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Le Gévaudan sous l’empire du roi

Le sens politique du procès et du paréage entre l’évêque de Mende et le roi de France (1269-1307)


Introduction

En étudiant l’expansion de la royauté capétienne au xiiie siècle, on est tenté de voir dans ce phénomène une conséquence inhérente au concept même de royauté. Mais qu’est-ce qui, dans les faits, explique concrètement cette expansion ? Et quels en sont les moyens ? L’école méthodique de la fin du xixsiècle a déjà contribué à répondre à ces questions en établissant les faits, en dressant les listes des officiers du roi… Les études actuelles, parmi lesquelles on retiendra en particulier la synthèse de Jacques Krynen (L’empire du roi, 1993), se sont intéressées à l’idéologie politique et à son rôle au xiiie siècle comme moteur de la propagation du pouvoir royal. Mais qu’en est-il des rapports entre la doctrine juridique et le travail quotidien des officiers royaux, entre les conceptions politiques et la réalité des droits des seigneurs qui sont confrontés à ce nouveau pouvoir ?

Le procès qui s’ouvre en novembre 1269 entre l’évêque de Mende et le roi de France permet d’étudier cette problématique selon une approche microhistorique. Son objet peut se résumer simplement : il résulte des conflits entre la juridiction du roi, installé en Gévaudan à la suite de la croisade des Albigeois et de la campagne de Louis VIII en 1226, et celle de l’évêque de Mende, prélat du sud de la France jouissant d’une indépendance et d’une puissance temporelle importante. Il a livré un bel ensemble documentaire, encore conservé, probablement du fait du statut qu’obtient l’évêque de Mende en février 1307 à l’issue de ce litige. Un traité de paréage est alors conclu entre le prélat et Philippe le Bel, qui reconnaît l’autorité de l’évêque sur ses domaines et partage la juridiction en deux sur une autre portion du territoire gévaudanais.


Source

Par un mandement de Philippe le Bel daté du 22 mars 1314, la documentation du procès est entièrement restituée à l’évêque de Mende pour être conservée dans le trésor du chapitre de Mende, y compris les documents relatifs à la partie du roi. Par conséquent, l’essentiel des sources se trouve aux archives départementales de la Lozère dans les archives anciennes de l’évêché (série G). Quelques sources complémentaires, dont une copie du procès-verbal de l’enquête réalisée au cours du procès (AN J 894, n° 9), se trouvent aux Archives nationales. Les reliques de la documentation du procès ne forment pas aujourd’hui un nombre important d’articles, mais constituent un ensemble tout de même volumineux : la pièce la plus remarquable en est le mémoire juridique épiscopal, partiellement édité en 1896 sous le titre de Mémoire relatif au paréage de 1307 (Mémoire) et conservé aux archives départementales de Lozère sous la cote G 730. En outre, le déroulement de la procédure est éclairé par des résumés argumentatifs et des vidimus produits comme preuves écrites.

Au-delà de la documentation propre au déroulement du procès de 1269, la problématique de cette étude nécessitait de rechercher tous les documents qui permettraient d’éclairer les relations entre le roi, les officiers royaux, l’évêque de Mende et le pape, sous les règnes de Louis IX, Philippe le Hardi et Philippe le Bel et d’établir des comparaisons avec les affaires voisines de Viviers et du Puy dans les années 1300. Pour ce faire, ont été consultés des inventaires modernes des archives de l’évêché de Mende, ainsi qu’aux Archives nationales, les layettes et les registres du Trésor des chartes des rois de France, la série K des monuments historiques ou encore les registres du parlement de Paris conservés sous les cotes X1A et X2A. La disparition des archives médiévales de la sénéchaussée de Beaucaire ne laissait pas espérer beaucoup de découvertes mais, grâce à l’étude d’Eugène Martin-Chabot, le dépouillement d’inventaires et de registres conservés à la Bibliothèque nationale de France a permis de retrouver des mandements royaux intéressant le Gévaudan. Des investigations ont également été menées au sein des collections du département des Manuscrits occidentaux de cette même bibliothèque. Les éditions analytiques des registres pontificaux ont offert pour la période 1243-1314 un éclairage particulier sur l’affaire. Enfin, la consultation dans les locaux de l’Institut de recherche et d’histoire des textes à Orléans des notes de travail de Robert Fawtier, dans le cadre de l’établissement du Corpus Philippicum, a permis la découverte d’actes éclairant le contexte de la fin du procès.


