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École des chartes » thèses » 2011

Lafarge

De l’entreprise familiale à la multinationale (1880-1947)


Introduction

Bien que le ciment ait été mis au point par Louis Vicat dès 1817, il faut attendre les lendemains de la première guerre mondiale et l’élan de la reconstruction pour que ce matériau prenne définitivement le pas sur la chaux et que se constitue progressivement un véritable marché du ciment. Trois entreprises s’imposent alors comme leaders de ce nouveau secteur : les établissements Poliet et Chausson, les Ciments français et les Ciments de Lafarge et du Teil. S’il ne reste plus aujourd’hui que le nom du groupe et les vestiges de l’ancienne cité ouvrière de l’usine de Lafarge pour se souvenir de la modeste entreprise ardéchoise qu’était à l’origine l’actuel premier cimentier mondial, les quelques décennies précédant le glas de l’ère familiale ont pourtant été, à bien des égards, fondatrices des succès futurs du groupe. Lafarge forge, à l’origine, sa renommée sur la qualité de ses chaux et parvient ainsi, tout en conservant un fort enracinement local et familial, à étendre son influence à l’ensemble du sud-est de la France, puis plus généralement en dehors des frontières nationales. Ce n’est pourtant qu’au lendemain de la première guerre mondiale que l’entreprise réalise pleinement son intégration nationale et internationale à travers un vaste programme d’expansion et de modernisation, entraînant progressivement la société dans un processus de développement au terme duquel elle est amenée à troquer définitivement son caractère familial pour le statut de multinationale.

Au sein d’un tel marché aux tendances oligopolistiques et aux structures encore largement dispersées comme l’industrie cimentière, la monographie d’entreprise présente un double intérêt pour la recherche historique. D’une part, elle constitue une approche privilégiée pour l’étude du fonctionnement d’un secteur que ses structures rendent difficilement abordable de manière globale. D’autre part, par son approche micro-économique, elle permet de mettre à jour les démarches opérationnelles et stratégiques ayant contribué tantôt aux succès, tantôt aux échecs de l’entreprise. En permettant de prendre en compte des facteurs aussi divers que les engagements sociaux, les convictions politiques et religieuses, la recherche et développement ou les réseaux sociaux, la monographie participe pleinement, au-delà de l’approche économique, de la démarche pluridisciplinaire revendiquée depuis les années 1970 par les tenants de la micro-histoire.


Sources

À l’image de cette pluridisciplinarité, les sources utilisées pour cette étude sont aussi diverses qu’éparpillées. Ce sont en premier lieu celles produites par la société elle-même et conservées au siège actuel de l’entreprise, rue des Belles-Feuilles à Paris. Bien que lacunaires, ces fonds comportent néanmoins des documents fondamentaux comme les statuts de la société, une partie des procès-verbaux des conseils de gérance et de fabrication, des rapports annuels, quelques bilans et de précieuses informations sur l’organisation et le fonctionnement des usines. Sur le plan comptable et financier, essentiel à la compréhension des mécanismes de gestion, les fonds bancaires du Crédit lyonnais ont été un précieux complément. Outre une série homogène de données comptables, ils comportent quelques analyses intéressantes sur la situation contemporaine du marché. En ce qui concerne l’étude de certains événements étroitement liés à l’histoire locale et nationale, les fonds des archives départementales de l’Ardèche, à Privas – Administration générale et économie (sous-séries 5 M, 9 M, 10 M), Cabinet du préfet (sous-série 72 W), les fonds du usée de la Résistance (sous-série 70 J) ou encore ceux du tribunal et de la chambre de commerce et d’industrie d’Aubenas –, ceux des Archives nationales à Paris (sous-séries F12 et F14), ainsi que quelques papiers collectés auprès de particuliers ont également apporté un éclairage indispensable. Enfin, de nombreuses sources imprimées sont venues enrichir cette étude, notamment les bulletins, annuaires et publications de la Fédération des chambres syndicales des fabricants de chaux et ciments de France (FCSFCCF) et, bien entendu, les publications scientifiques et techniques comme publicitaires de l’entreprise Lafarge elle-même.


Première partie
La géante du Sud-Est : enracinement local et consolidation familiale (1880-1914)


Chapitre premier
Aux origines du groupe

De la réaction politique aux liants hydrauliques. — Tournant majeur de l’histoire politique française, la révolution de juillet 1830 est également un événement décisif dans la constitution de l’entreprise Lafarge. À l’avènement de Louis-Philippe, les Pavin de Lafarge, légitimistes convaincus et fervents partisans du comte de Chambord, choisissent alors de délaisser leurs carrières administratives et militaires. Refusant de prendre part à un régime qu’ils désapprouvent, Joseph-Auguste Pavin de Lafarge et ses six enfants se retirent sur leur terre ardéchoise de Lafarge, près de Viviers, et se lancent progressivement dans l’aventure industrielle. En 1833, Léon et Édouard Pavin de Lafarge obtiennent de leur père de reprendre en main l’exploitation des carrières de Lafarge et des modestes fours à chaux, jusqu’ici laissés à bail et que la qualité de la pierre et leur emplacement stratégique sur le Rhône et la voie ferrée du Paris-Lyon-Marseille ne tardent pas à faire prospérer. En 1848, les deux frères officialisent leur association en créant la société Lafarge Frères et poursuivent le développement de l’usine de Lafarge en construisant de nouveaux fours. Il faut cependant attendre 1864 et une commande de 110 000 tonnes de chaux pour la construction du canal de Suez pour que la modeste entreprise familiale réalise son premier décollage et fasse évoluer ses statuts vers une société en nom collectif L. et E. Pavin de Lafarge.

