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École des chartes » thèses » 2009

Au service d’un projet ambitieux

Les comptes de la fabrique de l’abbaye Saint-Oyend-de-Joux à Saint-Claude (1421-1446)


Introduction

L’historiographie sanclaudienne. — Le nom de Saint-Claude est aujourd’hui peu évocateur et ne renvoie, dans le meilleur des cas, que l’image d’une bourgade du Jura où l’on fabrique la plupart des pipes françaises. Néanmoins, Saint-Claude connut son heure de gloire et le monastère Saint-Oyend-de-Joux jouissait d’une renommée internationale à l’époque où le Moyen Âge projetait sur le monde ses derniers flamboiements. C’est le classement récent du fonds des archives de l’abbaye par Henri Hours qui a permis de révéler le patrimoine prestigieux du monastère et de donner un nouvel élan aux études médiévales sur celui-ci, tant en histoire qu’en archéologie ou en histoire de l’art. La présente étude s’inscrit donc dans une dynamique de recherches récentes et complémentaires, appelées à s’enrichir mutuellement.

Un compte de construction singulier. —  La construction de l’église abbatiale Saint-Pierre se place sous le sceau d’une double originalité : d’une part, elle est pour l’instant la seule construction monastique documentée à avoir créé une fabrique pour assurer la gestion de son chantier ; d’autre part, elle se singularise par la petitesse de ses moyens, qui explique la durée excessive du chantier – plus de cent ans, au terme desquels l’église resta inachevée. Ce point n’est pas anodin, car les comptes de Saint-Pierre nous donnent à lire le déroulement d’un chantier des plus communs, de ceux qui aujourd’hui ne sont pas documentés, en raison même de leur banalité, et qui sont donc les plus mal connus.

Contexte historique, des origines à la construction (vers 430-vers 1390). — Fondée au premier tiers du v e siècle, l’abbaye se trouve rapidement à la tête d’une petite congrégation ; au xii e siècle, la découverte du corps intact de l’un de ses abbés du haut Moyen Âge, saint Claude, doué de vertus thaumaturgiques, consacre le succès bientôt grandissant de ce centre de pèlerinage. Au moment où le projet de reconstruction de l’église abbatiale Saint-Pierre est porté sur les fonds baptismaux, le monastère est confronté à des difficultés conjoncturelles (la peste, la guerre, le déclin économique) et structurelles (chute du nombre des vocations, sécularisation de la vie monastique) qui appellent la mise en place d’une réforme rapide. Celle-ci sera menée par Jean de Vincelles, abbé contemporain des comptes de la fabrique étudiés (vers 1426-vers 1436). C’est donc dans ce cadre de réformes et de mutations que s’ancre le projet de reconstruction de l’église abbatiale (vers 1390-vers 1485). Il faut enfin préciser que si l’église abbatiale Saint-Pierre est au cœur de cette étude, il existe dans le monastère une autre église située à la limite de l’enceinte monastique, dédiée aux saints Oyend et Claude et qui accueille les pèlerins venus en quête de grâce et prêts à faire preuve de libéralité.


Sources

Les sources sont essentiellement constituées par la sous-série 2 H des archives départementales du Jura, consacrée au fonds de l’abbaye de Saint-Claude. Ce sont surtout les deux registres comptables, 2 H 122 et 2 H 123 qui ont fait l’objet de toutes les attentions, afin de fournir une édition des comptes de la fabrique du chantier.


Première partie
La gestion du chantier


Chapitre premier
Les registres

Description. — Les deux registres de comptes 2 H 122 et 2 H 123 sont deux volumes de papier qui consignent mensuellement les versements faits par les gouverneurs de la fabrique aux ouvriers travaillant sur le chantier de l’église abbatiale Saint-Pierre, voire à d’autres parties du monastère. Les cent dernières pages des deux registres renferment les marchés de certains artisans, ainsi que des quittances et des reconnaissances de dettes.

Quelques énigmes.— L’on est en droit de se demander pourquoi les registres s’ouvrent en 1421, tandis que les travaux ont commencé entre 1387 et 1392. Un incendie important, en 1418, explique peut-être la disparition de registres de comptes antérieurs. Néanmoins, la forme de l’introduction des registres conduit à penser que c’est plutôt l’incendie qui entraîna le besoin nouveau de garder la trace des travaux au fur et à mesure de leur déroulement. Par ailleurs, l’absence inhabituelle de recettes au sein de cette comptabilité montre qu’il s’agit à proprement parler de « registres de comptes » – au sens le plus littéral du mot registre – plutôt que d’une comptabilité en bonne et due forme, ce qui confirme que la création de cet outil de gestion fut guidée plus par le souci de garder une trace des payements que par celui d’établir un quelconque bilan comptable annuel.

