Sauver l’écran en danger
Le cinéma américain en France (1926-1936). Domination et résistances
Introduction
Jusqu’à la première guerre mondiale, le cinéma français est en position dominante sur l’ensemble des marchés mondiaux, occupant près de 85 % des écrans du monde, grâce aux deux géants français : Pathé et Gaumont. Mais avec la guerre, les réquisitions et les difficultés européennes, le succès de Hollywood devient inéluctable et le cinéma américain remplace progressivement le cinéma français dans les salles du monde.
Cette domination, cette « invasion » des écrans français par les films réalisés à Hollywood, est-elle sensible dès les années vingt, ou s’agit-il d’une illusion partagée par des contemporains inquiets du recul de la place de la France et de la culture française dans le monde ? Voilà la première question à laquelle il a fallu répondre, celle de la présence concrète du cinéma américain en France et des moyens mis en œuvre pour asseoir la domination des films américains sur les écrans français. La question du discours et de la représentation de la présence du cinéma américain en France constitue le deuxième volet de l’étude. En lien avec un antiaméricanisme de plus en plus affirmé dans l’ensemble de la société française, se construit un discours de rejet de Hollywood, qui implique l’apparition des premières mesures de protection du cinéma français et inaugure la réflexion autour d’une nécessaire prise en compte de l’« exception culturelle française ».
Les années 1926-1936, marquées en leur milieu par l’apparition du cinéma parlant, sont à la fois révélatrice d’un climat de défiance de plus en plus marqué à l’égard de la civilisation américaine et de son cinéma, ainsi que d’une politique du cinéma français plus ambitieuse. Quoique vouée à l’échec pendant les années de l’entre-deux-guerres, cette nouvelle attitude à l’égard du cinéma américain annonce bien des réformes adoptées par la suite.
Sources
Les différents axes choisis pour cette étude – présence concrète des films américains en France, réactions des contemporains et actions politiques visant à protéger le cinéma – ont nécessité une grande diversité de sources, puisant à la fois du côté des archives publiques et des périodiques. Compte tenu du temps imparti, de la distance géographique et pour préserver la cohérence d’ensemble d’un travail qui a privilégié le regard français, nous avons décidé de mettre de côté les archives américaines des majors américaines et de la Motion Pictures Productors and Distributors of America (MPPDA).
En raison des diverses tutelles ministérielles qui régissent le cinéma dans l’entre-deux-guerres, les archives de cinq ministères ont été dépouillées – Instruction publique et Beaux-Arts, Affaires étrangères, Commerce, Intérieur, Travail – ainsi que celles du secrétariat général et services du Premier ministre. Ces archives se sont révélées tantôt riches, tantôt décevantes, fréquemment lacunaires. On n’a pas pu, bien souvent, reconstituer la cohérence des fonds, même pour celui du ministère des Beaux-Arts et celui des Affaires étrangères, de loin les plus complets.
Par ailleurs, la lecture de la presse a permis d’appréhender l’attitude des professionnels à l’égard du cinéma américain et des premières mesures de protection du film français. Deux hebdomadaires ont ainsi été dépouillés de façon exhaustive pour la période 1926-1936 : La Cinématographie française et Hebdo-Film. D’autres « corporatifs » ont également été consultés, par le biais de recueils d’articles ou d’échantillonnage, ainsi que deux bulletins syndicaux, qui ont permis de prendre la mesure des actions syndicales des producteurs et des exploitants (le Bulletin de la Chambre syndicale française de la cinématographie pour les premiers, L’Écran pour les seconds). Enfin, l’écho des débats des professionnels du cinéma dans la société française de l’entre-deux-guerres, a été perçu au travers du dépouillement, par échantillonnage, de quatre quotidiens aux orientations politiques variées : L’Humanité, Le Petit journal, Le Populaire et L’intransigeant.