Croyances et engagements. — Il est indéniable qu’une part importante des succès initiaux de Lafarge repose sur la renommée et l’image qu’a su se forger l’entreprise au travers des convictions et des engagements politiques, religieux ou sociaux de ses dirigeants. Ainsi, malgré leur « retour à la terre », les Pavin de Lafarge n’ont rien abandonné de leur ferveur royaliste qu’ils continuent à défendre à leur niveau. Par leur nom, leur éducation et leur influence, ils incarnent la figure traditionnelle du notable que le prestige permet de maintenir pendant plus de cinquante ans au conseil général de l’Ardèche. Cette activité politique est surtout marquée par la figure d’Auguste Pavin de Lafarge, dont le charisme et les idéaux plus modérés font un brillant représentant des intérêts du département. Les convictions familiales trouvent aussi à s’exprimer dans le cadre plus restreint de l’entreprise. Une grande partie de la gestion repose sur deux notions chères aux Pavin de Lafarge : la famille et la religion, dont les valeurs et les hiérarchies rythment à bien des égards, au sein des usines, la vie des patrons autant que celles des ouvriers.

La vie à Lafarge : le paternalisme en action. — À l’instar des légitimistes Albert de Mun et Alban de Villeneuve-Bargemont, les Pavin de Lafarge sont avant tout des catholiques sociaux, convaincus tant des bienfaits de la foi et du réconfort de la religion que de la nécessité d’une politique sociale engagée à l’égard de la classe ouvrière. Dès le milieu des années 1860, ils s’attachent ainsi à mettre en place au sein de leurs usines, à l’intention du personnel, un ensemble de dispositifs sociaux et moraux, plus tard péjorativement qualifiés de paternalistes. Sur le modèle des cercles catholiques ouvriers fondés en 1871 à l’initiative d’Albert de Mun, les Lafarge fondent le cercle Saint-Léon. Cette institution organisée autour du patronage de l’évêché de Viviers s’accompagne également de la création de cantines, de logements ouvriers, de caisses d’épargne et de secours mutuel, de magasins, ou encore de jardins ouvriers.

Chapitre II
À la conquête des marchés

Le passage à la commandite par action. — La transformation de la société en commandite par actions marque une étape importante du développement de Lafarge. L’essor pris à la fin des années 1860 et les problèmes de succession posés par le décès en 1877 de Léon Pavin de Lafarge confronte pour la première fois l’entreprise à l’étroitesse des structures du nom collectif. Afin d’assurer la continuité de la direction et poursuivre le développement commercial de l’affaire, les gérants décident ainsi en 1884 de la transformation de la société en une commandite par actions. Plus souple que la structure précédente, la commandite permet de mobiliser une part d’autant plus étendue de l’épargne familiale que ces nouveaux investisseurs ne sont plus contraints ni d’engager leur responsabilité financière, ni de participer activement à la gestion et à la direction de l’entreprise. La transformation permet donc avant tout à Lafarge de lever plus facilement les fonds nécessaires à la réalisation de ses projets et de ses ambitions futures, sans pour autant mettre en péril l’intégrité de la direction familiale de l’affaire.

À l’assaut de la concurrence. — Placées sous le signe du ralentissement de la grande dépression, les années 1880 ne marquent pas une période de réelle croissance économique pour Lafarge, mais incarnent en revanche une phase d’expansion physique. À cette date, le marché des liants n’est encore qu’un ensemble de petites industries locales et éparpillées qui produisent majoritairement de la chaux, un produit sur lequel Lafarge s’est construit une solide renommée qualitative au-delà même des frontières nationales. S’il existe quelques ententes entre producteurs sur la fixation des prix au sein de ces marchés locaux aux tendances oligopolistiques, c’est sur une stratégie plus offensive de croissance externe que Lafarge choisit d’assurer son développement. Profitant de l’affaiblissement de certains concurrents, la société se lance à la conquête des marchés du Sud-Est par une série d’opérations de fusions-absorptions d’entreprises voisines (Meysse, Cruas, Le Teil) ou plus éloignées (Vitry-le-François, les Portlands méridionaux, Baus-Roux). Enfin, grâce à son alliance marseillaise avec les transporteurs maritimes Daher, elle commence à prendre pied en Algérie et en Tunisie à travers deux usines dédiées à la fabrication de carreaux de céramique, à Hussein-Dey et de Bab-el-Khadra, et destinées à lui assurer des débouchés pour son nouveau ciment blanc mis au point en 1887.

Une stratégie de financement interne : choix ou nécessité ? — Comme en atteste le choix de la commandite, il existe chez Lafarge, à la fin du xixe siècle, une tension de plus en plus forte entre les ambitions de la société, ses besoins de financement et le désir de préserver le contrôle familial de l’affaire. S’il permet certes de répondre aux difficultés alors rencontrées par beaucoup d’entreprises pour obtenir des crédits ou des ressources auprès de marchés financiers souvent frileux, le choix de Lafarge de favoriser le financement interne relève d’autres enjeux. Pour les hommes de la société, il s’agit avant tout d’une règle de bonne gestion que viennent conforter des valeurs morales de rigueur, de prudence et d’épargne. En prenant essentiellement appui sur un actionnariat familial, ce système d’autofinancement permet ainsi d’accumuler d’importantes réserves destinées à alimenter les fonds propres de la société pour faire face à d’éventuels imprévus, comme à fournir les garanties potentiellement nécessaires à l’obtention de crédits de plus ou moins court terme auprès des banques. Par ailleurs, il s’agit encore, à cette époque, du moyen le plus sûr pour une entreprise de financer des projets de long terme, sans pour autant mettre en péril l’intégrité de la gestion et des intérêts familiaux. Chez Lafarge, cette primauté de l’autofinancement repose sur un compromis tacite établi entre la société, les gérants et les actionnaires familiaux quant à la répartition des bénéfices. Sans doute plus concernés que de potentiels investisseurs étrangers à la famille par la pérennité de la société et non pas seulement par sa rentabilité immédiate, ils acceptent ainsi de consacrer une part constante et non négligeable des profits de l’entreprise à la constitution de réserves.

