« »
École des chartes » thèses » 2011

La translittération des écritures orientales au début du xvie siècle

L’alphabet latin et l’hébreu dans les premiers imprimés parisiens


Introduction

La translittération, c’est-à-dire l’opération par laquelle on fait correspondre à un signe d’un système d’écriture un signe d’un autre système, n’a jamais été étudiée en tant que concept à part entière dans un travail synthétique. Ce concept récent, dont l’apparition dans le vocabulaire français et anglais peut être datée des années 1860, se distingue de la transcription en ce qu’elle désigne un passage de l’écrit à l’écrit, tandis que la transcription au sens strict désigne le passage de l’oral à l’écrit.

La translittération pose des problèmes à la fois pour le présent et pour le passé. De nos jours, elle fait l’objet de tentatives plus ou moins réussies de standardisation à l’échelle internationale ; au xvie siècle, le concept de translittération ne porte pas encore de nom, mais les auteurs sont souvent conscients des problèmes spécifiques que pose le passage d’une écriture à une autre, en particulier lorsque ces écritures sont structurellement différentes et qu’elles correspondent à des phonologies distinctes. Aux débuts de l’imprimé, les langues orientales sont peu étudiées mais l’hébreu fait exception puisque, pour les besoins de la théologie, il fait l’objet d’un enseignement institutionnel et de publications à vocation didactique ; il est présent par ailleurs dans des ouvrages religieux divers.

Il importe, d’une part, de faire le bilan des enjeux théoriques de la translittération et, d’autre part, d’observer les mécanismes récurrents qui l’animent dans un contexte historique et linguistique précis, où la forme des translittérations ne peut être déliée de l’usage qu’en faisaient les auteurs et les lecteurs.


Sources

Les imprimés parisiens du xvie siècle comportant des translittérations de l’hébreu sont de deux sortes. Il s’agit, d’une part, des nombreux ouvrages didactiques sur la langue hébraïque qui se multiplient à Paris à partir de la Grammatica hebraica de François Tissard (1508). On trouve, d’autre part, certaines catégories de mots hébraïques en translittération dans les bibles ou les psautiers. Ces sources ont été étudiées de manière exhaustive pour le domaine parisien jusqu’en 1550, et des échantillonnages ont été effectués dans des lieux d’impression différents ainsi que dans les décennies ultérieures.


Première partie
Translittération, transcription et traduction :
approche théorique


En l’absence de synthèses existantes, il est nécessaire d’aborder en premier lieu les enjeux théoriques des translittérations vers l’alphabet latin, sans se limiter à une époque ou à une aire linguistique particulières.

La translittération n’a pas la même signification selon les systèmes d’écriture qu’elle convertit. D’aucuns considèrent qu’il n’y a de translittération que d’alphabet à alphabet et que, dans les cas où un autre système d’écriture est impliqué, on ne peut guère parler que de transcription. Lorsque l’écriture à translittérer est un alphabet, comportant à la fois des consonnes et des voyelles, en théorie la translittération est possible ; cela ne signifie pas qu’elle est aisée, surtout si l’alphabet de départ contient plus de caractères que l’alphabet d’arrivée. Si l’écriture à translittérer en alphabet latin est un syllabaire, il est d’usage d’utiliser des digrammes ou des trigrammes, en prenant soin d’éviter grâce à l’apostrophe les éventuelles confusions. Si l’écriture à translittérer en alphabet latin est un abjad, c’est-à-dire un alphabet où seules les consonnes sont notées, l’emploi du terme de translittération est plus contestable : la translittération doit alors soit translittérer uniquement les consonnes (comme dans les translittérations scientifiques pour l’ancien égyptien), soit translittérer aussi les voyelles, qui apparaissent en général sous forme de signes diacritiques (comme en hébreu et en arabe). Si ces diacritiques ne sont pas notés, et c’est le cas en pratique dans la plupart des textes, il convient de les sous-entendre. Enfin, la question se pose d’une translittération des écritures idéographiques : beaucoup considèrent que cette notion n’a pas de sens et qu’on ne saurait parler, dans ce cas, que de transcription. Toutefois, de la même manière que pour les abjads, il est possible de translittérer à partir d’une écriture pleine qui, de fait, existe, mais qui est sous-entendue dans la pratique courante : ainsi la translittération d’idéogrammes japonais peut-elle prendre pour base la graphie en syllabaire phonétique hiragana ou katakana. Cette opération se distingue d’une transcription : elle prend appui sur un système d’équivalences fixes et ne se contente pas de rendre la prononciation réelle puisqu’elle néglige généralement les variantes de prononciation d’une même langue. Ce qui distingue ici la translittération des autres modes de conversion du texte, c’est moins un strict rapport de lettre à lettre que la volonté de maintenir une certaine proximité avec la graphie d’origine, qui garantit à la fois la réversibilité et la stabilité de la translittération.