Première partie
Bilan des connaissances


Chapitre premier
L’historiographie d’un procès tombé dans l’oubli

Pour approcher correctement les archives et l’histoire d’un procès qui a opposé entre 1269 et 1307 l’évêque de Mende et le roi de France, en faire l’historiographie revêtait un caractère particulier, pour deux raisons. D’une part parce que l’érudition gévaudanaise est active et précoce. La singularité administrative du Gévaudan, sous l’Ancien Régime, interpelle les contemporains qui n’hésitent pas à aller chercher dans les archives de l’évêché les titres prouvant la précocité de la puissance temporelle de l’évêque de Mende. Par ailleurs, la création de la Société d’agriculture, du commerce, des sciences et des arts de la ville de Mende le 25 novembre 1819 marque le début d’une organisation des recherches historiques dans le département de la Lozère. D’autre part, parce que le statut particulier de l’évêque de Mende obtenu grâce au paréage de 1307 se poursuit jusqu’à la Révolution française, malgré les attaques régulières des agents du roi, et qu’il en résulte nécessairement un effort de justification juridico-mémorielle autour des droits de l’évêque, qui se perpétue jusqu’au milieu du xixe siècle. Or justement le procès étudié a engendré, à des fins de justification juridique, la fixation de la mémoire de l’histoire de l’évêché de Mende.

C’est à la fin du xixe siècle que les travaux abordant de loin en loin le procès de 1269 passent d’une érudition locale très engagée, tenant plus de la construction d’une mémoire célébrant le pouvoir épiscopal que de l’histoire critique, à des études de qualité universitaire, sous l’influence de l’école méthodique qui se diffuse en Lozère à la fin du xixsiècle, grâce au savoir des archivistes départementaux. Si les premiers travaux, couplés aux grandes entreprises d’édition des Bénédictins, avaient permis de révéler peu à peu la mémoire et les sources du procès de 1269, l’érudition critique établit les grandes étapes du procès et est à l’origine d’éditions de sources promises à un bel avenir : les études des années 1990 et 2000 venues des États-Unis leur doivent ainsi beaucoup.

Mais il apparaît que l’exploitation des sources de cette affaire au tournant des xixe et xxe siècles, dans un but d’établissement de l’histoire événementielle du diocèse de Mende depuis la fin du xiie siècle, a ignoré le contexte même de leur production et a favorisé une histoire téléologique, où l’obtention de l’autonomie par l’évêque de Mende est fixée comme le point de mire de toutes les actions antérieures. Il en résulte que la temporalité interne et les rapports avec le contexte politique d’une affaire qui s’étale sur plus d’un quart de siècle en sont oubliés.

Chapitre II
Le Gévaudan du xiie siècle aux années 1240 un enjeu stratégique entre le royaume de France, les comtés de Barcelone et de Toulouse

Du fait de la situation marginale du Gévaudan, région périphérique tout à la fois du royaume de France, des comtés de Toulouse, de Barcelone et du royaume d’Aragon au xiisiècle et dans la première moitié du xiiie siècle, une synthèse de l’histoire du Gévaudan s’imposait. Par ailleurs, le procès étudié, résultant de l’installation du roi de France dans ce territoire, fournit une occasion pour les parties en litige de jeter un regard rétrospectif sur ce passé.

Au xiie siècle, les évêques de Mende partagent le pouvoir avec les vicomtes du Gévaudan, solidement implantés dans l’ouest du diocèse. Les études menées sur cette période s’accordent généralement pour conclure à la faiblesse du pouvoir épiscopal face à ces vicomtes, qui se trouvent être depuis le début du xiie siècle les comtes de Barcelone, devenus en 1172 rois d’Aragon. Néanmoins l’évêque de Mende, profitant de l’éloignement de tout pouvoir temporel, ainsi que de l’absence de toute autre seigneurie ecclésiastique majeure, a vraisemblablement accru son pouvoir sur le diocèse lors du mouvement de paix de Dieu. Parallèlement, les Catalans occupent la vicomté de Grèzes, qui revêt une importance stratégique dans les guerres opposant, au tournant des xiie et xiiie siècles, l’Aragon, le comté de Toulouse, la France et l’Angleterre. C’est dans ce contexte que doit être replacée la conclusion en 1161 de l’acte connu sous le nom de « Bulle d’or » par lequel Aldebert de Tournel, évêque de Mende, reconnaît tenir son évêché du roi de France ; en échange de quoi Louis VII concède au prélat, sous la protection d’une immunité, tout l’episcopatus du Gévaudan avec les droits régaliens dépendant de la Couronne. Une étude spécifique de cet acte permet de le replacer dans le contexte juridique de l’époque, sans introduire de confusion avec la réutilisation qui en est faite durant le procès de 1269 : il est typique des modalités d’élection des évêques depuis la Réforme grégorienne. L’acte témoigne également d’une volonté du roi de France d’imiter l’empereur germanique, en étendant son autorité sur des zones peu contrôlées de son royaume par la concession à de grands seigneurs de pouvoirs temporels étendus.