Chapitre III
Un intérêt précoce pour la recherche et le développement

Les difficultés commerciales des années 1900. — Si une stratégie de croissance externe permet au tournant du siècle à une entreprise comme Lafarge d’éliminer une partie de sa concurrence et d’élargir sa domination sur le marché local, une telle évolution porte en germe, à l’échelle macro-économique, certains effets pervers qui ne tardent pas à se répercuter sur les entreprises. Si individuellement les entreprises parviennent à augmenter leurs capacités de production relatives, à l’échelle du secteur, le volume total de la production stagne. Par ailleurs l’élargissement géographique des marchés au-delà de la zone préférentielle des sociétés et la concentration accrue du secteur qu’elle entraîne tendent à renforcer l’impact concurrentiel et compétitif de deux notions clés de la stratégie d’entreprise : les capacités de production et le coût de revient. Cette conjonction de facteurs entraîne un climat de tensions commerciales au sein de l’oligopole cimentier naissant, qui doit faire face conjointement à une crise générale de sous-production et à un regain de la concurrence. Par la chute tendancielle des prix de vente qu’elle implique, cette situation incite peu à peu des entreprises comme Lafarge à envisager la recherche d’éventuelles ententes locales de producteurs ou encore la mise en place d’organes syndicaux chargés de missions de régulation et de coordination du marché. Au sein d’un secteur à faible valeur ajoutée comme l’industrie cimentière, cette baisse des prix de vente, comme le poids pris par les frais de transports, de combustible et de main-d’œuvre au tournant du siècle, pèsent d’autant plus péniblement sur les marges de bénéfices et donc d’investissement des entreprises que la reprise de l’activité de la Belle Époque nécessite un réel effort de croissance intensive.

Le conseil de fabrication et le laboratoire, organes de la croissance intensive. — Malgré les solutions momentanément apportées par l’entente, le tournant du siècle confronte les entreprises cimentières, dont Lafarge, à de nouveaux enjeux de productivité et de rentabilité dont dépend en grande partie leur marge de développement futur. Pour répondre aux besoins croissants de la demande tout en s’imposant vis-à-vis de la concurrence, l’entreprise doit renforcer sa productivité. Consciente qu’un tel résultat ne peut être que le fruit d’une croissance intensive fondée sur le progrès technique et l’innovation, Lafarge se dote, dès la fin des années 1880, de deux nouveaux organes : le conseil de fabrication et le laboratoire de recherche théorique et appliquée de La Violette (1887). Très rapidement, les compétences de ces services viennent à dépasser les simples questions techniques pour s’intéresser à des problématiques plus larges de gestion, d’organisation ou même de mesures sociales. Deux acteurs s’imposent comme les piliers fondateurs de ces structures amenées à devenir quelques décennies plus tard la « direction technique » : le chimiste et ingénieur conseil du groupe, Henry Le Chatelier, et le polytechnicien, directeur du laboratoire, Jules Bied, respectivement à l’origine de deux produits phares de Lafarge : le ciment Lafarge double cuisson et le ciment fondu (1908).

Des produits et des procédés à la pointe de la technique. — Grâce à la croissance intensive menée tambour battant par le conseil de fabrication et le laboratoire au début des années 1900, la décennie d’avant-guerre voit la mise en œuvre d’un véritable plan de restructuration. On assiste en premier lieu à un renouvellement important des équipements et de l’organisation des usines. Les premiers fours à gaz et les fours rotatifs, expérimentés dans les années 1890, font respectivement leur apparition dans les usines de Lafarge en 1898 et 1911. L’amélioration du processus d’extinction mis au point par la société lui permet de renforcer la qualité et la fiabilité de ses produits. Enfin cette phase de croissance intensive s’appuie également chez Lafarge sur un processus plus général de rationalisation de l’organisation des usines ardéchoises, baptisé « usine de la concentration ». Partant du principe qu’une concentration géographique et matérielle des usines en de plus grosses unités facilite les économies d’échelle et évite la multiplication des dépenses, le conseil de gérance et le conseil de fabrication décident d’un regroupement et d’une mutualisation des installations des usines voisines de Lafarge et du Teil, qui se traduisent par une mécanisation intensive, le déplacement de quelques installations et la substitution partielle de l’énergie électrique au charbon et à la force hydraulique, alors plus coûteux. Ce soin accordé à la recherche et à l’innovation participe chez Lafarge d’une stratégie commerciale et marketing axée sur la qualité et la diversité de ses produits. Grâce à son statut de « reine de la chaux » et à la mise au point de ciments spéciaux (blanc, fondu, indécomposable), la société Lafarge se donne ainsi les moyens de pouvoir prendre, sur certains produits et certains marchés, quelques libertés avec les règles classiques de la concurrence, notamment sur la question des prix.


Deuxième partie
L’intégration nationale et internationale : expansion et modernisation (1914-1930)


Chapitre IV
Le tournant de la guerre

La mobilisation de l’industrie. — Le déclenchement de la première guerre mondiale entraîne de profonds bouleversements économiques et sociaux pour l’ensemble de la société française. Dans de nombreux secteurs comme l’industrie cimentière, la guerre agit comme un révélateur de faiblesses et de lacunes des rouages industriels et confortent des entreprises comme Lafarge dans leur quête de productivité. Pour faire face aux pénuries, à l’effort patriotique et aux nécessités économiques, beaucoup d’entreprises sont ainsi conduites à revisiter leurs modes de fonctionnement. Dans ce contexte particulier, l’État est amené à jouer un rôle de plus en plus important dans ce processus, rompant ainsi singulièrement avec le libéralisme triomphant de l’avant-guerre. Outre le débat autour du bien-fondé de la cartellisation, l’État prend progressivement à sa charge l’organisation d’une économie de guerre en favorisant une collaboration active entre secteur public et secteur privé. Pour faire face à la pénurie de main-d’œuvre qui se manifeste dès 1912, le ministre de la Guerre, Alexandre Millerand, facilite le retour d’ouvriers mobilisés au front et le recours à des prisonniers de guerre pour travailler dans les industries de guerre. Tandis qu’Étienne Clémentel reçoit en 1915 le ministère de l’Industrie et du Commerce, la direction du ravitaillement créée en 1914 se voit transformée en un ministère autonome, confié à Édouard Herriot en 1916. Enfin la même année, Albert Thomas, jusqu’ici à la tête du sous-secrétariat d’État à l’Artillerie et aux Munitions de guerre, prend la tête du nouveau ministère de l’Armement.