La tenue des registres.— Les registres sont tenus par les notaires attachés au service de l’abbaye. Saint-Claude, terre d’Empire, est en effet située aux limites du droit coutumier et du droit romain. Néanmoins, les liens anciens entretenus par l’abbaye avec ses périphéries méridionales et orientales – le comté puis duché de Savoie – ont permis une pénétration précoce du droit romain dans cette contrée, dont attestent les usages bien rodés des notaires chargés de la rédaction des registres.

Chapitre II
Une fabrique monastique

Apparition.— Tout le monde s’accorde à considérer que si la fabrique appartient au monde séculier, l’œuvre constitue son pendant dans le monde régulier. Or, dès 1384, un acte du pape Clément VII mentionne l’existence d’une fabrique à Saint-Claude, c’est-à-dire dans le cadre d’un monastère. La « fabrique » réapparaît ensuite au sein des registres de comptes et son fonctionnement montre de nombreux éléments comparables aux fabriques du monde séculier. Il s’agit bien d’une instance financière, dotée de ses gouverneurs, qui gère tous les travaux en cours. En effet, si les registres 2 H 122 et 123 sont principalement consacrés aux travaux de l’église abbatiale Saint-Pierre alors en reconstruction, c’est en raison de l’importance du projet comparé au reste de l’entretien des autres bâtiments ; mais on peut aussi relever des dépenses destinées à d’autres édifices du monastère, et notamment à l’église de pèlerinage dédiée à saint Oyend et saint Claude. Plus que la fabrique de Saint-Pierre, il s’agit donc bien des registres de la fabrique du monastère qui, en tant que telle, s’occupe de l’entretien de l’ensemble des bâtiments.

Fonctionnement de la fabrique. — La fabrique est dirigée par un nombre variable de gouverneurs, nommés tous les mois et qui sont tous des religieux de l’abbaye. Il est malheureusement impossible de connaître la répartition des rôles en son sein. Par ailleurs, il est difficile de savoir si la fabrique dispose d’un quelconque pouvoir décisionnel, même si la présence presque systématique du grand prieur parmi ses membres permet d’avancer une réponse affirmative.

L’argent de la fabrique.— L’une des singularités de cette fabrique est tout d’abord son rôle de pivot financier au sein de l’abbaye. Elle consent des prêts importants, jusqu’à cent florins, à des officiers de l’abbaye et, de même, elle n’hésite pas à puiser allégrement dans les caisses de l’abbaye quand elle manque de ressources. Ce fonctionnement particulier permet de comprendre les nombreuses variations des revenus de la fabrique d’une année sur l’autre. Ces revenus peuvent être classés dans deux catégories. D’une part, la fabrique vit de revenus courants prélevés sur les dépendances et sur la sacristie. D’autre part, elle peut bénéficier des libéralités de généreux donateurs soucieux de leur salut.

Les missions de la fabrique.— Si la fabrique pourvoit avant tout à l’entretien des différents bâtiments de l’enceinte monastique, elle prend également en charge un certain nombre des dépenses liées à la liturgie, telles que le luminaire, l’entretien des ornements ou encore la tenue des banquets lors des fêtes solennelles. Il lui arrive enfin exceptionnellement d’engager des frais pour soulager les finances – sans doute en difficulté – de l’abbaye.

Chapitre III
Des poids et des mesures : les outils de gestion de la fabrique

Située au carrefour de nombreuses routes commerciales, l’abbaye de Saint-Oyend-de-Joux concentre de multiples systèmes de références, que ce soit dans le domaine des monnaies, ou dans celui des unités de longueur, de poids ou de volume. De fait, la matière contenue dans les registres à cet égard est si vaste – et en même temps si ambigüe – qu’elle mériterait sans doute une étude en elle-même. Un relevé systématique de toutes ces unités a été effectué et des équivalences ont été fournies dans la mesure du possible. Il serait vain de faire ici le catalogue de ces trop nombreuses unités de mesure.