À la suite des rois d’Aragon, le roi de France prend pied dans le diocèse de Mende en s’emparant de la vicomté de Grèzes lors de la campagne méridionale de Louis VIII dans les terres du comte de Toulouse en 1226 – le roi d’Aragon lui en accorde définitivement la jouissance par le traité de Corbeil en 1258 –, puis en saisissant les terres du rebelle Pierre VII Bermond dans le sud du diocèse. L’installation des officiers royaux, qui se fait dans ces terres dès les années 1230, entraîne des conflits, parfois violents, avec l’évêque de Mende. L’arrivée d’Hugues de la Tour, évêque de Clermont, envoyé par le roi en 1243 pour affirmer l’autorité royale en Gévaudan, marque l’acmé des tensions entre le titulaire du siège épiscopal de Mende et le roi de France. Mais curieusement le procès ne se déclenche pas à ce moment, posant la question de ses causes exactes.


Deuxième partie
Les causes et le déroulement du procès (1269-1297) :
trancher justement un différend


Chapitre premier
Les causes du procès de 1269

Que l’évêque de Mende se plaigne devant le Parlement des abus d’officiers royaux implique la conviction que le roi et sa cour sont effectivement en mesure de punir leurs agents et démontre la croyance en un droit ou une pratique juridique supérieure par sa justesse et sa légitimité. Or les réformes de la justice royale entamées sous saint Louis portent justement leurs fruits jusqu’en Gévaudan, comme l’attestent les arrêts de la cour du roi reçus par Odilon de Mercœur, évêque de Mende (1247-1274), dans les années 1250-1260. L’évêque attache de l’importance à faire réparer devant la cour du roi les torts qui sont commis au préjudice de la juridiction de son église ; il fait ainsi preuve d’une grande lucidité sur les méthodes d’expansion de l’autorité royale, qui s’impose notamment en définissant les droits que les officiers royaux exercent plus ou moins abusivement. Parallèlement, la cour de justice temporelle de l’évêque de Mende prend l’habitude de tenir régulièrement des registres contenant les minutes des procès-verbaux de ses séances, améliorant d’autant son efficacité.

La personnalité et les relations d’Odilon de Mercœur pourraient bien avoir joué un rôle décisif dans le déclenchement du procès : issu d’une puissante famille auvergnate, il est élu par la volonté du pape, dont il obtient en 1248 une confirmation de la Bulle d’or. Il revendique à partir de 1250 la vicomté de Grèzes, occupée par le roi, redouble d’efforts pour garder son pouvoir sur la baronnie vassale de Florac durant la tutelle des enfants de Bertrand d’Anduze, fait construire des châteaux forts dans la vallée du Lot et obtient de la royauté capétienne la confirmation de la Bulle d’or en 1257.

C’est encore lui qui décide en février 1264 puis à la fin de l’année 1269, de porter devant le Parlement deux séries d’articles contre les abus des officiers du roi dans son diocèse. Les premières plaintes n’ont pas de suite judiciaire. Exemptes de toute revendication théorique sur le pouvoir en Gévaudan, elles ont probablement incité la royauté à négocier avec l’église de Mende pour parvenir au règlement de certains différends. Un accord, préparé en décembre 1265, puis définitivement conclu en juin 1266 entre les deux parties, résout les deux litiges principaux, à savoir les revendications de l’évêque sur la vicomté de Grèzes et l’interdiction de circulation de la monnaie épiscopale prononcée en mai 1263 par le sénéchal de Beaucaire dans certains lieux du diocèse. La question de la vicomté de Grèzes n’occupe par la suite qu’une place marginale dans les articles que dépose en 1269 Odilon de Mercœur devant le Parlement. L’évêque s’insurge alors, comme il l’avait déjà fait en 1264, contre un ensemble d’usurpations de ses prérogatives commises par les officiers royaux, notamment dans la baronnie de Florac, territoire relevant à la fois du roi et de l’évêque de Mende. La mort de son seigneur, Bertrand d’Anduze, vers 1259, et la minorité de ses enfants constituent une des causes majeures du déclenchement du procès. En outre, l’évêque de Mende place en tête de ses griefs deux articles revendiquant la jouissance du majus dominium et de toute jurisdictio temporelle sur le Gévaudan, à l’exception des domaines du roi. En 1264, l’évêque de Mende voulait seulement mettre un terme à l’extension du pouvoir royal en obtenant une condamnation claire des abus des officiers royaux ; en 1269, le prélat veut prouver son pouvoir et le faire valoir juridiquement devant la cour du roi.

