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École des chartes » thèses » 2011

Achille Millien (1838-1927)

Une entreprise folkloriste en Nivernais


Introduction

La critique des sources d’une ethnomusicologie rétrospective de la France est un chantier grand ouvert. Son enjeu est double : il s’agit d’une part de garantir la fiabilité de la source pour une certaine utilisation, mais aussi, en pénétrant sa logique constitutive, de proposer de nouvelles approches. Ce travail permet également de mieux cerner un moment fondateur de l’ethnologie et de l’ethnomusicologie, parfois encore refoulé malgré les progrès de l’historiographie depuis les années 1980.

Le cas d’Achille Millien, folkloriste mais surtout poète nivernais, est particulièrement intéressant dans cette optique. Il est l’auteur d’une des collectes les plus importantes en France en matière de folklore, collecte qui est ici envisagée dans son aspect chansonnier (deux mille cinq cents mélodies recueillies).

Une première partie présente une biographie intellectuelle thématique de Millien, centrée sur son rapport avec le folklore en général et la chanson populaire en particulier. Ce rapport est entendu au sens large du thème : il s’agit de montrer que la collecte n’est qu’une modalité parmi d’autres d’un intérêt qui a pris des formes, des colorations et par conséquent des enjeux très différents au cours d’une longue carrière. La seconde partie se concentre davantage sur la collecte en elle-même, depuis le terrain jusqu’à la publication. Elle permet de dégager les grands traits d’une pensée autour de la notion de chanson populaire et de tradition jamais explicitée par Millien.


Sources

L’historien dispose de deux fonds principaux, aux histoires bien différentes, pour aborder la vie et plus particulièrement la collecte d’Achille Millien. Tous deux sont conservés aux archives départementales de la Nièvre.

Le fonds le plus anciennement constitué est celui des notes de folklore d’Achille Millien. Celles-ci sont versées en 1922 aux archives départementales, afin d’établir aux frais du conseil général de la Nièvre une copie lisible pour les yeux fatigués de Millien des relevés de contes, chansons, etc., transcrits sur le vif bien des années auparavant. L’histoire de ce fonds est ensuite mouvementée, puisqu’il est divisé entre les archives départementales et Paul puis Georges Delarue, où il est partiellement classé, sans doute interpolé par l’ajout de papiers étrangers au premier versement, dans des proportions qui sont inconnues. L’organisation interne de ce fonds est de fait très difficile à comprendre, relevant de plusieurs strates de productions archivistiques indistinctes.

Le deuxième fonds est composé des autres archives produites et conservées par Millien jusqu’à la fin de sa vie. La volumineuse correspondance passive du poète (plus de 16 000 lettres en provenance de plus de 2 600 correspondants) en est le cœur, même si plusieurs ensembles iconographiques et d’autres notes sont aussi fort intéressants. Le fonds a été récupéré par la Société académique du Nivernais en 1934, qui a fait le choix de le déposer aux archives départementales (cote 82 J) en 2000. Un répertoire numérique en a été établi et publié dans la foulée.

En dehors de ces sources archivistiques, l’étude prend appui sur les publications de Millien, dont les trois tomes de Chants et chansons populaires publiés de son vivant, ainsi que sur l’ensemble des revues et monographies émanant des collecteurs et folkloristes contemporains.


Première partie
Itinéraires intellectuels et réseaux sociaux d’un folkloriste nivernais


Chapitre premier
Une vision romantique de la chanson populaire (1850-1877)

Ce chapitre revient sur le premier contact entre Millien et les traditions populaires, à savoir l’intérêt précoce d’un jeune homme pour ce que l’on appelle alors le plus souvent la « poésie populaire ».

Quelle influence l’enquête Fortoul a-t-elle eue sur Millien ? — L’enquête sur les « poésies populaires de la France », lancée en 1852 par Hippolyte Fortoul, et les instructions qui l’ont accompagnée, sont aujourd’hui assez bien connues. Leur impact précis sur le mouvement français des traditions populaires reste encore en grande partie à évaluer. C’est ce travail dont Millien a fait l’objet. Malgré l’ambiguïté entretenue à dessein par Millien à la fin de sa vie, la possibilité qu’il ait pu contribuer directement à l’enquête, ou même collecter à l’époque de celle-ci, est quasiment exclue. Néanmoins, les recueils de chansons populaires parus dans la mouvance de l’enquête (Tarbé, De Coussemaker, De Backer, Puymaigre…) sont connus de Millien dès les années 1860. Les instructions en elles-mêmes ne sont connues que dans un deuxième temps, à la fin des années 1870, quand Millien devenu folkloriste s’attelle à la collecte des chansons populaires du Nivernais.