L’effort de guerre. — Traditionnellement rattachée à la direction des mines, en 1915, l’industrie des chaux et ciments passe par le biais de ce service sous le contrôle du sous-secrétariat d’État à la Guerre. Par ailleurs, du fait de leur détention importante d’essence et d’explosifs, les cimenteries sont soumises, à partir de décembre 1917, au contrôle du service des autorisations pour établissement dangereux, dépendant directement du sous-secrétariat d’État aux Fabrications de guerre. S’il reste évident que le secteur cimentier ne peut être considéré comme une industrie de guerre au même titre que l’aéronautique ou la fabrication des poudres, l’entrée, en 1917, dans la guerre totale, marque néanmoins un renforcement non négligeable du contrôle exercé par les administrations publiques sur les cimenteries. Un arrêté du 10 août 1917 classe en effet six des usines de Lafarge en première catégorie comme établissements contrôlés travaillant directement ou indirectement pour la défense nationale. Cet effort de guerre s’accompagne cependant de difficultés financières majeures pour la société. La priorité donnée au marché national, le déséquilibre des échanges extérieurs et l’inflation galopante pèsent sur les revenus de l’entreprise. Le tonnage des ventes chute de 75 % entre 1913 et 1918 et l’année 1915 affiche un déficit exceptionnel de 75 000 francs courants.

Le patriotisme social. — La dégradation des conditions de vie et de travail de la classe ouvrière consécutive à la guerre pèse de manière générale sur le contexte social. Ce climat de tension finit par entraîner au sein de nombreuses entreprises les premières entorses à l’Union sacrée. Des vagues de grèves nationales se succèdent entre 1917 et 1918 touchant en premier lieu la région parisienne et le Sud-Ouest. Pourtant, à la différence de certains de ses concurrents, Lafarge reste relativement épargné par le phénomène. Son isolement relatif des grands bassins industriels, le caractère encore rural de sa main-d’œuvre et ses efforts en matière de politique sociale lui permettent tout au long de la période de bénéficier d’une paix sociale peu troublée. Outre les directives nationales mettant l’accent sur la prévention des risques d’accident du travail et la limitation du temps de travail pour les femmes et les enfants, Lafarge s’efforce de respecter le repos dominical et propose à ses ouvriers le versement de diverses allocations compensatoires contre le chômage notamment, mais dont le caractère exceptionnel est clairement exposé. Par solidarité patriotique, les ouvriers mobilisés sur le front et leur famille se voient ainsi attribuer des allocations spéciales ou des majorations d’indemnités par la société. Une majoration de 15 % des salaires et une prime pour cherté de la vie sont aussi versées en 1918 à l’ensemble du personnel tandis qu’en 1916 avaient déjà été accordées des réductions de loyers et la gratuité des jardins ouvriers. En 1918, loin de marquer une reprise immédiate, la signature de l’armistice laisse la place à des lendemains difficiles. Le bilan humain de la guerre est lourd tant parmi les ouvriers des usines de la société qu’au sein de la famille des Pavin de Lafarge dont la troisième génération, presque entièrement mobilisée, est en partie décimée. Consciente de la persistance des pénuries et de l’inflation, la société décide de maintenir l’effort social en continuant à accorder à son personnel, au lendemain de la guerre, une série de gratifications ainsi que d’importantes pensions de veuvage. Sur le plan matériel enfin, le bilan est également sévère. Outre les dommages causés par la guerre, il faut un certain temps pour que l’activité du secteur du bâtiment et des travaux publics (BTP) retrouve sa dynamique et relance celui des matériaux de construction. Dans le domaine cimentier la reprise tarde à se faire sentir et beaucoup d’usines de la société, notamment dans le Sud-Est, plus éloignées du front, fonctionnent en sous-régime plaçant quelques centaines d’ouvriers de Lafarge en situation de chômage technique, dans l’attente de la relance de la reconstruction.

Chapitre V
De nouvelles stratégies de financement et de fonctionnement

Le passage à la société anonyme. — Les bouleversements des structures économiques nés de la guerre, joints aux nouveaux enjeux qu’impose aux entreprises l’œuvre de la reconstruction, font prendre conscience à Lafarge de la nécessité de rénover et consolider une nouvelle fois son cadre d’exercice. Le passage à la société anonyme participe clairement de cette démarche. Plus souple dans son fonctionnement que la commandite, elle facilite le processus de consolidation des réserves ou le recours aux financements externes, désormais indispensables aux ambitions de la société à la veille de la reconstruction, mais accroît en revanche le risque de dilution progressive de la présence familiale. Soucieux néanmoins de préserver l’influence et la défense des intérêts familiaux au sein de la nouvelle structure, les anciens gérants prennent soin, avant la transformation à l’automne 1918, de favoriser le renforcement du poids des actionnaires de la commandite par une distribution exceptionnelle de réserves destinée à leur permettre de souscrire intégralement des actions émises au cours d’une augmentation de capital prévue dans la foulée. Cette opération donne lieu à la constitution d’un syndicat de garantie destinée à assurer la réussite de l’opération. Ainsi malgré le changement de forme sociale, il n’existe pas au départ de réelle solution de continuité au sein de l’administration et de la gestion des affaires entre la commandite et la société anonyme.

