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École des chartes » thèses » 2010

« Par devant messeigneurs les consaux »

Élites et magistrats tournaisiens à la fin du Moyen Âge (1423-1521)


Introduction

La ville de Tournai représente à la fin du Moyen Âge le point le plus septentrional du royaume de France. Enclavée en territoires bourguignons, elle constitue au xve siècle une exception et se pose en élément stratégique pour la politique royale. La guerre entre les partis armagnac et bourguignon fait rage au début des années 1420. En 1423, un mouvement de révolte mené par les hommes de métier éclate dans la ville. Il conduit à une réforme profonde du système gouvernemental de la cité, confirmée par les chartes de Charles VII du 16 mars et de juin 1424, et ouvre les portes du conseil aux représentants des corporations. Celles-ci vont dès lors prendre une part active aux affaires urbaines, rôle qu’elles joueront jusqu’en 1521 lorsque la ville passera aux mains de l’empereur Charles-Quint.


Sources

La destruction totale des archives de la ville en 1940 représente un écueil que s’attache à surmonter cette étude par le recours systématique aux copies d’érudits, aux éditions anciennes ainsi qu’à diverses pièces originales et fonds encore conservés. Les sources utilisées dans ce cadre sont de plusieurs origines. On retrouve des documents municipaux, avec les listes d’élection du corps de ville copiées au xixe siècle sur la base des registres de la loi, mais également les registres de délibérations, édités en de larges extraits pour la fin du xive siècle et pour l’ensemble du xve siècle. Ces ouvrages sont complétés par une copie manuscrite quasi intégrale pour les années 1500-1512. À cela, il convient d’ajouter une série de testaments édités par bribes, des copies et des éditions d’éléments issus du chartrier de la ville, ainsi que quelques comptes pour la fin du xve siècle. On retrouve par ailleurs un grand nombre de documents d’origine ecclésiastique. Cette situation découle de la préservation de nombreux fonds paroissiaux mais également de la présence des riches archives de la cathédrale de Tournai qui livrent notamment des censiers, des comptes et des documents sur parchemin. Ces pièces peuvent être relatives à la fabrique, aux confréries mais aussi aux tables des pauvres. On note également la présence d’obituaires paroissiaux mais aussi de ceux d’institutions ecclésiastiques de la ville (abbayes, chapitre). Les cartulaires du chapitre cathédral et des hôpitaux de Notre-Dame et de Saint-Jacques ont également été mis à contribution. Quelques archives de familles ont aussi été utiles. Celles des Savary et surtout des Cottrel ont été préservées dans le fonds de Corroy-le-Château, conservé aux archives de l’État à Namur. La part des érudits des xviiie, xixe et xxe siècles est plus qu’appréciable avec notamment les copies de pièces qui se trouvent dans le fonds d’Esnans (intégré à la collection Moreau, de la Bibliothèque nationale de France), dans les manuscrits de Ferdinand Vanden Bemden à la bibliothèque universitaire de Gand, ou dans la collection dite des « archives de la ville de Tournai » aux archives de l’État à Tournai.

Le traitement de l’essentiel de ces données a été rendu sous la forme d’un répertoire prosopographique qui a pour base les éléments fournis par le manuscrit de copie des listes d’élection.


Première partie
La ville et son gouvernement


Chapitre premier
Les cadres

Bâtie sur l’Escaut, la ville est théoriquement partagée par le biais de ce dernier entre la France (rive gauche) et l’Empire (rive droite). Le fleuve sert également de frontière religieuse puisqu’il délimite le territoire de deux évêchés, celui de Tournai côté France et celui de Cambrai côté Empire. Les paroisses mêmes de la ville, au nombre de douze, sont réparties entre ces deux ensembles depuis la fin du xiiie siècle. Neuf sont sur la rive gauche, pour seulement trois sur la rive droite. Circonscriptions ecclésiastiques à la base, elles serviront, souvent par groupe de deux, d’unités administratives pour la ville.

