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École des chartes » thèses » 2010

Le genre quodlibétique au xiiie siècle, défense et illustration de la pensée d’un maître en théologie Matthieu d’Aquasparta (v. 1240-1302), O.F.M.

Édition critique et commentaire des trois premiers Quodlibets


Introduction

Matthieu d’Aquasparta (v. 1240-1302) peut être considéré pour plusieurs raisons comme une figure emblématique de la fin du xiiie siècle. Maître en théologie de l’université de Paris, son œuvre est abondante ; franciscain, il est ministre général de l’Ordre ; nommé cardinal par Nicolas IV, il est un des plus fidèles alliés du pape Boniface VIII. Pourtant, malgré ses écrits et son parcours politique, Matthieu d’Aquasparta ne connaîtra aucune postérité avant d’être redécouvert au début du xxe siècle. Son œuvre de théologien acquiert une place croissante dans les analyses des historiens et des philosophes médiévistes grâce aux éditions de ses questions disputées, publiées par les frères de Quaracchi ; les interprétations s’affinent progressivement : après l’avoir longtemps considéré comme un « néo-augustinien » convaincu, les historiens s’interrogent sur sa place parmi les franciscains de sa génération, son lien avec Thomas d’Aquin et ses rapports avec la tradition aristotélicienne.

Le travail s’articule autour de l’édition de ses trois premiers Quodlibets. Ce genre universitaire est un témoignage précieux pour comprendre la pensée d’un maître en théologie. Déterminé lors de séances solennelles qui se déroulent deux fois par an pendant l’Avent et le Carême, le quodlibet est un genre affilié à la question disputée qui se pare d’une certaine cérémonie et manifeste avec éclat la réputation d’un maître. Ce dernier, devant un auditoire élargi à l’ensemble de la faculté de théologie, doit s’attendre à être interrogé par n’importe qui sur n’importe quel sujet, d’où le nom de cet exercice quolibet de quodlibet. La diversité des questions posées permet ainsi de découvrir différents aspects de la pensée du maître sur des sujets aussi divers et précis que la forme substantielle unique ou la licéité des rentes à vie.

L’édition de ces Quodlibets est complétée par des études et des commentaires qui éclairent le parcours de Matthieu d’Aquasparta et différents aspects de son œuvre. Une biographie de Matthieu permet de comprendre davantage son importance historique et de préciser son rôle dans le contexte intellectuel et politique de la fin du xiiie siècle. Une étude sur le processus de rédaction des Quodlibets souligne l’aspect technique de l’écriture. Les Quodlibets du maître sont en effet conservés dans un recueil autographe et une copie corrigée par lui ; ces manuscrits sont des témoinages précieux pour étudier le travail d’un maître en théologie. Grâce à des logiciels de comparaison de textes, on a pu également comparer le lexique de Matthieu d’Aquasparta à celui d’autres maîtres contemporains. Enfin, un commentaire historique met en évidence l’importance du contenu des questions quodlibétiques de Matthieu d’Aquasparta, notamment au regard de la censure de 1277, date de la rédaction du premier Quodlibet.


Sources

L’édition des trois premiers Quodlibets de Matthieu d’Aquasparta s’appuie sur quatre manuscrits. Le premier, Assise 134, est un recueil autographe du maître où se trouvent les questions quodlibétiques réparties parmi les questions disputées du maître organisées de façon chronologique. Todi 44 est l’exacte reproduction du manuscrit Assise 134 de la main d’un copiste employé par Matthieu d’Aquasparta ; le maître a ajouté un certain nombre de corrections dans les marges de ce manuscrit. Le manuscrit Arsenal 457 (Bibliothèque nationale de France) contient le premier Quodlibet de Matthieu et quelques autres travaux du maître dans un recueil disparate de textes d’auteurs le plus souvent franciscains de la fin du xiiie siècle. Le manuscrit Burney 358 (British Library) présente quelques questions du premier Quodlibet dans une version partielle.

D’autres sources ont aussi été utilisées à des fins de comparaison : certains Quodlibets inédits d’auteurs contemporains, conservés dans des manuscrits de la BNF ; quelques autographes d’auteurs contemporains conservés dans différentes bibliothèques européennes, dont on a pu consulter des reproductions à l’Institut de recherche et d’histoire des textes.