Chapitre II
La matière juridique et la procédure de l’enquête

À la suite de la plainte d’Odilon de Mercœur devant le Parlement, le roi désigne deux auditeurs pour entendre les parties au cours d’une enquête contradictoire. Auparavant, l’évêque de Mende et le sénéchal de Beaucaire pour le roi déposent leurs intendit. Ces sources éclairent la conception du pouvoir de l’évêque de Mende. Celle-ci se rapproche en fait par sa nature du pouvoir que les juristes contemporains attribuent au roi de France, mélange de fidélité féodale et de droits directement appuyés sur l’utilité publique. Quelques témoins interrogés sur la nature de la major jurisdictio n’hésitent d’ailleurs pas à faire le parallèle entre pouvoir royal et pouvoir de l’évêque de Mende. En revanche, les propositions du sénéchal de Beaucaire insistent plus particulièrement sur l’exercice de la justice dans tout le diocèse par la royauté, sans jamais exclure les revendications de l’évêque de Mende par l’invocation du principe d’inaliénabilité ou d’imprescriptibilité de la souveraineté royale. Les cas royaux ne font encore l’objet d’aucune revendication. Par contre, on trouve parmi les intendit du sénéchal l’idée que l’autorité royale s’impose de droit sur tout le territoire du royaume de France, incluant donc nécessairement l’ensemble du Gévaudan.

L’élément central de la procédure est donc l’enquête commencée en 1270 et dont l’achèvement traîne jusqu’en 1277, après deux renouvellements des auditeurs royaux. Comme l’apport de cette source pour l’histoire du Gévaudan de la première moitié du xiiie siècle, ainsi que le témoignage comme modalité de la preuve au cours d’un procès dans l’ancien droit, sont des sujets bien connus, l’étude s’est concentrée sur le déroulement de l’enquête afin de fournir un contrepoint local aux rares synthèses générales traitant de la procédure des enquêtes au xiiie siècle. Ainsi ont pu être observées au cours de cette première partie du procès quelques différences notables entre la procédure adoptée et celle, mieux connue, qui s’établit au xive siècle. La remise des intendit et des articles du procès n’est pas soumise en 1269 à l’obligation de fournir des doubles à la partie adverse et le greffe du Parlement ne semble pas en délivrer copie aux deux parties. En outre, le juramentum calumpnie est absent de la procédure. On pourrait considérer que les parties ont effectué la litiscontestatio en remettant leurs articles et leurs propositions, mais le problème réside dans l’absence de réponses par credit vel non credit, autant que dans le délai qui sépare la remise des articles et des intendit de l’évêque de Mende et la réponse du sénéchal de Beaucaire. Les modalités de déposition des témoins diffèrent même des prescriptions de Louis IX pour se conformer à la procédure romaine des dépositions faites en public devant les deux parties. Enfin la production des preuves écrites présente la particularité de nécessiter des témoins pour authentifier les documents produits par les parties.

L’enquête se clôt finalement le 18 mai 1277 : à cette date, les témoins des deux parties ont été entendus et les preuves écrites produites. Il ne reste plus théoriquement au Parlement qu’à citer les parties à comparaître afin de recevoir ou non l’enquête à juger. Mais la complexité de l’affaire pousse les juges à demander des informations supplémentaires : une nouvelle enquête en 1281 et les documents originaux des preuves écrites en 1297. Ces deux procédures complémentaires accomplies, les deux parties s’engagent dans une ultime joute juridique et argumentative. La justice royale suit donc entre 1269 et 1297 le cours de la procédure judiciaire sans qu’aucune initiative ne soit prise pour régler le conflit par une autre voie.


