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École des chartes » thèses » 2011

Léon Bloy et le Moyen Âge l’imaginaire catholique renouvelé ?


Introduction

Léon Bloy (1846-1917) s’est taillé dans la littérature de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle une place à part d’écrivain incompris et volontairement marginalisé. Il est l’homme de tous les paradoxes : chrétien anticlérical, homme de lettres fustigeant les impératifs de la littérature, marginal avide de la reconnaissance de la multitude. Ce sont là autant de paradoxes qu’il résout en établissant un système de pensée ouvertement placé dans ce qu’il estime être l’absolu. Proche à bien des égards de l’intransigeantisme catholique dont il procède par de nombreux points, Bloy affirme néanmoins n’appartenir à aucun mouvement, à aucun système.

De même que ses contemporains, Bloy n’échappe pas à la prédilection de son époque pour l’histoire, alors vecteur d’identité et cristallisation des opinions politiques et sociales. En dehors de ses lectures et de ses pratiques propres d’approche de l’histoire, Bloy touche à ce domaine tout au long de son œuvre et non pas uniquement dans ses romans ou dans ses ouvrages d’exégèse historique. L’histoire est en réalité omniprésente chez Bloy.

Travailler sur le lien entre Bloy et l’histoire, c’est donc également travailler sur le lien qu’entretient Bloy avec le monde contemporain, avec la société dans laquelle il vit. Lire l’histoire écrite par Bloy, c’est non seulement découvrir ses aspirations politiques et sociales, mais également, au vu de son interprétation mystique de la chose – le fameux « symbolisme de l’histoire » – appréhender sa spiritualité.

Le Moyen Âge s’est révélé particulièrement intéressant à étudier : c’est en effet la période la plus révélatrice de cette projection de la personnalité bloyenne sur un objet historique, entièrement reconstruit et repensé. Or, cette figure du Moyen Âge est justement ce qui correspondrait à un mythe de l’âge d’or dans l’imaginaire catholique de la fin du xixe siècle, alliant unité spirituelle et suprématie pontificale.

L’historiographie bloyenne est toujours partie du postulat de l’originalité profonde de Bloy en matière de réflexion historique. À contre-courant de cette idée, cette étude replace Bloy dans un contexte de production traditionaliste catholique bien particulier, afin d’établir les réelles originalités bloyennes en matière d’approche de l’histoire. Ainsi, c’est l’ensemble de l’œuvre bloyenne qui est considéré sans limitation de genre.

Afin de percevoir au mieux l’originalité de Bloy et d’aider ainsi à une meilleure appréciation de son œuvre, il s’agit en premier lieu d’organiser un travail sur les sources de Bloy et ses moyens de connaissance de la réalité historique du Moyen Âge. Ce travail préliminaire permet dans un second lieu de discerner le système de pensée de Bloy, construit autour de l’histoire en général et du Moyen Âge en particulier. Et dans un dernier temps, sont étudiées les caractéristiques de l’écriture bloyenne de l’histoire, en lien avec la littérature et l’historiographie catholiques contemporaines.


Sources

Le corpus étudié comprend l’ensemble de l’œuvre de Léon Bloy. Cela comporte aussi bien les écrits publiés du vivant de l’auteur que ses ouvrages posthumes, et sa correspondance, publiée comme inédite. Cette dernière est conservée à la Bibliothèque nationale de France, au département des Manuscrits. Par ailleurs, il reste des éléments de correspondance inédite dans le fonds familial, conservé aujourd’hui par la famille Galpérine.

Pour travailler au mieux sur les ouvrages publiés du vivant de Bloy, une critique génétique des textes a été élaborée ; les fonds Léon Bloy de la bibliothèque municipale de Périgueux et Joseph Bollery, collectionneur et admirateur de Léon Bloy, conservé à la bibliothèque municipale de La Rochelle, se sont révélés particulièrement précieux.

Une attention toute particulière a été apportée à la presse écrite contemporaine, tout spécialement à la presse catholique. Les choix de consultation de ces titres se sont fait selon deux critères principaux : leur lecture par Bloy et la collaboration de Bloy à ces périodiques.