Le développement du financement externe. — La grande nouveauté de l’après-guerre passe chez Lafarge par un recours désormais récurrent et de plus en plus conséquent à des sources de financement externe. Cette stratégie, qui s’impose comme une nécessité pour la réalisation des projets d’investissement du groupe, est de fait facilitée non seulement par le passage à la société anonyme mais aussi par le renouveau des marchés financiers, lié au développement du réseau bancaire et à l’émergence d’un marché public des titres privés. Si l’action Lafarge se retrouve cotée à la bourse de Lyon dès 1910, les gérants restent assez frileux vis-à-vis des marchés financiers et peu enclins à la spéculation, contraire à leur éthique de gestion. Les augmentations de capital, en général consécutives à des opérations de fusion-acquisition, sont essentiellement destinées à faciliter la lecture du bilan ou à consolider sa structure financière. Leur choix de financement externe passe ainsi presque exclusivement par le recours à l’emprunt obligataire, c’est-à-dire l’emprunt à long terme. En fonction des établissements bancaires sollicités, les souscripteurs se recrutent encore souvent au sein du réseau familial élargi ou de la sphère des investisseurs locaux. Cette nouvelle stratégie de financement modifie néanmoins durablement la structure du passif de la société, au sein duquel le passif envers les tiers, quasi inexistant, est dès lors amené à occuper une place de plus en plus importante, tout en permettant néanmoins à la société d’augmenter de manière significative, par effet de levier, sa marge de profit et corrélativement ses capacités de financement.

Le fonctionnement de l’usine, objet de nouvelles réflexions. — Si les premières tensions sociales au sein des usines de la société (1912) sont concomitantes avec l’émergence d’organisations syndicales bien structurées dans les années 1900, il faut attendre les lendemains de la première guerre mondiale pour que ces dernières se mettent à exercer une influence concrète sur le fonctionnement des usines. Les premières sections syndicales apparaissent chez Lafarge à la veille de la guerre. Les deux principaux syndicats restent la Confédération générale du travail (CGT), qui bénéficie du soutien des ouvriers du chemin de fer installés depuis 1907 au Teil, et la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC), plus sensible à l’idéologie corporatiste véhiculée par le catholicisme social des Lafarge. En 1918, l’importance des pertes démographiques et le contexte vindicatif né des conditions de travail imposées par la guerre placent, pour la première fois dans cette ampleur, la classe ouvrière en position de force vis-à-vis du patronat industriel en quête d’une main-d’œuvre de plus en plus rare. L’institutionnalisation des conventions collectives en mars 1919 et les revalorisations de salaires obtenues dans les années 1920 dans les usines de Lafarge ne sont d’ailleurs pas étrangères à ce phénomène. Pour faire face aux nouveaux enjeux de cette période, les cimenteries font l’objet, de manière volontaire ou imposée, d’une vaste adaptation de leurs modes et structures de fonctionnement. Le passage à la journée de 8 heures en 1919 en est l’exemple majeur. Cette loi à la genèse longue et laborieuse n’est pas sans susciter des tensions entre syndicats ouvriers et patronaux, critiquant respectivement sa mise en place tardive, et ses répercutions économiques et les contraintes qu’elle induit sur le fonctionnement des usines. Par ailleurs, le découpage même des services de l’usine de Lafarge est largement repensé et réorganisé en quatre divisions censées tenir davantage compte des nouvelles logiques de fonctionnement de l’entreprise. Enfin sur le plan social, la pénurie de main-d’œuvre entraîne le recours massif à des travailleurs étrangers, notamment italiens dans le cas de Lafarge, qui modifie le paysage social traditionnel des usines. L’afflux de cette nouvelle main-d’œuvre, souvent venue de loin, incite la direction à développer, voire à généraliser la construction de logements sociaux au sein des usines. Déjà mis en place dès le milieu du xixe siècle dans les plus anciennes usines du groupe, ce type de logements constitue un facteur attractif et stabilisateur d’une main-d’œuvre très recherchée et contribue à faire de l’usine non seulement un lieu de travail, mais de plus en plus, aussi, un lieu de vie.

Chapitre VI
L’essor national et international

La dynamique de la reconstruction, une croissance planifiée. — L’élan de la reconstruction et la reprise économique du début des années 1920 constituent un contexte favorable à la réalisation des projets de développement de la société. Les gérants, toujours dans une optique de long terme, établissent un plan de modernisation fondé sur la généralisation d’innovations pour la plupart mises au point avant-guerre comme le four rotatif, la voie humide ou les systèmes de récupération de chaleur. Puis ils conçoivent un second plan d’investissement, plus spécifiquement destiné au rattrapage d’un retard relatif pris sur les concurrents dans le domaine de la production cimentière. En termes de stratégie, ces deux programmes s’appuient sur la poursuite d’un processus de croissance externe. Lafarge commence une série de prises de participations au sein de diverses entreprises concurrentes, établies sur l’ensemble du territoire national ou à l’étranger, y compris sur les zones de marché jusqu’ici privilégiées de ses concurrents directs, Poliet et Chausson et Ciments français. Dans la majorité des cas, ces participations constituent la première étape vers une opération de fusion-absorption réalisée dans les deux ou trois années suivant la prise de participation — c’est le cas pour les Ciments Romain Boyer et les Ciments du Calaisis — et viennent enrichir le patrimoine et les capacités industrielles du groupe. Cette stratégie est parallèlement et habilement complétée par des opérations de croissance interne, souvent plus rentables à terme pour des questions de coûts de revient et de gains de productivité. Il s’agit essentiellement d’opérations de rénovation partielle ou complète d’usines, par exemple à Valdonne ou à Contes-les-Pins, ou de lancement ex nihilo de nouvelles unités, comme Sète et La Couronne.

