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École des chartes » thèses » 2012

« Car la vie menee sans doctrine semble à la mort qu’on paint ou ymagine »

Étude et édition critique de la traduction des Disticha Catonis par Jean Le Fèvre


Introduction

Parmi les textes scolaires médiévaux, les Disticha Catonis constituent l’une des œuvres les plus répandues. Composé à la fin du iiie siècle de notre ère, cet ensemble de cent quarante-quatre distiques, divisés en quatre livres et précédés d’une Epistula ad filium ainsi que de cinquante-six Breves Sententiæ, fournit aux maîtres la possibilité d’enseigner à leurs jeunes élèves les bases de la langue latine, à partir d’un support moral qui se conforme aux dogmes chrétiens. Guide spirituel ou simple recueil de bons mots, le succès des Distiques se mesure à la fréquence des citations que l’on relève dans un nombre incalculable d’écrits médiévaux, et dépasse incontestablement le cadre de la petite école.

Traduits à de nombreuses reprises au cours des xiie et xiiie siècles, les Disticha Catonis le sont une fois de plus au xive siècle par Jean Le Fèvre de Ressons, procureur au Parlement de Paris, qui consacre son temps libre à l’écriture. Le Chatonnet, nom attribué par certains copistes à la traduction des Disticha, est sa deuxième traduction. Faisant alterner distiques latins et quatrains français, cette œuvre permet de cerner avec netteté les correspondances qu’effectue le traducteur entre les deux langues, et ainsi d’analyser ses méthodes de traduction.


Sources

L’édition de la traduction de Jean Le Fèvre a été réalisée à partir du manuscrit Toulouse, Bibliothèque municipale 822, ainsi que des deux manuscrits de contrôle suivants : Reims, bibliothèque municipale 615 et Paris, Bibliothèque nationale de France, Arsenal 3107. Le texte latin accompagnant la traduction est édité à partir du même manuscrit de base, et du manuscrit de contrôle Berne, Burgerbibliothek 473. Tous les témoins de l’œuvre recensés à ce jour sont présentés dans le chapitre premier.


Première partie
Étude


Chapitre premier
La tradition manuscrite

La tradition du Chatonnet est composée de quarante-deux manuscrits, dont trois sont inexploitables – ils ont brûlé ou ont été grattés –, deux n’ont pu être localisés, et deux ne sont que des copies partielles.

La comparaison du texte de ces manuscrits a permis d’élaborer une liste de lieux variants, à partir desquels il a été possible d’identifier différentes branches de la tradition. Un stemma bifide se dessine, composé d’une famille minoritaire dont les leçons, bien que correctes du point de vue du sens et de la métrique, sont parfois peu fidèles à celles de l’original, et d’une famille principale dont dépendent la majorité des manuscrits, et dont les témoins les plus éloignés sont souvent corrompus. Les meilleurs manuscrits comportant le texte latin à côté de la traduction, ce stemma confirme que l’œuvre originale de Jean Le Fèvre était bilingue.

Chapitre II
Le Chatonnet dans les manuscrits

Si la structure générale de l’œuvre dans les manuscrits reste globalement semblable (présence des parties liminaires dans l’ordre habituel, ajout d’un quatrain intitulé Verba actoris avant le dernier distique), les parties latines des vingt-six copies bilingues attirent l’attention, en ce qu’elles différent d’un manuscrit à l’autre : le nombre et l’ordre d’apparition des Breves Sententiæ varie considérablement, tandis que la place des distiques I,9 et I,10 n’est pas fixe. Les divergences se révèlent spectaculaires dans la préface du livre II, où Jean Le Fèvre brise le rythme distique-quatrain. Ce passage offre ainsi un aperçu sur le travail des copistes : en fonction du choix de copier d’abord le texte français, puis le latin, ou d’utiliser un texte latin différent de celui du manuscrit à partir duquel on a copié la traduction, la disposition des vers de la préface varie et devient caractéristique d’un unique copiste.

L’analyse du contenu des manuscrits du Chatonnet a également son intérêt, puisqu’elle permet de replacer l’œuvre dans un corpus cohérent. On ne sera donc pas étonné de constater que la traduction de Jean Le Fèvre est souvent accompagnée d’œuvres à tonalité didactique et morale, en prose comme en vers (Diz et proverbes des sages, Enseignemens moraux de Christine de Pisan, Livre de Melibee et Prudence, La somme le roi de Laurent d’Orléans), ou de textes destinés à l’édification religieuse (vies de saints, récit de la Passion de Jésus Christ). Ces manuscrits étaient probablement offerts aux jeunes gens, afin de parfaire leur éducation. Mais on relève également des textes de « vie pratique », comme des recettes, des formulaires de lettres ou des itinéraires de voyage. Deux publics différents se distinguent donc : les lecteurs qui considèrent que les enseignements de Caton permettent à l’homme d’améliorer sa vie en la fondant sur des principes moraux dont la vertu n’est plus à démontrer, et ceux qui désirent enrichir leur culture en mémorisant quelques proverbes qui, placés au bon moment dans une conversation, leur gagneront une réputation d’hommes d’esprit. C’est sans doute ce public que visait Jean Le Fèvre lorsqu’il composa sa traduction, afin d’aider ses collègues et amis à progresser dans l’échelle sociale en leur fournissant un accès simple et direct aux bases élémentaires de la culture.

