les périodes d’activité au zénith. Les dernières années du cardinal, envoyé à la curie romaine de 1547 à 1550, puis de 1553 à sa mort en 1560, vues comme le déclin d’un ministre vieillissant exilé en Italie, n’ont pas suscité l’attention des chercheurs.

Pourtant, sous Henri II, l’activité de Jean du Bellay, au cœur de la scène diplomatique italienne à Rome, alors que se jouent les dernières guerres d’Italie, reste soutenue. Les difficultés auxquelles il fait face comme représentant de la France témoignent des incohérences de la politique royale et des dérives de la lutte de factions à la cour. Les obstacles qu’il rencontre illustrent également les faiblesses inhérentes à la représentation diplomatique à Rome et les divisions qui gangrènent le parti français à la curie. Enfin, son titre cardinalice, s’il lui assure une certaine prééminence auprès du pape et au Sacré Collège, l’expose également à un conflit d’intérêts entre ses deux maîtres, dont il est victime, malgré ses protestations de soumission indéfectible à Henri II. Jusqu’en 1555, son influence est toutefois indéniable. Et si du Bellay peine à préserver son influence comme ministre du roi, il n’en reste pas moins un des plus prestigieux princes de l’Église à Rome. Le déclin est relatif.


Sources

Du Bellay passe neuf des douze années du règne de Henri II à Rome, loin du roi, du gouvernement et de la cour. À la fois pour remplir ses devoirs de diplomate mais aussi pour pallier la distance qui le sépare du monarque et de ses protecteurs, pour exister aux yeux de ses pairs, il exploite abondamment sa plume, alerte et brillante. Son travail a laissé une trace riche : près de mille lettres écrites et reçues entre 1547 et 1560, sur les événements, les acteurs, les états d’âmes et les humeurs du temps. C’est là la principale source de la présente étude.

Le corpus est dispersé mais la majeure partie des dépêches qui ont subsisté, réunies dès la fin du xvi e siècle par de grands bibliophiles et érudits, les Dupuy, Clairambault et autre Baluze, est aujourd’hui conservée à la Bibliothèque nationale, qui a recueilli beaucoup de ces collections. Imprimée pour le règne de François Ier, la correspondance est en cours de publication, à l’université de Neuchâtel (Suisse), sous la direction de Rémy Scheurer et Loris Petris, pour les années 1547-1560. Le présent travail s’appuie sur le matériau réuni dans le cadre de ce projet.

Cette correspondance est exceptionnelle à plus d’un titre : par leur nombre, leur longueur, leur style, ces dépêches forment un corpus à part dans la production des diplomates de l’époque. Elles sont une source précieuse pour reconstituer le travail de Jean du Bellay, mais aussi pour approfondir l’étude des dernières guerres d’Italie et du règne de Henri II.

La correspondance du cardinal du Bellay fait l’objet d’une étude approfondie dans la deuxième partie de cette étude, qui lui est consacrée : « À la source : la lettre ».


Chapitre liminaire
La Fortune des Du Bellay sous François Ier


Pour bien saisir l’évolution du personnage et la position qu’il tient à l’avènement de Henri II, il faut revenir sur la fortune du futur cardinal du Bellay sous François Ier. Le chapitre liminaire évoque la progression sociale de la famille, qui prend véritablement son essor à partir de la fin du xv e siècle et surtout au xvi e siècle, lorsque Jean et ses frères s’illustrent au service du roi, sous la férule d’Anne de Montmorency. La diplomatie offre à Jean, comme à son aîné Guillaume du Bellay, seigneur de Langey, la clé qui lui ouvre la porte de la reconnaissance et des faveurs royales.

Jean du Bellay est gracieusement récompensé pour ses prestations au service de François Ier et de sa lutte contre Charles Quint, en Angleterre, en Italie et dans les relations avec les protestants allemands qu’il entretient pour le compte du roi, dans le sillage de son frère Guillaume. Il voit son influence grandir, s’élève socialement, s’enrichit et parvient à se faire une place auprès du souverain et de ses proches. François Ier le dote généreusement en évêchés et abbayes, demande pour lui la pourpre cardinalice, le nomme dans son Conseil.

