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École des chartes » thèses » 2012

Le principe d’inaliénabilité à l’épreuve de la Révolution française

La perception de l’œuvre d’art à travers les sélections patrimoniales : objet de commerce ou res sacra ?


Introduction

La notion d’« inaliénabilité » appliquée aux collections publiques d’œuvres d’art est aujourd’hui admise comme un précepte incontestable du droit français. Inscrite « au cœur même du patrimoine », elle a une origine très ancienne dans le royaume de France, puisqu’elle est déjà mise en application sous l’Ancien Régime. Pourtant, on excepte la période de la Révolution française qui aurait dérogé à ce principe en permettant l’aliénation des biens du domaine de la Nation, le terme même d’« inaliénabilité » appliqué aux biens artistiques disparaissant dans le tumulte révolutionnaire et ne réapparaissant qu’avec le sénatus-consulte du 30 janvier 1810. Ces travaux s’attachent donc à l’étude de la période révolutionnaire et consulaire, du « Code d’aliénation », décrété les 22 novembre-1er décembre 1790, qui abolit le principe d’inaliénabilité du domaine, à la publication du Code civil en avril 1804. Si la maxime de l’inaliénabilité est devenue sans motif pour les révolutionnaires, car trop liée à l’ancienne monarchie, ils doivent penser une nouvelle forme de protection pour préserver cet héritage artistique, conférant finalement aux objets d’art qu’ils ont sélectionnés une portée juridique quasi exceptionnelle et unique pour l’époque. Il convenait donc d’aborder le statut de l’œuvre d’art à la fois à travers la création de ce régime de propriété à part, et de définir les enjeux et critères de sélection choisis par les commissaires révolutionnaires pour former le nouvel ensemble national, en se consacrant à la question de l’œuvre d’art, bien meuble.


Sources

L’approche juridique supposait de se plonger dans de multiples codes, coutumes et jurisprudences diverses : sous la Révolution, l’une des références indispensables reste les archives parlementaires, exploitées comme des sources à part entière et qui permettent d’appréhender les grands débats législatifs de la période. Il fallait ajouter également tous les rapports, discours et mémoires des députés ou artistes révolutionnaires, orateurs prolixes dans une France où l’art devient un réel enjeu juridique. De plus, pour prendre conscience de la réalité des dispersions et de la politique de conservation mis en place, on s’est tourné vers la correspondance et les rapports des commissions artistiques révolutionnaires, conservés dans la série F17 des Archives nationales qui contient une grande partie des inventaires d’œuvres établis durant la Révolution. Le meilleur aperçu des critères de sélection a été rendu possible par le dépouillement du registre d’œuvres d’art du dépôt de Nesle (F17* 372-373) tenu du 28 pluviôse an II (16 février 1794) au 1er prairial an V (20 mai 1797).


Première partie 
La question d’un domaine public mobilier sous l’Ancien Régime
L’origine d’un principe de protection


Chapitre premier
L’héritage des domanistes 

Le principe d’inaliénabilité, tel qu’il est conçu par les domanistes de l’Ancien Régime, tire ses origines de deux sources principales : le droit romain et le droit canonique. À Rome, les juristes distinguent déjà deux catégories parmi les res publicae : celles qui participent de la fortune du peuple (in pecunia) et qui forment une richesse patrimoniale collective peuvent être vendues aisément, alors que les res publicae in publico usu, propriétés livrées à l’usage public, sont décrétées inaliénables. Autre cas, les res divini juris et plus précisément, les res sacrae, biens des temples, sont extra commercium en raison des droits que les dieux ont sur eux après leur consécration selon une procédure rituelle. Ce lien entre la propriété publique et ecclésiastique s’est perpétué avec l’Église qui a repris l’idée de l’affectation d’un bien à une fonction sacrée qui entraîne son indisponibilité et sa protection. Si l’institution ecclésiale admet rapidement l’idée d’une personne morale propriétaire, elle limite pourtant ce droit de propriété par la mise hors commerce. Les biens ecclésiastiques jouissent donc de règles spécifiques : ils sont marqués à la fois par la pérennité, car l’Église est une personne morale soustraite à la mort, et par leur inaliénabilité relative prévue par le droit canonique.