L’implantation internationale : la filialisation. — Les années 1920 sont également l’occasion pour Lafarge d’approfondir ses ambitions internationales. S’il est vrai que l’accaparement du marché national et l’augmentation des coûts du fret contribuent au déclin des exportations, ce contexte incite en revanche Lafarge à compenser cette tendance par une stratégie d’investissements directs et d’implantations productives à l’étranger. La plupart de ces opérations concerne le marché nord-africain avec lequel Lafarge entretient d’étroites relations commerciales depuis le milieu du xixe siècle. En prenant le contrôle de la société algérienne Rivet-Alger en 1923 1924, puis des Ciments portland d’Afrique du Nord en 1929, Lafarge monte ainsi sa première filiale nord-africaine : la Nord-Africaine de Ciments Lafarge (NACL). Dans le même temps, l’entreprise prend pied au Maroc en acquérant le contrôle technique de la Société des chaux, ciments et matériaux de construction du Maroc. L’ensemble du dispositif nord-africain est enfin complété en 1932 par la création en Tunisie de la Société tunisienne Lafarge. Les ambitions du groupe dépassent néanmoins le cadre méditerranéen, comme l’atteste la constitution de filiales aux objectifs commerciaux plus audacieux, mais aux résultats plus contrastés. L’échec au terme de cinq années de la Société indochinoise de fondu Lafarge, créée en 1925 dans le but d’ouvrir de nouveaux débouchés en direction des marchés asiatiques, en est l’exemple le plus flagrant. Quant à la filiale britannique du groupe, la Lafarge Aluminous Cement Company, fondée en 1923, très vraisemblablement dans l’idée d’en faire un tremplin vers les marchés américains, elle parvient après des débuts difficiles à s’imposer comme un atout majeur et un facteur certain des succès d’après-guerre du groupe.

Un renouvellement de la direction. — La fin des années 1920 est placée sous le signe d’une première vague de renouvellement au sein de la direction de la société. Le désengagement progressif d’un certain nombre d’héritiers directs, qui préfèrent la politique aux affaires, et les nombreux trous laissés par la guerre au sein de la troisième génération contribuent à favoriser l’ascension des gendres au sein de la direction. Tandis qu’Auguste Pavin de Lafarge se retire au profit de son gendre René Peschart d’Ambly, Joseph Pavin de Lafarge appuie l’entrée au conseil d’administration d’un des siens, Jean de Waubert de Genlis. Ce dernier est sans nul doute, pour Lafarge, la personnalité marquante de l’entre-deux-guerres. Issu du milieu financier parisien, il incarne, non sans certaines tensions initiales, l’engagement du groupe vers les techniques de gestion et de management modernes. Acquis aux méthodes de direction et d’organisation prônées par l’ingénieur français Henry Fayol, il s’efforce, pour plus d’efficacité, d’introduire peu à peu à la tête du groupe une différentiation entre les tâches d’administration, de direction et de contrôle. Une démarche qui contribue à faire de lui un PDG avant l’heure. À travers ces nouvelles méthodes de management, il choisit de recourir et de s’appuyer de plus en plus sur la figure de l’ingénieur, une catégorie montante au sein des entreprises, dès lors amenée à s’imposer à la fois comme agent technique mais aussi progressivement comme cadre administratif.


Troisième partie
Crises et rénovation : le glas de l’ère familiale (1930-1947)


Chapitre VII
Une gestion exemplaire de la Crise

La désorganisation du marché. — Même si la crise économique mondiale ouverte en 1929 par le krach de la bourse de New-York touche plus tardivement la France que ses homologues européens, elle marque un coup d’arrêt définitif à la prospérité des années 1920. L’échec de la politique de déflation aveuglément poursuivie par les gouvernements successifs contribue à plonger le marché français dans une crise de surproduction généralisée, à laquelle n’échappe bien entendu pas le secteur cimentier. Pour ce dernier, le facteur déclencheur est comme souvent le ralentissement du secteur du BTP. Tandis que le dynamisme de la reconstruction et la demande pressante des années 1920 avaient incité certaines entreprises cimentières à accroître parfois de manière inconsidérée leur capacité de production, le début des années 1930 plonge beaucoup d’entre elles en situation de sous-exploitation de leur appareil de production. Si Lafarge n’est bien entendu pas épargné par le phénomène, les qualités de gestion, la prudence et les ressorts stratégiques développés par ses gérants lui permettent, à bien des égards, d’aborder avec solidité et sérénité cette période, voire même de tirer un certain profit relatif de cette désorganisation du marché. En 1934, l’ampleur prise par la crise fait prendre conscience aux entreprises que l’absence d’organisation régulatrice et d’action concertée à l’échelle de la branche, comme cela existe déjà dans d’autres secteurs, conforte le marché dans une situation de concurrence imparfaite et de dumping nuisible aux résultats individuels des entreprises. Tandis que seules quelques éphémères ententes locales ou bilatérales de producteurs avaient existé jusque-là, en 1934 se constitue un véritable cartel du ciment au sein duquel Lafarge, à travers son directeur Jean de Waubert, est amené à jouer, compte tenu de son poids, un rôle majeur. La société tire ainsi parti de cette situation pour accroître son influence à l’échelle de la branche.

Un pari sur l’avenir : la poursuite des grands projets. — Le succès relatif de Lafarge au cours de la crise des années 1930 s’explique également par les qualités de persévérance, d’anticipation et d’optimisme dont elle a toujours su faire preuve jusqu’ici. Si le rôle de Jean de Waubert est indéniable, l’héritage et les stratégies mises en place dans les années 1920 n’en sont pas moins des facteurs de cette réussite. À la veille de l’entrée dans la crise, Lafarge a presque entièrement rattrapé son retard dans le domaine de la production cimentière et dispose d’usines et d’installations à la pointe de la technologie du moment. Par ailleurs, grâce aux bénéfices accumulés et à une politique systématique de mise en réserves, elle peut également compter sur de solides acquis financiers qui lui permettent, malgré la conjoncture difficile, de poursuivre la réalisation de ses projets et de présenter des garanties suffisantes pour continuer de recourir, non sans une certaine audace, à l’emprunt obligataire pour financer sans discontinuité ses ambitions futures. Par ailleurs, la crise agit comme un accélérateur des programmes de rationalisation et de réorganisation amorcés par la société à la fin des années 1920. Conformément aux directives fayoliennes, Jean de Waubert s’efforce au début des années 1930 de mettre en place à la tête du groupe une forme de technostructure centralisée sur Paris et plus conforme à l’ampleur et aux nouveaux enjeux pris par le groupe dans les années 1920.

