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École des chartes » thèses » 2011

Vivre la liturgie dans la cathédrale de Marseille au xive siècle

Édition et étude de l’ordinaire de la Major


Introduction

Domaine d’étude privilégié depuis quelques années, la liturgie est la porte d’entrée par excellence pour qui étudie l’influence du sacré dans la société médiévale, au sein de laquelle toute chose sacrée se rapporte à Dieu et donc au culte par lequel on l’honore. L’organisation liturgique a été transmise par les livres, multiples, et spécifiques à chaque cathédrale : est étudié et édité ici l’ordinaire de la cathédrale de Marseille. L’ordinaire, ou liber ordinarius, est un directoire perpétuel qui rassemble pour chaque jour de l’année les incipit des principales pièces qui devront être lues ou chantées, avec parfois quelques détails sur la concurrence des fêtes, et quelques notations sur l’entourage visuel, sonore, et même olfactif de la liturgie. On voit l’importance de relier la liturgie et l’environnement dans lequel prend vie le texte liturgique : est donc rappelée brièvement l’histoire de Marseille, ville qui revendique son indépendance tout au long du Moyen Âge, qui est marquée par une histoire religieuse ancrée dans la dévotion à ses saints fondateurs, saint Lazare et saint Victor, et dont les évêques s’insèrent au xive siècle dans le courant réformateur entrepris par la papauté.


Sources

L’édition proposée repose sur le manuscrit 85 de la Bibliothèque inguimbertine de Carpentras, dont les 73 premiers feuillets constituent un ordinaire de la cathédrale de Marseille, datant de 1361. Une comparaison fructueuse a pu être effectuée avec l’ordinaire du xiiie siècle, édité en 1910 par Ulysse Chevalier.


Première partie
L’espace de la liturgie


Chapitre premier
Histoire de la Major, une cathédrale mésestimée

La vieille Major, cathédrale romane du xiie siècle, n’a pas fait l’objet d’une historiographie abondante. En effet elle a été éclipsée d’une part en raison de l’intérêt des travaux archéologiques concernant la cathédrale paléochrétienne et son baptistère, d’une autre à cause de la construction de la nouvelle Major, au xixe siècle, qui lui a valu la perte de deux travées de nef et un délabrement progressif. Et pourtant, la cathédrale romane de Marseille est un édifice qui mérite attention, représentant un exemple caractéristique de l’école provençale.

Chapitre II
Organisation et usages de l’espace de la Major

Le point central de la cathédrale est l’autel majeur, qui a acquis une lourde signification symbolique, notamment lors de la messe de la dédicace, et est constamment honoré par la liturgie à travers l’encensement, l’aspersion et le luminaire. Il est le cœur des dévotions, relayé par les autels latéraux pour des dévotions plus spécifiques (saint Lazare, saint Nicolas). Deux autres pôles revêtent une grande importance : le pulpitum, d’où est chanté l’évangile, et la cathedra, symbole du pouvoir de l’évêque. Cependant, malgré l’activité grandissante des prélats réformateurs du xive siècle à Marseille (Jean Gasc, Guillaume Sudre), la cathédrale est avant tout l’église des chanoines, placés dans le chœur, espace hiérarchisé, formé pour le chant de l’office et séparé des fidèles par une clôture. Ces derniers sont peu cités dans l’ordinaire : l’espace des fidèles reste encore une question ardue pour la société médiévale.

Chapitre III
La cathédrale, un espace à s’approprier et à respecter

La cathédrale, maison de Dieu, est également le lieu où s’établit la relation entre Dieu et les hommes. Elle est donc le lieu de célébration du culte, à travers l’office, mais aussi à travers la célébration des messes, spécialement celles demandées par des fidèles lors des fondations d’anniversaires et de chapellenies, très nombreuses en Provence à la fin du xive siècle. La prière pour les morts est amplifiée par la présence de sépultures dans la cathédrale, ou à proximité immédiate de celle-ci : sépultures d’évêques et de prévôts, certes, mais aussi de laïcs. Le bâtiment ecclésial est également utilisé pour d’autres usages que celui du culte : s’y tiennent des réunions, notamment les cérémonies d’intronisation (évêque, prévôt), les synodes, des signatures d’actes privés. La sacralité du lieu donne poids et force à l’acte qui s’y déroule. Cependant c’est un lieu qui demeure hors de l’espace profane, séparé de lui par une enceinte : certains comportements ou actions y sont interdits, comme le rire, ou l’exercice de la justice temporelle, à travers le droit d’asile.