Première partie
Matthieu d’Aquasparta (v. 1240-1302). Parcours d’un Franciscain, de l’Université à la Curie


Chapitre premier
Parcours d’un maître en théologie

Matthieu est né vers 1240 à Aquasparta. Il appartient à une famille de petite noblesse, la famille Bentivenga, qui compte déjà un évêque de Todi et un cardinal qui a eu un rôle certain dans l’ascension de Matthieu à la Curie. La carence des sources franciscaines de l’époque fait souvent obstacle à l’établissement exact du parcours intellectuel du franciscain, des studia de provinces au studium generale de Paris. Grâce à l’étude de la bibliothèque de Matthieu léguée aux couvents d’Assise et de Todi, ainsi qu’aux recueils de sermons et d’exercices universitaires, on peut toutefois proposer une chronologie des études du maître. Matthieu d’Aquasparta entre au couvent franciscain San Fortunato de Todi vers l’âge de quatorze ans et poursuit ensuite ses études au couvent d’Assise avant d’être envoyé à Paris. Parvenu au grade de bachelier sententiaire vers 1273-1274, il part quelques temps enseigner comme lecteur au studium de Bologne. De retour à Paris, il devient maître régent en 1276 et dispute son premier Quodlibet en mars 1277. Le maître dispute son second Quodlibet au plus tard au printemps 1279, puis est nommé lecteur au Sacré Palais à Rome ; il remplace Jean Peckham à cette charge et y dispute ses quatre derniers Quodlibets jusqu’en 1287.

Chapitre II
La carrière politique et diplomatique au sein de l’Église

Matthieu d’Aquasparta est élu en 1287 ministre général de l’Ordre franciscain. Son mandat est bref mais son action notable. Proche du pape Nicolas IV, également franciscain, il mène une politique de conciliation face aux différentes tensions qui apparaissent dans l’Ordre : Dante Alighieri lui en fait d’ailleurs reproche dans un passage de la Divine Comédie. Matthieu est nommé cardinal en 1288 et renonce au ministère de l’Ordre en 1289. Le pape lui accorde alors la charge de grand pénitencier et Matthieu semble jouer un grand rôle dans l’évolution de cette institution curiale. Plus proche des Orsini que des Colonna, il sait garder une certaine neutralité pendant les différentes vacances pontificales, tout en menant des actions remarquées. Lorsque Benoît Gaetani prend la pourpre sous le nom de Boniface VIII, il peut compter sur le ferme soutien de Matthieu d’Aquasparta : c’est lui par exemple qui prononcera un discours célèbre à Anagni devant l’ambassade française envoyée par Philippe le Bel. Le cardinal a une importance certaine dans la diplomatie pontificale : il négocie avec la Flandre, il traite de la question sicilienne avec le roi d’Aragon et tente de pacifier Florence en proie à des conflits entre guelfes et gibelins. Matthieu d’Aquasparta meurt à Rome en 1302 et se fait enterrer dans l’église franciscaine Santa Maria in Aracoeli.

Chapitre III
L’œuvre de Matthieu d’Aquasparta

Matthieu d’Aquasparta est un auteur réputé prolixe, c’est ainsi en tout cas que les maigres témoignages le présentent. Sur les soixante-seize ouvrages qu’il lègue dans son testament aux bibliothèques des couvents d’Assise et de Todi, neuf sont présentés comme étant de lui – sept de ces écrits sont autographes (manu mea), ce qui est tout à fait exceptionnel. L’œuvre du maître correspond presque entièrement à son cursus universitaire. Une fois élu ministre de l’Ordre, il arrête ses travaux théologiques, mais produit encore quelques sermons. Outre un Commentaire des Sentences, Matthieu d’Aquasparta a écrit une quinzaine de questions disputées (pour la plupart éditées par les Frères de Quaracchi), six Quodlibets, quelques postilles – dont une a été perdue (on lui en a par ailleurs faussement attribué certaines) – qui n’ont pas été éditées, quelques Introitus et traités d’introduction à l’Écriture Sainte, ainsi que de nombreux sermons dont on n’a malheureusement peu d’exemplaires conservés.


Deuxième partie
Le maître à l’œuvre. Analyse des procédés d’écriture des Quodlibets et de la structure du discours


Chapitre premier
La rédaction des Quodlibets : de l’autographe à la version officielle

L’étude comparée des manuscrits Assise 134 et Todi 44 – le premier autographe et le second apographe – permet d’analyser le processus d’écriture du maître en théologie en le comparant à différentes sources. En premier lieu, la graphie de Matthieu est elle-même originale : elle se rapproche davantage de celles des notaires que de celles d’autres maîtres en théologie. L’orthographe du maître et ses abréviations sont comparables, par leur italianisme, à celles de Thomas d’Aquin. L’autographe de Matthieu où l’on trouve reprises et ratures offre la possibilité également d’appréhender le travail du maître. On s’aperçoit notamment qu’il cherche toujours à éclaircir davantage sa pensée en hésitant entre deux synonymes ou en accentuant la ponctuation. Cette première étude est encore enrichie par l’examen de l’apographe. Le secrétaire, d’origine française, a copié le texte de l’autographe en respectant les corrections du maître autant que possible, malgré quelques erreurs de lecture. Matthieu intervient beaucoup sur cette copie : il corrige les fautes du scribe, augmente la ponctuation et améliore son propre texte.

