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École des chartes » thèses » 2011

Les jardins de Versailles au xviiie siècle

Usages et spatialité


Introduction

Héritage de l’œuvre de Louis XIV, les jardins de Versailles sont les témoins de la création artistique et des usages du Grand Siècle. Au xviiie siècle, ils sont au centre d’un débat entre partisans et détracteurs. Les critiques vont dans deux directions : on déplore leur abandon et leur vieillissement, et on se plaint de l’ennui qui y règne. Ce manque d’intérêt dénoncé dans les jardins est contredit par les guides officiels qui présentent une vision grandiose du parc de Versailles. Entre célébration et dénigrement, se pose alors la question de l’avenir du jardin à la française, question d’autant plus légitime que l’art des jardins, reposant sur des éléments vivants, subit des transformations excessivement rapides. Création du xviie siècle, cette mode du jardin symétrique se heurte aux différentes évolutions du siècle suivant, qui viennent remettre en cause le jardin à la française : évolution des préféfrences en matière de jardin, avec l’apparition du jardin à l’anglaise, évolution des goûts de la cour en matière de promenade et de divertissement, évolution de la fréquentation par le roi et par le peuple.

Grâce à l’homogénéité des sources, l’étude des jardins porte sur l’ensemble des deux règnes de Louis XV et Louis XVI, à partir du retour de la cour à Versailles en 1722. D’un point de vue spatial, elle se limite aux jardins proprement dits, comprenant les terrasses, les bosquets, le Grand Canal et la Pièce d’eau des Suisses. Elle exclut donc le Petit Trianon. Consacrée à la transformation des jardins sur un siècle, cette recherche ne se limite pas à une étude spatiale, mais se penche aussi sur les usages pratiqués dans les jardins, étudiés sous l’angle de l’histoire de l’art, pour comprendre leur impact sur l’évolution de l’espace.

La question se pose donc du devenir du jardin à la française : comment Versailles s’inscrit-il dans la continuité de l’œuvre de Louis XIV ? Comment l’espace des jardins se transforme-t-il au xviiie siècle, et quels sont les liens entre cette nouvelle spatialité et les usages des jardins ?


Sources

L’étude de l’évolution de l’espace des jardins et des usages qui y prennent place mobilise des sources que l’on peut classer en trois grandes catégories : les sources manuscrites, les sources figurées et les sources imprimées. Les sources manuscrites principales sont conservées aux Archives nationales, avec les archives de la Maison du roi, parmi lesquelles on compte celles de la direction des Bâtiments du roi (avec l’administration générale et les comptes, le château, les pépinières), et celles des Menus Plaisirs. Les archives départementales des Yvelines contiennent aussi des sources concernant le domaine de Versailles, ainsi que les registres de la prévôté de l’Hôtel. Enfin, la bibliothèque municipale de Versailles renferme des sources importantes, notamment sur la garde.

Les sources figurées, plans et cartes, sont conservées pour la plupart aux Archives nationales, au service des Cartes et Plans, mais aussi à la bibliothèque municipale de Versailles, tandis que le musée de Versailles donne de nombreuses représentations des jardins au xviiie siècle.

Enfin les récits des mémorialistes, parmi lesquels surtout le duc de Croÿ et le duc de Luynes, livrent la vision que les contemporains pouvaient avoir des jardins, alors que la réflexion théorique s’accompagne de la rédaction de traités sur le jardinage, la botanique ou les spectacles d’extérieur comme les feux d’artifice.


Première partie
L’espace des jardins de Versailles au xviiie siècle : entretien et grands travaux


Première section
Le règne de Louis XV

Chapitre premier
L’entretien quotidien des jardins pendant le xviiie siècle : évolution de l’espace et art du jardinage

La base de l’évolution de l’espace des jardins est son entretien. À partir des comptes des Bâtiments du roi, on discerne les principaux acteurs de cet entretien et la réalité de son efficacité, au-delà des réflexions des contemporains. Les travaux sont assurés par un personnel fixe gagé, dont le premier représentant est le jardinier : Jean-Eustache Lemoine à partir de 1740 et jusqu’à la fin du siècle. Son ouvrage est détaillé par un devis qui précise les exigences qui lui sont prescrites. À ses côtés sont présents un marbrier, un sculpteur, un peintre et un entrepreneur pour les fontaines. La surveillance est exercée par des inspecteurs dont la fonction se confond certaines années avec celle du garde-bosquet. Cet entretien régulier est en proie aux négligences des ouvriers, donnant parfois raison aux déplorations des rapports des inspecteurs.

