La carrière du dessinateur Alain Saint-Ogan (1895-1974)
de la presse à l’enfance
Introduction
Les données factuelles de la carrière d’Alain Saint-Ogan sont connues et l’ouvrage de Thierry Groensteen, L’art d’Alain Saint-Ogan, publié en 2007, en offre une chronologie détaillée. En revanche, comme de nombreux autres dessinateurs de bande dessinée, Saint-Ogan n’a jamais été confronté à des perspectives autres que celles de l’histoire de la bande dessinée. Même dans ce domaine, il est resté pendant très longtemps pour les spécialistes le « père » de la bande dessinée française, sans qu’une réflexion critique ne le resitue clairement face à ses collègues. Dès lors, étudier la carrière de Saint-Ogan en considérant son partage entre deux publics – d’un côté, le dessin de presse pour adultes ; de l’autre, les histoires en images pour enfants – ouvre de nouvelles perspectives pour la connaissance du dessinateur, mais également pour l’histoire de la bande dessinée en général.
L’œuvre de Saint-Ogan oscille entre deux contextes qu’il est nécessaire de détailler pour étudier les images dont il est à l’origine. Le premier contexte est celui du dessin d’humour publié dans la presse, contenu traditionnel depuis le xixe siècle, mais qui connaît au début du xxe siècle une importante expansion vers la presse quotidienne, et donc vers une publication de masse. Le second contexte est celui de la culture enfantine, conçue par des adultes pour des enfants et obéissant à des normes esthétiques et éditoriales spécifiques. Elle aussi est en pleine mutation quand arrivent de « nouveaux héros », les héros de l’image.
L’année 1927 constitue une véritable rupture dans la carrière de Saint-Ogan. À cette date, le nombre de ses dessins publiés dans la presse adulte baisse progressivement tandis que son intégration à la culture enfantine est confirmée par l’exploitation des personnages de Zig, Puce et Alfred sous forme d’albums, de pièces de théâtre, de jouets. La distinction entre deux moments de sa carrière, la presse adulte et le monde de l’enfance, permet de mettre en valeur l’existence de passerelles entre ces deux espaces de la création graphique.
Sources
La principale source pour l’étude de la carrière d’Alain Saint-Ogan est, à ce jour, le fonds Saint-Ogan conservé au centre de documentation de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image à Angoulême (CIBDI). Le travail du chercheur se trouve grandement facilité par l’opération de numérisation organisée par le CIBDI en 2007, suivie d’une mise en ligne avec possibilité de télécharger les cahiers, un choix qui laisse un accès direct aux documents (http ://collections.citebd.org/saint_ogan/www/fonds.php). Le fonds Saint-Ogan (FA-m-03306 à FA-m-03387) est composé de quatre-vingt-deux « cahiers » d’Alain Saint-Ogan dans lequel l’auteur a, au cours de sa vie, conservé la quasi-totalité de sa production ainsi que de très nombreuses coupures de presse commentant son travail. À ce book personnel, s’étendant sur les quatre-vingt premiers cahiers, de 1909 à 1974, s’ajoutent deux cahiers numérotés en chiffres romains (I et II). Saint-Ogan y a tenu un agenda, encore relativement sommaire, mais permettant de retracer les rencontres et les collaborations du dessinateur presque au jour le jour, de 1895 à 1963.
Des sources d’archives complémentaires ont pu permettre d’accéder à d’autres informations que celles contenues dans les cahiers qui donnent une vision profondément subjective sur une carrière : celle de l’auteur lui-même. Plusieurs fonds conservés à la Bibliothèque nationale de France ont pu être utilisés pour compléter l’étude du Théâtre du Petit Monde (8-RF-84738 à 84756) et de la Société des humoristes (YD2-1469 -8). Mais des sources d’archives primaires dispersées, malheureusement absentes des cahiers, constituent sans doute l’apport le plus important et le plus inédit pour la réflexion sur la carrière de Saint-Ogan. Aux Archives nationales, les fonds concernant le ministère de l’Information du gouvernement de Vichy (F41), les procès-verbaux de la commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l’enfance (19900208-1 et 2) ou l’administration du journal Le Petit Parisien (11 AR) ont permis de diversifier les méthodes d’analyse.
