Notoriété locale et service du roi en Bordelais
Marc-Antoine de Gourgue, de l’héritage d’Ogier de Gourgue à la première présidence du parlement de Bordeaux
Introduction
Marc-Antoine de Gourgue, grande figure bordelaise du début du xviie siècle, doit sa renommée à l’exercice de la première présidence du parlement de Bordeaux entre 1617 et 1628, mais aussi à l’ascension socio-professionnelle de son père Ogier de Gourgue, couronnée par l’anoblissement. Les destinées du père et du fils sont à ce point imbriquées que l’étude des dimensions publique et privée du premier président du Parlement ne pouvait se passer de celle de la carrière de son père, de son enrichissement considérable et de sa conception du service de la personne royale.
Ogier et Marc-Antoine de Gourgue apparaissent tous deux comme des fidèles du roi. Se mettre à son service leur assure reconnaissance professionnelle, bénéfices honorifiques et pécuniaires, ainsi que prestige social. Ogier de Gourgue choisit ainsi de gravir les échelons de la société en s’engageant dans la voie des finances royales, tandis que son fils aîné poursuit l’ascension familiale en devenant un officier de robe. Marc-Antoine de Gourgue est donc l’héritier principal des valeurs et de la fortune de son père, qui a vu mourir ses deux fils aînés. Il lui revenait, ainsi qu’à son frère cadet Pierre, qui reprend la charge paternelle de trésorier et président du bureau des finances de Bordeaux, de consolider la position nouvellement acquise par la famille.
Être un fidèle de la personne royale signifie également être un appui politique de la monarchie dans la province instable qu’est la Guyenne au début du xviie siècle. Le roi pouvait en effet manquer de prise sur des institutions locales éloignées du centre de décision et du pouvoir. Placer à la tête du Parlement et de sa compagnie un homme de confiance, bien implanté dans sa région, s’avérait essentiel pour le pouvoir, qui comptait de cette manière faciliter l’application de sa politique et renforcer son autorité. Agent local du pouvoir royal, à la tête d’une institution prestigieuse, devant faire preuve de dignité aussi bien dans le cadre de sa fonction que dans la sphère privée, Marc-Antoine de Gourgue est néanmoins un représentant de ses concitoyens auprès du roi ; cette position, qu’il revendique et qui est lui reconnue par ses contemporains, peut alors le conduire à s’opposer à des décisions de la monarchie.
Sources
L’étude d’une famille gagne à s’appuyer sur des archives privées qui puissent renseigner sur son patrimoine (les titres de propriété, des terriers, des actes de vente et d’achat) et sa transmission (en particulier les contrats de mariage et les testaments), tout en restituant la mémoire de la lignée. Malheureusement, les hasards de la conservation font qu’une infime partie des fonds privés conservés aux archives départementales de la Gironde (sous série 2 E et série J) et, dans une moindre mesure, aux Archives nationales (13 AP et 19 AP) concerne les Gourgue durant la période envisagée ici. Aussi, afin de tenter de combler les lacunes de la documentation, il a fallu s’intéresser à d’autres sources, aussi bien manuscrites qu’imprimées. Les premières – actes notariés et registres secrets du parlement de Bordeaux – permettent à la fois d’établir la constitution et la composition des fortunes d’Ogier et de Marc-Antoine de Gourgue, de dresser un tableau de leur réseau social, de leur aire d’influence et de leur mode de vie, enfin d’observer l’action de Marc-Antoine à la tête du parlement de Bordeaux. Les secondes – œuvres artistiques et récits historiques consacrés à Marc-Antoine de Gourgue – sont indispensables pour explorer sa personnalité, mais certaines s’apparentent à des textes hagiographiques, qu’il convient de manipuler avec précaution.
Première partieMarc-Antoine, héritier d’Ogier de Gourgue
Chapitre premierUn père issu d’une famille de petite noblesse ?