Chapitre premier
Les objets linguistiques de la translittération

La translittération est utilisée pour insérer dans un texte en alphabet latin un mot issu d’une langue orientale en le maintenant dans sa langue d’origine mais non pas dans son écriture d’origine. Lorsque cette pratique s’applique à des mots isolément, ce qui est le cas le plus courant, c’est généralement à des mots qui relèvent du phénomène de la dénomination : peu d’adjectifs, de verbes, d’adverbes ou de copules, mais beaucoup de noms. Le cas le plus étudié pour l’époque actuelle est celui des noms propres – noms de personne ou noms de lieu – qui sont translittérés plutôt que traduits parce que leur référent n’existe pas dans l’espace linguistique d’arrivée. De la même façon, lorsque des noms communs sont translittérés, c’est en général parce que leur référent est supposé n’avoir pas d’équivalent dans l’espace de la langue cible. Les noms des institutions et les titres des documents sont exemplaires de ce phénomène et se situent souvent simultanément à la limite entre le nom propre et le nom commun, mais aussi entre le mot et le groupe de mots. On translittère en outre des noms communs relevant d’un vocabulaire technique ou spécialisé : il peut s’agir de vocabulaire scientifique, philosophique, mais aussi de mots faisant référence à des traditions locales ou à des produits spécifiques à des aires linguistiques données. Les ouvrages didactiques, par exemple les manuels de langue, comportent aussi des translittérations, qui cohabitent souvent avec l’écriture d’origine et peuvent intégrer d’autres types de mot que les seuls noms. Il en va de même des translittérations de textes entiers. Ces dernières, assez rares, ne se trouvent que dans des contextes particuliers – par exemple celui de la liturgie – et tiennent généralement plus de la transcription que de la translittération. Enfin, il arrive que la translittération soit appliquée à des espaces linguistiques entiers, où l’adoption de l’alphabet latin en remplacement du système d’écriture préexistant résulte d’une décision politique.

Chapitre II
Choisir la translittération : entre translittération, transcription, traduction et maintien de l’écriture d’origine

Choisir d’utiliser une translittération revient à éliminer d’autres possibilités. La translittération s’oppose, par définition, à la transcription : le mot translittéré comporte toujours une part de translittération dans la mesure où le fondement de l’équivalence de lettre à lettre est systématiquement la prononciation. Si la translittération faisait réellement fi de la prononciation, comme certains l’affirment, elle reviendrait à un simple codage et aurait avantage à utiliser des chiffres plutôt que des lettres. Choisir de translittérer, c’est aussi refuser de maintenir un mot dans son écriture originelle, soit que l’on désire en rendre la prononciation intelligible et « oralisable », soit que la discontinuité graphique impliquée par la présence d’un mot dans une autre écriture au sein d’un texte en alphabet latin paraisse incongrue. Enfin, translittérer un mot, c’est refuser de le traduire et considérer qu’il n’existe dans la langue cible aucun terme permettant de renvoyer au même signifié de manière satisfaisante. Dans ce dernier cas, l’alternative offerte par la translittération peut se révéler un facteur d’enrichissement de la langue par l’emprunt, puisque le mot translittéré est susceptible de s’intégrer à la langue cible et de devenir un néologisme.

La translittération et la traduction ont beaucoup de caractéristiques communes, et les réflexions menées depuis quelques décennies sur les questions de traduction peuvent utilement s’appliquer à la translittération : tandis que la traduction rapproche des signifiants liés à des signifiés sémantiques, la translittération rapproche des signifiants liés à des signifiés phoniques. Par de nombreux aspects, on peut mettre sur le même plan translittération et traduction littérale : toutes deux font correspondre les systèmes élément par élément (mot à mot pour la traduction littérale, lettre à lettre pour la translittération) en tâchant de rester le plus près possible du texte original, toutes deux ont souvent vocation à accompagner la version originale plutôt qu’à s’y substituer, et toutes deux font l’objet de critiques concernant leur caractère prétendument mécanique et inutile.