La réalité de l’entretien se lit davantage dans l’ensemble des interventions plus épisodiques, étrangères à cet entretien gagé et fixe. Les dépenses se divisent alors en grands domaines d’investissement, qui traduisent plus véritablement les préférences de la direction des Bâtiments du roi en ce qui concerne les jardins. Elles sont consacrées avant tout aux fournitures, sable, bois, planches et palissades, mais aussi fils de fer, tuiles, pierres… Les secteurs les plus importants sont ensuite le travail dans les bosquets et les parterres, et les ouvrages de terrasse et de maçonnerie.

La mise en parallèle de toutes ces dépenses montre un maintien de l’entretien entre 1720 et 1750. Les deux décennies suivantes sont les années les plus difficiles. Alors que l’entretien des bosquets diminue, la fourniture et l’installation de treillages augmentent, afin d’isoler les endroits devenus moins accessibles. L’entretien est aussi conçu en fonction des usages. Sont entretenues en priorité les allées empruntées par la famille royale, sur sa demande, et les plants sont choisis en fonction des modes vestimentaires (les épines sont donc mises de côté).

Chapitre II
Les travaux de renouvellement et d’achèvement dans les jardins (1722-1774)

La transformation de l’espace des jardins sous le règne de Louis XV passe par une politique de grands travaux qui se placent dans la continuité de l’ouvrage de Louis XIV et qui achèvent l’aménagement des bosquets. Ces travaux se situent dans les quinze années entre 1730 et 1745, époque la plus florissante pour les finances de la Couronne.

La première période de travaux a lieu dans le bosquet Dauphin, à la place du bosquet des Bains de Diane, dont le décor n’avait jamais été réalisé. Le bosquet est alors aménagé, en 1736, pour la personne du jeune dauphin, né sept ans plus tôt. Le bosquet Dauphin se divise en deux espaces. Le premier, reprenant le dessin du bosquet des Bains de Diane, est constitué de parterres de broderie et d’un bassin, et est terminé à l’est par un pavillon construit par Gabriel, entouré de deux volières. La deuxième partie du bosquet est faite de sentiers s’entrecroisant et formant un réseau de chemins qui multiplient les espaces de promenade. Le décor sculpté consiste en deux statues, l’une de Louis XV, l’autre de Marie Leczinzcka, réalisées pour le duc d’Antin par les frères Coustou en 1730 et 1731. Le bosquet Dauphin, s’inscrivant dans la lignée des travaux de Louis XIV, diffère rapidement dans son utilisation. L’intimité qui préside à sa construction, à la fois dans son dessin et dans son décor, traduit une nouvelle attente des jardins. La simplicité des moyens mis en œuvre montre les nouvelles préférences du jardin, moins spectaculaire, mais plus pratique et intime.

La deuxième grande entreprise du règne de Louis XV est l’achèvement du bassin de Neptune. La pièce d’eau créée par Louis XIV entre 1678 et 1682 se résumait au bassin lui-même, dont les murs portent un simple décor de glaçons. Une banquette de marbre et d’eau ponctuée de jets d’eau et de vingt-deux vases sert de décor au bassin. Sous Louis XV, de gros travaux de maçonnerie sont réalisés pour transformer mur et banquette et y placer les groupes sculptés. Les frères Adam réalisent le groupe de Neptune et Amphitrite, Edme Bouchardon deux Dragons montés par un amour et un Protée, et Jean-Baptiste Lemoine la figure de l’Océan. La somme engagée pour ces travaux est bien supérieure à celle consacrée au bosquet Dauphin. Cet ouvrage est typiquement dans la lignée de ceux de Louis XIV et démontre combien les travaux du xviiie siècle se placent dans une vision globale des jardins.