Cette réforme de la direction s’accompagne, à l’échelle industrielle, d’une volonté de concentration accélérée des unités de production. Dans la continuité du plan de modernisation lancé dans les années 1920, Lafarge tire parti de la crise pour anticiper la fermeture de ses établissements les moins rentables et concentrer la répartition de ses différentes productions au sein de ses usines les plus modernes ou les plus récentes. La poursuite d’opérations de fusion-absorption d’envergure, au cœur de la crise, participe de cette stratégie et atteste de sa maîtrise exemplaire de l’investissement. Son indépendance vis-à-vis des logiques classiques de la concurrence, le soutien de ses filiales françaises, étrangères, coloniales, touchées à des rythmes et dans des ampleurs différentes par la crise, ainsi que son rôle dans la régulation du marché et une première diversification vers le plâtre, permettent à Lafarge de maintenir des débouchés et des résultats suffisants pour prendre le pas sur ses concurrents et se hisser, au sortir de la crise, à la tête du marché cimentier français devant ses concurrents Poliet et Chausson et Ciments français.

Une crise du modèle social ? — Si, sur le plan économique, Lafarge parvient à traverser la crise avec plus de succès que la plupart de ses concurrents français et étrangers, le bilan est plus nuancé sur le plan social. Tandis que les années 1930 ont accompagné le décès ou le retrait de nombreux administrateurs historiques du groupe, l’intense politique de rationalisation a entraîné la fermeture de six des quinze cimenteries métropolitaines de Lafarge et une réduction de près d’un tiers du personnel de l’industrie cimentière en général, comme de l’usine de Lafarge par exemple. Le Front populaire et les grèves de 1936-1937 n’épargnent pas la société. La signature des accords de Matignon en juin 1936, la radicalisation des tensions et l’échec du dialogue entre une direction intransigeante et les syndicats ouvriers entraînent ainsi d’importantes grèves d’occupation aux revendications autant politiques que sociales, aux usines de Lafarge et de Contes-les-Pins, face auxquelles le monde ouvrier n’est pas toujours unanime. Au sein de l’usine de Lafarge, des tensions et des désaccords existent entre la CGT, soutenue par la section communiste du Teil, et la CFTC, plus modérée et plus encline à se rallier à la direction. Face à l’échec de la conciliation, le recours aux forces de l’ordre et la reprise économique de l’année 1938 finissent par mettre un terme aux conflits, laissant tout de même comme un goût amer au sein du monde syndical. Pour la première fois de son histoire, Lafarge est ainsi confrontée à une remise en cause sévère de sa politique sociale, qui marque l’entrée en crise du paternalisme théocratique tel que les gérants le pratiquent depuis les origines et qui se révèle de moins en moins adapté à la nouvelle donne et aux nouveaux acteurs socio-économiques de l’entreprise.

Chapitre VIII
Le glas de l’ère familiale

Les ambiguïtés de l’Occupation. — L’entrée de la France en 1939 dans la seconde guerre mondiale et la division du territoire national dès 1940 plongent l’économie française à peine rétablie dans une nouvelle crise d’un genre différent. Comme en 1914, la guerre bouscule les cadres d’exercice traditionnels et contribue au renforcement de la mainmise de l’État sur l’industrie. Reprenant à son compte une partie des réflexions menées dans les années 1930, Vichy cherche à étendre à l’ensemble des secteurs les principes de la cartellisation et du fonctionnement corporatif, auxquels n’échappe pas le secteur cimentier. Le 9 novembre 1940 est ainsi créé le Comité d’organisation des chaux et ciments, rattaché en octobre 1941 à la direction des mines du nouveau ministère de la Production industrielle. Dirigé par Henry Pagézy, il regroupe des membres des principales entreprises cimentières françaises, dont le directeur général Robert Lahaye pour Lafarge, également à la tête de sa commission consultative. Initialement chargé au nom de Vichy de la coordination des productions entre les entreprises, le contrôle en passe dès novembre 1942 sous tutelle allemande, à travers la création, au sein de Office central pour la répartition de la production industrielle, d’une section des matériaux de construction. Lafarge se trouve alors placé dans la situation ambiguë d’une société travaillant simultanément pour l’occupant en zone occupée, pour les alliés en Afrique du Nord et en Angleterre et, semble-t-il, pour le plus offrant en zone libre. Malgré un attachement patriotique certain dans les premiers moments de la guerre, la sensibilité des Pavin de Lafarge les poussent clairement dans le clan pétainiste. Sans approuver l’ensemble du programme vichyste, il semble que la direction générale ait fait preuve d’un certain opportunisme en s’accommodant au mieux de la situation imposée pour défendre ses propres intérêts, comme l’atteste d’ailleurs leur politique d’investissement, de croissance externe et d’effort continu dans le domaine productif et financier au cours de la période.

