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École des chartes » thèses » 2010

Le livre de raison (1729-1745) de Jean-Baptiste de Grille

Vie quotidienne et portrait intime d’un gentilhomme arlésien dans la première moitié du xviiie siècle


Introduction

Le livre de raison de Jean-Baptiste de Grille est un document unique, par définition : c’est un manuscrit inédit, et c’est surtout un exemple de la pratique de l’écriture de soi comme elle a pu être pratiquée durant l’époque moderne. En tenant son livre de raison, le chef de famille fait ses comptes et rapporte les grands événements de la vie de famille, révélant ainsi les détails de sa vie quotidienne. Ici pas de hauts faits, pas de destin hors du commun.

L’auteur est issu d’une famille de la petite noblesse provençale du xviiie siècle, vivant à Arles, et dans la période couverte par ce document (1729-1745), il est âgé de 53 à 70 ans. C’est sur un ton simple, souvent neutre mais où l’émotion affleure malgré tout, qu’il fait ses comptes et parle de ses proches. C’est un homme ordinaire, témoin discret mais tellement représentatif de son époque et de son milieu social.

Et c’est parce qu’il est à la fois unique et ordinaire, que son livre de raison est exemplaire. Par la richesse des informations qu’il donne sur tous les aspects de la vie quotidienne, c’est une source précieuse pour l’histoire de la famille, de la noblesse, des mentalités, mais aussi, dans une moindre mesure, de l’éducation, de la santé, ou de l’alimentation.


Sources

Le livre de raison de Jean-Baptiste de Grille est conservé au Centre historique des Archives nationales, sous la cote AB XIX 3300 A. En raison de son état, ce document n’est consultable que sur autorisation.


Première Partie
Présentation du texte de Jean-Baptiste de Grille


Chapitre premier
Aspect matériel du document : description et définition

Avant tout chose, il convient de décrire précisément le manuscrit et d’analyser sa composition. Ensuite se pose la question de la définition exacte du document : Jean-Baptiste de Grille l’appelle « Livre de ma dépense journalière », mais la présence de longs passages personnels font de ce document bien plus qu’un simple livre de comptes. Après avoir passé en revue les différentes pratiques de l’écriture de soi, il s’avère que ce texte relève de la catégorie des livres de raison, dans la mesure où il est consacré aux affaires de famille, qu’il s’agisse à la fois du budget du ménage, de la gestion de la rente et du crédit, comme du souci de l’honneur et du prestige de la famille.

Par ailleurs il faut prendre en compte le fait qu’il s’agit d’un document isolé, séparé de l’ensemble documentaire auquel il a dû appartenir. Les informations qu’il contient sont parfois incomplètes.

Chapitre II
La vie quotidienne d’un aristocrate désargenté

Revenus. — Les revenus de Jean-Baptiste de Grille sont extrêmement limités, il touche une petite pension annuelle de la part de son frère et, à partir de 1738, une petite terre agricole en Camargue augmente un peu le montant total de ses revenus annuels. Ces ressources ne suffisent pas à faire face aux dépenses quotidiennes ; l’auteur a donc recours au crédit pour ses dépenses les plus courantes : bois, vin, huile… Il doit également emprunter des sommes plus ou moins importantes, qu’il rembourse toujours.

Dépenses. — Ses dépenses principales sont d’abord les frais les plus nécessaires à la vie, du bois pour se chauffer, de l’huile pour s’éclairer… L’alimentation quotidienne n’est pas détaillée, car c’est la femme de Jean-Baptiste de Grille qui est chargée de ce poste de dépenses. Cependant, Grille achète les produits « extraordinaires », comme la charcuterie, les fruits exotiques, mais aussi le tabac, le thé, le café, le chocolat. Les derniers types de dépenses incluent l’habillement, le mobilier et les travaux nécessaires à l’entretien de la maison. La diversité de ces postes de dépense couvre la totalité des aspects les plus courants de la vie quotidienne. De plus, Grille paye des taxes et des impôts. Enfin, les dépenses « sociales », c’est-à-dire les dîners qu’il organise ou les séjours qu’il fait chez ses proches, sont révélatrices de la sociabilité de la noblesse provençale.

Le vécu de la pauvreté. — Le budget n’est pas équilibré, et même les dépenses les plus importantes restent bien modestes : Jean-Baptiste de Grille est pauvre, et sa condition de gentilhomme sans fortune lui pèse particulièrement, notamment parce qu’il a une grande famille. Le regard de ses pairs sur sa situation est source d’un fort sentiment d’humiliation. Enfin, un des aspects les plus insupportables pour lui est l’influence des contraintes financières sur ses relations sociales et familiales

Chapitre III
Portrait d’un homme ordinaire

Au-delà des détails matériels de la vie quotidienne, le livre de raison de Jean-Baptiste de Grille est également le témoin d’une époque et d’un groupe social. L’auteur peut être considéré comme le représentant de la petite noblesse provençale du xviiie siècle. Après avoir précisé son identité et sa généalogie, il convient de s’intéresser au système de valeurs qu’il incarne.