Troisième partie
Un procès sous l’empire du roi (1297-1307)


Chapitre premier
Un procès sans jugement

Entre 1298 et 1301, Clément de Savy, membre du Parlement, examine la documentation du procès avant la convocation des parties devant la cour du roi lors du Carême 1301 pour assister vraisemblablement à la réception à juger de l’enquête. Passée cette date, on ne dispose plus d’aucune trace de la poursuite de la procédure, exception faite du Mémoire qui constitue la réponse épiscopale à la plaidoirie que Guillaume de Plaisians, devenu avocat du roi dans cette affaire, a probablement faite en 1301 contre l’enquête et les prétentions épiscopales. Un autre processus s’engage alors, qui mène au paréage de février 1307 : Gaucelin de La Garde, ancien chanoine de Mende, devenu évêque de Maguelone, reçoit du roi, dès la fin de l’année 1301, la mission de trouver un compromis convenable pour le roi et l’évêque de Mende. Il y réussit probablement avant la fin de l’année 1302, et l’octroi de deux ordonnances royales garantissant les droits de l’église de Mende en mai 1302 pourrait être un signe de l’acceptation par l’évêque d’un tel arrangement. Après règlement de certains points litigieux par les conseillers du roi, le projet d’accord a été vraisemblablement soumis aux acteurs locaux, officiers de la sénéchaussée de Beaucaire et chapitre mendois, au cours du voyage qu’effectue Guillaume de Plaisians au Puy, à Viviers et à Mende entre avril et septembre 1305. Le traité de paréage, qui clôt, à la place d’une sentence judiciaire, le différend qui opposait l’évêque de Mende au roi de France depuis 1269, est définitivement conclu en février 1307.

Paradoxalement, l’étude du débat argumentatif qui se déploie dans le mémoire juridique épiscopal révèle, en comparaison des propositions déposées par le sénéchal dans les années 1270, un indubitable durcissement théorique de l’argumentation royale dans un contexte général propice à cette évolution : pour Guillaume de Plaisians, le roi est l’égal de l’empereur, détenteur de pouvoirs exclusifs, au premier rang desquels celui de créer la loi (condere legem) dans toute l’étendue de son royaume. La concession des regalia dans la Bulle d’or devient alors une absurdité conceptuelle, ce que l’avocat de l’évêque de Mende récuse. Ce dernier prend l’avocat du roi au piège, en retournant l’argument majeur de Plaisians contre son auteur : si rex [Francie] est imperator in regno suo, c’est qu’il a pu prescrire ses droits contre le prince suprême au temporel, l’empereur, laissant à l’évêque de Mende la possibilité de faire de même. Il l’accuse même d’hérésie dans l’adoration dont il témoigne pour le roi de France. Mais, passée cette opposition, force est de constater que les pratiques de travail, les méthodes et les sources de la réflexion des deux parties sont, dans cette dernière phase du procès, identiques. Même si l’auteur du Mémoire épiscopal reste inconnu, ce dernier et Guillaume de Plaisians sont des juristes dont la rhétorique argumentative et la réflexion trahissent la formation universitaire en droit romain et canonique. La conception du pouvoir législatif royal et de son rapport avec la coutume est un autre indice de rapprochement des deux parties, non plus seulement sur la forme, mais encore sur le fond. La partie royale s’accorde avec les théories du Mémoire pour estimer que la coutume peut avoir force de loi en étant acceptée par un roi sciens et non contradicens.

Cette opposition entre durcissement théorique et choix d’une solution de compromis dès 1301 exige de se pencher sur le contexte historique du Gévaudan sous Philippe le Bel pour tenter de comprendre l’issue de ce procès.

Chapitre II
La présence grandissante du roi de France en Gévaudan dans les années 1300

Durant le règne de Philippe le Bel, des conflits surviennent encore régulièrement entre les officiers royaux et l’église de Mende. Les comptes royaux attestent de l’intégration du Gévaudan dans le fonctionnement de la lourde machine administrative royale, qui a connu des améliorations substantielles depuis le règne de Louis IX. À l’occasion d’une nouvelle minorité après la mort d’Isabelle d’Anduze en 1299, la baronnie de Florac est placée cette fois sous la protection du sénéchal de Beaucaire, poussant l’évêque de Mende à déposer une plainte devant le Parlement. Outre ces conflits de juridiction, les tensions entre évêque et pouvoir royal résultent aussi de l’extension de la protection royale par l’intermédiaire de la garde et de l’accueil de vassaux épiscopaux qui ont probablement été séduits par l’inféodation nouvelle de châteaux du domaine royal. Cependant, après l’épiscopat effacé d’Étienne d’Auriac (1275-1284), les épiscopats des deux Guillaume Durand, oncle (1285-1296) et neveu (1296-1330), marquent aussi le retour des évêques de Mende dans les affaires du royaume de France : les nombreux privilèges octroyés par la papauté en faveur du diocèse, durant l’épiscopat de Guillaume Durand I le Spéculateur, sont une première évolution de cette période et une force pour l’évêque, dont même Odilon de Mercœur n’avait pas disposé à un tel point. Le soutien apporté par les chanoines à leur évêque le préserve aussi des interventions d’officiers royaux au cœur des affaires du diocèse.