Le séquestre : une revanche ouvrière ? — Si l’ambiguïté de la politique menée par Lafarge est indéniable, la question de la collaboration économique des entreprises est toujours une problématique particulièrement complexe, notamment dans le cas d’une entreprise soumise comme Lafarge à des tutelles différentes. C’est donc surtout à l’échelle des établissements qu’il convient de s’interroger. Il est certain que l’emplacement géographique et la sensibilité des directeurs ont été des éléments décisifs dans le comportement adopté, parfois à charge, parfois à décharge. Si les filiales anglaise et nord-africaine ont ainsi été mises au service des forces alliées, si la direction et les syndicats de l’usine de La Couronne, pourtant en zone occupée, ont fait preuve d’actes de résistance, d’autres établissement comme l’usine de Lafarge, bien qu’en zone libre jusqu’en 1942, ont plus ou moins délibérément collaboré à la construction du mur de l’Atlantique. Cette attitude explique ainsi qu’à la Libération, une partie des leaders syndicaux cégétistes de l’usine de Lafarge aient vu dans le comportement rigide et autoritaire du directeur de l’usine, Camille Étorre, une occasion de prendre enfin leur revanche sur cette « direction anti-patriotique », à laquelle ils s’étaient si violemment heurtés en 1936. Grâce à l’appui du Conseil de la Libération avec lequel la CGT entretient du fait de la Résistance d’étroites relations, le préfet de l’Ardèche, Robert Pissère, prononce le 27 septembre 1944 la mise sous séquestre de l’usine de Lafarge. Cette décision est entérinée le 6 octobre suivant par le commissaire régional de la République, qui nomme à la tête de l’administration-séquestre l’ingénieur et résistant communiste Raphaël Évaldre. Face au recours immédiat des gérants auprès du Conseil d’État et devant la résistance passive des autres établissements, l’administrateur peine à étendre le séquestre à l’ensemble du groupe. Des rivalités intestines au sein de l’usine, notamment sur des questions religieuses, empoisonnent en partie le climat social, les membres de la CFTC et de la Jeunesse ouvrière chrétienne reprochant à la CGT son anticléricalisme.

Un retour à la situation antérieure ? — Au terme d’une enquête aux conclusions contrastées et s’appuyant sur l’illégitimité des décisions prises par le préfet de l’Ardèche et par le commissaire régional de la République, qui ont outrepassé leurs pouvoirs, un arrêt du 28 mars 1947 du Conseil d’État tranche en faveur des anciens administrateurs. Refusant les solutions de la nationalisation et d’auto-gestion ouvrière proposées par les instances syndicales, il ordonne la levée du séquestre. Cette décision ne signifie pourtant pas un retour à la situation antérieure. Loin de l’idée de conforter les dirigeants dans certains de leurs choix passés, il semble que les motivations de la sentence aient été avant tout d’ordre politique. Les appréhensions d’une partie de l’opinion publique face à la montée du communisme dans les années 1946-1947 et aux nationalisations massives ne sont bien entendu pas étrangères au désir des pouvoirs publics, à travers cette décision, de lutter contre le spectre de la collectivisation. La levée du séquestre s’accompagne néanmoins d’une série de compromis sociaux en faveur de la participation ouvrière qui ont pu par certains aspects être considérés comme une forme de revanche syndicale, puisque la direction de l’usine symbolique de Lafarge est finalement confiée à deux membres issus du séquestre. Par ailleurs, la mise en place des comités d’entreprise constitue le tournant majeur dans l’histoire des pratiques sociales, en mettant un terme définitif au paternalisme traditionnel. Enfin, à la tête du groupe, le conseil d’administration fait également l’objet d’un renouvellement de taille puisqu’en 1947, pour la première fois dans l’histoire de Lafarge, la présidence n’est plus assurée par un membre de la famille. Le décès de Jean de Waubert en 1947, la compromission d’une partie des héritiers et l’absence de successeurs désignés amènent à la tête du groupe deux personnalités essentielles au développement futur de la société : Édouard Demonque et Alfred François. Tous deux sont issus du milieu cimentier et sont proches du cercle familial dont ils continuent de partager les valeurs sociales et morales. Leur nomination n’en sonne pas moins le glas de l’ère familiale et amorce le passage de la grande entreprise familiale à la multinationale moderne.


Conclusion

Les quelques décennies qui séparent les débuts de la société en commandite par actions J. et A. Pavin de Lafarge de la fin des années 1940 sont donc une période cruciale dans l’histoire du développement de la multinationale que l’on connaît aujourd’hui. Partis de quelques modestes fours à chaux, les Pavin de Lafarge ont su, grâce à la rigueur de leur gestion et leur qualité d’analyse et d’anticipation du marché, mettre pleinement à profit les atouts initiaux du site pour hisser leur entreprise non seulement à la tête du marché national, mais surtout à la porte du succès mondial. Au cours de cette période, les générations successives ont également contribué à mettre en place et à entretenir un esprit d’entreprise et une éthique sociale, initialement fondés sur de solides convictions politiques, religieuses et leur engagement moral en faveur du catholicisme social. Bien que violemment contesté et remis en cause par les grèves de 1936 et l’épisode du séquestre, cet esprit d’entreprise continue d’être véhiculé au lendemain de la guerre par des hommes comme Marcel Demonque et Alfred François et se retrouve encore aujourd’hui, à travers les engagements du groupe en faveur de la sécurité et du développement durable.


Annexes

Bilans et comptes d’exploitation. — Ratios. — Aperçu généalogique des Pavin de Lafarge. — Gérants et administrateurs de 1833 à 1948. — Chronologie générale. — Plan de l’usine de Lafarge. — Les usines métropolitaines du groupe de 1900 à 1940. — Le travail en carrière. — Règlement de la cantine de l’usine de Vitry-le-François. — Discours de campagne du conseiller général Auguste Pavin de Lafarge (1925). — Apports des différents associés lors du passage à la commandite par action (1884). — Agents, représentants, usines, agences et entrepôts de la société (1909). — Marques et plombs des produits de Lafarge (1909). — Syndicat de garantie (1919). — La FCSFCCF dans les années 1920. — Filiales et participations (1931). — Discours des gérants pour le centenaire de Lafarge (1933). — Les comptoirs régionaux du cartel (1934). — Conflits sociaux et grèves dans les années 1930. — Administration séquestre et projet de nationalisation (1947).