L’hypothèse d’une utilisation du Chatonnet comme texte d’apprentissage du latin semble en revanche douteuse : à l’exception de Toulouse, Bibl. mun. 822, les plus riches manuscrits, appartenant aux laïcs, ne comportent au mieux que des lemmes latins, c’est-à-dire les premiers mots de chaque vers. Au contraire, les manuscrits contenant le texte latin complet se trouvent dans les bibliothèques de clercs ou d’abbayes, et sont consultés par des hommes qui maîtrisent déjà la langue latine. Le Chatonnet n’est donc pas un manuel scolaire.

Chapitre III
Le Chatonnet, traduction médiévale

En tant que traduction, le projet de Jean Le Fèvre s’écarte du mouvement général que l’on observe au xive siècle, au cours duquel le roi de France et les grands seigneurs encouragent la traduction d’œuvres antiques pour répondre à des fins pratiques. Un discours s’élabore alors au sujet de la fidélité du traducteur au texte-source. Commencée dès l’Antiquité, la querelle entre partisans du mot à mot et adeptes de la traduction ad sententiam semble tranchée par Charles V et ses traducteurs en faveur d’une traduction proche de l’original, tant que cette fidélité ne nuit pas à la bonne compréhension de l’œuvre traduite. Définition finalement bien vague, qui sera interprétée plus ou moins librement par les traducteurs.

Quant à Jean Le Fèvre, il se distingue de ces « professionnels de la traduction » tant par son statut de traducteur amateur que par son absence de réflexion sur la traduction. Choisissant de s’adonner à cette activité de son propre gré, il n’est pas tenu de respecter les prescriptions d’un commanditaire, et s’intéresse manifestement peu aux théories de la traduction : la seule ébauche de réflexion concernant son activité apparaîtra dans une traduction postérieure, La vieille.

Le projet de traduction de Jean Le Fèvre n’est pas inédit : le texte a déjà été traduit, notamment par Adam de Suel, dont l’œuvre a encore du succès au moment où Jean Le Fèvre compose la sienne. Par émulation, notre traducteur se propose de rajeunir la traduction de son prédecesseur, de forger du neuf à partir du « viel fer » d’Adam. Choisissant le décasyllabe, il s’applique à rester proche des propos latins tout en accordant une réelle attention à la métrique : les vers irréguliers sont très peu nombreux, les rimes sont recherchées et le rythme, mimant la cadence binaire des distiques, génère une mélodie propre à fixer les enseignements dans la mémoire du lecteur.

Chapitre IV
Le traducteur à l’œuvre

Observer le travail du traducteur n’est possible et pertinent que si l’on dispose d’un texte latin proche de celui utilisé par le traducteur, désigné par le sigle l. Il faut donc réussir à déterminer, à partir d’autres manuscrits latins et de la traduction française, quelles étaient les variantes du manuscrit l, tout en restant prudent dans l’élaboration des hypothèses. On parvient ainsi à expliquer certaines divergences de la traduction par rapport au texte latin tel que l’a édité M. Boas, même si la plupart des écarts et des erreurs s’explique autrement.

Les outils principaux à la disposition de Jean Le Fèvre pour comprendre le texte latin sont d’une part les traductions françaises antérieures, celle d’Adam de Suel, qu’il cite, mais aussi celle de Jean du Chastelet, et d’autre part les gloses, enrichies par les copistes à partir de l’Expositio super Catonem de Rémi d’Auxerre, gloses qui accompagnaient vraisemblablement les Disticha dans le manuscrit l. Tous sont utilisés par Jean Le Fèvre, mais ne sont pas exploités avec autant de profit qu’ils le pourraient. On trouve en effet des échos provenant des uns et des autres dans la formulation choisie par le traducteur. En revanche, lorsqu’il s’agit d’élucider un point grammatical obscur pour Jean Le Fèvre, ces outils sont très souvent négligés. Seule la glose – fautive – semble avoir influencé la résolution de quelques difficultés, comme la signification de l’adjectif officiperdus (ingrat, traduit par « perdre ton office », v. 668).