Au-delà d’une opposition frontale entre les deux parties, plusieurs événements viennent favoriser un rapprochement dans les années 1290-1300. D’une part, du fait de l’engagement militaire prolongé du règne de Philippe le Bel, l’autorité du roi a été renforcée par la diffusion d’une propagande chargée de justifier les efforts, notamment financiers, demandés à ses sujets. Les nobles gévaudanais sont systématiquement convoqués pour l’ost du roi, malgré les protestations de l’évêque ; lui-même a participé à l’effort de guerre par le paiement de certains impôts. Mais le roi a bien été obligé de prêter attention aux revendications des pouvoirs locaux auxquels il demandait tant. La publication d’ordonnances royales relatives à l’évêché de Mende entre 1300 et 1304 qui garantissent le temporel et le for ecclésiastique épiscopal en est une preuve. D’autre part, l’hostilité des populations des régions d’Albi, Carcassonne et Toulouse contre l’Inquisition, qui se cristallise en 1301 dans les affaires de Bernard Délicieux, Bernard de Castanet et Bernard Saisset, a probablement fait craindre au roi une sédition languedocienne. Qui plus est, l’arrestation de l’évêque de Pamiers déclenche le bras de fer que l’on connaît avec Boniface VIII. Ces problèmes religieux forcent la royauté à s’intéresser tout particulièrement au Languedoc : le voyage du roi entre décembre 1303 et février 1304 et les assemblées de Nîmes et de Montpellier en juillet 1303 pour obtenir l’assentiment de la population du pays à l’appel royal au concile général en sont autant d’indices. Même si le Gévaudan est en marge de la zone concernée, il a dû paraître important à la royauté d’y régler toutes les sources de conflits – ce dont ont pu profiter également les diocèses du Puy et de Viviers –, ce qui expliquerait le déclenchement des négociations afin d’établir le paréage de Mende dès l’année 1301, ainsi que la faveur de Guillaume Durand II le Jeune auprès du roi de France. Dès l’avènement d’un pape plus favorable au royaume de France, Guillaume Durand le Jeune bénéficie de multiples bulles pontificales à son avantage. Le pouvoir royal ne semble jamais avoir saisi les biens temporels de l’évêque, malgré la froideur de Guillaume Durand à l’égard de la campagne menée contre le pape entre 1302 et 1303, et il n’hésite pas à venir au secours de l’évêque lorsque sa vie se trouve menacée par les barons gévaudanais, alors même que la situation fournissait un bon argument pour pointer du doigt la fausseté des prétentions épiscopales qui se faisaient jour dans le procès commencé en 1269.

Chapitre III
Le paréage de Mende (février 1307) au service de la royauté

En février 1307, le différend qui avait opposé l’évêque de Mende et le roi de France pendant trente-sept ans est enfin réglé. Une sentence n’est pas venue clore la procédure et désigner un gagnant, comme on pourrait l’attendre, mais donc un compromis, une associatio ou pariagium (paréage), a mis un terme au conflit. Acte fréquent au Moyen Âge, le paréage est à l’origine une pratique féodale permettant de diviser la juridiction sur une terre ; il est devenu dans les mains de la royauté un véritable moyen d’administration utilisé à des fins différentes : fondation de bastides, extension du pouvoir royal, aide des seigneurs… La conclusion de paréages est devenue si fréquente dans les sénéchaussées méridionales que des registres spécifiques sont consacrés par les officiers royaux à ces actes. Sous Philippe le Bel, on constate une recrudescence des paréages conclus avec les grands seigneurs ecclésiastiques entre 1305 et 1308 : les évêques du Puy, de Mende, Limoges et Cahors en concluent un avec le roi de France tandis que l’évêché de Viviers fait l’objet d’un arrangement qui n’est certes pas juridiquement un paréage, mais dont les termes s’en inspirent.