Première partieApprendre à dessiner dans la grande presse : pratiques, normes et réseaux (1895-1927)
Chapitre premierL’importance de la première guerre mondiale dans la formation d’Alain Saint-Ogan (1895-1919)
Né en 1895, Alain Saint-Ogan a dix-neuf ans quand la première guerre mondiale éclate. À cette date, la formation qu’il a suivie à l’École nationale des arts décoratifs en 1910-1911, ainsi que diverses réalisations mineures (affiches, travaux d’illustration…), l’orientent vers la profession de dessinateur. Parallèlement, sous l’influence de son père Lefebvre Saint-Ogan, écrivain et journaliste, il développe très tôt une passion pour la presse qui se traduit d’abord par la création d’un journal d’enfant à treize ans. La conjonction de ces deux facteurs, son goût pour la presse et sa formation de dessinateur, l’amène naturellement à devenir dessinateur de presse. Son premier dessin paraît dans Le Matin en mars 1914.
La guerre offre au jeune dessinateur des possibilités démultipliées. À l’heure où tous les journaux ouvrent leurs pages à des dessins d’humour contre l’ennemi allemand et où de nombreux titres sont fondés pour la circonstance, soit au front, soit pour assurer l’œuvre de propagande, Saint-Ogan n’a pas de réelles difficultés à se faire publier, même après sa mobilisation en 1916. Il sait profiter de la demande en dessins de propagande, en particulier pour un hebdomadaire au titre explicite, L’anti-boche, auquel il participe activement. L’expérience de la guerre, malgré plusieurs drames familiaux – la mort de sa mère et d’un de ses frères – lui donne l’occasion de pénétrer dans le monde du dessin de presse.
Chapitre IIL’intégration d’Alain Saint-Ogan aux réseaux des dessinateurs humoristes
Faire partie d’une profession, c’est avant tout se positionner par rapport aux réseaux préexistants ; en d’autres termes, se confronter à ses aînés. Après la première guerre mondiale, la Société des humoristes, qui organise tous les ans un Salon des humoristes, est le passage obligé pour tout jeune dessinateur de presse. Fondée au temps des dessinateurs de la Belle Époque et toujours administrée par cette génération, elle s’est trouvée renforcée par la guerre qui a permis de mettre un terme à certaines dissensions internes.
Toute influente que soit la Société des humoristes, l’arrivée d’une nouvelle génération de dessinateurs de presse dans les années 1920 bouleverse les sociabilités anciennes. Deux visions de la profession s’affrontent : d’un côté, les membres fondateurs de la Société mettent en avant leur appartenance au monde des beaux-arts ; de l’autre côté, la nouvelle génération apprend à dépendre d’une presse quotidienne de plus en plus demandeuse de dessins d’humour, et se rapproche davantage du journalisme. La place de Saint-Ogan dans ce débat permet toutefois de nuancer la confrontation entre deux identités tranchées. Il se sert des institutions des humoristes, à la Société et au Salon annuel, qui lui offrent une visibilité précieuse, mais c’est bien au sein des rédactions qu’il noue ses principales sociabilités professionnelles.
Chapitre IIIAnalyse de la production de dessins de presse : une production tournée vers la diffusion de masse
L’étude statistique des dessins de Saint-Ogan parus dans la presse entre 1919 et 1927, permise par l’exhaustivité de la collecte opérée dans les cahiers, vient confirmer l’importance de la presse, et en particulier de la grande presse quotidienne, dans la carrière du dessinateur. Là se situe le changement majeur par rapport à la Belle Époque où les débouchés principaux des dessinateurs humoristes étaient encore les nombreuses revues satiriques.
L’inscription dans un nouveau contexte de publication implique des contraintes spécifiques. La place du dessinateur au sein du journal reste encore mal définie et précaire, que ce soit en terme de rémunération, ou par l’espace accordé au dessin d’humour, aléatoire et minimal, même si quelques initiatives isolées font évoluer l’importance matérielle du dessin d’humour. Un dessinateur humoriste doit démarcher les rédactions pour placer des dessins et, payé au dessin, son statut professionnel est le même que celui d’un pigiste. Saint-Ogan s’en sort toutefois en faisant passer en moyenne une centaine de dessins par an, et en liant pour plusieurs années sa carrière à deux titres aux tirages importants : le quotidien L’Intransigeant et l’hebdomadaire Dimanche-Illustré.
L’autre contrainte de taille induite par la dépendance envers la grande presse est la transformation du dessin d’humour en un objet de consommation de masse, devant plaire au plus grand nombre et produit en série. Chez Saint-Ogan, cette contrainte se traduit par la multiplication des stéréotypes humoristiques et par la pratique du réemploi de dessins d’un journal à l’autre.
Chapitre IVNaissance d’un style dans les sentiers battus : le poids de la tradition et des normes dans le dessin d’humour
À ses débuts, Saint-Ogan s’inscrit dans une vision classique du dessinateur humoriste comme observateur amusé de la société, issue du xixe siècle. Sa gamme comique diffère finalement assez peu de celle de ses aînés et il privilégie un comique de situation mettant en avant un dialogue drôle ou une répartie amusante.