Chapitre IV
Le rôle des portes dans la liturgie de la cathédrale de Marseille

Étudier spécifiquement le rapport entre les portes de la cathédrale et la liturgie est d’un grand intérêt, puisqu’elles revêtent un rôle premier de communication entre le monde profane et le monde sacré. Dans la cathédrale de Marseille, comme dans de nombreux édifices ecclésiaux de Provence, le portail central est situé non pas du côté occidental, mais sur la façade méridionale, pour des raisons de topographie et de situation face au vent. Les excommunications sont affichées sur les portes, qui fonctionnent comme une barrière qui ne peut être ouverte au pécheur : le manuscrit étudié décrit de façon très précise la liturgie quadragésimale des pénitents, leur expulsion (Mercredi des Cendres) et leur réconciliation (Jeudi saint), au cours de deux cérémonies parallèles. L’expulsion des pénitents hors de l’édifice ecclésial, au-delà des portes, est le symbole de leur séparation de la communauté ecclésiale. Certains historiens ont affirmé que cette pratique, héritée du Pontifical romano-germanique du xe siècle et peu ou prou oubliée depuis, avait été dépoussiérée à la fin du xiiie siècle par l’évêque liturgiste de Mende Guillaume Durand, dans son Pontifical. Or l’étude des manuscrits de la cathédrale de Marseille prouve que la pratique de la pénitence solennelle est connue à Marseille avant que Guillaume Durand ne rédige son œuvre, et qu’elle y est effectivement pratiquée aux xiiie et xive siècles.

Chapitre V
La zone de sacralité de la cathédrale

La cathédrale est entourée par un espace qui lui est consacré et dépend entièrement d’elle : l’enclos canonial. Celui-ci est séparé du reste de la ville par la place de la cathédrale, située du côté sud, et qui est un lieu d’usages pastoraux et liturgiques tels que les sermons ou les rassemblements pour les processions, et par le mur qui enserre les bâtiments canoniaux. On note l’absence de cloître, la vie commune étant d’ailleurs de moins en moins pratiquée par les chanoines marseillais. Seul subsiste le réfectoire, accolé à l’église. La maison du prévôt est placée côté ouest : elle est utilisée comme lieu de réunion du chapitre, ainsi que l’indiquent les statuts capitulaires, dont l’étude permet de définir une chronologie de l’architecture de ce lieu. Les autres bâtiments de vie canoniale et les habitations individuelles des chanoines restent peu connus. Le cimetière complète cet enclos canonial : c’est là que se rend la procession des Rameaux. « L’enclave de sainteté » que constituent la cathédrale et le quartier canonial n’est néanmoins pas unique à Marseille, ville accueillant nombre d’églises et de communautés religieuses. Les tensions existent d’ailleurs entre la Major et Saint-Victor, la puissante communauté bénédictine implantée de l’autre côté du Vieux Port. Le xive siècle voit surtout grandir l’influence des ordres nouveaux, en particulier les Mendiants, dont le couvent est placé à la sortie des remparts de la ville. Il faut sans doute déceler une lutte d’influence entre les zones de sacralité pour recueillir les dévotions, les fondations d’anniversaires, et les sépultures des Marseillais. La cathédrale est cependant en position de conserver un solide noyau de fidèles, grâce à son statut de paroisse, à côté de Sainte-Marie des Accoules et de Saint-Martin.

Chapitre VI
La liturgie cathédrale dans l’espace urbain

La liturgie ne demeure pas enfermée dans l’espace ecclésial : des cérémonies ont lieu hors de ses murs, dans ce qu’on appelle l’espace profane, en particulier à travers le phénomène des processions. Celles-ci peuvent être parfaitement intégrées dans l’année liturgique : il s’agit des processions des Rogations, au cours des trois jours précédant l’Ascension, cortège de supplications à l’adresse de Dieu et des saints. La répétition trois jours durant permet une amplification du parcours, d’abord très court, entre la cathédrale et Saint-Laurent, puis dans toute la ville, et enfin hors des murailles, jusque de l’autre côté du Vieux Port. Tout au long du parcours, la procession effectue des stations dans les églises rencontrées : ces stations ne sont pas immuables et leur évolution durant les xiiie et xive siècles traduit le renforcement de l’autorité épiscopale sur la ville tout entière. La procession de l’Ascension permet la sortie des reliques des saints et le rayonnement de leur intercession sur toute la ville. Des processions peuvent également avoir lieu en dehors du cadre de la liturgie annuelle, en fonction des circonstances : il s’agit alors de processions d’action de grâces (victoire, abondance de la récolte) ou de supplications (sécheresse, épidémies, etc.), habituellement organisées par le Conseil de ville, qui au cours de ses délibérations demande officiellement la participation du clergé de la cathédrale. En effet, une procession nécessite la présence du clergé, placé en tête du cortège à la suite de la croix, et suivi par les fidèles. La liturgie marque la ville également dans sa topographie, car elle compte nombre d’édifices et de signes religieux façonnant le paysage et invitant à faire le bien (interdiction de la prostitution aux abords des églises par exemple).