Les origines du père de Marc-Antoine de Gourgue, et par conséquent de la lignée, soulèvent des interrogations : Ogier est-il issu d’une famille de petite noblesse, comme tendent à le prouver nombre de généalogies, ou y a-t-il eu a posteriori une « reconstruction généalogique », de manière à masquer l’origine humble du fondateur de la dynastie ? À la vérité Ogier, « simple » bourgeois marchand bordelais au milieu du xvie siècle, se fait qualifier de « chevalier » dans les actes notariés passés à la fin de sa vie, dans les années 1590. Il n’a pas été possible de déterminer précisément comment Ogier s’est agrégé à la noblesse, mais ce processus a pris appui, sans aucun doute, sur l’exercice d’offices de finance de très bon niveau local et sur l’achat concomitant de terres titrées.
Chapitre IILe service de la monarchie et de la personne royale
Ogier de Gourgue a consacré trente-six ans de sa vie à sa carrière dans le monde des finances. Son engagement est le signe de sa volonté de réussir socialement en se mettant au service de la royauté, et les charges importantes qu’il a occupées lui ont toujours servi de tremplins pour accéder à des fonctions encore plus élevées dans la hiérarchie des offices. L’aboutissement de son parcours est son accession – à un âge avancé certes – à la charge de trésorier du bureau des finances de Bordeaux, qu’il occupera jusqu’à la fin de sa vie.
Cet investissement personnel et financier va ouvrir la voie à ses héritiers. En s’engageant personnellement, Ogier de Gourgue engage aussi toute sa famille et ses descendants, élevés dans l’esprit de service à la monarchie comme source d’honneurs, de dignité et de prestige.
Chapitre IIIUne fortune considérable
Réaliser l’étude de la fortune constituée par Ogier de Gourgue permet avant tout d’évaluer l’héritage qu’il a légué à ses descendants, et en premier lieu à son fils Marc-Antoine. Celle-ci lui permet de se porter acquéreur d’un grand nombre d’offices de finance, mais aussi de constituer un patrimoine foncier important. Ogier de Gourgue sait ainsi diversifier ses sources de revenus et s’attache à accroître sa richesse patiemment constituée, en investissant dans les terres et seigneuries. Il constitue par ailleurs des réseaux d’obligés qui lui permettent de bénéficier d’une forte assise locale et même « régionale », puisque ses possessions s’étendent dans tout le Sud-Ouest : son aire d’influence et sa fortune considérables en font par conséquent un appui idéal pour le pouvoir royal.
Chapitre IVLe goût du luxe et de la gloire : vivre noblement
L’emprise locale d’Ogier de Gourgue passe également par un mode de vie noble. Son aisance financière lui permet ainsi de mettre en scène sa nouvelle position sociale, qu’il voit au sommet de la société bordelaise. Il fait en effet preuve tout au long de sa vie d’une volonté tenace de devenir un personnage important et reconnu de la société de la deuxième moitié du xvie siècle, et met tout en œuvre pour y parvenir. Cependant, il ne se contente pas d’occuper cette place prestigieuse, il montre ostensiblement qu’il y est parvenu. On peut peut-être penser qu’il s’agit pour lui de faire oublier ses humbles origines, mais, plus vraisemblablement, il se comporte ainsi car telle est l’attitude que l’on attend d’une personne de son importance – il ne faut pas oublier à quel point le paraître était signifiant pour ses contemporains. Ogier de Gourgue devient ainsi le seigneur de Vayres, château et terre qu’il achète au roi de Navarre et qu’il entreprend de restaurer pour lui redonner le lustre qui convient à un personnage de son rang.
Chapitre VUn héritage
Ogier de Gourgue a accumulé de grandes richesses au cours de sa vie, s’est rendu maître de grands ensembles fonciers. Au terme de sa vie, il s’agit alors pour lui d’organiser son héritage, dans le but de perpétuer son patrimoine au travers de ses descendants. En effet, un lignage est un lieu de reproduction sociale : il s’agit alors de transmettre un patrimoine matériel mais aussi symbolique. Marc-Antoine est, en tant que fils aîné survivant, le principal héritier de son père et celui qui est destiné à accroître la fortune et la renommée familiales.