Éducation et culture. — Par sa pratique de l’écriture même, Jean-Baptiste de Grille témoigne d’un certain degré d’éducation. Il est loin d’être un érudit, mais il connaît ses classiques : il cite saint Paul et Juvénal, Virgile et les Psaumes, en latin. Dès qu’il en a les moyens, il achète des livres, des classiques latins, mais surtout des ouvrages de morale et de dévotion.

Religion. — Sa culture témoigne de l’importance que tient la religion dans sa vie. Les dépenses liées à la pratique religieuse sont modestes, à la mesure de ses moyens, mais fréquentes. Il entretient des rapports sociaux avec des ecclésiastiques. Mais c’est surtout dans ses moments d’affliction que se révèle sa foi : elle lui est d’un grand secours face aux incertitudes liées à sa situation financière, face à la maladie et à la mort. Il prend Dieu à témoin de ses actions, fait appel à sa bénédiction pour ses proches et exprime sa gratitude. Il fait aussi souvent preuve de résignation et en appelle fréquemment à la Providence, exprimant ainsi sa conviction de la toute-puissance divine. Enfin, il prend très à cœur son propre rôle dans la transmission de ces valeurs chrétiennes.

Politique. — En revanche, Grille ne s’intéresse pas à la politique, il n’exerce aucune fonction officielle à Arles, et ne manifeste que peu d’intérêt pour les affaires du royaume. Il respecte le roi par principe plus que par connaissance de ses décisions. Son intérêt pour les campagnes est dû à son passé de mousquetaire, mais surtout à son affection pour ses deux fils militaires.

Chapitre IV
La famille de Jean-Baptiste de Grille

Les relations de Jean-Baptiste de Grille sont tout aussi révélatrices des valeurs de la noblesse, ainsi que de l’évolution des mentalités. L’auteur étant lui-même âgé, ses parents sont décédés, et il ne les mentionne que très rarement. Il ne s’étend par sur ses relations avec son épouse, et la présence quotidienne de celle-ci ne le pousse pas à s’épancher sur le sujet. Cependant lorsqu’elle est malade, l’inquiétude et l’affection sont bien perceptibles.

Les enfants. — Jean-Baptiste de Grille a huit enfants, tous adultes. L’aîné, Joseph Jean Baptiste, est marié et exerce un emploi dont la nature exacte reste mystérieuse. Le deuxième fils, Jacques, est prêtre, chanoine de l’église métropolitaine de Saint-Trophime, à Arles, à partie de 1730. Antoine de Grille est capitaine au régiment d’Orléans ; il se marie en 1734. Son cadet, Jean-Baptiste, est cadet, puis lieutenant et à son tour capitaine dans le même régiment. Par ailleurs l’auteur a quatre filles, dont deux, Mlle de Grille et Mlle de Robiac, sont religieuses au couvent de la Visitation, à Arles, et les deux autres, Jeanne et Françoise de Grille, religieuses à Saint-Laurent d’Avignon. La façon dont Grille exprime son affection, ses soucis et ses regrets à propos de ses enfants déjà adultes, a quelque chose de véritablement touchant.

Descendance et postérité. — Cependant son rapport à l’idée même de descendance est pour le moins problématique. Malgré ses huit enfants, Jean-Baptiste de Grille n’a que deux petites-filles, dont il ne mentionne même pas la naissance, et il exprime à plusieurs reprises ses regrets de voir deux de ses fils mariés. La réduction des effectifs de la noblesse est une réalité du xviiie siècle, justement liée à la condition de la noblesse pauvre.

La branche aînée des Grille d’Estoublon. — Une autre raison pour laquelle Jean-Baptiste de Grille n’a pas le souci de sa propre descendance est qu’il est le représentant d’une branche cadette de sa famille. C’est par son frère aîné que le nom et les titres doivent se transmettre. Loin d’en tirer de l’amertume, Jean-Baptiste de Grille a de très bonnes relations avec son frère aîné et la plupart des membres de la famille de celui-ci. L’affection est réelle et totalement dénuée d’envie.

Chapitre V
L’espace dans le livre de raison de Jean-Baptiste de Grille

Un autre aspect intéressant du livre de raison est la représentation de l’espace qu’il révèle. La façon dont l’auteur perçoit le monde autour de lui est aussi un témoignage de l’état des mentalités au début du xviiie siècle.