Ces périodes de travaux transforment le jardin en une aire de chantier et changent ainsi la perception de l’espace. Des endroits sont réservés aux travaux et abritent de petits ateliers, pour fondre les bronzes ou entreposer les outils. Apparaît donc au xviiie siècle la nécessité d’un espace de logistique et de service.

Aucune autre entreprise d’une telle envergure ne vient marquer le xviiie siècle avant le règne de Louis XVI.

Section II
Le règne de Louis XVI : l’épisode de la replantation

Chapitre premier
Les origines de la replantation

Sous Louis XIV, les arbres du jardin de Versailles avaient été plantés déjà adultes. Un siècle après, malgré les soins apportés à l’élagage du jardin pendant tout le xviiie siècle, le vieillissement avancé du couvert végétal pousse Louis XVI à faire abattre entièrement les arbres du jardin. Plusieurs raisons expliquent cette décision. Le danger causé par le délabrement n’en est pas la moindre. Des branches tombent sur les visiteurs, des arbres menacent le décor sculpté des jardins, la multiplication des chutes conduit au désordre et aux malversations des employés qui cherchent à voler ou à revendre le bois.

La replantation recouvre surtout un enjeu financier important. On assiste à une prise de conscience de l’apport économique que représente la vente des arbres. La surveillance des employés est alors renforcée et des pratiques de gestion de la coupe et de l’adjudication des arbres tombés sont mises en place, avec notamment l’utilisation du marteau fleurdelisé ou le regroupement des ventes. Par ailleurs, un mémoire du directeur des Bâtiments du roi met en parallèle les bois de Versailles et ceux de Compiègne, Saint-Germain et Fontainebleau, pour récupérer la gestion de ces grands domaines curiaux ; il démontre la prise de conscience de la valeur financière d’un saine gestion de la forêt domaniale. En effet, la vente des bois de Versailles devait suffire à couvrir le montant des dépenses occasionnées par la replantation, voire même à contribuer au financement des grands travaux de l’aile du Nord de Versailles, dans une logique domaniale propre au comte d’Angiviller. L’étude de tous les comptes de la replantation montre en réalité que ce calcul s’est révélé faux et que le montant réel des frais de replantation a dépassé de loin les recettes tirées des ventes de bois.

Enfin la replantation de Versailles se situe au centre d’un débat artistique entre jardin à la française et jardin à l’anglaise. Trois réflexions éclosent face à cette idée de transformation des jardins de Versailles. La première la refuse totalement, par amour inconditionnel de l’arbre et par volonté de conserver à tout prix l’œuvre de Louis XIV. La deuxième la veut complète, tel l’ambassadeur d’Angleterre, qui souhaiterait transformer la totalité des jardins en une vaste prairie. Enfin la réaction la plus communément admise vise à conserver les jardins de Le Nôtre, tout en aménageant les changements nécessaires pour une amélioration ou une réactualisation des jardins. Le fils du prévôt des Bâtiments, Antoine Duchesne, énonce le premier la nouvelle place de l’arbre dans les jardins, qui devient un décor à lui tout seul. Il possède à la fois un regard de jardinier et un regard d’artiste, proposant d’égayer les bosquets selon les saisons et selon les plantations. Il propose aussi de créer dans les jardins de Versailles un espace privé consacré tout spécialement au roi.

Chapitre II
Les quatre années de la replantation (1775-1778)

Finalement, en décembre 1774, l’adjudication des arbres de Versailles est annoncée. Auparavant, le directeur des Bâtiments du roi cherche à faciliter et accélérer l’opération. L’administration est renforcée : les inspecteurs passent de deux à quatre et bénéficient, en plus des gardes-bosquets, du concours d’une troupe de gardes-suisses augmentée. Celle-ci prend alors place au cœur même des jardins, dans un pavillon de logement construit dans le bosquet Dauphin.

La replantation est exécutée en plusieurs étapes. Les arbres sont vendus au sieur Courtois, marchand de bois de la Couronne, qui doit les faire abattre et les ôter du jardin avant mai 1775. À sa suite, Berte et Cronier, tous deux entrepreneurs et marchands de bois, sont chargés de défoncer le jardin et de récupérer les souches. Parallèlement à ces opérations, on se préoccupe de la plantation proprement dite. La réflexion porte sur la manière de planter (quels arbres, à quelle distance, quel dessin retenir), et sur les ouvriers à choisir. Le directeur des pépinières royales, l’abbé Nolin, assisté de Leroy et Thouin, produit un long mémoire détaillant l’ensemble des espèces utilisées dans chacun des bosquets. Le chêne est préféré en majorité.