Chapitre III
La forme de la translittération

À l’intérieur d’un texte en alphabet latin, un mot maintenu dans son écriture d’origine détonne de manière évidente. C’est aussi le cas, dans une moindre mesure, pour les mots translittérés, qui provoquent un accroc dans le fil de la lecture d’un texte en alphabet latin du fait qu’ils n’appartiennent pas à la langue dans laquelle est écrite le texte en question mais aussi parce que l’alphabet latin utilisé pour la translittération est rarement tout à fait le même que celui utilisé pour la langue cible. Souvent, il se distingue par la présence de nombreux signes diacritiques ou de caractères spéciaux. À défaut, l’équilibre des différentes lettres y est différent : on y trouve notamment plus de h, de k, de y et de w, ces lettres de l’alphabet latin sous-utilisées par des langues occidentales comme le français et auxquelles la translittération a volontiers recours.

L’étrangeté qui résulte de ces particularités peut être intentionnelle lorsqu’on trouve un intérêt esthétique ou religieux à conserver à certains mots la trace de leur provenance. En effet, ces graphies un peu particulières signalent l’origine des mots et les maintiennent dans un état intermédiaire d’appartenance à la langue cible, faisant parfois d’eux des sortes de néologismes éternels, qui n’ont pas exactement la même forme que les autres mots, qui ne subissent pas la même flexion et qui présentent une graphie instable. Du point de vue de l’intégration des néologismes à la langue cible, l’opération de translittération peut jouer un double rôle : la translittération de départ favorise l’intégration du mot – nom propre comme nom commun – dans la langue cible, mais la retranslittération, résultant généralement du désir louable d’opérer une conversion d’écriture plus rigoureuse et plus correcte, bloque la fixation de la graphie et constitue un obstacle à l’intégration à la langue.


Deuxième partie
L’usage des translittérations au xvie siècle


Les objets linguistiques des translittérations de l’hébreu au xvie siècle ne recoupent que partiellement les grandes catégories présentées ci-dessus, tant l’usage des translittérations dans l’imprimé à la Renaissance est lié à l’évolution des représentations mentales en matière de langues orientales. Aussi les translittérations, leurs auteurs et leurs utilisateurs ne sauraient-ils être séparés du système d’apprentissage de l’hébreu et de l’utilisation de cette langue en contexte exégétique.

Chapitre premier
Langues et écritures orientales à paris au xvie siècle

Pendant la majeure partie de la période médiévale, on n’enseigna guère les langues orientales de façon institutionnelle dans l’Occident chrétien, mais à partir du xiie siècle l’idée d’un enseignement de ces langues – grec, hébreu, arabe, araméen – dans les grandes universités d’Occident prend corps, notamment à travers la constitution Inter sollicitudines du concile de Vienne en 1312. Ce n’est cependant qu’à la Renaissance que l’on passe résolument à un système d’enseignement qui a lieu non plus sur place, dans les monastères et les maisons mendiantes en terre musulmane et dans les États latins d’Orient, mais dans les grandes villes d’Occident. Cet enseignement est encore balbutiant, il se réduit pour l’essentiel au grec et à l’hébreu ; le cas de l’hébreu est particulier à plus d’un titre, et l’étude dans un cadre institutionnel chrétien remplace le traditionnel apprentissage auprès de maîtres juifs. Cette nouvelle organisation voit le jour à Paris dès le début du xvie siècle, avec quelques professeurs d’hébreu comme François Tissard, Jérôme Aléandre ou Agostino Giustiniani, mais surtout à partir de 1530 et de la fondation par François Ier du corps des lecteurs royaux. L’apprentissage des langues orientales en l’absence de locuteurs natifs contraint les auteurs de manuels à décrire avec plus ou moins de précision l’articulation de ces langues et à proposer diverses solutions de translittération pour indiquer la valeur respective des différentes lettres.