Chapitre II
L’inaliénabilité du domaine de la Couronne 

Maxime de la royauté française, l’inaliénabilité est développée par les domanistes comme une prérogative liée à la souveraineté que le roi de France a sur les terres de son domaine, qui ne doivent pas être aliénées, données, ni mises en gage, car ce serait réduire à la fois la puissance économique, mais aussi l’autorité symbolique de la royauté. Dès le xive siècle, la notion de patrimoine et de domaine de la Couronne de France est reconnue et, en février 1566, l’édit de Moulins théorise cette règle, conférant à l’inaliénabilité une solennité quasi constitutionnelle. Ainsi, depuis Charles V, les rois de France prêtent serment lors de leur sacre de garantir l’inaliénabilité des biens et des droits de la Couronne. Reprenant l’argument de « la garde et de la protection », les juristes cherchent à préserver la fortune nationale contre la prodigalité et les dilapidations des rois, faisant de l’inaliénabilité une garantie constitutionnelle. Les propriétés de la Couronne sont alors divisées entre un domaine fixe inaliénable par nature et un domaine casuel, qui englobe toutes les acquisitions du roi après son accession au trône et qui reste à sa libre disposition.

Chapitre III
La réalité juridique du meuble et de l’œuvre d’art

La notion d’« inaliénabilité » semble difficilement aller de pair avec l’idée d’un bien meuble fragile et périssable. Les œuvres dotées du qualificatif de précieux selon les anciennes coutumes possèdent pourtant un régime juridique à part qui se rapproche de celui des immeubles. Les objets liés au patrimoine d’un lignage comme les portraits des membres de la famille, unis par les liens du sang, revêtent dès lors une signification particulière qui justifie leur transmission. Le procédé le plus courant pour préserver ces biens est le fidéicommis, concept hérité du droit romain, utilisé par un testateur pour préserver ses biens en chargeant son héritier de transmettre l’ensemble du legs à ses propres héritiers sans en altérer le contenu. À l’époque moderne, il est pratiqué par de riches collectionneurs italiens, cardinaux et hommes d’État, pour sauvegarder l’intégrité de leurs collections d’objets d’art. Le concept d’« inaliénabilité » est repris par la suite par des États italiens comme le Saint-Siège qui, dès 1686, interdit l’exportation des antiques hors de Rome sans une permission préalable du souverain pontife, ou encore par les Médicis qui lèguent à la ville de Florence leurs précieuses collections à condition qu’elles restent sur le territoire toscan. La préservation de biens meubles au sein d’une lignée est aussi défendue par la famille des Habsbourg lorsqu’en 1564 Ferdinand Ier établit un trésor de famille inaliénable, qui doit être conservé à jamais par l’aîné des princes d’Autriche.

Chapitre IV
Une histoire juridique des collections mobilières royales

Dans le royaume de France, dès François Ier, le statut des joyaux de la Couronne est défini par lettres patentes et une partie déclarée inaliénable. Le roi prend alors le soin d’associer la Chambre des comptes à cette décision, lui conférant ainsi le statut d’organe de surveillance qui porte la responsabilité de leur conservation. De même, les tapisseries du xvie siècle tiennent une place privilégiée dans les collections royales tout au long de la période moderne, jouissant d’une réelle protection malgré leur possible état de désuétude. Il faut voir en effet que, dès le règne de Louis XIV, se précise une distinction entre deux catégories de biens meubles. D’un côté, les biens inaliénables du royaume qui participent à la gloire de la Couronne : les joyaux, les célèbres tapisseries héritées du xvie siècle, les tableaux des grands maîtres et les statues antiques, ainsi que « les autres raretés » ; de l’autre, les meubles d’un usage quotidien qui, à l’inverse des précédents objets appréciés pour leur ancienneté, perdent leur valeur avec le temps et les changements de style. Les legs « à la Couronne » de grands collectionneurs, comme le comte de Béthune en 1661, permettent l’accroissement d’un domaine mobilier fixe qui doit être préservé tel quel par le roi et ses successeurs. Alors que Louis XIV a conscience de la richesse de ce mobilier royal et sait qu’il participe à la représentation de sa gloire, l’appellation de « Meubles de nostre Couronne » prend un nouveau sens juridique. Pourtant, cela n’empêche pas les fontes ou la destruction de certains meubles désuets pour faire du nouveau à partir de l’ancien, ni les présents d’œuvres d’art aux proches et aux ambassadeurs, objets sélectionnés le plus souvent dans les productions industrielles françaises et récentes.