Deuxième partie
Le déroulement du chantier


Chapitre premier
Les hommes au travail

La direction du chantier.— Le chantier de l’église abbatiale Saint-Pierre a bénéficié de la présence d’une dynastie d’architectes : les Beaujeu. Le premier attesté l’est en 1412, avant le début des registres, et est par ailleurs l’homonyme du maître ayant œuvré à l’achèvement de la primatiale Saint-Jean de Lyon, dont dépendait l’abbaye de Saint-Claude : Jacques de Beaujeu. À l’époque des registres, c’est Renaud de Beaujeu, probablement son fils, qui est nommé maître d’œuvre ; en 1439, on voit apparaître Pierre de Beaujeu, fils du précédent, qui ne sera nommé « maître des œuvres du couvent » que dans un chantier postérieur, dans les années 1460. C’est donc Renaud qui retient ici l’attention, même s’il n’est pas l’auteur du parti architectural de l’église abbatiale. Ses mentions au sein du registre montrent à la fois un habile technicien, un véritable chef d’équipe et le directeur incontesté des maçons et des « perriers » dont il suit le travail. Néanmoins, il partage la gestion logistique du chantier avec un contremaître que la comptabilité nomme « appareilleur » à quelques reprises. Il s’agit de l’un des maçons qui supervise tout ou partie des payements des maçons, voire de l’ensemble des artisans, et qui achète pour la fabrique un certain nombre d’outils et d’aliments.

L’organisation du travail. —À Saint-Claude, les métiers ne furent dotés que très tardivement de véritables règlements, sans doute pour attirer la main d’œuvre. Le fonctionnement des métiers est donc marqué par un nombre certain de singularités. Le chantier est dominé par la figure des « maîtres », doués d’une prééminence technique qui se traduit par la capacité à gérer une équipe de valets et par des avantages matériels, notamment salariaux. Sous ce premier niveau se situent les compagnons qui se distinguent par le fait qu’ils travaillent en équipe, mais ne sont jamais dirigés par des maîtres. À côté des maîtres et des compagnons se trouvent les artisans indépendants. Par ailleurs, il n’y a pas, à Saint-Claude, de réels contrats d’apprentissage ; ce sont donc essentiellement les familles qui servent de courroie de transmission du savoir, comme l’atteste la présence de plusieurs dynasties sur le chantier. Le second canal d’apprentissage est constitué par la fonction de valet. La rémunération de ces valets dénote l’infériorité de leur statut, néanmoins, une vraie ascension est possible. Les artisans peuvent être payés à la journée ou à la tâche, les deux types de rémunération se cumulant parfois. Quelques gratifications en nature peuvent y être ajoutées occasionnellement. Enfin, la fabrique prévoit le versement de petites sommes aux veuves des artisans ayant travaillé à Saint-Claude.

Les corps de métiers. — Les corps de métiers présents à Saint-Claude ne se différencient guère de ceux de la plupart des chantiers. L’on peut néanmoins noter que l’artisan sanclaudien se distingue par sa réelle polyvalence – ce qui traduit le manque de moyens avec lequel le chantier est mené. On observe qu’il n’y a pas de différence entre maçons et tailleurs de pierres, qui tous travaillent de concert avec le « perrier » qui ébauche les pierres dans la carrière. Les années avançant, une perméabilité de plus en plus importante apparaît entre ces deux métiers, si bien qu’il devient difficile de distinguer les uns des autres. Les autres caractéristiques des corps de métier sont la présence d’effectifs relativement restreints et un rythme saisonnier fortement modulé par les contraintes climatiques. Si l’on remarque à Saint-Claude la présence d’un maître des stalles pendant la durée du chantier, les ouvriers du bois les plus nombreux et les plus importants sont les « chapuis » qui apportent au chantier tous les ouvrages de bois dont il peut avoir besoin, de la poutre à l’engin.

Enfin le travail du métal est confié à un ou plusieurs maréchaux qui ont sans doute l’habitude de travailler pour le monastère, ce qui atteste une fois de plus de la polyvalence des artisans de ce chantier. On peut évoquer rapidement la présence d’un plombier et d’un maître des cloches qui interviennent dans le cadre de l’église Saint-Oyend-Saint-Claude dans les dernières années documentées par les registres. On retrouve enfin les incontournables manœuvres, ainsi qu’un cordier et d’anecdotiques tuiliers et terrassiers.