Deuxième partie
Le temps de la liturgie


Chapitre premier
Vivre quotidiennement la liturgie dans la Major

« L’emploi du temps » d’une journée dans la cathédrale peut se déduire de la mise en série des descriptions contenues dans le manuscrit étudié. La récitation de l’office est la première fonction d’une communauté de chanoines : il est constitué à Marseille de huit heures (matines, laudes, prime, tierce, sexte, none, vêpres et complies). Sa composition n’est guère spécifique. On peut relever le terme de matutinale et de vesperale pour désigner les cinq psaumes de matines et de vêpres. Plusieurs messes sont également célébrées chaque jour dans la cathédrale : la messe matutinale, entre laudes et prime, célébrée en présence de fidèles ; la missa de prima, immédiatement après prime, réservée à la prière pour les défunts ; la messe majeure, après tierce, célébrée de façon solennelle et en présence de l’ensemble du clergé. Une communauté de chanoines ne se contente pas de célébrer la liturgie pendant les offices et les messes : la vie quotidienne est imprégnée de liturgie. Ainsi le repas, qui a lieu après sexte (midi), donne lieu à des prières bien spécifiques, tournées vers l’action de grâces. Il faut cependant remarquer que la vie communautaire tend à s’estomper et le repas en commun est remplacé par des distributions individuelles, sauf pour les grandes fêtes. De même, le dortoir n’existe plus : cependant les habitations des chanoines sont situées dans le quartier canonial, à proximité de la cathédrale pour qu’ils puissent se rendre aux offices nocturnes des matines et des laudes, célébrés tous deux avant le lever du soleil. Après la journée, le cadre dans lequel se tient la liturgie est celui de la semaine, marquée d’abord par le dimanche solennisé, par la célébration du chapitre le vendredi, par la mémoire des défunts le lundi. La célébration des morts et la dévotion à la Vierge reviennent à de multiples occasions dans la vie liturgique, sous forme d’offices fériaux spécifiques et de fêtes annuelles.

Chapitre II
L’année liturgique à la Major

Le manuscrit étudié suit l’ordre de l’année liturgique, d’abord en mêlant temporal et sanctoral, pour la première moitié de l’année, de l’Avent jusqu’à la Pentecôte, puis en les séparant. Les différents temps liturgiques qui retracent les épisodes de la vie du Christ engendrent des spécificités qui permettent de bien les distinguer. Ainsi, les lectures de matines suivent un cycle bien précis qui permet de les adapter à la fête célébrée ; certains chants de joie sont omis durant les temps de pénitence, qui sont également marqués par le jeûne et l’absence de viande, ce qui a des implications sur la vie économique, tandis que les fêtes offrent l’occasion d’une double ration de vin. Cette organisation de l’année liturgique n’est pas forcément aisée à comprendre pour les clercs, spécialement pour les curés de paroisse qui ne possèdent pas nécessairement la science du comput de certains chanoines : le synode, assemblée semestrielle de tous les clercs de l’évêché, permet de leur donner le calendrier. Le synode, dont la cérémonie est précisément décrite dans le manuscrit, vise trois objectifs : rassembler tout le clergé de l’évêché, prier ensemble pour les défunts, et proclamer des ordonnances. Il joue donc un grand rôle dans le mouvement de réforme de l’Église depuis le concile de Latran IV en 1215. L’autre partie de l’année liturgique réside dans le sanctoral : plus de 160 fêtes de saints peuplent l’année liturgique à la Major. Celles-ci n’ont pas toutes la même importance et peuvent être hiérarchisées en fonction de la solennité de leur liturgie (présence d’une vigile, d’une octave, d’un office propre, etc.). Un tableau statistique prenant en compte ces critères a été élaboré : on y découvre la prédominance numérique des saints du martyrologe romain, contrebalancée par le peu de solennité qui leur est accordé. Les fêtes importantes sont les grandes fêtes du Seigneur, de la Vierge et des Apôtres, auxquelles il faut ajouter les fêtes locales : la cathédrale de Marseille fête tout particulièrement saint Lazare et saint Victor ; la dévotion envers le premier grandit même au xive siècle. Le degré de solennité d’une fête peut varier : les xiiie et xive siècles voient une évolution vers la sur-solennisation des fêtes, avec une présence toujours plus nombreuse des chantres, alors que la liturgie devient plus fastueuse.


Troisième partie
La liturgie à travers les sens


La liturgie n’est pas lettre morte. Elle s’insère dans la réalité et se donne à voir, à entendre, à sentir, et ce n’est qu’ainsi qu’elle est efficace. Le moindre phénomène sensible doit permettre et favoriser la relation avec le divin.