Le choix du responsable de la plantation proprement dite est révélateur des logiques d’organisation de la direction des Bâtiments du roi. À un entrepreneur, le comte d’Angiviller préfère le jardinier de Versailles lui-même, Lemoine. Cette décision a plusieurs avantages. Outre le fait que le jardinier est d’autant plus concerné par la qualité de la plantation que c’est à lui qu’en reviendra l’entretien, ce choix est une manière de déguiser l’ensemble des frais : comme les ouvriers appartiennent à l’organisation interne de Versailles, les dépenses de replantation se confondent avec celles de l’entretien ordinaire. L’opération de plantation elle-même est achevée dès 1776. Viennent ensuite les travaux de regarnis et de protection. En effet la plantation s’accompagne pendant deux ans d’un binage régulier et du remplacement de tous les plants manquants. Très vite s’établit aussi une protection : de nombreux treillages sont mis en place pour assurer la vitalité des jeunes plantations.

Chapitre III
Les conséquences de la replantation

La plantation du jardin de Versailles reprend dans son ensemble le plan créé par Le Nôtre. L’architecture générale du parc est préservée ; l’Île royale, l’Étoile, la Salle des marronniers et la Colonnade sont entièrement respectés. Mais on peut distinguer, avec Susan Taylor, trois groupes de bosquets transformés.

Dans un premier groupe, on retrouve l’Encelade, l’Obélisque, la Salle de bal et le bosquet des Dômes. Ces bosquets ne changent pas fondamentalement, mais leur dessin est complexifié. Des allées sont ajoutées pour permettre un accès plus facile au centre du bosquet, ainsi que, sans doute, pour faciliter le transport du bois coupé hors du bosquet. Un deuxième groupe correspond aux bosquets qui sont remodelés dans leur dessin, tout en gardant une structure similaire. On y compte principalement les bosquets de la Girandole et du Dauphin, transformés en quinconce du Midi et quinconce du Nord. Enfin un dernier groupe comprend trois bosquets entièrement renouvelés : le Théâtre d’eau, détruit et transformé en Rond vert, le Labyrinthe, transformé en bosquet de la Reine, et les nouveaux Bains d’Apollon.

Cette multiplication des allées apporte aux jardins une nouvelle dimension. La création au bord de chaque allée principale d’une rangée d’arbres de ligne et la suppression des grandes palissades de charmille offrent davantage d’ombre dans les jardins. Ces transformations invitent à la promenade, alors que l’ajout de bancs permet pause et conversation. Apparaît aussi une nouvelle politique de l’arbre, qui devient un élément de décor à lui seul, cité dans les guides au même titre que les statues. Les modifications les plus marquantes de la fin du xviiie siècle restent la transformation du Labyrinthe et surtout la création du Rocher des Bains d’Apollon, œuvre d’Hubert Robert. Il est essentiel de comprendre que ces deux campagnes de travaux se situent dans la lignée de la replantation, et en sont une conséquence.

Le Labyrinthe, élément incontournable du jardin de Louis XIV, est détruit avant tout pour une raison financière. Ne pouvant trouver les artistes capables de renouveler ce bosquet et n’ayant pas les moyens de le maintenir en état, d’Angiviller préfère le transformer complètement. C’est à la demande de Marie-Antoinette que cet espace est consacré à la vie privée de la famille royale et à la promenade des enfants royaux. On y trouve, avec l’introduction d’espèces acclimatées depuis peu telles que le tulipier de Virginie, cette forme de jardin des plantes que réclamait Duchesne.