Une approche littéraire de la poésie populaire (1859-1862). — Les premières tentatives littéraires de Millien sont en partie imprégnées des textes de la littérature de collecte, au premier rang desquels le Barzaz-Breiz de La Villemarqué. Cette démarche poétique est canalisée dans les premières années de sa carrière, entre 1859 et 1862, par Thalès Bernard (1820-1874). Ce dernier est un poète jouant le rôle de mentor du jeune Millien, à que Bernard indique les auteurs et les ouvrages qui peuvent alimenter son travail. Cet apport est particulièrement sensible dans le deuxième recueil de Millien, Chants agrestes, paru en 1862. C’est aussi sur les aspects très matériels de sa carrière qu’il apporte ses lumières à son disciple, en lui indiquant par exemple les manières de faire parler de ses œuvres en les ornant de préfaces polémiques. Il essaye d’ailleurs de faire de Millien le fer de lance d’une révolution poétique qui doit, contre la vogue parnassienne de l’époque notamment, mettre la poésie populaire comme genre littéraire au cœur d’une éthique et d’une esthétique nouvelles.

Un poète ruraliste, engagé et patriote (1863-1876). — Millien s’éloigne dès 1863 de Thalès Bernard, personnage assez marginal. La correspondance entre les deux hommes n’est plus aussi suivie. Millien se détache en même temps de son amour premier pour la poésie populaire. Il obtient ses premières reconnaissances littéraires avec une poésie plus conventionnelle, qui n’ignore pas cependant les vicissitudes du monde. À ce titre, l’Année terrible a particulièrement marqué l’œuvre poétique de Millien.

Chapitre II
Millien et les sociabilités du milieu folkloriste (1877-1896)

Si la date à partir de laquelle Millien commence son travail de collecte a été réévaluée à 1876, celle de 1877 demeure le tournant décisif en ce qui concerne le développement de son réseau social dans le milieu émergent du folklore et des folkloristes. C’est à cette date que Millien prend ses premiers contacts.

Millien dans le système Sébillot ? — Paul Sébillot fait figure de plaque tournante du milieu folkloriste à partir des années 1880. Fondateur de la Société des traditions populaires et de sa revue, animateur des Dîners de ma Mère l’Oye, organisateur de congrès, directeur de la collection des « Littératures populaires de toutes les nations », son omniprésence et son dynamisme en font une étoile sociométrique incontournable pour un folkloriste comme Millien. Les deux hommes sont en relation très tôt, en 1880 et leur proximité devient vite plus grande que celle qui existe entre Millien et Eugène Rolland, fondateur pour sa part de la revue Mélusine, revue intellectuellement prestigieuse, mais qui n’assure pas à son directeur la même aura sociale.

Les réseaux de Millien en dehors du système Sébillot. — En dehors d’une affinité certaine avec Sébillot, Millien n’a que peu de liens suivis avec d’autres folkloristes. Son travail de collecte retient l’attention d’Eugène Rolland, qui sollicite sa collaboration à plusieurs reprises pour son recueil de chansons populaires ou pour ses Kryptadia, avec des fortunes diverses. Avec Henry Carnoy, autre concurrent de Sébillot et fondateur de la revue La Tradition, Millien montre une certaine distance, quoiqu’il soit sensible au projet de faire des traditions populaires une source pour l’art et la philosophie.

Comment définir le réseau folklorique de Millien ? — Millien entretient finalement des liens assez ténus avec les milieux folkloristes. Son but principal est de se faire connaître et également d’enrichir sa bibliothèque par des échanges d’ouvrages. Ses relations avec ses pairs sont courtoises, mais presque jamais chaleureuses ou amicales.

Chapitre III
Un collecteur-poète dans la mouvance régionaliste (1896-1911)

Les années 1890 sont celles de la naissance du mouvement littéraire de la « Renaissance provinciale » : une certaine jeunesse écrit des œuvres placées sous le signe de la glorification de la terre et de la vie rustique, et fonde des revues dans de nombreuses provinces pour se faire connaître. C’est également à cette époque qu’émerge le régionalisme en tant que doctrine politique, sous l’impulsion décisive de Jean Charles-Brun. Le mouvement s’institutionnalise en 1900 avec la fondation de la Fédération régionaliste française. Dans ce contexte, le personnage de Millien trouve une nouvelle place.

Une figure du régionalisme. — En tant que poète qui n’a que peu fréquenté les cercles parisiens, Millien est considéré par les jeunes artistes et écrivains nivernais de la « Renaissance provinciale » des années 1890 et 1900 comme un modèle. Ce rôle est accepté par l’intéressé. Après les tentatives assez fructueuses que constituent les Étrennes nivernaises, sortes d’almanachs artistiques, littéraires et folkloriques, Millien se lance pleinement dans l’activité éditoriale avec sa Revue du Nivernais, fondée en 1896. Pour autant, s’il montre quelques sympathies évidentes pour le mouvement régionaliste, Millien n’en devient jamais un militant. Ses conceptions précises sur le sujet ne sont d’ailleurs quasiment pas exprimées dans la presse.