Sans s’attacher au mot à mot, Jean Le Fèvre parvient à formuler ses phrases de manière idiomatique. Le vocabulaire qu’il emploie rappelle souvent, par son étymologie, les termes latins de Caton, mais sans qu’on puisse y distinguer de véritables latinismes. Les emprunts et les néologismes sont absents de l’œuvre : les rares éléments spécifiques à la culture romaine sont adaptés en français, comme le forum, traduit sous l’influence de la glose par « marchiéz et […] plais » (v. 57). La syntaxe ne cherche jamais à calquer les constructions latines. Se conformant aux règles de la grammaire française, Jean Le Fèvre se préoccupe avant tout de respecter la métrique de ses vers : les quelques écarts que l’on observe par rapport aux emplois habituels en prose sont tolérés dans les œuvres poétiques, et permettent au traducteur de favoriser les césures régulières et les rimes harmonieuses. La nature de traduction du Chatonnet se décèle non pas dans les maladresses de formulation, mais à travers le sens peu cohérent de certaines phrases.

Les erreurs de compréhension de Jean Le Fèvre sont en effet courantes. Ses méthodes de traduction ne permettent cependant pas toujours de les identifier avec certitude : la fidélité du traducteur au texte latin se moule sur le principe ad sententiam. Les calques sont peu courants, sans doute parce qu’ils ne sont pas ressentis comme nécessaires, mais surtout parce que le schéma métrique adopté par Jean Le Fèvre ne lui permet pas de se contenter d’un mot à mot : le recours à l’amplification est inévitable dans la majorité des quatrains. Ces amplifications, d’un intérêt souvent limité pour le contenu même des distiques, s’opèrent sous différentes modalités : doublets synonymiques, répétitions de sens plus ou moins proche, mise en contexte de l’ordre donné, explication du précepte, etc. La volonté de Jean Le Fèvre de conserver un semblant de fidélité au texte s’observe à travers un procédé propre à ce traducteur, les « transferts de vocabulaire » : lorsqu’il souhaite amplifier une phrase, Jean Le Fèvre tente de recomposer celle-ci en utilisant les différents termes qui la constituent pour former deux phrases de sens proche. Les amplifications, masquées par la proximité étymologique des mots traduits au texte latin, semblent ainsi plus discrètes. Elles permettent également au traducteur de dissimuler ses erreurs de compréhension, en englobant le passage difficile dans une considération plus générale. Néanmoins, ses lacunes sont telles qu’il ne parvient à les camoufler toutes.

Si certaines erreurs sont dues à l’inattention du traducteur, ou pourraient être facilement excusées, comme la confusion du nom peu fréquent altum avec l’adjectif homonyme, d’autres tendent à décrédibiliser Jean Le Fèvre en tant que traducteur, en particulier celles qui portent sur l’ablatif absolu. Par deux fois cette construction n’est pas reconnue par le traducteur, qui peine à donner un sens à la phrase en faisant fi des cas et des conjugaisons. S’ajoute à cela une accumulation d’interprétations erronées, desquelles on déduit que Jean Le Fèvre était un médiocre latiniste. La comparaison du Chatonnet avec le Theodelet, la première traduction de Jean Le Fèvre, laisse cependant apercevoir une évolution sensible dans les méthodes de traduction et la compréhension du latin. Bien que l’Ecloga Theoduli présente plus de difficultés que les Disticha Catonis, Jean Le Fèvre s’est bel et bien amélioré entre ces deux traductions, et progressera encore avec les traductions du De Vetula et des Lamentationes Matheoli.

Conclusion

L’impression que retire du Chatonnet le lecteur du xxie siècle est très mitigée. Il faut reconnaître à Jean Le Fèvre les efforts qu’il fournit pour forger un texte si concis dans le moule du quatrain de décasyllabes, mais cela reste peu par rapport aux lourdeurs et aux répétitions engendrées par les amplifications, et surtout par rapport aux erreurs grossières qui parsèment son texte, et qu’il aurait pu éviter en consultant avec plus d’attention les outils dont il disposait.

Néanmoins tous ces reproches ne paraissent pas avoir effleuré l’esprit des contemporains de Jean Le Fèvre. Sa traduction, bien que très éloignée de nos critères de fidélité, semble à première vue proche du texte latin et de bonne facture, agrémentée d’une expression fluide et bien formulée, et satisfait les lecteurs qui donneront à ce texte une postérité brève, mais de grande envergure.


Deuxième partie
Édition


L’édition complète du texte français est accompagnée de celle du texte latin. La tradition de la traduction française étant indépendante de celle du texte latin, l’objectif n’est pas de reconstituer le manuscrit l, mais de tenter de s’en rapprocher, à chaque fois que la comparaison avec le texte français l’autorise ou le suggère. L’apparat est composé de deux étages, l’un réservé aux variantes latines, et le second aux variantes française. Un glossaire conclut l’édition.


Annexes

Composition du Chatonnet dans les manuscrits. — Comparaison des préfaces du livre II. — La traduction des Breves Sententiæ. — Les sources d’influence du Chatonnet. — Tableau des conjonctions de coordination. — La traduction du pronom quod.