Asseoir l’autorité monarchique par l’impôt au sortir des guerres de Religion
La fiscalité en Normandie (1585-1610)
Introduction
Cerner l’impôt royal dans sa complexité et dans sa singularité, au tournant du xviie siècle, permet de comprendre la mutation de l’État moderne à la suite des guerres de Religion. Depuis les années 1960, l’impôt royal au xviie siècle, l’économie française et les révoltes dites « populaires » ont été très bien étudiés. Pourtant, l’impôt royal à la fin du xvie siècle et son évolution sous le règne d’Henri IV sont très mal connus et sont d’autant plus difficiles à appréhender que les sources archivistiques sont éparses. Pour saisir le passage d’un État de justice à un État de finances, étudier le contentieux fiscal semble pertinent, et ce, grâce aux archives d’une cour souveraine qui juge en appel de l’impôt royal (direct ou indirect), la cour des aides. Juridiction d’exception, cette cour met en application la politique royale en matière d’imposition. Créée aux alentours de 1440, la cour des aides de Normandie possède un fonds archivistique très riche et très complet qui, pourtant, reste encore sous-exploité. L’étude de son contentieux fiscal permet de répondre aux questions inhérentes à l’évolution de cette fiscalité royale, et ce, plus particulièrement dans le contexte de reconquête progressive de la Normandie par Henri IV à partir de 1589.
En complément d’une étude institutionnelle menée pour comprendre la richesse et la complexité des procédures décrites dans les arrêts sur rapport de la cour des aides de Normandie, le contentieux fiscal sera analysé afin de percevoir la mutation des impôts royaux (taille, gabelle, aides, nouvelles impositions) et de déterminer le rôle joué par la cour des aides dans la reconquête de cette province. En quoi la cour des aides de Normandie a-t-elle contribué à la pacification de la province et donc, par extension, à celle du royaume de France ? Ce contentieux fiscal permet également d’évaluer le système de perception et de collecte des impôts, l’intégration de la Normandie au royaume de France ainsi que la contestation de cette fiscalité royale à l’aube du Grand Siècle.
Sources
Le fonds de la cour des aides de Normandie conservé aux archives départementales de Seine-Maritime représente la plus grande partie des sources consultées. Plus spécifiquement pour analyser le contentieux fiscal, les registres d’arrêts sur rapport de la Chambre du conseil ont tous été dépouillés pour la période entre 1585 et 1610 (3 B 233-250). L’ensemble des procédures a été traité de manière sérielle dans une base de données à l’origine de l’étude présentée. Les mémoriaux de la cour des aides ainsi que les fonds du bureau des finances de Rouen (4 C), de la chambre des comptes (2 B) et du parlement de Normandie (1 B) ont complété les arrêts sur rapport. De plus, d’autres fonds annexes sont venus enrichir les recherches : le fonds du bureau des finances de Caen (4 C) conservé aux archives départementales du Calvados, les arrêts du conseil d’État conservés aux Archives nationales (E *) ainsi que les manuscrits et autres papiers écrits aux xviie et xviiie siècles par les officiers de la cour des aides et conservés à la bibliothèque municipale Villon de Rouen (collection Martainville et collection Coquebert de Montbret).
Chapitre premierLa Normandie au sortir des guerres de Religion (1585-1610)
Qu’est-ce que la Normandie à la fin des années 1580 ? Pays d’états, la Normandie est aussi un pays d’élection, dont la réputation de « terre d’impôt » dépasse largement les frontières du royaume de France. Elle est régie, entre autres, par une coutume particulière, qui lui permet de conserver une certaine autonomie par rapport à Paris, qui est pourtant proche géographiquement. Épargnée depuis la Saint-Barthélemy par les conflits religieux, la province est, à nouveau, au centre des affrontements entre protestants et ligueurs à partir de 1588. La Campagne de Normandie, qui ravage la province de 1591 à 1593, perturbe considérablement l’activité des cours souveraines de la province, notamment celle de la cour des aides, qui siège à Caen entre 1589 et 1594 avant de revenir à Rouen. À la fin du xvie siècle, la province est de nouveau pacifiée. Pourtant, l’impact des guerres de Religion sur la Normandie est grand. Elles entraînent une refonte de l’organisation fiscale de la province et semblent réduire au silence les états provinciaux et la cour des aides de Normandie. La mainmise du Conseil du roi sur les décisions prises par la cour des aides est une nouveauté et entache l’autonomie décisionnaire de cette cour souveraine.