Si ses thèmes et son inspiration comique demeurent assez traditionnels, son style graphique traduit la généralisation, parmi les collègues de sa génération, d’un dessin au trait proche du croquis évitant tout modelé. Lui l’interprète au travers d’une géométrisation simplificatrice qui a souvent été mise en perspective avec la vogue du style Art déco, dont il se dit être un admirateur. Le terrain sur lequel il sait se montrer original et inventif est celui du gag narratif en plusieurs séquences, dont il développe alors de nombreuses variantes. Ses expérimentations narratives dans le domaine du dessin de presse lui seront utiles dans l’autre facette de sa profession, le dessin pour enfants.
Deuxième partieL’univers de l’enfance, un nouvel espace d’épanouissement graphique (1927-1960)
Chapitre VDiversification et amplification des supports de diffusion des créations de Saint-Ogan
Saint-Ogan pénètre la culture enfantine par la presse : Zig et Puce, sa principale série, la plus célèbre et la plus durable, est lancée en mai 1925 dans l’hebdomadaire familial Dimanche-Illustré dont Saint-Ogan est, depuis les premiers numéros en 1923, un collaborateur fidèle. Dessinateur pour enfants, il reste avant tout un homme de presse, au point de devenir rédacteur en chef d’un journal pour enfants, Cadet-Revue, en 1933.
Si la presse reste le support moteur de son travail de dessinateur, la culture enfantine lui permet de diversifier considérablement ses supports de diffusion et d’acquérir une notoriété que le dessin de presse n’aurait pas forcément pu lui offrir. Les séries qu’ils créent pour la presse sont reprises en albums, selon un principe éditorial encore hésitant qui se consolide après la seconde guerre mondiale. Dans les années 1930, la librairie Hachette joue un rôle majeur dans la publication d’albums d’histoires en images pour les enfants : elle est le principal éditeur de Saint-Ogan. La diversification des supports se voit aussi dans l’amplification du succès des héros de Saint-Ogan au sein d’une culture enfantine rapprochant différents médias. Zig, Puce, Mitou, Toti et l’ours Prosper deviennent des héros rassembleurs et rémunérateurs pour l’industrie du disque et du jouet, pour la radio, au théâtre, et dans de nombreuses « fêtes de l’enfance ».
Chapitre VISaint-Ogan dans les réseaux de la culture enfantine : de l’ouverture multimédia au repli professionnel
La réussite de Saint-Ogan tient aussi à sa présence au sein des réseaux de sociabilité professionnelle de la culture enfantine, lui qui en est d’abord étranger. Il faut distinguer deux périodes très nettes de l’évolution de ses collaborations dans le secteur de l’enfance. Avant 1940, il est actif au sein de réseaux multimédias qui visent à rassembler plusieurs types de créateurs pour divertir l’enfant. Ses principaux contacts sont du côté du Théâtre du Petit Monde de Pierre Humble et du journal Benjamin de Jean Nohain, dit Jaboune, deux réseaux qui s’adressent à un même public d’enfants issus de la frange aisée de la société.
Après 1940, avec l’implication accrue des gouvernements français, sous Vichy puis sous la ive République, en faveur de la surveillance et de la moralisation des loisirs de l’enfant, Saint-Ogan se replie vers des considérations plus idéologiques, et des cercles plus institutionnels : État, ministère, syndicats, commissions officielles. Après la guerre, il devient, jusqu’aux années 1960, la figure majeure pour la profession de dessinateur de journaux pour enfants : en 1946, il est élu président du jeune Syndicat des dessinateurs de journaux pour enfants. À ce titre, il représente une profession qui lutte face à l’importation de séries dessinées américaines et participe aux débats qui aboutissent à la loi de juillet 1949 pour la surveillance des publications destinées à la jeunesse et se prolongent après.
Chapitre VIIFace aux codes esthétiques de la culture enfantine : la recherche d’un compromis entre tradition et modernité
Confronté à une culture enfantine possédant ses propres codes esthétiques et ses propres normes, Saint-Ogan s’engage sur la voie de ce qu’il appelle « un compromis entre les vieilles formules éternelles et les nouvelles formes du progrès ». Concrètement, son trait s’adoucit pour aboutir à une figure enfantine « idéale » et il se plie aux normes de la narration pour enfants, respectant la vraisemblance, les enjeux moraux et pédagogiques, l’idéalisation de l’enfant-héros. Sa modernité se situe dans des expériences visant à développer une forme nouvelle d’histoires en images marquée, notamment, par l’emploi de la bulle à la place du texte sous l’image.