De même, ont été consultés les écrits des proches de Bloy (Barbey d’Aurevilly, Blanc de Saint-Bonnet, Féval, De Groux, Huysmans, Lasserre, Maritain, Martineau) et de plusieurs de ses contemporains afin de définir au mieux l’originalité de Bloy. Ont ainsi été mis à profit des ouvrages d’historiens (Gautier, Ratisbonne, Roselly de Lorgues), d’écrivains catholiques (Hello, Huysmans, Richepin, De Gourmont, Péguy) afin d’établir une mise en perspective pertinente des écrits de Bloy.


Première partie
Connaître le Moyen Âge


Chapitre premier
« Toute l’histoire est décidément à refaire »

Après un tour d’horizon de l’évolution et des caractéristiques de l’historiographie produite par le xixe siècle, il est établi un état des lectures historiques – ouvrages sur l’histoire s’entend – de Bloy et des critiques qu’il en fait. Il ressort de cette analyse la prédilection de l’auteur pour les historiens non universitaires, d’une part, appartenant à la génération précédente, d’autre part.

Bloy lit peu d’ouvrages historiques qui lui soient exactement contemporains, ni aucun des grands maîtres de l’historiographie catholique de son temps. Ses préférences se font en dépit de l’appartenance confessionnelle des auteurs ; en réalité, il paraît attiré vers une histoire narrative qui permet l’immersion dans un univers donné. S’il fait grand cas de lectures historiques, il fustige néanmoins les historiens professionnels ainsi que les méthodes de critique historique établies par le xixe siècle.

Chapitre II
« Non seulement je ne suis pas historien, mais j’ignore l’histoire »

Les connaissances que Bloy a en matière historique ne sauraient se résumer à ses lectures si diverses et si nombreuses soient-elles.

Il s’agit tout d’abord de réexaminer les rapports de Bloy avec l’enseignement afin de comprendre au mieux les fondements scolaires de ses connaissances. La formation autodidacte de Bloy, élément essentiel, l’a conduit à se méfier des institutions d’enseignement de tous niveaux. C’est donc par d’autres biais que Bloy a pu rejoindre la culture historique de ses contemporains, et notamment par la lecture de la presse. La culture historique véhiculée par la presse lue par Bloy ne présuppose pas de connaissances historiques solides et s’offre à un large public.

C’est par une combinaison de ces approches que peut se dessiner une évolution diachronique de l’intérêt de Bloy pour l’histoire. Cette évolution semble se dessiner en trois étapes : des années de formation jusqu’à la fin de la décennie 1870, puis une période courant jusqu’au mariage de Bloy en 1890, et un dernier temps depuis les débuts de sa vie conjugale jusqu’aux derniers jours de l’auteur en 1917.

Chapitre III
« Il ne s’était rien vu de pareil depuis le Moyen Âge. Un grand poète qui ne chantoit que pour Jésus-Christ » Bloy et la littérature médiévale.

Bloy a eu des contacts directs avec la littérature médiévale. Il en méconnaît de vastes pans (roman courtois, poésie profane) mais n’est pas du tout en marge du mouvement contemporain de regain d’intérêt pour cette littérature. Ses lectures correspondent à celles des catholiques traditionalistes et ne sont guère particulièrement originales ; elles sont surtout composées d’auteurs mystiques, religieux, historiques ou d’hagiographies. S’y ajoutent quelques incontournables de la littérature profane parmi lesquels la chanson de geste. Ces écrits sont toujours abordés par Bloy dans leur texte original. Cette littérature médiévale constitue un idéal de référence constant dans la pensée bloyenne.

Chapitre IV
Une vision contemporaine et sensible du Moyen Âge

Par ailleurs, la connaissance que Bloy a du Moyen Âge n’est pas uniquement livresque, elle passe également par le sensible. Le truchement du monument historique, et tout particulièrement de l’art religieux, est essentiel pour s’imprégner d’une époque révolue. Cela conduit Bloy à des conceptions prédéterminées de l’art médiéval, pensé comme l’art par excellence. Bloy lui-même s’est essayé à la pratique d’un art hérité du Moyen Âge : l’enluminure. Bloy a également découvert le Moyen Âge par la fréquentation directe des documents. En revanche, s’il apprécie les vestiges matériels hérités de l’époque médiévale, il fustige volontiers la mode de l’objet médiéval et du néo-gothique à tout crin.


Deuxième partie
Penser le Moyen Âge


Chapitre premier
Le symbolisme de l’histoire

Le système de pensée de Bloy autour de l’histoire est marqué par un symbolisme de l’histoire qui considère l’histoire comme récit de la Providence à l’œuvre dans le monde, et donc comme cryptogramme du dessein divin.