Chapitre IILa Normandie, une province imposée
Le système de perception de l’impôt royal en Normandie s’articule autour du contrôle souverain de la fiscalité par le parlement et la chambre des comptes de Normandie. En matière fiscale, les procès s’engagent en première instance devant les élus, les grènetiers, le maître des ports ou les juges des traites, puis sont portés par la voie de l’appel devant la cour des aides, qui juge alors souverainement. Ce système est d’autant plus contraignant que la Normandie est l’une des provinces les plus imposées du royaume. Pour autant, les tailles, gabelles, nouvelles impositions et aides sont redistribuées en partie dans la province pour le bon fonctionnement de l’appareil fiscal, politique et judiciaire du royaume et pour la construction progressive du royaume de France. Entre 1585 et 1610, l’activité de la cour des aides de Normandie est doublée. La Campagne de Normandie ne remet pas en cause sa place dans l’organisation fiscale du royaume, bien au contraire. Elle est une des institutions qui permet à Henri IV de maintenir son autorité sur la province au plus fort des troubles civils. L’accroissement du contentieux fiscal dans les années 1594-1596 témoigne de la volonté royale de pacifier la province avec l’aide, entre autres, des deux présidents de la cour des aides de Normandie. Les familles de Croismare, de Caradas, Jubert et Diel, qui occupent successivement ces charges entre 1585 et 1610, prouvent leur fidélité sans faille à la personne royale. Certaines d’entre elles exercent leurs charges à la cour des aides transférée à Caen. Une fois la paix retrouvée et la cour établie de nouveau à Rouen, elles exécutent scrupuleusement les décisions prises par le roi sans autre forme de contestations.
Chapitre IIILa taille au service du roi : entre archaïsme et modernité
À la fin du xvie siècle, la taille est un impôt en pleine mutation. Déjà Henri III avait tenté de remédier aux problèmes liés à la répartition et à la perception de cet impôt. Henri IV reprend les dispositions prises précédemment par Henri III, et qui affectent l’organisation de la répartition de la taille, en laissant une place de plus en plus importante aux élus dans le jugement du contentieux fiscal. Les mécontentements se cristallisent autour de cet impôt qui symbolise l’arbitraire royal. Les sergents royaux et les archers sont souvent pris à partie par les taillables qui contestent leur assise de taille. En la matière, les châtiments à l’intention éminemment dissuasive sont exemplaires, car l’insulte faite à un officier royal est une insulte à l’encontre du roi.
L’observation attentive du contentieux relatif à la taille révèle un déséquilibre géographique entre des espaces intégrés au royaume de France et d’autres où la contestation est moins importante. L’espace dit « rural » s’oppose à l’espace dit « urbain » bien mieux intégré à l’économie du royaume. La paroisse occupe une place privilégiée dans cette étude, puisqu’elle peut être soit un intimé soit un appelant dans des affaires relatives à la taille. Elle souligne la parcellisation très forte de la province normande, dans laquelle la taille est inégalement répartie et se retrouve donc au cœur du système de perception et de contestation de l’impôt royal.
Chapitre IVLa Normandie, terre d’expériences fiscales
La Normandie est un pays de grande gabelle mais aussi de quart-bouillon. Cette grande diversité face à l’impôt sur le sel encourage inévitablement une contrebande importante que les arrêts sur rapport de la cour des aides de Normandie permettent d’analyser. À ce titre, la cour souveraine confirme le plus souvent les jugements rendus en première instance par les grènetiers. Elle révèle ainsi l’intransigeance exigée par le roi dans ses jugements à l’encontre des faux-sauniers. Ainsi, toute sentence condamnant à mort un contrebandier est systématiquement portée en appel devant la cour des aides qui confirme toujours la peine capitale prononcée en première instance. L’analyse géographique du faux-saunage révèle que c’est en pays de grande gabelle et dans les élections les plus imposées à la taille que sont jugées le plus grand nombre d’affaires. Le poids fiscal relatif à la taille encourage le marché noir du sel, qui est alors source de substantiels profits pour les fraudeurs. Vraisemblablement, le contentieux, qui résulte de la fraude, est révélateur des spécificités de la Normandie en matière de gabelles. Pour les aides et les nouvelles impositions, la Normandie n’est pas en reste. La mise en place de nouveaux expédients financiers au sortir des guerres de Religion a pour objectif de participer à la reconstruction de la province dévastée par plusieurs années de conflits. La stagnation des assises de taille entraîne une recrudescence des nouvelles impositions sur les vins, viandes, poissons ou jeux, ce qui suscite une vive contestation de la part des marchands et taverniers, premiers concernés par l’instauration de telles taxes. Les années 1590 marquent l’émergence d’un contentieux fiscal relatif à ces nouveaux impôts qui participent de plus en plus à l’activité de la cour des aides. De fait, ils permettent au roi de contrôler plus étroitement l’activité marchande de la province, et ainsi, d’asseoir son autorité sur une partie de l’activité économique qui lui était encore en partie inaccessible. La place des marchands étrangers dans le contentieux fiscal doit être également soulignée, car l’autorité judiciaire exercée par les officiers de la cour des aides de Normandie s’étend bien au-delà des frontières de la province et peut entraver l’exercice commercial de marchands écossais ou encore portugais. L’imposition indirecte révèle la mutation de l’impôt royal au sortir des guerres de Religion. L’économie évolue et le roi tente de s’y adapter, ce que ne semble pas faire la cour des aides. Révélateurs de la mainmise de l’autorité royale, les impôts indirects soulignent l’inadéquation des compétences des généraux des aides avec les nouvelles réalités de l’impôt, puisqu’ils confirment le plus souvent le jugement émis par les élus ou le maître des ports. De même, toute initiative de la cour dans ce domaine est contrecarrée par le roi et son Conseil.