Conscient que la réussite n’est pas complète si elle ne s’accompagne pas du faste des lettres et des arts, du Bellay s’investit dans les manifestations de l’humanisme français. Négociateur aguerri et politique habile, il rehausse son prestige en s’entourant d’artistes et en se montrant un mécène généreux.

À la mort du roi François Ier, du Bellay est un homme puissant et expérimenté, cardinal et conseiller du roi, possédant de riches bénéfices et entouré d’un cercle de lettrés et de poètes, avec lesquels il goûte les plaisirs de la culture et de l’art.


Première partie
Politique et diplomatie sous Henri II


Mais un changement de règne est un bouleversement qui ébranle même les plus solides des serviteurs de la monarchie. Henri II se positionne immédiatement en réaction à son père. Le personnel est entièrement remanié, certains serviteurs sont évincés, d’autres limogés, rares sont ceux qui se maintiennent. Le cardinal François de Tournon et l’amiral d’Annebault, qui ont dirigé le gouvernement aux dernières années du règne précédent, sont congédiés. À l’inverse, d’anciennes gloires déchues reviennent au pouvoir. Et en premier lieu, le connétable de Montmorency, le protecteur de Jean du Bellay, éloigné de la cour en 1541.

L’arrivée sur le trône de Henri II consacre aussi la montée en puissance du clan des Guise – en particulier de Charles, futur cardinal de Lorraine – dont les ambitions italiennes s’opposent frontalement à celles du connétable, qui prône l’apaisement du conflit avec l’empereur et l’abandon des prétentions françaises Outremonts. Les luttes de factions se cristallisent autour de ces deux pôles, auprès desquels gravitent les proches du roi : fuorusciti italiens réfugiés à la cour, ministres, secrétaires et conseillers. Henri II, qui envisage d’abord de se réconcilier avec Charles Quint, pris entre ces deux sphères d’influence, penche tantôt vers les uns, tantôt vers les autres, mais finit par jeter ses forces sur la Péninsule, portant encore une fois l’attention du gouvernement vers l’Italie et les armes contre l’empereur.

Quant à du Bellay, le retour en grâce de son bienfaiteur, Montmorency, lui permet de se voir confirmé au Conseil et de négocier l’avènement du nouveau roi sans encombre. La confiance que lui accorde le monarque lui offre même un regain de prestige au début du règne. Mais malgré ses liens étroits avec le connétable, de par sa nature et ses aspirations, il se laisse séduire par les projets des Lorrains et des bannis italiens qui poussent à la guerre. Or, cantonné à Rome auprès du souverain pontife, il se trouve de fait au cœur de la vie politique des dernières guerres d’Italie, la diplomatie constituant l’arme indispensable pour promouvoir et défendre les desseins du roi. Le pape, souverain temporel des États pontificaux, représente en effet un interlocuteur de tout premier plan pour les belligérants.

Mais le maillage des agents français à Rome et une diplomatie française en pleine redéfinition rendent la position du cardinal souvent inconfortable. Pris entre les ambassadeurs officiels du roi qui se succèdent à Rome et une charge de protecteur des affaires de France, qu’il occupe par intérim et qui déborde largement les seules compétences ecclésiastiques, il trouve mal sa place parmi les partisans de la France, souvent divisés. Les intérêts divergents, les rivalités, les luttes d’influence au sein de ce qui devrait constituer le parti français à Rome compliquent le travail des agents du roi, dispersent les forces et souvent compromettent une action efficace ; des compétences floues, une hiérarchie mouvante et des attributions qui se chevauchent rendent le travail des diplomates inefficace et brouillon, d’autant que les tensions entre les favoris qui s’affrontent à la cour se répercutent dans les postes.


Deuxième partie
À la source : la lettre


Pour tenter de résoudre les conflits qui se présentent, le diplomate recourt à sa plume. De fait, l’une de ses premières tâches est d’informer et de communiquer. La lettre est le socle de la diplomatie. Il en découle, entre les nombreux agents et les gouvernements des puissances européennes, un commerce épistolaire intense, qui a laissé le témoignage le plus tangible des bouleversements de la politique internationale au milieu du xvi e siècle.