Chapitre II
Les matériaux

Transport et mise en œuvre des matériaux.— La provenance des matériaux indique l’important rayonnement de l’abbaye à la fin du Moyen Âge.

Comme tout chantier, celui de l’église Saint-Pierre entraîne la création d’installations provisoires destinées à favoriser son déroulement : on voit la construction de plusieurs loges, la présence d’une chambre aux traits, d’une forge qui semble plutôt mieux équipée que la moyenne, d’engins et d’échafaudages divers et variés, sans oublier les très nombreux fours à chaux mentionnés dans le courant des registres.

Quant à l’outillage, il est principalement du ressort de la fabrique qui dédommage les artisans pour leurs achats de matériel de manière récurrente. Il existe de plus des outils sans doute plus coûteux que la fabrique possède en propre, qui sont inventoriés dans une liste gardée par le maître d’œuvre et qui peuvent être prêtés aux artisans ; on voit ainsi un « aistrument a pois » confié momentanément au perrier.

Autour de la pierre et du bois. — Parmi les informations livrées à ce sujet par les registres, l’une des plus intéressante concerne sans doute l’outillage des métiers de la pierre ; en effet, la dureté exceptionnelle de la pierre a conduit à l’utilisation précoce de la boucharde sur le chantier, ce que révélait l’archéologie du bâti et que les registres confirment. Le reste de l’outillage de la pierre correspond à ce que l’on peut observer sur les autres chantiers. Le travail du bois se laisse aujourd’hui encore mal cerner en raison de très nombreuses énigmes terminologiques. Le vocabulaire témoigne en tout cas de la grande variété de la production des « chapuis ».

Au service du chantier. — Comme souvent, le métal est omniprésent dans la construction puisqu’il est utilisé tant dans l’outillage que pour les finitions du bâtiment, telles que les serrures. Au fer à proprement parler se joignent l’acier, le cuivre, l’étain et le plomb, ces deux derniers étant utilisés pour la confection des cloches de l’église Saint-Oyend-Saint-Claude.

Enfin, le fait que la construction de l’église abbatiale Saint-Pierre soit étalée dans la durée rend l’utilisation de matériaux de protection absolument nécessaire. Il s’agit principalement d’« ancelles » (bardeaux) qui constituent de plus la couverture du bâtiment, mais également de tuiles et de bois.


Troisième partie
Des comptes au service d’un projet ambitieux


Chapitre premier
Nature et chronologie de la construction

Jalons chronologiques du chantier médiéval. — Le registre n’ayant pas pour fonction d’établir un bilan comptable des finances de la fabrique, les tâches dévolues aux ouvriers sont évoquées avec parcimonie ; nul n’est en effet besoin pour le scribe de justifier la dépense engagée. Par conséquent, il s’avère assez difficile d’élucider la signification des mentions plus qu’allusives que les registres font au travail des différents corps de métiers. Néanmoins, on peut dire que les travaux commencèrent entre 1387 et 1392 ; au début des registres, en 1421, l’abside est très certainement achevée et les derniers piliers de la nef ont été érigés. Le début des registres coïncide très vraisemblablement avec un nouvel élan des travaux après la pause forcée due à l’incendie de 1418. Cette tranche s’achève en 1427, avec la pose de la couverture, qui précède l’intervention des « gissiers » et l’achat d’une serrure pour l’église Saint-Pierre. Une nouvelle phase commence en 1429 avec l’intervention d’un terrassier qui montre que la progression des travaux s’est très certainement faite d’est en ouest et que l’on n’a abattu l’ancienne église abbatiale que lorsque la nouvelle fut apte à recevoir des offices. Les années qui suivent laissent entrevoir un ralentissement progressif des travaux jusqu’en 1443 où l’ultime coup de collier est donné pour les ogives du vaisseau central. Les comptes s’achèvent en 1446. L’ultime tranche de travaux de l’ère médiévale a lieu en 1485 et voit la poursuite du mur sud de l’église jusqu’à la hauteur des voûtes des bas-côtés. Le chantier demeura donc inachevé jusqu’au xviii e siècle – en particulier, il n’y avait qu’une façade provisoire – où la sécularisation de l’abbaye fut suivie de l’achèvement des travaux, à partir de 1736.