Tout aussi intéressante est l’interprétation qu’il donne du merveilleux, genre littéraire très présent dans la tradition enfantine. Il opère une modernisation de ce genre qu’il voit comme un outil pour émerveiller l’enfant face au monde. Dans ce cadre s’inscrit son intérêt pour la science-fiction, présente dans son œuvre dès la fin des années 1920.
Chapitre VIIIUn humoriste dans le monde de l’enfance
L’humour est l’élément principal de l’art du dessinateur Saint-Ogan. Mais l’humour est aussi pour lui la porte d’accès à une culture enfantine qui a laissé entrer le comique, d’abord comme outil pédagogique, puis pour lui-même à partir du début du xxe siècle. En ce sens, l’arrivée d’un dessinateur humoriste dans le monde de l’enfance n’est pas un cas exceptionnel et Saint-Ogan est loin d’être le premier, ni le seul, à franchir le pas de l’humour pour adultes à l’humour pour enfants.
Comment adapte-t-il son comique au public enfantin ? Le comique de situation inspiré de la réalité demeure. Mais travailler pour les enfants lui permet d’élaborer des gags d’une toute autre nature, intégrant la fantaisie du merveilleux, la transposition parodique ou encore le burlesque cinématographique. Il déborde aussi de l’espace réduit qui lui était offert dans la grande presse pour développer ses gags sur une, voire plusieurs pages, et expérimenter des effets comiques purement graphiques. Se pose alors la question de la place du gag face à l’aventure feuilletonesque. Chez Saint-Ogan, l’humour reste toujours présent, même s’il cède parfois le pas face à des intrigues longues et plus complexes qu’une simple séquence humoristique.
Troisième partieRapprochements et passerelles du dessin pour adultes au dessin pour enfants
Chapitre IXSaint-Ogan toujours dessinateur de presse (1927-1960)
L’investissement d’Alain Saint-Ogan dans une nouvelle carrière au service de l’enfance ne vient pas occulter complètement celle de dessinateur humoriste. Après 1927, il continue de travailler pour la grande presse adulte. L’analyse statistique montre toutefois, par comparaison avec la période antérieure, une très nette baisse des dessins d’humour publiés dans la presse adulte. Cette observation confirme que, si le dessin pour enfants ne remplace pas complètement l’autre facette de sa carrière, il tend à accaparer la plus grande partie du travail de Saint-Ogan. D’autre part, la chute progressive de l’influence de la Société des humoristes face à d’autres réseaux qui se forment dans les années 1930 écarte encore davantage Saint-Ogan de sa profession initiale ; ce d’autant plus que son élection à la tête du Syndicat des dessinateurs de journaux pour enfants en 1946 confirme son identité de dessinateur pour enfants, acquise avant la guerre.
La place prise par le dessin pour enfants est incontestable, mais le recul de ses publications dans la presse adulte est superficiel et varie selon les années et les points de vue. Ainsi, si sa production de dessins d’humour baisse, elle se diversifie en même temps, soit qu’il livre aux journaux des contenus graphiques différents du dessin d’humour classique (illustrations d’articles, ornements divers, strips humoristiques à suivre), soit qu’il se tourne vers un autre type de presse que la grande presse quotidienne. Durant les années 1930 et 1940, il se concentre surtout sur la presse hebdomadaire familiale (Dimanche-Illustré, Ric et Rac…) et sur quelques feuilles satiriques de droite (Le Charivari, Le Coup de patte). Enfin, la constatation d’une désaffection de la presse adulte ne tient que pour les années 1930. À partir de 1947, il entre dans l’équipe de dessinateur du Parisien libéré et retrouve un rythme annuel de publication qui, sans atteindre les sommets des années 1920, assure tout de même une présence régulière.
Chapitre XL’humour graphique comme passerelle entre deux publics
Dans un contexte de cohabitation, au sein d’une même carrière, de deux production dont les publics diffèrent, il est légitime de s’interroger sur d’éventuels échanges. Chez Saint-Ogan, c’est une fois de plus dans le domaine de l’humour que des passerelles apparaissent. L’humour de Saint-Ogan se veut surtout intergénérationnel et il est parfois difficile de savoir précisément à quel public il s’adresse. Son intérêt pour les hebdomadaires familiaux, dont le public est, par nature, étendu à tous les membres d’une famille, en est un des témoignages les plus évidents, et nombre de ses dessins parus dans Dimanche-Illustré peuvent simultanément être destinés à l’un ou l’autre public.