La maison. — C’est par petites touches que se révèle l’habitat de Grille, une maison qui semble assez grande pour un couple et leurs domestiques, mais dans laquelle il a dû être difficile d’élever huit enfants. Accueillir un parent se révèle souvent problématique. Le terme de « logis » employé par l’auteur exprime un certain degré de familiarité, mais dans l’ensemble il voit le lieu où il vit d’un œil très critique, comme symbole de sa pauvreté.

L’espace de circulation. — L’auteur se déplace régulièrement, mais pas fréquemment : il rend visite à ses amis et parents qui vivent dans la région. Il parcourt rarement plus de 50 kilomètres. L’espace qu’il parcourt physiquement au cours des ces seize années est donc délimité, circonscrit. Mais ces distances qui paraissent aujourd’hui bien modestes ont un coût, en argent, en temps, en confort. Grille évolue dans un espace connu sans être familier.

L’espace européen vécu par procuration. — S’il ne se déplace jamais en dehors de la Provence, Jean-Baptiste de Grille fait preuve d’une représentation mentale de la France et de ses voisins européens entretenue par les déplacements de ses fils et de ses amis. C’est avec beaucoup de soin qu’il note les lieux où ils se rendent, étendant indirectement le champ de sa perception de l’espace : bien que lui-même évolue dans un espace limité, il fait preuve d’un intérêt bien réel pour ce qui se trouve au-delà de cet horizon quelque peu confiné.

Le commerce comme ouverture sur le monde. — Mais c’est par le biais du commerce que se révèle, à l’insu même de l’auteur, une perception de l’espace devenue véritablement globale. Et les produits venus d’Amérique, d’Afrique ou d’Asie ne sont même plus un objet d’émerveillement, ni des luxes accessibles uniquement aux plus riches des privilégiés. Il n’est plus question ici d’intérêt, mais d’un savoir banal.


Deuxième partie
Édition complète du manuscrit


Chapitre premier
Comptes chronologiques (mars 1729-janvier 1745)

Cette première partie est aussi la plus importante : elle occupe les huit premiers cahiers du manuscrit. Elle comprend les comptes et les réflexions personnelles de Jean-Baptiste de Grille tenus dans l’ordre chronologique, de mars 1729 à janvier 1745.

Chapitre II
Dépenses organisées par postes (juin 1731-juin 1748)

Cette deuxième partie correspond au dernier cahier du manuscrit. Les dépenses y sont organisées par postes, et les entrées sont faites par ordre chronologique à l’intérieur de chaque section. Les différents postes de dépenses traités dans cette partie sont principalement la liste des servantes et le montant de leurs gages, des listes de dettes, des dépenses domestiques (ustensiles, chandelles, et bois) ainsi que quelques « petits extraordinaires » (thé, café, fruits en conserve).

Chapitre III
Pièces annexes contenues dans le volume

Le livre de raison de Jean-Baptiste de Grille contient quinze documents annexes, présentés à la fin de l’édition. Les pièces les plus notables sont un reçu de l’abbesse de Saint-Laurent d’Avignon pour la pension de deux des filles de l’auteur (1719), une copie de lettre adressée par l’auteur au cardinal de Fleury pour demander l’entrée d’une de ses petites-filles à Saint-Cyr (s. l., s. d., mais après 1737), une recette de bouillon d’agneau aux écrevisses (s. l., s. d.). Les autres pièces se composent de listes de dettes et de notes d’artisans.


Conclusion

Ainsi, Jean-Baptiste de Grille est un homme de son temps : parce que sa vie n’a rien que d’ordinaire, elle est parfaitement exemplaire. Il représente cette frange de la noblesse de province vivant au début du xviiie siècle, sans doute plus ancrée dans le siècle précédent que dans la représentation actuelle du Siècle des Lumières.

Mousquetaire, puis père de famille, noble et pauvre, cet homme qui assiste à l’extinction de sa lignée vit avec le système de valeurs de son état et de son époque : une éducation classique, une foi omniprésente, pas de réel souci politique… Ces valeurs s’inscrivent dans une vision du monde à la fois social et géographique ancrée dans son époque : dans ses rapports aux autres comme dans sa vision du monde, Jean-Baptiste de Grille est le représentant de tout un groupe social. Le souci de l’honneur familial et du respect des valeurs sociales se mêle à l’expression de la plus tendre affection dans ses rapports avec les membres de sa famille. L’espace géographique dans lequel il évolue est fait de familiarité et de soucis matériel, alors qu’en filigrane se dessine la conscience banalisée de tout un monde à la fois inconnu et à portée de sa bourse.

Finalement, ce livre de raison tellement ordinaire transforme l’écriture de soi en l’écriture de tout un monde, au sens à la fois géographique et social.


Annexes

Chronologie de la famille de Grille. — Reconstitution généalogique. — Glossaire. — Index.