Millien parmi les érudits. — Parallèlement à cette activité culturelle dans la Nièvre, son rapport avec les milieux du folklore parisien et français en général se distend. Il n’entretient guère plus de contacts avec ses confrères, dont une bonne partie décède, si ce n’est avec Paul Sébillot. Ce dernier conserve toujours son rôle de plaque tournante. Par contre, Maurice Méténier (alias Jean Stramoy), jeune collecteur de chansons populaires d’origine nivernaise, prend l’initiative de s’adresser à son prédécesseur dans les années 1890. Les relations ambigües entre les deux hommes, faites d’un respect certain du travail du maître mais aussi d’une menace contre sa prétention à l’exhaustivité, révèlent la fragilité de la position de Millien en même temps qu’elles permettent de contextualiser le discours du folkloriste qui fait de sa collecte une entreprise impossible à réitérer ou même à compléter.

Épilogue de la première partie : composition, parution et diffusion des Chants et chansons populaires. — À l’occasion de la parution des premiers tomes de son œuvre, Millien, qui doit assurer la diffusion du volume, reprend contact avec de nombreuses personnes qui ont jalonné son parcours autour de la chanson populaire. Ses fortunes sont diverses : il obtient plusieurs critiques dans la presse, un prix de l’Académie française. Ses demandes de subvention sont par contre toujours refusées par l’administration, malgré l’appui de l’infatigable Sébillot.


Deuxième partie
Approche culturelle et épistémologique de la collecte musicale de Millien et de sa publication


Chapitre premier
Une collecte orientée vers la publication

Une organisation archivistique complexe. — L’état du fonds des manuscrits de Millien rend très difficile l’appréhension archivistique du travail du folkloriste. Les notes de collectes en elles-mêmes ont déjà été éditées pour leur partie musicale par Georges Delarue. Par contre, le travail d’inventaire, de classement et d’indexation fait par Millien en aval du terrain était bien moins connu. On relève par exemple une tentative d’organisation d’un système qui doit à la fois constituer un travail de repérage des chansons collectées par Millien ainsi que de celles publiées dans d’autres recueils. Mais entamé à la fin des années 1870, le cahier ne se poursuit guère. On trouve d’autres documents postérieurs, mais moins systématiques : des répertoires de chansons notées, des index d’informateurs… La plupart semblent assez tardifs. Leurs modes de constitution sont souvent difficiles à saisir dans leur intégralité.

Repères chronologiques et géographiques sur la collecte chansonnière de Millien. — Comme Georges Delarue, nous avons distingué deux phases principales dans la collecte de Millien. Une première court des débuts de l’entreprise à 1882. Les explorations du folkloriste sont pour l’essentiel cantonnées à Beaumont-la-Ferrière et ses environs, même si quelques excursions vers Nevers, Clamecy, Montsauche empêchent une restriction trop caricaturale. À partir de 1883, au contraire, l’exploration de l’ancienne province de Nivernais devient intégrale. En l’espace de cinq ans, Millien parcourt l’essentiel du territoire. Les collectes de 1889 à 1895 sont bien moins importantes.

La pratique du terrain de Millien. — Millien se forge une méthode d’approche de ses informateurs très personnelle, marquée par une certaine proximité, que les sources ne permettent malheureusement pas de saisir dans tous ses aspects. En effet, commençant sa collecte aux environs de Beaumont-la-Ferrière, il est familier de la plupart de ses informateurs. Plus loin, il dispose d’un certain nombre d’intermédiaires qui peuvent le guider ou lui apporter leur recommandation, mais il se rend aussi au domicile des chanteurs ou conteurs, contrairement à d’autres folkloristes de son époque.

Chapitre II
Les Chants et chansons populaires du Nivernais : historique et analyse d’une entreprise éditoriale

Ce chapitre s’attache à décrire un processus souvent oublié par les historiens du folklore : l’édition de la collecte et sa mise en forme dans un objet livre. Le projet de Millien en la matière est particulièrement riche.

Historique général des projets successifs. — Né d’une ambition relativement modeste, avec un ou deux tomes de chansons populaires illustrés, le projet éditorial de Millien enfle très rapidement. Les contes s’ajoutent dès 1879 à celui-ci, puis l’ensemble de la littérature orale et des us et coutumes du Nivernais. Le projet aboutit dès 1881 à une collection de cinq livres particulièrement soignée. Mais la publication est sans cesse repoussée, sous l’effet de l’accumulation de la matière collectée, des difficultés matérielles et de l’incapacité de Millien à commencer véritablement le travail de coordination. Les premiers feuillets des Chants et chansons populaires ne paraissent qu’à partir de 1904 dans la Revue du Nivernais. Quand la parution est interrompue en 1910, les contours du projet ne sont pas encore tout à fait fixés, en particulier en ce qui concerne le nombre de livres nécessaires à sa réalisation.