Chapitre II
Les sources des translittérations à la renaissance

Les sources principales des translittérations de l’hébreu au début du xvie siècle sont les alphabets (alphabetum) et les grammaires (grammatica, institutio). Les alphabets sont des opuscules présentant en tableau le système des consonnes hébraïques, accompagné d’explications sur l’emploi de ces consonnes, sur leur prononciation et sur le rôle de divers signes diacritiques, à commencer par les points vocaliques du système dit de Tibériade. Les grammaires sont plus complètes en matière de morphologie et de syntaxe mais font tout de même une large place à la description du système d’écriture. On trouve dans ces deux catégories d’ouvrages des potestates – c’est-à-dire des équivalents en caractères latins donnés pour chaque lettre de l’alphabet hébraïque –, du vocabulaire technique (des termes grammaticaux, notamment le nom des lettres hébraïques et celui des points vocaliques) ainsi que des exemples translittérés dans un but didactique. Dans certains livres, on trouve aussi des textes en translittération intégrale à côté du texte original et de sa traduction en latin, destinés à servir d’exercices de lecture. Tous ces éléments apparaissent également dans les manuels d’initiation à d’autres langues orientales, bien que le nombre de ces derniers ait peu à voir avec l’impressionnante production imprimée en matière de langue hébraïque. En revanche un autre type de translittération de l’imprimé est propre à l’hébreu : les bibles et les psautiers de l’époque contiennent en effet des alphabets qui remplacent des poèmes acrostiches alphabétiques de la version hébraïque. Ces alphabets apparaissent principalement au psaume 118/119, au proverbe 31 et aux Lamentations de Jérémie ; ils sont intéressants pour les noms de lettres hébraïques qu’ils contiennent et qui se trouvent dans un intermédiaire perpétuel entre la translittération et la traduction. Les bibles latines imprimées par Robert Estienne et Simon de Colines ont également parfois les titres de livres bibliques en translittération, où la translittération est clairement distincte de la traduction, et elles se concluent par des lexiques interprétatifs des noms propres de la Bible, les interpretationes. Ces lexiques, issus du Liber interpretationis hebraicorum nominum de saint Jérôme, présentent de manière distincte la version originale hébraïque, sa version translittérée, ainsi qu’une traduction de leur signification littérale.

On retrouve partiellement, dans ces diverses occurrences, les catégories générales décrites ci-dessus. Aux noms propres correspondent les entrées des interpretationes ; aux titres de documents, les titres de livres bibliques ; aux textes translittérés intégralement, les textes d’application ; et au vocabulaire spécialisé, les expressions hébraïques et araméennes dans la Vulgate ainsi que les noms des lettres et des signes diacritiques. Si les catégories se recoupent, en revanche leur équilibre est très différent puisque les noms de lettres prennent au xvie siècle une place importante qu’ils n’ont absolument pas dans les autres périodes.

Chapitre III
Créateurs et utilisateurs des translittérations de l’hébreu à paris au xvie siècle

Les imprimeurs des translittérations de l’hébreu à Paris au xvie siècle évoluent tous dans un périmètre géographique extrêmement réduit. Comme les ouvrages contenant de l’hébreu requièrent l’emploi de caractères spécifiques, ils sont le fait d’un très petit nombre d’imprimeurs, principalement Gilles de Gourmont, Robert Estienne, Pierre Vidoue, Chrétien Wechel et Martin Le Jeune. Ces imprimeurs ont tous leurs ateliers dans le pâté de maisons appartenant à la commanderie des Hospitaliers, dite Saint-Jean-de-Latran, à l’emplacement actuel des rues du Sommerard et du Latran. Or c’est aussi dans ce quartier qu’évoluent les auteurs de ces livres, qui enseignent très souvent – surtout lorsqu’ils sont professeurs royaux – aux collèges de Cambrai et de Tréguier, de l’autre côté de la rue Saint-Jean-de-Beauvais.

La première génération de professeurs à publier massivement des ouvrages sur l’hébreu n’est pas originaire du royaume de France : Agazio Guidacerio vient de Rome, Paul Paradis de Venise et Nicolas Clénard de Louvain. Leurs origines respectives se ressentent nettement dans les translittérations des ouvrages qu’ils signent, ce qui permet de penser que ce sont bien les auteurs, et non des membres de l’atelier d’imprimerie, qui prenaient les décisions en matière de translittération.