La commune est née officiellement à la fin de l’année 1187 ou au début de 1188 mais elle devait exister dès le milieu du xiie siècle. Son évolution tout au long des siècles est liée aux rapports qu’elle a entretenus avec le pouvoir royal. Si au xiiie siècle, le roi semble favoriser les libertés communales et même pousser la cité à acquérir des terres ainsi que des droits détenus par l’évêque ou le châtelain notamment, il n’en est plus de même au xive siècle. Philippe le Bel et ses fils tenteront d’avoir la main mise sur la ville par tous les moyens après l’intégration du Tournaisis et des châtellenies proches de Lille, Douai et Orchies en 1312. Cependant, c’est Philippe VI de Valois qui y parviendra, en 1332. Mais il rétablira la ville dans ses droits en 1340. Ses successeurs, Charles V puis Charles VI, feront d’autres tentatives pour essayer de marquer la présence royale à Tournai. C’est à ce dernier que l’on doit l’institution du bailliage de Tournai et Tournaisis en 1383.

Au xve siècle, la ville va être le théâtre d’une révolte en 1423 qui aboutira à des changements importants dans l’organisation du pouvoir urbain. L’acquiescement du pouvoir royal à ce moment-là est étonnant mais doit être remis dans le contexte de guerre contre les Anglais et les Bourguignons, car la ville est alors le seul territoire situé au nord de la Loire fidèle au roi. À la fin du conflit, vers 1451, on verra une nouvelle tentative du pouvoir royal de s’immiscer dans les affaires de la ville. Au xvie siècle, la ville va changer de main. Elle passera tout d’abord entre celles d’Henri VIII en 1513 qui ne la conservera que jusqu’en 1518 et la remettra à François Ier, mais pour trois ans seulement.

Chapitre II
Le gouvernement municipal

Entre 1424 et 1521, la ville dispose d’un gouvernement municipal composé de quatre collèges, celui des prévôts et jurés, des mayeurs et échevins, des éwardeurs, et des doyens et sous-doyens des métiers. Ils forment, par leur réunion, une institution centrale dénommée les Consaux. Leur nombre, fixé à 136 dont 72 doyens, ne varie pas durant la période étudiée. L’examen des résultats des élections, qui se déroulent les 19, 20 et 21 février de chaque année, laisse apparaître une répartition des postes en fonction des paroisses, et ce au sein de l’ensemble des trois premiers niveaux et pas seulement parmi les éwardeurs.

La direction de la ville ne se résume pas à ces organes principaux. Elle comporte aussi tout un personnel administratif et de nombreux offices secondaires liés notamment aux domaines de la justice, des finances, de l’économie ou de la défense. Les procureurs, conseillers et greffiers occupent l’avant de la scène. Ils rédigent des rapports qu’ils adressent aux Consaux et sont fréquemment envoyés en ambassade auprès des princes. Leur identité généralement connue indique une séparation nette entre ceux qui choisissent cette carrière et les membres du corps de ville. Il en va de même pour la plupart des offices mineurs de la ville, excepté les receveurs parmi lesquels se comptent d’anciens et de futurs magistrats. Outre des médecins et chirurgiens, la cité emploie également des ouvriers tels un maître-maçon, deux charpentiers, un plombier, ou encore un horloger. Ces hommes font rarement partie de la magistrature. Il ne se trouve qu’un seul cas, un maçon.


Deuxième partie
Les hommes


Chapitre premier
La carrière

Quel est le profil des carrières de ces hommes ? Existe-t-il un cursus honorum au sein des Consaux ? L’analyse révèle qu’un peu plus de la moitié des personnes ne dépasse pas le collège des éwardeurs. Une partie des autres gravit les autres échelons après avoir débuté comme éwardeur. Ces personnes ne sont généralement pas issues des grandes familles bourgeoises de la ville. Ceux dont les patronymes les rappellent ne commencent pas par être éwardeurs mais sont échevins ou jurés dès leur premier mandat. Cependant, si l’on excepte celui des doyens et sous-doyens des métiers, les hommes circulent assez bien entre les autres trois collèges. L’idée de cursus peut aussi se comprendre au niveau familial. La thèse montre qu’il existe des familles dont la première génération ne devient jamais qu’éwardeur mais dont les enfants accèderont aux charges supérieures.