L’église Saint-Pierre sort de terre : analyse de l’édifice.— La définition de l’espace au sol laisse entrevoir les deux maîtres mots de la construction : unité et simplicité. L’espace imposant dévolu à cette église abbatiale est en effet avant tout unitaire comme l’indiquent l’aspect ramassé de l’ensemble, l’absence de transept, la quasi-égalité des vaisseaux et le choix d’une abside à pans coupés. Ces différents éléments permettent de rattacher l’église abbatiale au mouvement des églises-halles, même si elle n’en possède pas tous les caractères. Si l’on peut entrevoir au sein de l’édifice quelques éléments rayonnants – les remplages de baies – voire flamboyants – la lierne –, la rigueur et l’austérité sont de mise. L’élévation à deux niveaux est scandée par une double coursière ; les piliers octogonaux sont couronnés par un voûtement pseudo-sexpartite archaïsant, qui est pourtant à pénétration directe. Extérieurement, l’édifice a tout d’une église fortifiée : les ouvertures sont peu nombreuses et étroites, et le parement à bossage évoque les forteresses voisines érigées à la même époque. Le lien avec une période réformatrice et perméable aux expériences mystiques semble donc très clair. Mais l’atmosphère réformatrice suffit-elle à expliquer l’ensemble des particularités architecturales de cet édifice singulier ? Il est en effet difficile de ne pas comparer cet écrin glacial à l’ensemble foisonnant constitué par les stalles, à peu près contemporaines des travaux de reconstruction – elles sont livrées en 1449 –, et que l’historiographie a également pour habitude de mettre en lien avec les tentatives de réforme qui affectent alors le monastère ; le contraste entre ces deux œuvres d’art permet de souligner la complexité des motivations coexistant à cette époque et conduit à nuancer toute explication fondée uniquement sur la réforme de l’ordre.

Chapitre II
L’église abbatiale, cœur et reflet de l’éminence du monastère
à la fin du Moyen Âge

Les commanditaires.— Contrairement aux affirmations de l’historiographie du xix e siècle, l’abbé qui lança le chantier fut Guillaume de La Baume (1386-vers 1412). Cet homme est assez peu connu, mais il est indéniable que c’est sous son abbatiat qu’eurent lieu un certain nombre de transformations fondamentales, telles que la première exemption de l’abbaye du joug de l’ordinaire de Lyon. Les abbés suivants attestent du prestige de l’abbaye à la fin du Moyen Âge et en particulier François de Metz, neveu de Jean de Brogny, lui-même membre éminent de la cour de Clément VII. Quant aux donateurs couvrant l’abbaye de leurs libéralités, ce sont essentiellement le pape Clément VII et les ducs de Bourgogne et de Savoie, ce qui montre que le patronage du monastère est un enjeu géo-politique important.

L’aire culturelle de Saint-Oyend-de-Joux.— Depuis ses fondateurs, originaires de l’Ain, l’abbaye entretient des liens étroits avec le duché de Savoie et ses périphéries : elle dépend de l’ordinaire de Lyon, la langue qui y est parlée est le franco-provençal, des routes nombreuses la rattachent à la Suisse et à l’Italie et constituent d’ailleurs le canal par lequel le droit romain a pénétré en Comté depuis le xiii e siècle. Au xv e siècle, les liens avec les papes d’Avignon ne font que renforcer le tropisme méridional du monastère. Or ces liens ont une répercussion dans les choix stylistiques et les échanges artistiques que suscite le chantier de l’église abbatiale. Ainsi on retrouve un nombre certain d’artistes ayant œuvré dans l’orbite du pape Clément VII, alias Robert de Genève –  via Genève justement – et présents sur le chantier, ainsi que des artisans issus plus largement du duché de Savoie.

Chapitre III
L’église Saint-Pierre dans la création artistique régionale

Quelques pistes d’interprétation.— L’église abbatiale Saint-Pierre est dotée d’un certain nombre de particularités qui en font un monument déroutant ; le point le plus étonnant est la taille démesurée d’une église consacrée théoriquement au seul usage monastique. À cela s’ajoutent ses singularités stylistiques : un voûtement sexpartite unique en son genre à cette date, une double coursière, la préférence pour un espace unitaire et peu hiérarchisé, un aspect extérieur défensif. Ces particularités pourraient s’expliquer par l’hypothèse d’un déplacement du centre de pèlerinage de l’église Saint-Oyend-Saint-Claude vers la nouvelle église abbatiale Saint-Pierre. Néanmoins, cette hypothèse, étayée par peu d’arguments valables, rencontre de nombreuses difficultés, à commencer par le fait que l’église abbatiale se situe en plein cœur de l’enceinte monastique, en un lieu inaccessible au simple fidèle. De plus, aucun des textes contemporains des travaux n’évoque cette translation, projet pourtant considérable qui aurait justifié l’appel à des donations dont la construction avait bien besoin. On peut donc simplement proposer que cette nouvelle construction soit un manifeste de la puissance de Saint-Oyend-de-Joux en ces dernières décennies du Moyen Âge. Cette hypothèse n’est d’ailleurs pas incompatible avec un déplacement du centre de pèlerinage. Elle expliquerait en outre l’emprunt de nombreuses formes originales à des cathédrales voisines, telles que les voûtes sexpartites que l’on retrouve tant à Lausanne qu’à Lyon pour ne citer qu’un exemple.