Chapitre II
La culture de Matthieu d’Aquasparta

Une analyse précise des citations que fait Matthieu dans ses Quodlibets permet d’examiner la culture du maître. Ce travail est rendu possible grâce aux logiciels informatiques de comparaison de textes que sont Philologic et Philoline. La comparaison des autorités que citent Matthieu dans ses Quodlibets et ses questions disputées avec les usages qu’en font d’autres maîtres en théologie contemporains révèle que, dans ses Quodlibets, Matthieu d’Aquasparta use moins fréquemment des citations de la Bible et des Pères de l’Eglise que beaucoup d’autres maîtres et qu’il préfère en revanche faire des références aux grands textes d’Augustin. On ne peut pourtant douter de l’étendue de sa culture, car il procède bien autrement dans ses questions disputées. En outre, ses citations sont souvent mieux référencés que celles de ses contemporains. Sa connaissance des œuvres de saint Augustin est très précise : Matthieu cite ce dernier bien plus souvent que les autres Pères de l’Eglise. En revanche, si Matthieu maîtrise sans nul doute une partie des œuvres d’Aristote, il le cite avec beaucoup de prudence et omet souvent de le mentionner sur certains points où le Stagirite est une autorité évidente pour tout autre maître en théologie.

Chapitre III
Le vocabulaire de Matthieu d’Aquasparta

Il est reconnu que Bonaventure possède un attirail lexical plus varié et plus littéraire que celui de Thomas d’Aquin. En comparant le vocabulaire de Matthieu d’Aquasparta avec celui de ces deux grands maîtres et avec celui de Jean Peckham et Henri de Gand, on obtient des résultats qui mettent en valeur certaines caractéristiques du discours de Matthieu. Le lexique du maître franciscain n’a certes pas la richesse de celui de Bonaventure. Pourtant, Matthieu d’Aquasparta maîtrise parfaitement les mécanismes du discours : à ce titre, il manie une variété plus grande de mots outils et de verbes de démonstration à la première personne que les autres maîtres. Il révèle ainsi un talent certain de pédagogue. Concernant le vocabulaire conceptuel, il apparaît que Matthieu ne suit pas les usages de Bonaventure plus que ceux de Thomas d’Aquin, même si l’on peut, pour certains mots ou notions, entrevoir une filiation franciscaine. En revanche, le style de Matthieu est très littéraire et oratoire : il est proche, sur ce point, de Bonaventure.


Troisième partie
Les Quodlibets de Matthieu d’Aquasparta. Étude monographique d’un genre polyphonique


Chapitre premier
Les Quodlibets de Matthieu d’Aquasparta dans l’actualité universitaire

Le Quodlibet est un genre qui fait montre de l’actualité universitaire et de la circulation des idées. Les arguments développés dans cet exercice sont exploités et repris par différents maîtres. En étudiant quelques questions quodlibétiques de manière approfondie, on peut ainsi déterminer quels sont les apports du maître, l’originalité de son argumentation et déceler les éventuelles influences des maîtres qu’il a écoutés et dont il se rapproche. Matthieu d’Aquasparta maîtrise parfaitement l’œuvre de Bonaventure et s’en inspire fréquemment pour répondre aux questions. S’il reprend également souvent des arguments de Jean Peckham, Matthieu n’est pas toujours en accord avec celui qui a été son maître. Les relations entre Matthieu d’Aquasparta et Henri de Gand sont également intéressantes à étudier car le franciscain et le maître séculier sont maîtres régents aux mêmes dates et se répondent visiblement dans leurs Quodlibets. Enfin l’œuvre de Thomas d’Aquin tient une grande place dans l’argumentation du maître franciscain qui n’hésite pas à le citer implicitement et littéralement. Ce premier chapitre est complété par une étude de l’auditoire des Quodlibets grâce d’une part aux définitions que proposent Matthieu d’Aquasparta et Henri de Gand de l’auditeur simplex, d’autre part au récit d’une question de saint Louis à Bonaventure inscrite dans un débat récurrent à la faculté de théologie de Paris : la question des damnés et leur préférence à être ou à ne pas être.