Les Bains d’Apollon sont une entreprise de plus grande ampleur. Ils sont aménagés pour former le décor du groupe d’Apollon servi par les Nymphes de Girardon, créé pour la grotte de Thétis. Ce bosquet prend place sur tout l’espace du bosquet Dauphin et de l’ancien bosquet des Bains d’Apollon, ce dernier ayant remplacé le Marais d’eau en 1704. Différents artistes réalisent des dessins pour le projet. Ce sont ceux d’Hubert Robert qui sont choisis. Les plans des Archives nationales permettent de détailler très précisément l’élaboration des travaux du rocher et du bosquet. C’est à l’entrepreneur Thévenin qu’est confiée la réalisation de la maçonnerie et des terrassements. La création des Bains d’Apollon apporte dans les jardins un nouveau vocabulaire ornemental, avec l’apparition du rocher, et introduit la notion de pittoresque. Les Bains d’Apollon jouissent d’une grande renommée dans les guides, mais sont plutôt regrettés par les contemporains.

La replantation apporte cependant un bouleversement important pendant quelques années du règne de Louis XVI. Le jardin en chantier est représenté par Hubert Robert dans deux tableaux, qui traduisent en peinture la vision recomposée du parc et du paysage versaillais. Les transformations des allées montrent les nouvelles pratiques de promenade du roi et du peuple.


Deuxième partie
Dans l’espace renouvelé du xviiie siècle, l’évolution des usages dans les jardins


Première section
Les usages du roi et de la cour

Chapitre premier
De l’acte politique de mise en scène au délassement : promenade royale et divertissement de la cour

Comme sous le règne de Louis XIV, les jardins ont avant tout un rôle politique : ils servent de décor pour la représentation royale et de célébration de la monarchie. Pendant les premières années du règne de Louis XV, les Versaillais ont la possibilité de voir le roi se promener dans les jardins. Cette présence du roi dans le parc fait des jardins un espace intermédiaire entre le roi et les sujets. Les étrangers visitent les jardins, qui participent de l’étiquette et du cérémonial de cour.

Le jardin est d’abord l’espace de continuation du palais et est dédié à la cour, qui y possède des privilèges correspondant au rang des courtisans. Le premier est celui des eaux, offert aux députés des États (Bourgogne, Artois, Languedoc, Corse) et aux courtisans sur demande ; cette pratique est réglementée au cours du siècle en fonction des besoins en eau et de l’état des tuyaux. Le second privilège est celui des véhicules, les chaises-à-porteurs laissant peu à peu la place aux brouettes, généralisées à partir de 1753, montées sur roues et pour lesquelles des planches sont placées sur les escaliers des jardins. Les jardins se transforment en terrain de jeu pour la cour et les courses de traîneaux leur redonnent ponctuellement une animation nouvelle.

Les jardins de Versailles reflètent la transformation de la promenade sur les trois siècles de l’époque moderne. L’ensemble des changements des usages et de l’espace correspondant répondent à cette lente évolution de cette pratique, depuis la promenade de civilité jusqu’à la promenade de délassement, teintée finalement d’un aspect hygiénique avec la promenade de santé.

Répondant à des usages transformés, la promenade suit de nouveaux itinéraires. L’étude précise de quelques guides officiels du xviiie siècle montre de nouvelles tendances. Les grands axes sont toujours préférés : l’axe est-ouest, qui va de la terrasse du château jusqu’au bassin d’Apollon, et dont la fréquentation accentuée justifie les travaux faits pendant le siècle sur le Parterre d’eau, au bassin de Latone et au bassin d’Apollon ; et l’axe nord-sud, dont l’importance est soulignée par l’attention portée au fleurissement des deux parterres. Les almanachs de la fin du siècle donnent une nouvelle dimension moins livresque, mais plus encyclopédique : ils énumèrent les bosquets non plus dans un ordre donné, mais selon les statues ou les arbres qui leur servent de décor.

Les mémoires des contemporains citent les espaces préférés du jardin, toujours dans le haut du parc, ou à l’Orangerie, et la Pièce des Suisses. À la fin du règne de Louis XV, on assiste à un élargissement des circuits de promenade pour la famille royale jusque dans les plus proches allées du petit parc. Ce ne sont plus le jardin et ses bosquets qui importent en tant que tels, mais le loisir de la promenade. Des substituts sont même trouvés lorsque le jardin est en chantier, comme le jardin du Grand-Maître, à la place de l’actuel hôtel de ville de Versailles.