Au xviiie siècle, l’emploi de l’expression « Meubles de la Couronne » marque de plus en plus un détachement du mobilier royal par rapport à la personne du roi régnant. L’administration commence d’ailleurs à jouir d’un certain droit de préemption et l’action de la Surintendance des Bâtiments témoigne d’une réelle prise de conscience patrimoniale vis-à-vis de l’héritage artistique français.


Deuxième partie
Le choix de l’aliénation


Chapitre premier
Une appropriation pleine et entière par la Nation

Dès la fin du xviiie siècle, la maxime de l’inaliénabilité est remise en cause, considérée comme un réel obstacle à la circulation des biens. Par le code domanial du 22 novembre-1er décembre 1790, tous les domaines anciennement de la Couronne peuvent être vendus « en vertu d’un décret spécial des représentants de la Nation sanctionné par le roi ». La Nation a désormais la propriété pleine et entière du domaine public et peut en disposer à sa guise, la propriété nationale se détachant des entraves imposées par les règles de la propriété publique. L’État cède alors au roi un domaine propre qui se veut désormais distinct du domaine public sans être totalement hors du contrôle de la Nation et prévoit, dès mai 1791, l’établissement d’une liste civile. Mais l’unité se fera dans la Nation avec la création d’un patrimoine auquel tout le monde est censé pouvoir se référer. Dès le 2 novembre 1789, le gouvernement décide de nationaliser les biens du clergé, ou plus exactement de les « mettre à disposition de la Nation ». Le 9 février 1792 est décrétée une seconde vague de nationalisation qui intègre au patrimoine les biens des émigrés et condamnés politiques, jugés hors la loi. Par la suite, les révolutionnaires adjoignent les œuvres enlevées aux pays conquis : l’appropriation de ces œuvres d’art repose à leurs yeux sur le fondement juridique du droit de conquête, qu’ils magnifient de surcroît en érigeant la France comme une terre de liberté, destinée à devenir le dépôt privilégié des arts et des sciences.

Chapitre II
Un héritage refusé

Comme la Nation intègre son patrimoine selon des principes de droit privé, dès les premières nationalisations, certains éléments de la succession sont contestés au sein des comités révolutionnaires : les œuvres d’art de l’Ancien Régime désacralisées ne correspondent plus aux aspirations de la jeune Nation qui, dans un premier élan, rejette son passé pour mieux construire l’avenir et détourne les yeux face aux débordements conséquents et aux multiples destructions d’œuvres ostracisées. Le vandalisme antimonarchique contre la « race Capet » est dévastateur : les révolutionnaires cherchent à préserver le regard du public des images corrompues de l’Ancien Régime. On assiste alors à un réel processus de désacralisation qu’on retrouve à l’encontre des biens ecclésiastiques. On enlève des églises les vases sacrés, les reliquaires ainsi que les statues des saints d’or et d’argent pour les offrir à la patrie. Dans un même esprit d’épuration, les productions raffinées et de luxe sont mises de côté alors qu’on cherche à réprimer le mauvais goût, et que les œuvres jugées indécentes ou dépréciées sont vouées au pilori.

Chapitre III
La justification de l’aliénation

Les révolutionnaires s’efforcent de justifier cette aliénation vue comme une nécessité liée au manque de numéraire et aux exigences des temps de guerre. L’œuvre d’art est ainsi entraînée dans une thématique de rentabilité. La valeur symbolique de l’œuvre passe par sa destruction et non plus par sa conservation, problématique qui donne la primauté à la matière de l’objet et donc à son intérêt commercial. L’État doit faire face à la réalité économique comme aux exigences des créanciers. Il met en place une organisation méthodique de fonte des métaux et établit un véritable marché de récupération. Par ailleurs, la vente des œuvres d’art apparaît à certains comme une liberté commerciale nécessaire, un moyen de revivifier le marché de l’art qui serait bénéfique à la Nation, la fuite des émigrés étant perçue comme une aubaine pour le marché de l’art.