Les chances d’accéder aux charges les plus hautes sont minces. Qui plus est, ces fonctions sont accaparées par les quelques grandes familles de la ville. L’interdiction, à l’instar des éwardeurs, de reconduire le même prévôt est contournée par un roulement entre deux, trois ou quatre personnes qui se partageant la place sur une dizaine d’années. Les carrières au sein du corps de ville peuvent être interrompues temporairement par la désignation au poste de receveur. Si la charge peut être utile pour celui qui se destine à une carrière dans l’administration des finances, l’analyse a montré qu’elle présente surtout un caractère héréditaire.

Qu’en est-il des charges liées à d’autres institutions ? Les comptes des fabriques, des confréries, des tables des pauvres et d’autres institutions de bienfaisance montrent que les membres de l’élite dirigeante prennent place à la tête de la gestion des biens de ces petites structures. L’administration de ces institutions peut avoir son importance dans la carrière de personnes, en les préparant à la gestion future d’un ensemble nettement plus important.

La durée des carrières est une autre question qui se pose et, plus spécifiquement, l’âge au moment de l’entrée en fonction, ainsi que les causes de fin des carrières. Elles sont souvent liées au décès de la personne mais aussi à son absence, à cause d’un problème avec la justice, en raison d’une promotion à une autre charge ou de la parenté avec un autre membre.

Chapitre II
Les origines géographiques et socio-professionnelles

Les origines géographiques, la place des étrangers, l’origine des familles présentes sont analysées, de même que l’origine « paroissiale » des magistrats. Toutes les paroisses sont-elles bien représentées ? L’importance de la paroisse se reflète aussi dans la gestion du patrimoine immobilier. Ces hommes sont également propriétaires terriens et disposent de prés, de labours dans les villages avoisinants, plus rarement de fiefs.

Les listes d’élection fournissent un grand nombre de professions. On remarque une forte présence des métiers liés au monde marchand, à l’alimentation comme les bouchers ou les brasseurs, ainsi qu’au textile avec les détaillants de draps ou les bonnetiers. La répartition par corporations montre un classement similaire.

Les origines sociales des élus présentent également un intérêt, en particulier celles des prévôts et mayeurs divers de la ville. Si au xve siècle la plupart sont des hommes issus des grandes familles bourgeoises de la société tournaisienne, il n’en est plus de même au xvie siècle. C’est à cette époque que l’on voit apparaître des personnes de métier à la tête des Consaux et le mouvement ira en s’amplifiant après 1515. Enfin, la place de la noblesse et celle des universitaires, tous deux peu nombreux, sont également analysées.

Chapitre III
Familles et réseaux familiaux

L’exercice des charges et l’appartenance au corps de ville sont des caractéristiques qui reviennent de manière fréquente au sein des mêmes familles. Les fonctions ne sont pourtant pas héréditaires. Certaines familles apparaissent tout au long de la période étudiée et même au-delà. Elles se construisent des réseaux qui s’observent par le biais des choix d’alliances matrimoniales. Une analyse approfondie de différentes familles montre l’existence de trois réseaux distincts qui ne semblent pas se mélanger : un pour le monde marchand, un autre pour les métiers, et un dernier pour les anciennes familles bourgeoises.

Tous les enfants, cependant, ne se marient pas et certains prennent la direction des couvents et d’autres institutions ecclésiastiques. Certains choix reflètent une piété particulière dans certaines familles. D’autres montrent un attrait pour certains couvents en particulier.


Troisième partie
Distinction sociale et sociabilité


Chapitre premier
Identité et société

Les hommes naissent avec une identité qui se décline par la présence d’un nom et d’un prénom. Tous les deux se transmettent aux descendants. L’analyse de la descendance de quelques grandes lignées bourgeoises montre une récurrence dans le choix des prénoms, qui contribue à renforcer une identité familiale déjà forte.