Première partieLa France submergée par le film américain (1926-1929)
Chapitre premierLe paysage cinématographique français
Le cinéma français connaît encore largement, en 1926, les conséquences de la désorganisation causée par la guerre. Les différentes branches – production, distribution, exploitation – restent éclatées en de nombreuses compagnies de taille souvent très réduite. Les compagnies qui s’étaient développées avant la Grande Guerre sont alors en difficulté : tandis que Pathé s’est retiré de la production, Gaumont décide d’affermer son dense réseau de salles à la compagnie américaine Metro-Goldwyn. En raison de l’affaiblissement des maisons de production françaises, certaines majors fondent des sociétés franco-américaines qui produisent des films en France, les distribuent et les exploitent, comme la Gaumont-Metro-Goldwyn créée en 1925 et, surtout, la SAF Paramount, créée en 1921 et dirigée par Adolphe Osso. Malgré tout, quelques sociétés françaises commencent à prendre leur essor, autour de personnalités influentes, comme Jean Sapène (Cinéromans), Alexandre Kamenka (Albatros) ou Robert Hurel (Aubert-Franco-Film). Ces compagnies, en se chargeant bien souvent de la production puis de la distribution et de l’exploitation des films, marquent l’affirmation du cinéma français comme industrie, et non plus comme simple divertissement forain. Parallèlement à cette réorganisation, les professionnels se regroupent en syndicats destinés à défendre leurs intérêts face à l’État, dont l’implication dans le cinéma se résume principalement à deux aspects : la fiscalité et la censure, et contre les cinématographies étrangères. Le Syndicat français, dirigé par Léon Brézillon (1926-1931) puis par Raymond Lussiez (1931-1936), promeut les intérêts des exploitants tandis que la Chambre syndicale française, dirigée par Louis Aubert (1926-1928) puis par Charles Delac (1928-1935), représente les producteurs. Ces deux puissants syndicats ont un rôle très étendu et participent activement à toutes les négociations avec le gouvernement concernant le cinéma.
Le nombre de films américains dans le marché de la distribution diminue progressivement, passant de 78 % en 1926 à 53 % en 1928. La part de films américains est cependant toujours majoritaire, tandis que le poids des distributeurs américains dans ce secteur reste très important. Il convient néanmoins de préciser ces données. En effet, l’étude de la programmation des salles parisiennes montre que la majorité des écrans français reste occupée par des films français. C’est donc en province que les films américains sont les plus exploités.
Chapitre IILe film américain en France : facteurs et moyens d’une domination
Dans la seconde moitié des années vingt, la place du cinéma américain ne s’explique plus seulement par la désorganisation de l’industrie française consécutive à la guerre. Désormais, les majors américaines bénéficient d’un certain nombre de facteurs leur permettant de renforcer leur domination sur le marché français. Tout d’abord, les Américains peuvent compter sur l’appui permanent du gouvernement américain. Tandis que le département d’État et le département du Commerce envoient dans le monde des émissaires chargés de promouvoir et de défendre la production cinématographique américaine, en particulier après la création de la Motion Picture Section au sein du département du Commerce en 1926, la Motion Picture Producers and Distributors of America (MPPDA) joue un rôle central dans le succès de l’industrie hollywoodienne. Ce groupement syndical, dirigé par l’influent William H. Hays, transmet les griefs des compagnies, participe aux négociations et, de manière générale, facilite l’implantation du cinéma américain en France. À l’inverse, l’action politique des acteurs français reste limitée. Si l’ambassade française aux États-Unis peut ponctuellement prendre en considération le cinéma, c’est essentiellement pour se plaindre de l’image de la France dans les films américains. Par le biais des consulats de France à San Francisco et Los Angeles, des contacts se nouent néanmoins entre pouvoirs publics et industrie américaine du cinéma. Faisant le lien entre les premiers et les seconds, Valentin Mandelstamm occupe un rôle décisif, quoiqu’ambigu, dans la seconde moitié des années vingt.
Pour les contemporains, les succès américains s’expliquent de plusieurs manières. D’une part, beaucoup estiment que le cinéma américain est d’une qualité, technique et artistique, bien supérieure au cinéma européen, grâce aux vedettes, mises en scène par le star-system, et à son organisation rationnelle en huit majors constituant une structure verticale et concentrée. Les succès hollywoodiens s’expliquent également par la mise en place d’une stratégie économique efficace qui repose sur des pratiques commerciales agressives visant à obtenir le monopole du marché. Trois procédés s’avèrent redoutables pour l’industrie française : le dumping (les films américains, dont le coût de production a déjà été amorti aux États-Unis, sont proposés à des prix dérisoires aux exploitants français), le block-booking (le distributeur impose l’achat de plusieurs programmes en bloc d’une même société) et le blind-booking (parmi ces films loués en bloc, l’exploitant ne peut choisir les films secondaires, mais seulement les grands films). Par la maîtrise des canaux de distribution, les compagnies américaines peuvent proposer un grand nombre de films aux exploitants français. Progressivement, Hollywood prend également le contrôle de l’exploitation, comme en témoigne la reprise en main des salles du circuit Gaumont par la Metro-Goldwyn, qui peut désormais compter sur un important réseau parisien, avec notamment le Gaumont-Palace. La Paramount décide quant à elle de construire sa propre salle de cinéma, le Paramount-Palace, flamboyant exemple d’une prestigieuse salle américaine implantée sur les Grands Boulevard et entièrement consacrée aux productions Paramount.