Chapitre IV
L’objet de commerce

Une certaine idée domine dans les propos des législateurs : l’objet d’art, s’il doit être sauvé pour la Nation, doit surtout être conservé à l’abri de toute violation, pour pouvoir, lorsque l’occasion le permettra, être vendu avec le meilleur profit envisagé. Aucune catégorie de biens meubles n’est alors exemptée de la vente et des dépôts sont établis pour écouler et redistribuer ces biens sur le marché de l’art. À l’été 1793, est institué le dépôt de Nesle pour accueillir les collections d’art des émigrés : les destinations futures des œuvres montrent que le gouvernement semble céder facilement les productions modernes et de série, les objets d’art abîmés et médiocres, les copies et les ouvrages encore trop controversés dans la nouvelle Nation. Jusqu’en 1798, les marchands et fournisseurs de l’État viennent s’y approvisionner, estimant qu’un paiement en œuvres d’art est bien plus rentable que des assignats dévalorisés. Alors que les problèmes financiers des régimes successifs poussent l’État à mettre en gage auprès d’une compagnie étrangère les diamants de la Couronne, le gouvernement reprend le procédé des cadeaux diplomatiques pour négocier avec ses alliés. Il met en place une véritable politique d’aliénation et, dès mai 1793, décrète l’exportation officielle. Pourtant, si les transactions entre les musées et les particuliers ne semblent pas désavouées – les artistes y voient un formidable moyen d’agrandir la collection nationale de certaines œuvres majeures – l’idée d’un échange entre des œuvres participant de la nouvelle collection nationale et des productions étrangères est contestée dans les faits. En mars 1794, le comité de Salut public prend différentes mesures pour empêcher l’exportation des objets qui peuvent intéresser les arts et limite la circulation générale de certains objets à caractère artistique. Le gouvernement établit alors un organe de surveillance pour examiner les envois et exige l’autorisation du directeur de la Bibliothèque nationale ou du conservatoire du Muséum pour toute sortie du territoire nationale.


Troisième Partie
La sauvegarde de l’œuvre d’art. D’une inaliénabilité de fait à une inaliénabilité législative


Chapitre premier
Les acteurs du tri et les instances de sauvegarde

Devant les multiples abus sur les biens meubles, les trafics et les nombreuses destructions, les autorités et les artistes s’associent pour critiquer l’agiotage et l’incapacité des administrations. Une organisation méticuleuse est pourtant mise en place avec la création de commissions conservatrices, notamment celle du Muséum national au Louvre. Cet immense travail d’inventaire et de redistribution des œuvres d’art est alors à la charge du ministre de l’Intérieur, responsable à la fois de l’Instruction publique, des maisons nationales, des différents dépôts de la Capitale, et, dans un premier temps, des ventes des biens nationaux. Pour le choix des commissaires et des agents, on s’adresse en priorité à des autorités artistiques déjà reconnues sous l’Ancien Régime, donc à des personnalités qui ont participé aux grandes entreprises académiques promues par la royauté ou par des nobles qui, depuis, ont émigré. En plus de ces artistes réputés pour leur carrière dans les beaux-arts, l’administration des arts requiert le service de divers experts spécialisés dans tel ou tel domaine technique. Des marchands de tableaux comme Jean-Baptiste-Pierre Lebrun participent à cette vaste entreprise, tout comme une multitude d’artisans qui répondent à diverses exigences pratiques. On voit donc une collaboration entre les gens du marché de l’art et la Nation, qui agit parfois vis-à-vis de son patrimoine en collectionneur privé, prenant conseil auprès de ces experts de ventes.