Deuxième partieMarc-Antoine de Gourgue, premier président du parlement de Bordeaux
Chapitre premierL’idéal du parfait magistrat
Que signifie être un homme du roi au début du xviie siècle en Guyenne, province à l’histoire et au passé plutôt mouvementés ? Devenir magistrat et occuper la fonction prestigieuse de premier président du parlement de Bordeaux impose d’abord à Marc-Antoine de Gourgue d’incarner avec dignité l’idéal du « parfait magistrat ». En tant que représentant du pouvoir royal et dépositaire d’une partie de sa puissance publique, le serviteur fidèle de la monarchie doit imposer le respect à ses contemporains, car c’est de cette façon que le roi peut à son tour soumettre ses sujets à l’obéissance. Observer comment Marc-Antoine de Gourgue a œuvré pour se rapprocher le plus près possible de cet idéal et étudier si sa renommée correspond bien à l’image qu’il a souhaité donner de lui et de sa fonction s’est avéré riche d’enseignements : les témoignages contemporains et postérieurs à l’époque du premier président dressent tous en effet le portrait du « parfait magistrat » fidèle et zélé, consacrant sa vie – et sa santé – à l’exercice de sa charge.
Chapitre IILa nécessité d’avoir recours à un homme du roi dans le Bordelais du début du xviie siècle
Être un homme du roi sous-entend également relayer l’autorité de la monarchie dans le royaume. La nécessité pour le souverain de placer un homme de confiance à la tête du parlement de Bordeaux existe bel et bien. En effet, l’éloignement du centre du pouvoir, l’instabilité politique due aux guerres de Religion mais aussi à la situation même de la Guyenne au contact de l’Espagne et de l’Angleterre, en font un lieu stratégique, qu’il est nécessaire de contrôler.
Pour être forte, l’influence des relais du roi doit ainsi être secondée par une implantation solide dans la province, assurée par des possessions immobilières et des stratégies matrimoniales, qui ancrent Marc-Antoine de Gourgue et sa famille dans la région bordelaise et plus largement dans un grand Sud-Ouest.
Chapitre IIILa fonction de premier président ou comment assurer la direction d’une cour souveraine
Relais local des décisions du pouvoir central, exemple vivant mais distant de décence et de gravité qu’impose le modèle du « parfait magistrat », Marc-Antoine de Gourgue est également le chef d’une cour souveraine, dont le pouvoir est très important au niveau local. Magistrat consciencieux qui ne ménage pas sa peine, il chercher à accroître son autorité sur sa compagnie, malgré les réticences et les résistances des parlementaires à accepter un nouveau mode d’exercice de la justice et à introduire des réformes dans l’institution judiciaire.
Chapitre IVLe premier président : un intermédiaire entre le pouvoir central et le pouvoir local
Marc-Antoine de Gourgue tente bien sûr de concilier les intérêts de la Couronne avec ceux de sa compagnie et de sa province. Toute la complexité de sa charge réside dans cette double responsabilité. Figure exemplaire du fidèle, il se « donne » à un patron, à la personne royale, sans en changer au gré de ses désirs et de ses revirements politiques ; chef d’une cour souveraine, il se doit de faire entendre au roi les besoins et les plaintes de ses sujets.
La notoriété et le pouvoir local de Marc-Antoine de Gourgue semblent donc être deux atouts pour faire entendre la volonté royale à des sujets prompts à désobéir et surtout éloignés de la capitale. Cependant, ces attaches régionales et cet enracinement local peuvent constituer un obstacle et un frein au service du roi. En effet, le premier président est en proie à des luttes de pouvoir avec les autres autorités locales, que sont les jurats et les gouverneurs. Symbole de sa haute conception de la première présidence du Parlement, le conflit qui l’oppose à la fin de sa vie au pouvoir royal au sujet de l’arrivée de l’intendant Servien en Guyenne signe la défaite des agents du roi traditionnels, dont il est l’un des représentants éminents.
Troisième partieLa sphère privée d’un premier président
Chapitre premierSon implication dans les débats de son époque : les questions religieuses
Dans sa vie privée, le premier président doit également renvoyer l’image du « parfait magistrat ». En effet, s’il désire que les parlementaires bordelais soient des représentants dignes du pouvoir royal, s’il veut pouvoir être en mesure de proposer des réformes, il est nécessaire qu’il fasse porter ses exigences sur sa personne même. Il doit être, en quelque sorte, un modèle de magistrat idéal pour que les autres l’imitent et, surtout, pour éviter d’être critiqué pour des comportements que lui-même réprouve.