Du Bellay, maillon de ce dense réseau diplomatique, a écrit, abondamment écrit. Et à une époque où le vecteur épistolaire est en recrudescence, sa correspondance offre l’occasion d’étudier de près la lettre diplomatique, thématique largement délaissée par l’historiographie. En effet, si ces lettres sont la source où puiser les informations nécessaires pour reconstituer le fil des événements, elles offrent aussi le moyen, en s’y arrêtant plus longuement, de considérer les talents, les habitudes, et les pratiques d’un prélat-diplomate de la Renaissance, qui sous certains aspects est assez original. Leur langue est brillante et déliée ; elles n’ont pas la sobre efficacité des dépêches d’un Tournon ni le style de celles d’un Charles de Lorraine. Elles donnent à voir des aspects très pragmatiques du quotidien d’un représentant de la France en mission : la gestion du temps, de l’information, les contacts horizontaux entre postes diplomatiques, les relations verticales entre le pouvoir royal ou pontifical et l’agent. Outil de travail et de communication, ces dépêches illustrent également la nécessité, patente chez du Bellay, de tenter d’exister à travers la plume, de se faire valoir et de retisser sans cesse le lien avec le monarque qui se distend inexorablement pour le courtisan exilé. Elles sont le lieu de justification, d’explication et de défense, la seule tribune qui reste à l’agent royal pour plaider sa cause depuis son poste lointain. Enfin, l’exposé des caractères matériels et formels des lettres met en lumière les très nombreux intermédiaires et médiateurs qui entourent la conception, la rédaction, l’acheminement et la réception des courriers.

Les lettres de du Bellay, témoignage certes partial et partiel des événements, reflètent le caractère du règne et la nature de ce cardinal fougueux et mordant qui a investi ses forces pour la cause du roi en Italie.


Troisième partie
Le cardinal Du Bellay à Rome


Le combat mené à Rome par du Bellay pour défendre la politique de Henri II dans la Péninsule est décrit à travers les temps forts de son action durant les deux séjours qui ponctuent sa carrière, le premier de 1547 à 1550 et le second de 1553 à sa mort en 1560. Cette évocation doit permettre d’observer les coulisses de la diplomatie française durant ces années, de déceler les obstacles qui surgissent dans le travail du cardinal, de revenir sur les faiblesses de la représentation française à Rome et les erreurs du gouvernement central, enfin de considérer les tensions qui parcourent le parti français à la curie, afin de mieux comprendre les désaveux dont fait l’objet du Bellay et les échecs de la politique italienne de Henri II.

Du Bellay est favorable à une intervention du roi en Italie. Sa ligne belliqueuse, qui s’accommode mal des velléités pacifiques du connétable qui veut détourner le souverain des ruineuses campagnes italiennes, lui assure la confiance des dissidents et bannis de la Péninsule et le rapproche des Guise aux premiers temps du règne. Il entretient en particulier une relation étroite avec Charles de Guise, auprès duquel il croit trouver un protecteur et un partenaire fiable. Mais dès 1549, les relations avec les Lorrains s’étiolent ; du Bellay, par sa franchise et son indépendance d’esprit, n’est pas un allié assez docile aux yeux des Guise qui se détournent de lui et le desservent auprès du roi pour compromettre son action ou du moins éviter qu’il ne contrarie leurs ambitions.

Mais les tensions avec les Lorrains ne sont pas ses seuls soucis. Du Bellay se trouve confronté, à Rome, aux difficultés d’un poste diplomatique où se mêlent et s’enchevêtrent les caractères, les intérêts et les passions. Il doit compter avec l’ambassadeur, qui est le représentant officiel du roi et qui tolère mal l’ingérence du cardinal dans ses affaires. Dans le collège des cardinaux, il essaie de rassembler un parti français, souvent dégarni et inconsistant. Enfin, il a affaire à des collègues, en particulier Hippolyte d’Este, cardinal de Ferrare, apparenté aux Guise, et le cardinal Alexandre Farnèse, qui ont autrement plus d’influence et de crédit et ne souhaitent pas voir du Bellay entraver leurs ambitions ou contester leurs prérogatives. Quoi qu’il fasse, le cardinal n’est pas libre de ses mouvements, contraint de se plier aux exigences des uns et de supporter les bravades des autres, qu’il ressent comme autant de vexations.