L’église Saint-Pierre dans le temps et dans l’espace.— Au-delà de liens artistiques évidents avec le duché de Savoie et ses périphéries, il faut noter que l’église abbatiale Saint-Pierre était traditionnellement rapprochée par l’historiographie de l’abbatiale de la Chaise-Dieu, en raison d’une impression générale similaire et d’un certain nombre de détails comparables. Or il s’avère qu’existait au Moyen Âge une association entre Saint-Claude, la Chaise-Dieu et Cluny, matérialisée par un rouleau des morts qui circulait entre ces trois abbayes. Il existait donc bel et bien un lien matériel avec cette abbatiale qui, une fois encore, renvoie à l’univers des papes d’Avignon.

De plus, il est frappant de constater que les caractéristiques essentielles de l’église abbatiale se retrouvent dans la plupart des édifices méridionaux, de Béziers à Montpellier. Les liens historiques et polymorphes de l’abbaye avec ses périphéries méridionales trouvent donc leur traduction dans des liens artistiques certains, qui sont autant de voies d’interprétation de l’architecture très particulière de cet édifice unique en son genre. De fait, les singularités de l’architecture de l’église Saint-Pierre en font un édifice presque bâtard, un prototype, qui, par essence, est amené à peu de postérité. Il répond en effet à des nécessités spatio-temporelles très spécifiques ainsi qu’à un contexte spirituel et culturel très précis et daté, et ne peut donc être vu comme un modèle adaptable à d’autres situations.


Conclusion

Ainsi, l’église abbatiale Saint-Pierre fut certainement, avec son ensemble de stalles, le chant du cygne d’une très grande abbaye appelée à sombrer dans l’oubli. Exhumer les grandes étapes et le fonctionnement de son chantier ne relève donc pas du domaine de l’anecdotique, comme l’indiquent d’ailleurs les nombreuses découvertes que cette étude permit de réaliser : celles-ci touchent tant le fonctionnement particulier d’une fabrique monastique unique en son genre, que les singularités du monde sanclaudien des métiers ou encore les trésors d’ingéniosité mis en œuvre par les religieux pour mener à bien ce vaste chantier avec les moyens du bord.

Néanmoins, malgré ces très nombreux apports, les registres de comptabilité ne suffisent pas à eux seuls pour envisager l’ensemble du chantier et en avoir une connaissance intime. En particulier, l’aspect très elliptique de la rédaction de ces registres rend impossible une étude architecturale approfondie à partir de cette seule source. Il est donc désormais essentiel de se plonger dans l’étude du bâtiment lui-même qui n’a été que survolée. Afin d’être réellement menée à bien, elle nécessite la réalisation d’un plan scientifique de l’église abbatiale et de relevés précis de la modénature de l’église abbatiale, qui seront l’occasion d’affiner la chronologie et de mettre en rapport l’architecture sanclaudienne avec des monuments voisins.


Édition

Édition linéaire de l’année 1426. — Cette première partie permet d’offrir la lecture linéaire et critique de l’année 1426, qui donne un bon aperçu lexicographique et diplomatique de l’ensemble des registres.

Édition des registres 2 H 122 et 2 H 123 en tableaux synthétiques.— L’ensemble des registres est ensuite repris au sein de tableaux synthétiques qui n’en retiennent que la substantifique moelle, en en rationnalisant l’organisation et l’orthographe. Le formulaire en est ainsi supprimé, au profit du seul nom des artisans, de leur tâche et de leur salaire.


Annexes

Illustrations. — Glossaire. — Répertoire des noms de personnes. — Table des noms de lieux. — Index des matières.