Chapitre II
Le rôle de Matthieu d’Aquasparta dans les condamnations de 1277

La date à laquelle Matthieu d’Aquasparta dispute son premier Quodlibet correspond à celle de la célèbre censure du 19 mars 1277. Ainsi trouve-t-on dans ce Quodlibet le témoignage rare d’une réaction immédiate d’un maître en théologie face à ces événements : les allusions aux articles censurés sont nombreuses. Matthieu a pris part aux commissions de censure tout comme Henri de Gand, aussi approuve-t-il une grande majorité des articles. Cependant, son premier Quodlibet révèle quelques réserves implicitement déclarées, par exemple à propos de la localisation des anges. Si on compare ses premières réserves avec celles que formuleront plus tard Godefroid de Fontaines et Henri de Gand, on peut confirmer le fait que les maîtres qui ont participé aux commissions ont parfois dû se plier aux attentes de l’évêque de Paris Étienne Tempier. En outre, Matthieu d’Aquasparta prend également ses distances concernant des questions qui ont valu un procès à Gilles de Rome puis à Thomas d’Aquin. Sur un certain nombre de questions – le libre arbitre et la volonté, l’eucharistie et la pluralité des formes –, Matthieu d’Aquasparta donne une réponse opposée à l’opinion franciscaine établie. Il apparaît ainsi, grâce à un témoignage de Henri de Gand, que le franciscain, maître régent en 1277, n’a pas voulu le procès intenté contre Thomas d’Aquin à cette date, du moins a-t-il hésité à le valider. L’étude des Quodlibets de Matthieu d’Aquasparta permet donc de nuancer l’historiographie qui a longtemps présenté une pensée franciscaine unifiée contre la doctrine de Thomas d’Aquin.

Chapitre III
Biens et ressources ecclésiastiques : la réponse d’un Franciscain

Les trois premiers Quodlibets de Matthieu d’Aquasparta contiennent de nombreuses questions de morale pratique à travers lesquelles se dévoile une conception de l’usage des ressources des laïcs et des ecclésiastiques. On pensait que la doctrine franciscaine prônait un mépris catégorique de l’argent, cependant l’historiographie a été considérablement renouvelée ces dernières années. L’étude des idées de Matthieu sur ce point peut être mise en parallèle avec sa carrière de cardinal : les contemporains, par exemple le chroniqueur Dino Compagni, ont ainsi pu ironiser sur son goût du luxe. Matthieu d’Aquasparta, loin de mépriser les différentes ressources possibles, tient un discours favorisant l’usage raisonné de celles-ci selon les besoins de chacun mais également selon l’état, le statut et le grade de la personne : un avocat ne peut être contraint en toute circonstance de défendre un pauvre ; un évêque a besoin de davantage de ressources qu’un simple clerc.


Conclusion

Les Quodlibets de Matthieu d’Aquasparta offrent de nombreuses perspectives pour éclairer la pensée et la personnalité de cet auteur. Une présentation de son parcours de théologien et de cardinal est nécessaire pour appréhender plus justement ses textes. De même, certains de ses actes, qui ont alimenté les propos de ses contemporains et des historiens, peuvent être désormais mieux compris à la lecture de ses textes de théologien. Les manuscrits qui contiennent les Quodlibets de Matthieu d’Aquasparta présentent également une valeur exceptionnelle pour l’historien : il est très rare de pouvoir bénéficier de deux états du travail de l’auteur : l’autographe et la mise au propre par un copiste. Leur étude, jointe à une analyse des formes du discours, précise ainsi la pensée de l’auteur et ses qualités dans l’exercice quodlibétique. Enfin, ces trois Quodlibets permettent un nouveau regard sur l’actualité universitaire au tournant de l’année 1277, année charnière dans l’histoire intellectuelle médiévale.


Édition

L’édition est introduite par une présentation détaillée des différents manuscrits. On observe ainsi que les deux manuscrits de Paris Arsenal 457 et Londres Burney 358 sont indépendants des manuscrits autographes de Matthieu d’Aquasparta.

L’édition des trois premiers Quodlibets de Matthieu d’Aquasparta est donnée avec trois apparats dont le troisième, rejeté en fin d’édition, propose de mettre en évidence les emprunts que fait Matthieu aux autres maîtres de son temps et la circulation de ses propres arguments. Un index des auteurs et un index des notions complètent enfin cette édition.


Annexes

Présentation de l’écriture de Matthieu d’Aquasparta sous forme d’alphabet, avec planches justificatives tirées des manuscrits de Matthieu ainsi que des autographes de maîtres contemporains. — Présentation détaillée, sous forme de compte-rendu, de l’usage de l’outil informatique pour les recherches effectuées dans ce travail. — Tableau de la succession des maîtres en théologie au temps de Matthieu d’Aquasparta ; table de correspondance des questions quodlibétiques de Matthieu d’Aquasparta avec les œuvres des contemporains. — Deux cartes établissant le parcours universitaire puis politique de Matthieu d’Aquasparta. — Tableau synoptique des événements majeurs contemporains.