Ces conceptions sont permises par une vision unitaire de l’histoire qui nie les clivages historiques : elles sont dérivées d’une interprétation personnelle du dogme de la communion des saints et suggèrent une révélation par l’histoire, au même titre qu’une révélation par l’Écriture ou la Tradition. Il s’agit donc de décrypter le passé pour lire l’avenir. L’appréhension bloyenne de l’histoire se caractérise par plusieurs traits qui sont en réalité des postulats déjà largement courants dans le traditionalisme de l’époque, mais que Bloy radicalise : lecture providentialiste de l’histoire, symbolisme de l’histoire, qui tire chez lui au prophétisme et à l’apocalyptisme.

Chapitre II
« La nuit du Moyen Âge »

Il s’agit de comprendre la place du Moyen Âge dans l’imaginaire collectif des contemporains de Bloy. Cette place est très importante ; l’engouement du xixe siècle pour le Moyen Âge et sa redécouverte conduisent à faire de cette période un vecteur identitaire et non un simple objet historique.

Le Moyen Âge connaît à partir du Second Empire une récupération catholique certaine, qui passe notamment par la réinvention d’une « religion médiévale », ou du moins rêvée comme telle, avec la réapparition de formes de dévotion pensées comme héritées de l’époque médiévale (dévotion aux saints, pèlerinages, etc.). Les critiques face à cette appropriation catholique sont nombreuses. Les définitions du Moyen Âge proposées par l’œuvre de Bloy procèdent largement de ce que prêchent l’Église et les auteurs catholiques : le Moyen Âge y est rêvé comme un âge d’or de la foi et une période d’osmose entre les pouvoirs publics et l’Église. Mais chez Bloy cela s’accompagne d’une valorisation de cette période qui supporte la nuance : le Moyen Âge est également période de douleurs sans bornes, la fameuse « nuit du Moyen Âge » que Bloy justifie par la nécessité de rédemption.

Chapitre III
Le temps des saints

Le Moyen Âge dans la pensée de Bloy est attaché à la figure du saint. Le saint médiéval est construit en opposition aux valeurs prônées par les contemporains de Bloy. La sainteté s’exprime sous différentes formes : il n’existe pas selon Bloy un type de saint médiéval défini. Cet attachement aux saints, et notamment à des saints médiévaux, n’est pas qu’un effet littéraire : Bloy en fait l’expérience. Un examen des dévotions de Bloy et de leurs expressions indique une volonté de retour à une spiritualité médiévale constamment posée en idéal, ce qu’attestent sa familiarité avec les récits hagiographiques et sa conception du miracle.

Chapitre IV
La Chrétienté

Avec toute la mouvance traditionaliste, Bloy partage le rêve d’une unité spirituelle du Moyen Âge à partir de lectures partielles de son histoire. Le Moyen Âge quitte alors le statut d’objet historique pour devenir un idéal mystique. Bloy développe ainsi sans cesse l’idée de configuration du Moyen Âge au Christ par l’exercice de la charité et l’acceptation de la douleur. Le Moyen Âge devient une entité indépendante des réalités historiques qui le composent. Cet idéal passe par la notion de chrétienté qui subordonne les nations européennes au service de l’Église et qui institue la religion catholique comme fin suprême de tous les États. De même, ce mythe de la chrétienté véhicule le fantasme d’un rôle considérable des pays occidentaux dans le plan de salut divin, au détriment du reste du monde.

Chapitre V
Le rejet du monde contemporain

La prédilection bloyenne pour l’histoire et le Moyen Âge trouve son origine dans le dégoût pour la chose contemporaine. L’anachronisme affiché de Bloy se traduit par de nombreuses critiques de son environnement temporel (critique de l’anthropocentrisme, critique du catholicisme contemporain), à partir desquelles il reconstruit en creux un Moyen Âge, qui ne peut se lire qu’à l’aune du catholicisme. En effet, toutes les idées sociales, politiques et esthétiques de Bloy sont subordonnées à l’attente eschatologique dans laquelle le bonheur individuel n’a pas à être recherché. La contemplation historique devient alors nécessité pour ne pas sombrer dans le désespoir.