Chapitre II
L’État, un nouvel amateur sur le marché de l’art

Comme la Nation ne peut envisager de tout intégrer à son patrimoine, elle réagit d’abord comme un amateur d’art privé. Elle sélectionne les biens qui lui plaisent selon les goûts et les modes de l’époque et constitue ainsi une collection nationale à même d’éblouir les nations voisines. Les commissaires se réfèrent alors à des critères qu’ils connaissent et qui ont dominé dans la seconde partie du xviiie siècle : le choix est d’abord lié aux décisions d’un groupe d’artistes élitistes, imprégnés des modes artistiques. Dans un premier temps, seuls comptent la singularité, « l’esprit du temps » et l’appréciation décorative. Les révolutionnaires, tout en se prévalant de divers principes de régénération des arts, suivent encore le modèle de l’amateur tel qu’il s’imposait sous l’Ancien Régime. On retrouve alors dans les acquisitions de la Nation une prédominance de la peinture flamande et de tableaux de maître, considérés comme de véritables objets de luxe. Lors de ventes privées en 1793, l’État fait appel à des marchands familiers du marché de l’art pour le conseiller en matière artistique et intervient comme n’importe quel acheteur, n’usant d’aucun droit de préemption. Dans ce contexte, le statut des productions industrielles comme la porcelaine française reste fragile. Le bien meuble est souvent déprécié du fait de sa multiplicité et les commissaires se séparent aisément des productions « superflues ». Le rejet des copies est ainsi un leitmotiv de la politique de sélection, qui se concentre sur l’œuvre de choix, l’exception qui se distingue du lot. L’arrêté du 9 germinal an II (29 mars 1794) fixe ainsi comme règle au Muséum central de ne jamais accepter l’acquisition de copies. Il faut se saisir du chef-d’œuvre au détriment de l’intégrité d’un groupe. Mais les objets d’art sont aussi sauvegardés pour servir à la décoration des ministères et palais nationaux : les statues sont alors les pièces les plus recherchées, ainsi que les pendules, girandoles, vases et objets divers dont l’aspect pratique intéresse. De même, les peintures de productions françaises assez récentes viennent orner les ministères et, par la suite, les palais du premier Consul. Le statut de ces biens est ambigu : confiés aux administrations pour des raisons pratiques ou purement esthétiques, ils sont pourtant l’objet d’une sélection minutieuse. Ils participent désormais de l’espace public et, en tant que tels, méritent l’attention des instances patrimoniales. Dès lors, les objets doivent être conservés dans leur totalité par les administrations, et cela malgré les mutations d’agents. En 1797, il est précisé que ces biens n’appartiennent pas aux agents du gouvernement, mais à l’État et doivent donc passer d’une administration à l’autre dans leur intégrité. Cette première sélection dénote d’évidence une inaliénabilité de fait.

Chapitre III
Les critères pour une sélection nationale

Cet ensemble artistique doit cependant répondre à certaines exigences qui fondent, aux yeux des révolutionnaires, les qualités d’une collection républicaine au sein d’une Nation française qui se prévaut d’un idéal de régénération et d’un rôle d’exemple. Les révolutionnaires doivent désormais englober pleinement les biens nationalisés et édifier un patrimoine qui convient à la fois à l’esprit encyclopédique qui habite les intellectuels de l’époque, mais également aux nouveaux principes. La Nation devient alors la personnification parfaite de la patrimonialité : elle intègre les objets culturels et artistiques du passé, acceptant en tant que détentrice de la souveraineté l’héritage des siècles antérieurs.

On peut distinguer différents critères qui apparaissent plus ou moins en même temps, même si certains prédominent. Tout d’abord, la reprise de l’héritage des cabinets d’amateur dénote une fascination pour la préciosité et un intérêt encore vif pour tous les petits objets réalisés avec précision et finesse en matières précieuses ; l’ancienneté d’un objet peut alors suffire à sa conservation. L’esprit révolutionnaire scientifique est perceptible aussi dans le remaniement du Cabinet des médailles de la Bibliothèque nationale, transformé en Muséum des antiques qui accueille, en plus des petits objets de l’Antiquité, différentes curiosités exotiques et objets ethnographiques. Un réel culte pour l’antique est de même visible à travers l’intérêt pour la civilisation égyptienne et l’admiration pour la statuaire grecque dont on apprécie à la fois les originaux et les copies. Chronologiquement et hiérarchiquement, la valeur historique de l’art serait donc la première exprimée, avant l’aspect purement esthétique. Le monument de l’art est désormais placé sur une chaîne temporelle pour être comparé avec des œuvres d’époques différentes, présenté comme témoin d’une période de l’histoire. Pourtant, si la valeur artistique des œuvres conservées semble apparaître en dernier, elle n’est pas pour le moins à négliger, car elle permet d’appréhender l’objet pour ce qu’il est indépendamment de facteurs extérieurs. Pour finir, la valeur pédagogique et instructive de ces objets d’art reste le véritable ciment de cet ensemble patrimonial. De nombreux rapports et inventaires traitent ainsi les « chefs-d’œuvre de l’art » pour leur rôle purement pédagogique et, avant tout, pour leur utilité dans la formation des artistes. L’Instruction publique devient alors la valeur nationale par excellence. 