Chapitre VLe contentieux fiscal, révélateur d’une société d’ordres
Le contentieux fiscal de la cour des aides de Normandie permet d’en apprendre davantage sur les parties en présence dans les procédures jugées. Une grande partie de l’activité de la cour tient à l’enregistrement des lettres patentes relatives à l’anoblissement. Ces lettres, qu’elles soient enregistrées pour entériner un nouvel anoblissement ou pour mettre fin à une dérogeance, démontrent que la mainmise du roi sur la classe nobiliaire normande est totale. Si la cour des aides conteste un anoblissement, notamment lorsqu’il s’agit d’anciens ligueurs ralliés tardivement à la cause royale, la décision finale est prise par le roi ou par son Conseil qui confirme toujours les lettres délivrées et contraint la cour à les enregistrer. Les remises en cause du titre nobiliaire sont nombreuses et la chasse aux faux exemptés révèle l’usurpation du titre de noblesse par un certain nombre de soi-disant nobles, et ce, bien avant 1666 et la grande enquête de recherche des faux nobles. Le contentieux fiscal permet aussi de mettre en avant la bourgeoisie des villes normandes, qui est intimée ou appelante dans de nombreuses affaires. Les officiers, quant à eux, saisissent la cour en tant que particuliers dans de nombreux procès. La diversité de l’activité de la cour des aides permet de les apprécier au regard de la législation royale qui redéfinit leur rôle et qui procède à toutes les nominations dans la province. Les arrêts de la cour des aides révèlent donc une société en pleine mutation où certaines catégories de la population apparaissent plus régulièrement que d’autres. Ils montrent également que cette évolution ne peut se faire sans une contestation qui se cristallise autour de l’impôt royal (taille ou gabelle) et de la figure de l’officier, qui est la première victime de ces contestations. Ces mouvements d’agitation sont l’œuvre de quelques individus isolés et non organisés, et ne trouvent pas écho dans l’ensemble de la province, même si certaines élections semblent plus concernées que d’autres. C’est le cas notamment pour les élections de Caen, Valognes, Bayeux et Alençon. Peut-être peut-on y voir les prémices des « fameuses » révoltes populaires qui agiteront la province dans les années 1630 ?
Chapitre VIEntre pacification du territoire et consentement à l’impôt, la fiscalité au service du roi
Quelle est la place occupée par la cour des aides de Normandie dans l’organisation fiscale sous le règne d’Henri IV ? L’autonomie de jugement de la cour des aides de Normandie est redéfinie à l’aube du xviie siècle. Les pouvoirs croissants délégués aux élus et l’intervention régulière du Conseil du roi contraignent les officiers de la cour à s’en tenir de plus en plus à une confirmation des jugements de première instance. Son indépendance est donc illusoire. Elle a permis à Henri IV de maintenir une représentation de la justice royale dans la province, alors que les affrontements entre les royalistes et les ligueurs la déchiraient entre Rouen, capitale normande ancestrale, et Caen, nouvelle capitale par le fait des circonstances. L’analyse des procédures engagées à la cour des aides révèle que la cour juge en grande majorité d’affaires impliquant la personne privée. Entre 1585 et 1610, la majorité des procédures intentées devant la cour sont d’ordre civil. La défense du bien public n’est donc pas son rôle premier. Pourtant, les officiers royaux s’impliquent de plus en plus pour juger de la fiscalité, comme en témoigne la place prépondérante de la procédure pénale inquisitoire au détriment de la procédure pénale accusatoire. Le roi s’affirme dans cette justice fiscale et prend une part de plus en plus active dans le règlement des conflits d’ordre privé. Le souverain s’immisce ainsi dans les affaires des paroisses ou des nouvelles classes dominantes de la société normande, et ce, afin de continuer de percevoir au mieux l’argent de l’impôt. La réintégration de la Normandie au sortir des guerres de Religion n’aurait pas été possible sans le concours de la justice fiscale traditionnelle ou nouvelle. La standardisation des procédures participe à une plus grande efficacité du système de perception et permet de renseigner avec précision les arrêts concernant les litiges fiscaux en appel auprès