Chapitre II
Fête officielle et fête privée : l’évolution des festivités dans les jardins

Théâtre de la promenade quotidienne, les jardins servent aussi ponctuellement pour les festivités de la cour. Il existe une différence majeure avec le règne de Louis XIV : ce ne sont plus les jardins qui servent de trame et de fondement au déroulement de la fête, ils ne sont que l’espace logique de réception de la fête.

Les jardins sont d’abord l’espace de la fête privée. Des réjouissances plus intimes sont organisées dans différents bosquets. Le roi n’en est plus l’ordonnateur ni l’acteur, mais le spectateur passif. Les fêtes privées dans les jardins sont l’occasion de constructions éphémères, transformant les bosquets en une architecture d’intérieur, comparable à la logique des petits appartements. Le règne de Louis XVI voit se multiplier ces architectures, notamment lors des bals organisés pour Marie-Antoinette.

La fête officielle prend une importance nouvelle. Ce sont toujours les événements de la vie de la famille royale qui sont à l’origine de ces festivités. L’espace consacré à ces fêtes est à peu près le même que celui de la promenade. Ce sont les grands axes qui sont utilisés. Mais les jardins ne suffisent plus à la fête. Des décorations éphémères sont créées pour donner l’illusion d’un univers nouveau, décor de spectacles pyrotechniques toujours améliorés. On trouve des fêtes à plusieurs reprises, à l’occasion de la naissance du dauphin en 1729, du mariage de Madame Première en 1739, de la naissance du dauphin en 1751, enfin du mariage du dauphin, futur Louis XVI en 1770, et de ses deux frères en 1771 en 1773.

Cependant, malgré l’ampleur des dépenses consacrées à ces événements, le roi ne descend quasiment jamais dans les jardins pendant ces festivités. Les fêtes de 1770 ont une importance particulière dans l’histoire de ces réjouissances dans les jardins, car elles introduisirent une dimension populaire très forte, dans une logique de spectacle de foire.

Section II
Les usages du peuple

Chapitre premier
La place du peuple dans les jardins, l’évolution de la fréquentation et des usages

Les jardins de Versailles ont toujours été plus ou moins ouverts au peuple. Celui-ci vient d’horizons variés. L’étude sociologique des personnes rencontrées dans les jardins, à partir des registres de la prévôté de l’Hôtel, fait apparaître une grande majorité de Versaillais, un bon nombre de Parisiens, et enfin quelques provinciaux et étrangers. La présence de ces derniers, peu visible dans les registres des délits commis dans les jardins, est cependant multipliée par le tourisme.

Il est difficile de dénombrer avec exactitude la foule présente dans les jardins. Sous Louis XV, les réflexions des contemporains montrent parfois un jardin vide et abandonné, parfois une foule sans nombre. Le peuple vient au rythme des fêtes et de l’ouverture du château. Sous Louis XVI, la venue dans les jardins devient davantage un phénomène de mode, les jardins sont alors vides en semaine, et combles le samedi et surtout le dimanche.

La venue dans les jardins est aussi un phénomène de tourisme. Les almanachs renseignent les étrangers sur les trajets organisés entre Paris et Versailles. Les visiteurs trouvent des guides dans la personne des garde-bosquets, rôle contesté par les fontainiers qui s’en emparent souvent en allant au-devant des compagnies. Il existe donc un réel commerce de l’information, soit orale, soit écrite, au moyen de petits livres aisément transportables devant les statues.

Les raisons de venir dans les jardins sont multiples. Outre la promenade et la conversation, on vient pour se divertir, en jouant aux quilles ou aux boules – pratiques peu à peu réglementées puis interdites –, et en patinant. D’autres raisons sont plus lucratives, comme la pêche, ou encore artistiques, comme la copie de statues.

La direction des Bâtiments du roi cherche à réglementer l’accès aux jardins. Les grilles sont rétablies en 1730 pour fermer les pourtours des jardins. L’attention se porte aussi sur les grilles des bosquets, dont l’utilité est diminuée par la multiplication et le commerce de clefs. Par deux fois, la direction doit changer toutes les serrures. Pour réglementer la circulation plusieurs artifices sont utilisés, tels que des tourniquets placés à différents endroits du jardin, ou des jetons sous le règne de Louis XVI.