Il y a toutefois des exceptions à cette règle : si les ouvrages produits par les ateliers de Gilles de Gourmont ou de Chrétien Wechel ne manifestent aucune cohérence particulière en la matière, en revanche la production de Robert Estienne se caractérise par des translittérations très régulières, à la fois dans les bibles et dans les ouvrages linguistiques – au moins jusqu’à l’Alphabetum hebraicum de 1539. Par ailleurs, on peut apercevoir dans certains ouvrages des irrégularités dans l’usage de la translittération, irrégularités qui ont vraisemblablement pour origine des contraintes techniques. Enfin, tant dans la grammaire de Nicolas Clénard que dans l’alphabet d’Agazio Guidacerio, on note une évolution des translittérations entre la première et la deuxième éditions parisiennes. Le fait que ces évolutions aillent dans le sens d’une francisation de l’usage de l’alphabet latin paraît révéler une attention portée au contexte local et aux besoins des utilisateurs les plus proches.

La très grande quantité d’ouvrages sur l’hébreu imprimés à la Renaissance laisse imaginer que la production parisienne faisait l’objet d’une exportation dans d’autres villes d’Europe occidentale. Toutefois, le caractère nettement français de certaines translittérations semble indiquer que ces ouvrages étaient conçus au départ pour le cadre précis de l’enseignement parisien de l’hébreu. Les ouvrages concernés pouvaient sans doute servir de manuel de cours, et à ce titre les premiers utilisateurs des translittérations étaient leurs auteurs mêmes. Il semble toutefois que les cours des lecteurs royaux aient très vite dépassé le niveau de l’initiation pour aller vers plus de complexité et pour s’orienter vers la traduction de textes de la Bible. Les manuels pouvaient alors servir d’outil pour une formation préliminaire qui était nécessaire à qui désirait pouvoir aborder les cours des lecteurs royaux. Ils pouvaient aussi servir d’ouvrages de référence et d’aide-mémoire pour des révisions comme celles auxquelles s’adonnent Matthieu Budé et Martial de Gouvéa, les deux personnages mis en scène dans le De modo legendi haebraice dialogus de Paul Paradis. Il est cependant évident que la diffusion de ces manuels de langue est allée bien au-delà de l’enseignement des lecteurs royaux, et leur prix très peu élevé, entre six deniers et trois sous, a pu contribuer à ce que de très nombreuses personnes aient pu y avoir accès, en France et ailleurs.


Troisième partie
La variation des translittérations : entre confusions phonétiques et inventions graphiques


Malgré l’existence d’une tradition médiévale, qui s’exprime surtout dans les ouvrages à vocation théologique, les translittérations de l’hébreu présentent au xvie siècle d’importantes différences, liées à la difficulté d’accorder des systèmes linguistiques et graphiques différents mais aussi à l’indécision de la prononciation de l’hébreu et du latin.

Chapitre premier
La prononciation du latin et de l’hébreu au xvie siècle

Le fait qu’il n’y ait, en théorie, plus de juifs dans le royaume de France depuis l’interdiction de 1394 et ses réitérations successives, fait que la prononciation des hébraïsants chrétiens ne peut s’appuyer sur celle d’une communauté juive locale. La manière dont est comprise la valeur phonétique des vingt-deux lettres du système d’écriture hébraïque est donc étroitement liée à des opinions particulières qui sont souvent, mais non systématiquement, directement déterminées par l’origine des auteurs. Dans un certain nombre de cas, on peut déjà percevoir la ligne de séparation entre prononciation ashkénaze, dans les pays germaniques, et prononciation séfarade, sur le pourtour de la Méditerranée. Des différences plus subtiles apparaissent cependant et reflètent l’important morcellement des communautés. En outre, pour les hébraïsants parisiens, les juifs d’Avignon constituent une référence majeure.

La prononciation du latin n’est pas plus uniforme : à ce moment, il s’agit encore d’une langue vivante, qui fait l’objet de prononciations locales calquées sur la prononciation du vernaculaire. Charles Estienne, dans son De recta latini sermonis pronunciacione, mentionne une bonne douzaine de prononciations différentes, des Normands aux Espagnols, des Parisiens aux Bataves et des Bretons aux Italiens. Le traité de Charles Estienne s’inscrit dans un mouvement de réforme de la prononciation du latin. Prétextant revenir à la prononciation de l’Antiquité, cette réforme est surtout une rationalisation du rapport entre graphèmes et phonèmes dans l’alphabet latin. Plusieurs points de cette réforme firent débat pendant des siècles et ce n’est qu’au xxe siècle qu’elle fut adoptée de manière uniforme par les institutions scolaires et universitaires françaises. Dans la première moitié du xvie siècle, cette prononciation réformée se mêle aux diverses prononciations préexistantes et complique d’autant l’ambiguïté des translittérations.