À travers l’analyse comparative des accords du Puy, de Mende et de Viviers, ainsi que des paréages conclus par le sénéchal de Beaucaire en 1298 et 1305 avec les seigneurs gévaudanais de Canilhac et de Montclar et avec le prieur d’Ispagnac, apparaissent les contours d’un modèle juridique définissant ce qu’est un paréage pour les officiers du roi sous le règne de Philippe le Bel. Il s’agit d’un partage de la juridiction sur un certain nombre de territoires, confiée à une cour commune constituée d’au moins un bayle, un juge et un notaire, dont les modalités de nomination ne diffèrent pas d’un acte à l’autre. Des clauses garantissent ensuite l’application du paréage, mais doivent également réglementer la nouvelle aire d’intervention des justices propres aux deux seigneurs associés. En effet, celles-ci voient souvent leur ressort modifié par la création de la cour commune. À cette définition du paréage, est étroitement lié un modèle d’organisation de la justice et des appels hiérarchiques, qui opère la captation par la justice royale supérieure (cour du sénéchal ou du roi) des seconds appels.

Mais, au-delà de ces traits communs, les traités de paréage étudiés montrent une variabilité notable de leurs clauses, qui trahit un certain pragmatisme des gens du roi qui en sont à l’origine. Les exposés ne sont pas stéréotypés et semblent de bons indices des diverses causes qui expliquent la conclusion d’un paréage. Les six exemples considérés (Mende, Le Puy, Viviers, La Canourgue, Montclar et Ispagnac) ont des origines assez différentes : un conflit entre le chapitre et l’évêque au Puy ; une volonté de conquête royale à Viviers ; la pression d’un procès intenté par le procureur du roi à La Canourgue ; la demande d’un petit seigneur à Montclar. Or, face à ces contextes divers, les multiples différences entre ces actes attestent d’une capacité d’adaptation de l’arsenal juridique à la situation donnée : les seigneurs laïcs de Canilhac et Montclar doivent fournir plus de garanties de leurs bonnes intentions que les prélats. En revanche, dans les régions où le pouvoir royal s’est trouvé aux prises avec un pouvoir local organisé et relativement indépendant, comme en Gévaudan et en Vivarais, le pouvoir royal se fait plus généreux. Les exposés des actes se font plus théoriques et des clauses abordent la question du rapport d’autorité liant le roi et l’évêque pour définir une fidélité sans soumission du prélat envers le monarque. Les clauses de garantie du temporel épiscopal se font également plus nombreuses. Enfin, en comparaison avec les autres paréages, le cas du Gévaudan présente une singularité supplémentaire : c’est le seul à installer une juridiction commune, non sur des terres du domaine du seigneur associé, mais sur un ensemble territorial étendu, constitué de fiefs. Ce fait notable alimente l’hypothèse d’un paréage dirigé contre les nobles du Gévaudan. Dans tous les cas, il explique la réaction violente de la noblesse du diocèse qui dépose une plainte devant le Parlement afin d’obtenir l’annulation du paréage. Mais cette particularité peut aussi s’expliquer par l’implantation des terres royales en Gévaudan, à l’ouest et au sud du diocèse, séparées du domaine épiscopal par les fiefs.

Cependant, ces différences ne remettent jamais en cause la souveraineté du roi de France sur son royaume, qui s’exprime dans chacun de ces actes. Le modèle de justice imposé, propagé par ses traités, ou bien la procédure impliquant la punition par la justice royale de tous les officiers ayant commis une faute dans l’exercice de leur fonction, sont autant de règlements qui permettent au roi d’étendre son autorité. La royauté profite d’ailleurs des paréages avec les évêques pour étendre sa garde sur les églises cathédrales. Dans leur volonté d’imposer la souveraineté régalienne sur le royaume, Philippe le Bel et ses officiers usent du paréage comme d’un outil permettant d’imposer un modèle judiciaire, mais impliquant dès l’origine une concession de pouvoir, à même d’imposer les règles contraignantes dans des régions où le pouvoir royal est établi depuis moins longtemps et où subsistent des tensions. Certains historiens ont vu dans le paréage de Mende une énorme concession du pouvoir royal à l’évêque, qui allait limiter la souveraineté du roi dans les siècles à venir. Au vu du contenu de ces actes, il est probable que Guillaume de Plaisians et Guillaume de Nogaret ne voyaient pas les choses de cette manière. Les théories juridiques qui se développent à cette époque sur l’exclusivité de la souveraineté royale doivent être remises en perspective par la pratique de terrain des officiers royaux.