L’ouverture des jardins au peuple est la cause d’une proximité avec le roi, qu’on cherche toujours à diminuer sous Louis XV, en établissant une protection royale. Les membres de la famille royale cherchent à éloigner, physiquement et matériellement, la foule qui se presse sur la terrasse et dans les itinéraires de promenade. Sous Louis XVI, cette proximité est plus forte et le roi ou la reine sont souvent vus au milieu des promeneurs. Cette tension entre proximité et protection révèle la contradiction qui existe au xviiie siècle entre « jardin public » et jardin privé, débat tranché à la Révolution avec la nationalisation des jardins.

Chapitre II
Les usages réprouvés : prévention et surveillance des jardins

Au xviiie siècle, on assiste à une prise de conscience de la valeur des jardins, sans aller jusqu’à une patrimonialisation qui voit le jour seulement sous la Révolution. La direction des Bâtiments du roi tente de faire face aux nombreux dégâts causés par le peuple, entre vols et dégradations. Les gardes eux-mêmes en sont parfois la cause, lorsqu’ils se baignent dans les bassins et jouent dans les allées.

La notion de décence prend alors une grande place dans les jardins, et c’est en son nom que l’administration établit plusieurs réglementations : on lutte pour la décence morale des jardins – contre la prostitution –, et pour la sécurité – face aux agressions et meurtres – ; on lutte pour la convenance d’un espace royal en cherchant à supprimer lavoirs et blanchisseuses dans les bassins. À cette notion de décence s’ajoute celle de salubrité, et le xviiie siècle voit dans les jardins l’apparition de l’hygiène. Des études sont menées pour mesurer la qualité de l’eau des bassins et de l’air respiré par la famille royale.

La garde voit son rôle renouvelé au xviiie siècle. L’état de service de 1765 précise les responsabilités de chaque suisse et les zones de surveillance plus privilégiées. On observe une hiérarchie dans les jardins : l’espace de la terrasse est le plus protégé, tandis que le bas du jardin est l’objet de plus de licences. La garde est renforcée pour les événements exceptionnels, tels que le mariage de Louis XVI ou la replantation. Des patrouilles sont organisées, avec un système de sifflets. Malgré quelques actions plus poussées au moyen d’affichages, d’ordonnances ou d’arrestations multipliées, la surveillance des jardins reste l’objet de nombreuses plaintes à la fin de l’Ancien Régime.


Conclusion

À la fin du xviiie siècle, l’espace des jardins de Versailles est resté pratiquement le même : les travaux ont été exécutés dans le prolongement du siècle de Louis XIV et les grandes entreprises du règne de Louis XVI ont respecté l’architecture générale prévue par Le Nôtre. La transformation des usages s’inscrit dans la même logique que l’évolution de l’entretien, où les décennies 1750-1770, victimes d’un manque de soins, voient les jardins moins fréquentés. À côté de cette influence réciproque entre entretien et usages, de nouvelles pratiques viennent concrétiser la transformation du jardin à la française, et montrer une forme d’échec dans l’adaptation des jardins de Versailles aux goûts du jour. Les usages de fête dévoilent une diminution du rôle des jardins dans l’élaboration des festivités, où ils ne servent plus que de décors insuffisants à la célébration d’un événement. Les usages de promenade montrent une tension entre jardin officiel et jardin privé, le parc pouvant difficilement assumer le rôle de reflet de l’étiquette et du lustre de la monarchie et servir de décor et de réceptacle à la vie intime du roi. L’étude des usages dans les jardins montre donc les tensions qui traversent tout le siècle : tension entre l’immensité du jardin et les goûts plus intimes de la cour, tension entre l’image donnée dans les guides officiels et l’état négligé de la deuxième partie du siècle, tension entre l’indifférence de Louis XV et les efforts de l’administration pour conserver la décence d’un espace royal, tension enfin entre le besoin de renouveler un jardin vieillissant et l’absence de fonds pour y subvenir. Finalement, dans cette volonté de préservation des jardins qui limite les usages du peuple, et dans l’échec de l’adaptation des jardins aux goûts plus intimes de la cour, le jardin devient étranger autant à la cour qu’au peuple. Il prend alors une place nouvelle dans la littérature et dans l’art, avant de devenir le musée de plein air qu’il est aujourd’hui.