Chapitre premier
Voir

La lumière artificielle a certes un rôle d’éclairage – la Major étant une cathédrale romane pourvue de peu d’ouvertures –, mais surtout un usage symbolique puissant : le lieu illuminé est un lieu habité par la présence de Dieu. La lumière, qui est fournie par des cierges et des chandelles posés sur des candélabres, a un rôle d’accompagnement : elle escorte l’évangile, la croix lors des processions, le célébrant, et surtout elle illumine l’autel, comme preuve de sa sacralité. La liturgie donne une place importante au symbole de la lumière au cours de l’année : d’abord lors de la fête de la Purification de Marie, durant laquelle des cierges sont bénis et distribués ; ensuite lors du triduum pascal : les cierges sont éteints le Jeudi saint en signe de la Passion et de la mort du Christ ; ils sont rallumés lors de la vigile pascale, célébration de la résurrection du Christ. L’entretien de la lumière constitue donc une charge de première importance – qui incombe au sacriste jusqu’en 1369 –, en raison de sa force symbolique, mais aussi des ressources financières mises en jeu : la cire est un produit de prix. Raisons qui incitent les riches bourgeois à se constituer en confréries spécialisées dans le luminaire, comme la confrérie des Accoules à Marseille. Les couleurs utilisées dans les ornements liturgiques sont également riches de sens : à Marseille, on utilise principalement le rouge et le blanc, et très peu le noir et le vert. Au xive siècle, les fêtes les plus solennelles sont rehaussées par l’utilisation de la couleur or. Les ornements coûtent cher, et l’on recherche avant tout l’harmonie et la distinction d’avec les vêtements profanes. Le sens de la vue s’exerce enfin sur les beaux objets : reliques et reliquaires, croix, livres… Leur aspect est très soigné, il doit susciter l’admiration et le respect : le reliquaire du chef de saint Lazare est ainsi magnifiquement restauré en 1389.

Chapitre II
Entendre

Face au bruit constant de la ville, la cathédrale peut faire figure d’espace sonore à part : les sons qui s’y produisent sont soigneusement régulés. Nous avons peu d’informations sur le clocher de la Major, rénové en 1390. Plusieurs types de cloches sont présents, suivant leur utilisation (cloche du réfectoire, cloche pour appeler aux offices), et elles sont sonnées différemment suivant l’importance de la fête. La cathédrale est remplie par ailleurs par le chant des clercs, symbole du chant des anges au Paradis : dans le chœur, outre les chanoines et les clercs subalternes, se trouvent également des enfants, qui sont nourris et éduqués par le chapitre, et qui ont un rôle particulier dans le chant de l’office. Le nombre de chantres, clercs dirigeant le chœur, augmente en fonction de la solennité de la fête, jusqu’à quatre chantres pour les grandes fêtes. La mise en œuvre et la puissance du chant ne sont pas uniformes : certaines pièces sont chantées à plusieurs reprises, d’autres chuchotées ; intervient également le cri lors de certaines célébrations. La façon de chanter soutient et exprime de façon sensible le texte liturgique.

Chapitre III
Sentir

Le monde médiéval était sans doute moins aseptisé et les odeurs y avaient toute leur importance. Dans la liturgie, elles se manifestent à travers les saintes huiles, consacrées le Jeudi saint, et à travers l’encens, dont on honore le célébrant, l’autel, l’évangile. Cependant, l’encens est davantage présent en certaines occasions : dimanches et grandes fêtes, mais aussi processions. Si l’encens n’est pas toujours utilisé pour honorer des objets particuliers, son usage marque en lui-même la présence divine : le jour de la fête d’un saint, de l’encens est déposé auprès de l’autel qui lui est consacré, ou, le cas échéant, auprès de l’autel majeur, et l’émanation de l’encens signale la diffusion de la grâce.

Conclusion

à partir du xiiie siècle, transcendant la confrontation entre l’esthétique clunisienne et la sobriété romane, le sensible est perçu comme un signe de la réalité divine. Les rituels sont constitués d’une suite d’éléments sensibles, qui permettent de faire advenir le divin, et la liturgie devient performative.


Quatrième partie
Édition


Est fournie l’édition des feuillets 1-73v du manuscrit 85 de la Bibliothèque inguimbertine de Carpentras, constituant l’ordinaire de la Major. Le choix a été fait de la clarté, en distinguant clairement les différentes fêtes, mais aussi les offices de chaque journée. L’apparat critique comprend : les corrections orthographiques ou syntaxiques apportées par l’éditeur ; les insertions de textes, notes marginales et biffures. Est donnée également en note la comparaison avec l’ordinaire du xiiie siècle, d’après l’édition d’Ulysse Chevalier.


Annexes

Index et identification des pièces liturgiques. — Tableau hiérarchisant les fêtes des saints dans la cathédrale de Marseille. — Calendrier de la liturgie de la cathédrale. — Fêtes locales.