Dès lors, des jeux d’influences esthétiques et thématiques s’affirment. Le comique à destination de l’enfance est, puisque façonné par des adultes, nécessairement influencé par un comique plus adulte. Cette dimension est très présente chez Saint-Ogan qui utilise dans ses œuvres des éléments d’une satire sociale dont on peut douter qu’elle soit compréhensible par des enfants. La pratique du réemploi, déjà mise en évidence, s’applique également dans le sens d’échanges entre les deux publics : des gags dessinés à la base pour des adultes sont repris à l’identique dans des publications pour enfants, confirmant l’interchangeabilité de l’humour de Saint-Ogan.
Chapitre XILa narration graphique et la problématique enfant/adulte : relecture généalogique de la bande dessinée
La question du public est centrale et récurrente dès qu’il s’agit d’histoire de la bande dessinée, tout particulièrement dans la période étudiée, la seconde moitié du xxe siècle. L’affirmation qui veut qu’à partir du début du siècle la bande dessinée se réfugie dans le domaine de la culture enfantine est très largement à nuancer. Nous lui opposons deux observations que l’étude de l’œuvre de Saint-Ogan confirme. D’une part la technique de la narration graphique, apparue dans le dessin de presse du siècle précédent, reste employée par la jeune génération de dessinateurs, même si à ce stade les « histoires en images » pour adultes n’ont pas d’autonomie propre au sein du dessin de presse. Mais à partir des années 1930 et surtout 1940, on assiste à un retour en force dans la presse adulte, sous la forme de strips réguliers à suivre, de cette technique de narration graphique qui gagne ainsi en visibilité. Il existe, après la guerre, une bande dessinée pour adultes dynamique, bien avant la borne des années 1960 qui est généralement posée comme date d’un « passage à l’âge adulte ».
D’autre part la technique de la narration graphique gagne beaucoup à s’agréger à la culture enfantine sous la forme « d’histoires en images ». Outre le fait qu’elle y est quantitativement amplifiée (plus de place sur la page, plus de pages, des histoires à suivre, des publications en albums…), elle profite d’une culture où raconter au moyen d’images est naturel et emmagasine des codes nouveaux qui seront ensuite réinvestis dans la bande dessinée pour adultes.
Conclusion
À partir de l’étude détaillée et contextualisée d’une carrière individuelle se dessinent des analyses venant compléter les connaissances historiques sur les domaines auxquels Saint-Ogan s’est consacré : le dessin de presse et la culture enfantine. C’est en confrontant les problématiques propres à l’étude de la bande dessinée aux connaissances, plus larges, sur d’autres champs culturels, que de nouvelles problématiques émergent. Saint-Ogan, par la diversité de ses travaux et de ses collaborateurs, est un cas idéal pour un travail transversal croisant les approches.
La question du public est cruciale pour la bande dessinée française de la première moitié du xxe siècle. Dans la généalogie de la narration graphique décrite dans ce travail, Saint-Ogan occupe une position clé, entre une technique graphique intégrée plus largement au sein du dessin de presse – conception issue du xixe siècle – et l’autonomisation d’un média, en grande partie soutenue par son développement dans le domaine de la culture enfantine sous la forme d’histoires en images, diffusées par la presse pour enfants et sous la forme d’albums. En plus de permettre au dessinateur de travailler sur des espaces bien plus grands, idéaux pour expérimenter des techniques de narration à plus grande échelle, la culture enfantine lui offre des thèmes nouveaux tirés de la tradition littéraire de l’enfance. Outre son rôle dans la diffusion de la bulle, dont il partage amplement la responsabilité avec le journal Dimanche-Illustré qui publie Zig et Puce, Saint-Ogan travaille à la mise en place de nombreuses passerelles entre les deux cultures : il participe à des hebdomadaires familiaux et mêle, dans ses séries, des traditions comiques différentes.
L’analyse de la carrière de Saint-Ogan sous l’angle de la question du public apporte une relecture d’un dessinateur que l’on a trop souvent limité au seul domaine de la bande dessinée pour enfants. Mais derrière l’enjeu purement biographique, les conclusions spécifiques à l’évolution de la production de Saint-Ogan viennent enrichir l’histoire du dessin de la première moitié du xxe siècle en croisant les champs d’étude.
Annexes
Table de repérage des principales séries d’Alain Saint-Ogan. — Les débuts d’Alain Saint-Ogan et le réseau des dessinateurs humoristes. — Saint-Ogan et le dessin de presse : tables statistiques. — Saint-Ogan et la culture enfantine. — Saint-Ogan pendant la seconde guerre mondiale.
Corpus iconographique. — Dessins de Saint-Ogan : presse (174). Dessins de Saint-Ogan : autres supports (16). Autres documents iconographiques (35).