Chapitre II
Les lettres hébraïques, leur prononciation et leur translittération

Bien que certaines lettres paraissent tout à fait semblables, dans leur prononciation, à des lettres de l’alphabet latin, presque toutes font l’objet de variations dans la translittération. La seule qui échappe à cette règle est le lamed, invariablement transcrit par l. Certaines lettres voient leur prononciation relativement bien comprise, mais se confondent les unes avec les autres. C’est le cas de samekh et tsadi, de tsadi et zayin, de aleph et ayin, de he, heth et khaph, de kaph et qoph, de beth et vav, ainsi que de vav et phe. Les lettres qui posent les plus grandes difficultés sont cependant les lettres dites gutturales, dont la prononciation est très étrangère au latin de Paris, ainsi que les litterae duplices, dont les deux prononciations ne sont pas indiquées dans la graphie non diacritiquée de l’hébreu et doivent être restituées par le translittérateur.

À l’exception d’un h pointé chez François Tissard, les translittérations du début du siècle ne font usage d’aucun signe diacritique. Elles utilisent les lettres de l’alphabet latin et toutes leurs possibilités, en allant éventuellement puiser dans des langues extérieures au royaume de France (anglais, allemand, italien, etc.). On emploie alors force digrammes et les translittérations ne sont jamais totalement bijectives. Elles utilisent volontiers le k, le h et le q, mais jamais le y. À partir des années 1540, on voit apparaître des signes diacritiques pour rendre les lettres hébraïques aleph et ayin ; ces signes sont l’esprit doux et l’esprit rude, empruntés à l’écriture grecque mais appliqués à des voyelles latines. Parallèlement, on utilise de plus en plus systématiquement les lettres grecques dans les alphabets – et parfois même dans les exemples de prononciation – pour rendre plus explicite la prononciation de telle ou telle lettre hébraïque. On peut voir dans cette évolution les conséquences de l’instauration, au cours des premières décennies du xvie siècle, d’un enseignement des langues plus régulier et mieux structuré, qui permet aux auteurs de considérer que ceux qui utiliseront leurs translittérations auront déjà eu ne serait-ce qu’une teinture du système d’écriture grec.


Conclusion

Les translittérations paraissent au premier abord faire l’objet du plus grand désordre mais il est souvent possible, même pour les périodes anciennes, d’identifier leurs auteurs et de se faire une idée des divers facteurs graphiques, linguistiques ou idéologiques qui les déterminent. Elles peuvent ensuite se révéler propres à éclairer le contexte historique qui les a produites et disent beaucoup sur la connaissance de l’hébreu qu’avaient leurs auteurs. Les translittérations du xvie siècle permettent également de relativiser certains présupposés des translittérations actuelles, notamment en matière de signes diacritiques, et d’apporter des éléments de réflexion aux projets de normalisation récents.


Annexe

Texte intégral du De modo legendi haebraice dialogus de Paul Paradis (1534). — Texte de la partie sur la prononciation des lettres du De recta latini sermonis pronunciatione et scriptura libellus de Charles Estienne (1541). — Photographies : Bible latine de Robert Estienne (1528), Grammatica hebraica de François Tissard (1508), Tabula in grammaticen hebraeam de Nicolas Clénard (1534), Alphabetum hebraicum d’Agazio Guidacerio (1534), Alphabetum hebraicum de Robert Estienne (1539), Alphabetum hebraicum de Jean de Drosay (1543), ‘Alphabetum seu elementarium ‘Ebraicum d’Ambrosius Frichius (1567). — Représentation du quartier de la commanderie Saint-Jean-de-Latran et du collège de Cambrai d’après les plans dit de Bâle (1552), de Münster (1550), de Belleforest (1575), de Saint-Victor (1550), de Quesnel (1609), de Vassalieu (1609) et de Mérian (1615).