Dans le climat de Contre-Réforme qui marque alors le pays, cette image de décence et de dignité que Marc-Antoine de Gougue cultive trouve sa concrétisation dans des fondations religieuses à Bordeaux, qui lui permettent d’affirmer son emprise sur la ville. Il favorise ainsi l’établissement de couvents de Jésuites ou de Carmélites, avec le concours de ses deux épouses successives, Marie Séguier et Olive de Lestonnac.
Chapitre IILa constitution de réseaux : une emprise locale ?
Grâce à ses mariages, mais aussi aux réseaux d’obligés qu’il se constitue, Marc-Antoine de Gourgue s’insère sans difficulté dans la société bordelaise parlementaire et nobiliaire, bénéficiant là-aussi des liens tissés par son père dans les différents milieux socio-professionnels de la ville et de la région.
Chapitre IIILa constitution de sa fortune
Les nombreux récits consacrés à Marc-Antoine de Gourgue le présentent comme un homme peu intéressé par ses affaires et par l’augmentation de sa fortune. Cette image est le fruit d’une volonté du premier président d’échapper à toute critique vis-à-vis de son mode de vie, certes luxueux, mais qu’il désire peu ostentatoire, à la différence de l’attitude adoptée par son père à la fin du xvie siècle. En effet, le magistrat idéal doit se démarquer du reste de la société par sa modestie et par une apparence sévère voire austère. Toutefois, cette célébration de l’absence d’esprit de gain ne doit pas faire illusion : Marc-Antoine de Gourgue a recours à des « hommes de paille » pour échapper aux accusations de cupidité ou de corruption, qui ne sont pas conciliables avec sa fonction.
Si Ogier de Gourgue a cherché à s’enrichir par le commerce, puis, sa fortune établie, a investi dans les offices et dans les terres, son fils agit différemment. En effet, Marc-Antoine peut, dès sa jeunesse, s’appuyer sur un héritage considérable. Il se contente de gérer de manière attentive son patrimoine, sans paraître attaché à faire l’acquisition de nouveaux domaines. Il vend même une part du legs de son père, amputant le grand ensemble foncier dont il a hérité.
Chapitre IVLe « destin d’une lignée »
Marc-Antoine de Gourgue est le premier de sa lignée à intégrer le monde de la robe et inaugure une longue période de possession d’offices de justice par la famille. Pourtant, en observant les générations postérieures, on ne peut que constater un lent mais inéluctable déclin social. La famille de Gourgue semble alors avoir atteint son apogée sous la première présidence de Marc-Antoine. Ses parents – il n’a pas d’héritier mâle et son unique fille Marie devient religieuse – occupent certes des charges importantes au sein de la magistrature, mais elles ne sont pas revêtues du même prestige, même s’il convient de signaler l’entrée de la branche aînée des de Gourgue au parlement de Paris à la fin du xviie siècle.
Conclusion
On pourrait résumer la vie et la carrière de Marc-Antoine de Gourgue à la rencontre entre une destinée familiale et un mouvement plus global qui est le service du pouvoir royal par le biais des offices. La réussite de Marc-Antoine est d’abord l’illustration du succès de la stratégie familiale mise en place par son père, qui a fait le choix des offices, pour obtenir pouvoir, reconnaissance sociale et fortune.
Toutefois, Marc-Antoine de Gourgue fut un premier président qui a marqué les esprits par sa personnalité et son action. Les nombreux récits rapportant les conditions de sa mort sont à ce titre significatifs du prestige dont il jouissait dans la société bordelaise du début du xviie siècle. Placé par le roi à la tête du parlement de Bordeaux, il consacra sa vie à servir le pouvoir royal, tout en défendant les privilèges et l’autorité de sa compagnie face aux gouverneurs et aux intendants et en résistant à l’occasion à la monarchie, lorsqu’il jugeait sa politique néfaste pour le bien public – et parfois pour ses propres intérêts et ceux de sa compagnie.
Annexes
Traduction partielle des « Parentalia ». — Reconstitutions généalogiques. — Photographies et plans du château de Vayres. — Cartes.