La présentation d’une version de chanson. — En ce qui concerne les chansons, les choix éditoriaux de Millien appliquent en grande partie les consignes données par Gaston Paris dans sa critique du recueil de Jérôme Bujeaud en 1866, article repris dans le premier numéro de Mélusine en 1877. Ce dernier tente de mettre en place une forme de division du travail entre les collecteurs, dont le rôle est de fournir des textes aussi fidèles que possible, avec leurs variantes et leur musique, et les philologues qui doivent en produire des reconstitutions critiques. Le plan de classement des chansons ainsi que la réécriture partielle que fait Millien des textes qu’il publie montrent cependant que ses influences sont multiples et surtout que sa démarche est aussi personnelle et littéraire.

La musique dans le recueil. — La question de la place de la musique n’est que rarement abordée par les chercheurs. Son inclusion avec le texte est pourtant un enjeu majeur pour les éditeurs de la deuxième moitié du xixe siècle. Pour Millien, elle constitue un poste de dépense très important, du fait du coût de la gravure des partitions, avant qu’il n’adopte une impression par caractères mobiles. L’édition de la musique est faite par Pénavaire, qui ne change que rarement la structure des mélodies telles qu’il les a recueillies, sauf pour des transpositions destinées à alléger l’armure de la portée ou quelques détails esthétiques.

Chapitre III
Théories et principes méthodiques sous-jacents dans la collecte de Millien

Informateurs, territoires et chansons : les logiques d’une collecte. — Millien n’a pas de méthode au sens de base préconçue pour une démarche de terrain, mais il se dégage plutôt de sa manière de procéder quelques grands traits qui forment in fine une certaine logique. On note chez lui, comme chez d’autres collecteurs, un tropisme vers les informateurs les plus âgés, sans dimorphisme sexuel significatif. Son appréhension du terrain est marquée par un flottement dans les circonscriptions retenues au sein de l’ensemble formé par la province du Nivernais, territoire retenu partiellement par mimétisme des premières collectes en France. La collecte de Millien semble finalement très centrée sur l’objet qu’est la chanson, dont la recherche des spécimens les plus rares et des versions les plus complètes oriente la démarche d’un homme avant tout poète.

Une théorie de la chanson populaire chez Millien ? — De même que la méthode de Millien est marquée par un grand empirisme, ses théories en matière de chanson populaire sont très fragmentaires. Lui-même n’a jamais eu le souhait d’être théoricien, mais d’être un bon collecteur et éditeur. On ne trouve pas chez lui de grande originalité dans la pensée, mais plutôt des idées élaborées par des personnages comme Gaston Paris ou Anatole Loquin, comme l’existence d’un auteur, même inconnu, à chaque chanson. La chanson reste donc un objet essentiellement esthétique pour le poète. Cette valeur se double, dans le discours qui devient celui de Millien à partir des années 1890 et de son imprégnation régionaliste, d’une dimension patrimoniale : les chansons doivent être sauvegardées comme trace d’une poésie populaire saine opposée aux productions des cabarets et de la société industrielle, avatars d’un Paris tout puissant.


Conclusion

Le cas d’Achille Millien illustre particulièrement bien la multiplicité des processus en œuvre dans la construction, à la fin du xixe siècle, de la notion de chanson populaire. Cette dernière est, chez lui, le fruit d’une dialectique constante entre la poésie, la collecte, la création d’une œuvre-monument et plus généralement la vie intellectuelle et culturelle de son temps. La connotation patrimoniale avant l’heure dont il revêt sa démarche dans l’introduction de ses Chants et chansons populaires, n’est certes pas la principale que l’on peut retenir. Elle est toutefois, à la lumière de la récente ratification par la France de la convention de l’Unesco pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel en 2006, un aspect rhétorique important à prendre en compte : les divers mouvements folkloristes ou revivalistes français ont souvent été proches d’une démarche patrimoniale, avec tout cela comporte de constructions de représentations autour de l’objet à sauvegarder.


Annexes

Édition de textes théoriques de Millien et d’article de presse. — Choix de poèmes. — Édition d’un choix de lettres concernant le travail et les réseaux folkloristes de Millien. — Base de données des informateurs de Millien.


Illustrations

Portraits d’Achille Millien. — Photographies des notes de travail d’Achille Millien. — Prospectus publicitaires.