Troisième partie
Écrire le Moyen Âge


Chapitre premier
« Le poème d’histoire : il faut aimer ce que l’on raconte et l’aimer éperdument »

Le genre des écrits de Bloy consacrés à des questions historiques pose problème. Il s’agit tout d’abord de remonter génétiquement dans l’œuvre de Bloy afin de comprendre comment celui-ci s’est détourné du roman historique.

Par ailleurs, Bloy procède à une constante poétisation de l’histoire par l’application de procédés stylistiques qui en sont généralement tenus à l’écart. Au cours de son œuvre, il élabore un genre à part basé sur l’exégèse historique, le « poème d’histoire ». En l’absence de modèle propre, Bloy en élabore donc un au fur et à mesure ; c’est là qu’apparaît sa réappropriation de modèles littéraires médiévaux revisités et repensés.

Chapitre II
La conception figurative de l’histoire

Bloy partage une vision incarnée de l’histoire. Son écriture de l’histoire s’intéresse donc moins à l’ensemble Moyen Âge qu’à des personnages historiques. Les héros de l’histoire deviennent des incarnations du symbolisme bloyen ; leurs actions deviennent des clés pour la compréhension du monde. Si le choix des figures n’est guère original – Bloy puise en effet son inspiration dans le panthéon catholique –, leur valorisation l’est puisque ces figures ne sont justifiées que par leur déchéance. Parmi les héros médiévaux, sont particulièrement étudiés dans l’œuvre de Bloy les personnages de Christophe Colomb – délibérément entendu comme un personnage médiéval – et de Jeanne d’Arc.

Les personnages évoqués par Bloy révèlent par ailleurs les limites de son érudition et son incapacité à présenter une originalité autre que spirituelle dans l’approche d’un personnage historique.

Chapitre III
Écrire l’histoire chez les catholiques

Y a-t-il alors une manière proprement catholique d’écrire l’histoire, sans considération sociale ? L’Église prend conscience au cours de ce xixe siècle de l’intérêt d’encourager la recherche historique ; cette dernière est désormais délibérément promue et se veut arme de combat. Aussi l’écriture historique catholique s’affirme comme déclamation de la vérité, par tous les moyens possibles. Cela passe, contrairement à la théologie, par un discours antidogmatique, dans la nuance, dans la profusion ; il ne prend de sens que dans son attachement proclamé à toutes sortes de sources. Le modèle de discours historique catholique se construit donc en opposition à la fois aux adversaires de l’Église et au discours dogmatique traditionnel.

Chapitre IV
La papauté

Thème cher à Bloy, la papauté est également un lieu commun de l’historiographie catholique. Pour Bloy la papauté est une institution divine qui rend visible l’incarnation divine et autour de laquelle se bâtie la chrétienté médiévale. Bloy réfute l’idée d’une histoire linéaire de la papauté ; il en présente néanmoins une conception idéalisée qui ne correspond pas à la réalité qu’il perçoit. Bloy établit donc un système théorique sans rapport avec ce qu’il exprime des papes qui lui sont contemporains. La papauté devient chez lui une des figures possibles du Moyen Âge.

Chapitre V
La vocation de la France

La conception bloyenne de l’histoire permet l’émergence de la vocation supposée de la France. C’est grâce à la contemplation de l’histoire que Bloy conclut à l’importance de la France dans le plan divin et à son rôle inégalé dans l’œuvre de salut. Rejoignant en cela toute la mouvance traditionaliste, il relit l’histoire nationale à la lumière de ses défaillances vis-à-vis de la papauté. Il conclut à une déchéance de la France contemporaine et par conséquent, à l’imminence de la fin des temps.


Conclusion

L’appréhension de l’histoire transcende en effet chez Bloy les considérations d’ordre chronologique ou temporel. Cela ne veut pas dire qu’elle les nie et qu’elle ne s’appuie pas en amont sur un apprentissage préalable. C’est en partie au contact de l’histoire que la personnalité intellectuelle et spirituelle de Bloy a pu s’affirmer. Ce symbolisme bloyen, s’il n’a pas directement essaimé, a néanmoins trouvé écho dans le mouvement du renouveau catholique au début du xxe siècle, par le biais des intellectuels catholiques regroupés autour de Léon Bloy, comme Jacques Maritain.


Annexes

Iconographie. — Index des personnages médiévaux cités dans l’œuvre de Bloy. — Tableau synoptique des principaux historiens lus par Bloy. — Index général.