En dernier lieu, il est intéressant de constater que, sans même vider le litige par un procès ou recourir à un paréage, la seule réalisation des Feuda gabalorum, grande enquête menée en 1307 à la suite du paréage pour déterminer la liste des fiefs et domaines du roi et de l’évêque de Mende en Gévaudan, aurait permis de jeter les fondements d’une cohabitation entre pouvoirs royal et épiscopal en établissant où devaient s’exercer les justices des deux protagonistes. Or, malgré le fait que les conseillers du roi au Parlement s’interrogent dès 1281 sur la possession des fiefs par les parties en litige, le pouvoir royal n’interrompt pas alors la procédure en cours. Cette chronologie des faits s’explique par une évolution dans la conception de l’intervention royale entre le règne de Louis IX et celui de Philippe le Bel : d’abord conçue comme l’exercice de la justice, elle glisse plus nettement sous Philippe le Bel vers un interventionnisme gestionnaire, certes encore naissant, fondé sur le concept d’utilité publique. Outre sa fonction de règlement d’un conflit permettant de préserver les intérêts des deux protagonistes, le paréage affirme en fait l’autorité royale et simplifie la situation en opérant une actualisation des rapports de pouvoir en Gévaudan. Il impose, grâce au pouvoir législatif du roi, une règle claire : les fiefs des deux parties relèvent de la juridiction commune. La simplification réside également dans une évolution conceptuelle majeure de l’exercice du pouvoir : sa territorialisation. Le thème des frontières naturelles du royaume de France devient récurrent dans l’argumentation des officiers royaux à cette époque, afin de justifier de l’application de la souveraineté royale dans tout endroit du territoire ainsi défini comme royaume. En ce qu’il crée des zones d’exercice du pouvoir plus cohérentes et supprime une fragmentation excessive entre les fiefs du roi et ceux de l’évêque, le paréage de Mende participe à la territorialisation du pouvoir. La simplification des ressorts juridictionnels que permet le paréage en définissant une règle simple séduit d’ailleurs Guillaume Durand le Jeune au point qu’il demande à conclure un second paréage avec le roi entre 1307 et 1311 sur des châteaux de l’archiprêtré des Cévennes.


Conclusion

L’approche micro-historique permet de dépasser l’opposition théorique croissante, perceptible dans le procès entre l’évêque de Mende et le roi de France, pour saisir les facteurs de rapprochement des deux parties. Le contexte des années 1300 nécessite certes de la part de la royauté de savoir se concilier les pouvoirs locaux, notamment ceux des évêques, mais l’étude de la pratique du pouvoir royal à l’échelle du Gévaudan révèle également des stratégies différentes permettant l’intégration progressive du diocèse de Mende dans le royaume.

Si, au début du règne de Louis IX, le pouvoir royal semble s’installer dans les terres nouvellement conquises et rattachées au domaine royal par la violence, dès le retour de croisade du roi en 1254, la justice royale devient le moteur principal de l’intégration du Gévaudan au royaume et organise la judiciarisation des conflits. Sous Philippe le Bel, l’acte de paréage révèle un pragmatisme certain du gouvernement royal qui, d’une vieille institution féodale, fait un excellent moyen de résoudre un conflit tout en améliorant l’exercice de la justice dans son royaume, étendant ainsi son autorité. Abandonnant la simple volonté du règne de saint Louis de rendre la justice dans un différend complexe, Philippe le Bel, appuyé par ses conseillers, fait usage de son pouvoir législatif pour actualiser les rapports de pouvoir juridictionnel en Gévaudan, contribuant certes à étayer la situation privilégiée de l’évêque de Mende, mais, au nom de l’utilitas publica, sous l’empire du roi.


Pièces justificatives

Édition critique de dix-neuf actes relatifs à l’histoire du Gévaudan (1161-1307), en particulier de la Bulle d’or (1161), des accords entre l’évêque de Mende Odilon de Mercœur et Louis IX (1265-1266), des intendit épiscopaux et royaux produits durant le procès (1270-1272), des paréages de La Canourgue-Nogaret (1298-1299), Montclar (1305) et de Mende (1307).


Annexes

Généalogie des vicomtes de Grèzes. — Cartes des châteaux des domaines du roi de France et de l’évêque de Mende (fin du xiie - début du xivsiècle). — Tableaux et schémas relatifs à la documentation du procès, aux preuves écrites et aux témoins produits durant l’enquête. — Sommaire et présentation du mémoire juridique épiscopal appelé Mémoire relatif au paréage de 1307 (AD Lozère G 730). — Schéma présentant l’organisation judiciaire en Gévaudan à l’issue du paréage de février 1307. — Tableau et carte de localisation des toponymes gévaudanais cités dans la thèse. — Index des matières, sources et concepts juridiques.