de la cour des aides. L’unité judiciaire ainsi réalisée accélère les jugements rendus par les officiers des aides, qui appliquent stricto sensu le droit sans prendre en compte, semble-t-il, le contexte particulier propre à chaque affaire. En effet, à chaque litige correspond un jugement déterminé, qui ne diffère qu’en fonction de la gravité des sommes détournées. Plus la somme d’argent en cause dans le procès en appel est conséquente, plus lourde est l’amende due au roi et à la cour des aides. Elle juge donc toujours en appel du contentieux fiscal, mais le roi y prend une part de plus en plus active. S’agit-il de la preuve de l’inadaptation croissante de la cour des aides aux nouvelles réalités du contentieux fiscal en pleine mutation en ce début du xviie siècle ? Y a-t-il une évolution de la définition même des cours souveraines dans le champ juridique français ? Toujours est-il que, fidèle à elle-même, la cour des aides de Normandie semble peu affectée par l’assassinat d’Henri IV, puisqu’elle poursuit son œuvre de justice sans interruption. Néanmoins, l’activité de la cour des aides est modifiée au second semestre de l’année 1610, car elle se doit d’enregistrer de nombreux arrêts relatifs aux nouvelles nominations d’officiers des finances, ce qui, vraisemblablement, ne fait que renforcer la prédominance de l’autorité royale dans cette province pacifiée.
Conclusion
La fiscalité royale a joué un rôle prépondérant en Normandie dans la reconquête du pouvoir par Henri IV au sortir des guerres de Religion. En effet, elle a permis au roi de France de financer sa campagne militaire tout en assurant une permanence de la justice fiscale royale aux quatre coins de la province déjouant ainsi les plans de la famille de Guise. À ce titre, la cour des aides de Normandie est un bon exemple de cette reprise en main de la province avec le concours de la justice royale. Le contentieux fiscal de la cour des aides souligne cette mutation de la fiscalité qui devient de plus en plus indirecte, alors qu’en contrepartie, la taille stagne. Pourtant, l’inadaptation de l’organisation fiscale de la province – et surtout de la cour des aides – à ces nouvelles réalités de l’impôt conduit à l’obsolescence du système. Le roi a donc pleine et entière autorité sur la province, puisqu’il parvient à s’immiscer dans les affaires des paroisses, qui perdent petit à petit de leur autonomie. Le contentieux fiscal souligne alors le passage de l’État de justice à l’État de finances par l’intermédiaire de la fiscalité royale. L’impôt et son contentieux ont été les instruments de la reprise en main de la province par Henri IV à la fin des guerres de Religion. Avec la réduction au silence de la cour des aides de Normandie, la spécificité de la province est atteinte. Pourtant, cette mainmise royale sur cette contrée ne va pas sans heurts. L’accroissement des contestations violentes contre l’impôt royal remet en question le système de perception qui s’est progressivement élaboré depuis le xve siècle. Inadapté, le système est pourtant conservé et même renforcé par l’arrivée des intendants. La cour des aides de Normandie n’a malheureusement pas su ni se distinguer ni confirmer son indépendance en matière de jugement de la fiscalité. Henri IV a donc réussi à asseoir son autorité d’une main de maître sur le territoire normand par le biais notamment de l’impôt, qui, perçu sur l’ensemble du royaume de France, constitue un des instruments de pouvoir incontestables de sa toute puissance souveraine après l’épisode des guerres de Religion.
Annexes
Présentation de la base de données. — Éditions d’arrêts sur rapport de la cour des aides de Normandie. — Éditions de textes relatifs à la cour des aides de Normandie : édit de mai 1552 définissant ses prérogatives, édit de 1535 établissant son ressort définitif, arrêt sur rapport de la cour des aides de Normandie de 1594 relatif au transfert des cours souveraines normandes de Caen à Rouen. — Fiches biographiques des présidents de la cour des aides de Normandie entre 1585 et 1610. — Cartes, schémas et graphiques. — Planches : photographie de l’ancien bâtiment de la cour des aides de Normandie, place de la cathédrale à Rouen ; gravures de l’ancien bureau des finances de Rouen au xixe siècle ; plans de la ville de Rouen de 1581, 1655 et 1724.