La présence d’épithète d’honneur s’aperçoit dans les documents : « sire », « honorable homme », « maître », « noble homme » sont autant de marques d’honorabilité en usage dans la société tournaisienne de la fin du Moyen Âge qui correspondent à une réalité bien définie comme l’exercice d’une fonction prévôtale, la possession de fiefs, la détention d’un titre universitaire ou de noblesse.

Certains hommes de l’élite dirigeante utilisent des armoiries qu’ils font graver sur les objets offerts à leur décès à des parents, mais surtout en majorité à des couvents ou des fabriques d’église, et dont le caractère ostentatoire ne fait aucun doute. Ces objets rappellent donc le souvenir, la position sociale et l’honorabilité de ces grandes familles aux yeux des autres personnes.

Chapitre II
Pratiques sociales

L’appartenance à l’élite dirigeante se manifeste également dans des associations à caractère pieux : les confréries. Celles-ci se développent surtout dans le cadre d’une paroisse mais on les retrouve parfois dans des chapelles, des hôpitaux ou même à la cathédrale. Il est possible d’en identifier plusieurs pour chaque cas de confrérie. Une, en particulier, retient l’attention, celle des Damoiseaux ou de Notre-Dame. Les quelques listes de membres parvenues pour cette confrérie montrent qu’elle regroupait les membres de la couche supérieure de la société urbaine tournaisienne, parmi lesquels se retrouvent ceux qui ont ou qui vont exercer une charge de prévôt et de mayeur au xve siècle.

Les hommes disposent également d’une culture laïque qui prend corps à travers les livres qu’ils détiennent mais aussi la participation de certains magistrats aux « puys » et autres confréries littéraires de la ville. Le Puy royal de Saint-Jacques et celui du Prince d’Amour font notamment l’objet d’analyses particulières.

Chapitre III
Les élites dirigeantes face à la mort

L’approche du trépas représente également un moyen d’affirmer sa notabilité. Le choix du lieu de sépulture est ainsi mûrement réfléchi, entre église et cimetière, paroisse et couvent. Les testaments indiquent quasi constamment la préférence de la personne. Il a été noté une forte concentration de membres de l’élite dirigeante ou de leur famille dans l’église des Frères-Mineurs. Certains précisent une localisation spécifique de leur sépulture : dans le chœur de l’église, près d’une statue, près d’un objet offert par le défunt ou sa famille.

L’étude des fondations obituaires présente aussi son intérêt. La plupart des notables fondent des anniversaires dans leur propre paroisse. Les cas de fondations dans des couvents, des hôpitaux ou auprès de confréries sont plutôt rares. Elles confirment également la proportion importante de membres de l’élite dirigeante dans les paroisses du centre de la cité.


Conclusion

L’étude des élites dirigeantes à Tournai révèle une ville et un groupe social ancré dans ses paroisses et dans les églises. Elle met aussi en valeur d’autres éléments marquants comme la division de la société en trois groupes composés des marchands, des artisans et hommes de métier et des familles de bourgeoisie ancienne que l’on appellera le patriciat, mais également un corps de ville soudé et fermé aux transferts de personnes venant d’autres institutions voisines. Enfin, le xve siècle tournaisien se caractérise également par la forte présence des familles du patriciat aux postes-clés, dans les hautes fonctions de la cité. L’arrivée du xvie siècle verra, elle, l’influence croissante des marchands et des artisans au sein des institutions.


Pièces justificatives

Édition des chartes de Charles V du 6 février 1371 et de Charles VII de juin 1424 ; d’un procès-verbal rédigé par Henri de Marle, maître des requêtes (1451) ; de la charte de renouvellement des statuts de la confrérie des Damoiseaux (1503) ; du registre des consaux pour les années 1500-1512 (avec index nominum).


Annexes

Dossier photographique de vingt planches de documents issus de fonds d’archives consultés et permettant de percevoir la diversité des sources. — Listes des prévôts, seconds prévôts, mayeurs de la Cité, mayeurs de Saint-Brice, mayeurs des éwardeurs, mayeurs des Six élus, mayeurs des Treize hommes, Grands Doyens, Grands Sous-Doyens. — Répertoire prosopographique des magistrats entre 1424 et 1521. — Tableaux et plans.