Chapitre IV
L’édification des res sacrae

L’intérêt public, et principalement l’Instruction, justifie la propriété de l’État. Du fait de sa nouvelle affectation, l’objet d’art réclame une protection. Le changement de souveraineté, désormais échue à la Nation, fait de la propriété publique une innovation à redéfinir juridiquement. Si les révolutionnaires réfutent le principe d’inaliénabilité tel qu’il était conçu sous l’Ancien Régime, ils soumettent néanmoins certains biens nationaux à un régime d’exception qui devient petit à petit la règle. La Nation se prévaut alors d’un droit sur les biens de l’art, droit de propriété qui s’accompagne de nouvelles responsabilités, l’idée de garde étant un premier pas vers la mise hors commerce. Si certains artistes ont voulu s’ériger en légitimes propriétaires de ce nouvel espace de l’art, la conscience d’une propriété collective s’est faite plus vive au cours des années révolutionnaires. Tout citoyen, même propriétaire privé, s’il a acquis une œuvre qui a le potentiel d’une production nationale, doit donc se sentir concerné et veiller sur ce patrimoine. Le droit révolutionnaire reconnaît le patrimoine de l’art comme une propriété publique pour assurer sa conservation et éviter sa dispersion. Pour ce faire, le pouvoir législatif donne aux agents du gouvernement les moyens de préserver et de valoriser ce patrimoine : il met en place des moyens de prévention tels que l’obligation d’annoncer par affiche les ventes publique, et tente de mettre la main sur les objets d’art « dignes du nouveau patrimoine » par le biais du sursis qu’il est possible de décréter avant le début des enchères et, dans certains cas, par la cassation de vente. Les biens qui ont intégré les établissements publics semblent donc marqués d’une certaine inaliénabilité qui, si elle n’est pas inscrite dans la loi, existe dans les faits. Tout en préservant la diversité, il est difficile d’établir une unité culturelle, maintenue pourtant par un vaste réseau de musées nationaux au sein duquel les éléments de l’ornatus peuvent être déplacés et mobilisés sans que l’intégrité de celui-ci ne soit brisée. Dans cet ensemble, les œuvres d’art deviennent les héritières des res sacrae romaines et ecclésiastiques, liées à la fois par une affectation juridique à un espace public et à la jouissance d’un peuple, mais aussi préservées pour leur qualité inhérente en tant qu’œuvres artistiques. La fonction sacramentelle et politique qu’implique la souveraineté nationale s’est entourée elle-même d’une aura surnaturelle qu’elle a appliquée à son patrimoine artistique.

De plus, l’inaliénabilité reste une notion profondément liée à un territoire. Au nom d’une certaine unicité, l’administration artistique connaît ainsi une centralisation parisienne, malgré une émancipation progressive de la province. La Nation doit rester prioritaire sur les administrations territoriales, mais aussi se défendre contre l’idée d’un patrimoine universel qui abolirait les frontières. Par la suite, les possibles restitutions ne vont pas remettre en cause cette notion sous-jacente d’inaliénabilité, entité nationale ancrée désormais dans l’esprit public français.


Conclusion

On a donc constaté qu’il existe une continuité dans la politique artistique révolutionnaire fortement héritière des pratiques et des considérations de l’Ancien Régime dans son appréhension de l’objet mobilier. Si la Révolution est évidemment novatrice et créatrice dans le domaine culturel, la rupture avec les temps de la monarchie n’est pas si brutale qu’on aurait pu l’envisager. Après le « Code domanial », une aliénation contrôlée est établie pour tirer le meilleur parti des biens nationalisés, l’œuvre d’art séparée de ses anciens protecteurs est alors vouée aux logiques du commerce, estimée pour sa matière ou sa virtuosité. Pourtant, en parallèle, est amorcée une formidable entreprise d’inventaire et de tri qui, malgré des décisions parfois contradictoires et l’absence de lignes directrices, a permis de définir un nouvel espace artistique. Ces vingt années ont donc vu les prémices d’une domanialité publique qui passe d’une garantie constitutionnelle à une notion législative et permet la création d’un espace domanial indépendant. La conscience d’une propriété collective et nationale est l’un des apports les plus manifestes de la Révolution et la réalité d’une protection juridique est déjà amorcée avec la politique patrimoniale mise en place au cours de cette période.


Annexes

Chronologies des lois et décrets. — Les grandes collections du registre de Nesle. — Graphiques. — Catalogue d’illustrations.