La multiplication des voix qui s’élèvent à la curie rend l’information inintelligible. Le roi se plaint de recevoir des avis contraires de ses représentants. Et du Bellay, en première ligne à Rome, se voit reprocher, comme les ambassadeurs en poste, les lenteurs et les hésitations dans les pourparlers. En réalité, les difficultés rencontrées par les diplomates français et l’irrésolution dans laquelle s’enlisent les négociations sont la conséquence des rivalités de cour et des factions qui s’affrontent dans l’entourage de Henri II. Pour n’avoir pas su choisir parmi ses conseillers, parmi ses ministres, parmi ses agents, le roi a laissé les conflits d’intérêts et les rivalités ruiner ses actions. Les atermoiements de la politique française, au gré des influences des belliqueux, les Guise et les bannis italiens, ou du parti pacifique incarné par Montmorency, rendent le travail des diplomates à l’étranger laborieux, contraints de suivre une ligne politique inconstante, qui leur fait perdre tout crédit. De même, le va-et-vient de la politique française exaspère les nombreux appuis italiens qui se pressent vers les représentants de Henri II au début de son règne. Le seul moment où le gouvernement et ses représentants semblent parler d’une même voix et marcher d’un même pas, c’est au premier temps de la guerre de Toscane. Mais l’élan insufflé lors de la campagne se brise avec le désastre de Marciano en 1554. Du Bellay exaspère ses dernières forces à tenter de défendre une politique offensive, à ses yeux la seule qui peut relever le prestige et l’influence de Henri II en Italie.


Conclusion

De par son caractère et sa position à Rome, Jean du Bellay a peut-être subi plus durement les conséquences des échecs successifs de la politique royale. Ses velléités belliqueuses, sa fougue et son tempérament le portent à se lancer dans des entreprises qui ne trouvent pas toujours bon accueil à la cour. Son ancienneté – il est plus vieux, d’une génération, que la plupart de ses collègues – lui rend plus insupportable les brimades auxquelles il est soumis. Ses accointances avec les Lorrains jusqu’en 1549 lui portent préjudice ; il s’aliène un parti qui choisit de le discréditer pour empêcher qu’il lui nuise. Enfin, du Bellay agit souvent à contretemps et à contre-courant en politique. Écoutant avant tout les humeurs des alliés italiens et ses propres élans, il prône la guerre même face à un connétable qui cherche la paix, face à un roi qui hésite, après une défaite désastreuse, alors que la cour décrie une campagne humiliante.

Malmené par les Lorrains, décontenancé par les reproches qui lui sont adressés alors qu’il estime être mal armé pour agir au mieux, pris à parti par le roi et calomnié par les courtisans en 1555 lorsque le nouveau pape Paul IV lui offre le doyenné du Sacré Collège, il finit par accepter ce titre, renonçant à rentrer en France. Dès lors, même s’il se dit toujours le fidèle serviteur du roi et poursuit sa collaboration avec Montmorency, jouant le rôle d’un diplomate officieux, son action s’infléchit nettement vers l’Église, dont il devient le « second après le pape ». Si du point de vue français, la fin de la carrière de du Bellay s’apparente à un inexorable déclin, puisque le roi ne lui prête plus guère d’attention et n’envisage pas de donner à un conseiller du pape de charge officielle, du point de vue romain, le cardinal atteint aux plus hautes fonctions du Saint-Siège. Désavoué par le roi, il n’en reste pas moins un des cardinaux les plus importants de son temps, recueillant des voix aux conclaves et terminant une riche carrière aux plus hautes marches de la hiérarchie pontificale.

Desservi par la plupart de ses biographes, du Bellay a vu les dernières années de sa carrière politique sombrer dans l’oubli. Or, loin d’être médiocre, infatué et oisif durant le règne de Henri II, dans un contexte politique usant, avec ses qualités et ses faiblesses, il poursuit l’œuvre d’une vie, la défense des intérêts du roi de France, y consacrant ses deniers, sa santé et son crédit. Jean du Bellay s’éteint à Rome le 16 février 1560.


Annexes

Généalogie de la famille du Bellay. — Armes du cardinal Jean du Bellay. — Répartition des sources pour les règnes de François I er et de Henri II. — Correspondants de Jean du Bellay sous François Ier. — Correspondants de Jean du Bellay sous Henri II et François II (1537-1560). — Formules de salutation entre Montmorency et du Bellay. — Lettre chiffrée.