Chapitre IIILes Français face à Hollywood
Dans ce contexte de mainmise sur le marché français par les films américains, les réactions sont nombreuses, brodant sur les thèmes de l’invasion et de la colonisation de la France par les Yankees, des thèmes déjà développés par certains intellectuels français. L’hostilité à l’égard de Hollywood reprend en effet une partie des arguments opposés à l’Amérique et à sa modernité qui, sous la plume notamment de Georges Duhamel, devient synonyme du règne du dollar, d’un capitalisme débridé, d’un individualisme exacerbé et d’un machinisme déshumanisant. Ces griefs, appliqués à la « machine de guerre » hollywoodienne, forment un discours diabolisant qui réapparaît régulièrement, relayant les obsessions xénophobes et nationalistes de larges secteurs de l’opinion dans l’entre-deux-guerres. L’organisation capitaliste de Hollywood et la brutalité des pratiques commerciales révèlent le désir des Américains de voir leur cinéma supplanter définitivement les autres cinématographies nationales. Aux yeux des contempteurs de l’Amérique, ce monopole est dangereux, en raison de la place de l’argent dans l’industrie hollywoodienne, génératrice d’une production industrialisée et uniformisée, mais également en vertu d’une nécessaire diversité culturelle. La critique intellectuelle et morale de la domination américaine est en effet centrale : avec l’accaparement des écrans, se poursuivrait l’affaiblissement de l’« esprit français » au profit des mœurs, des mentalités et de la culture américaines. Si Hollywood est perçu comme un instrument de la propagande américaine, c’est également en raison de l’image de la France et des Français donnée par les films américains. La représentation de la France suscite les réactions les plus sévères de la part des pouvoirs publics, comme en témoignent les actions de l’ambassadeur de France à Washington, Paul Claudel, et de l’émissaire du ministère des Affaires étrangères, Valentin Mandelstamm.
Face à cette invasion, les professionnels commencent à s’organiser. Pendant un temps, les espoirs se fondent sur une réaction européenne. Le Congrès international du cinématographe, qui se tient à Paris en 1926, témoigne de cet espoir. Ouvert avec le concours de la Société des Nations, le Congrès permet d’affirmer le rôle du cinéma dans la propagation de la paix et des idéaux de la SDN, mais constitue également une tentative d’offensive commune contre le cinéma américain.
Avec l’apparition des premières mesures protectionnistes dans différents pays européens, la conciliation européenne devient cependant impossible à réaliser, les intérêts nationaux supplantant l’intérêt commun. Le discours sur la protection du cinéma français apparaît ainsi à la fois comme une conséquence de l’invasion américaine et comme une réponse aux contingentements européens. Si la réflexion s’organise progressivement autour de la forme que peut prendre cette protection (contingentement à l’importation, à la distribution, à l’exploitation, quotas de films français à projeter dans chaque salle, etc.), le cinéma français manque cruellement de cohésion et les différentes branches de l’industrie ne tardent pas diverger. Tandis que les producteurs sont globalement favorables à des mesures de protection, les exploitants y sont totalement opposés. Les raisons de cette division fondamentale – que l’on retrouve sur l’ensemble de notre période – sont essentiellement économiques. Les producteurs cherchent à écouler leurs films et sont favorables à une limitation du nombre de films étrangers susceptibles d’être distribués ou exploités en France. Les directeurs de salles, qui, pour beaucoup, proposent un grand nombre de films américains, en raison de leur prix et de leur succès public, sont eux de farouches défenseurs du libéralisme économique.
Chapitre IVL’attitude des pouvoirs publics
Grâce à la mobilisation des producteurs et à la pugnacité de Jean Sapène, les pouvoirs publics se saisissent progressivement de la question de la protection du cinéma français. Édouard Herriot, alors ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, décide de mettre en œuvre une réforme de la profession et d’offrir à l’industrie du cinéma son premier statut. La question de la défense du cinéma français est au cœur de la préparation de ce statut. Le « décret Herriot » (18 février 1928) et son règlement de contingentement (12 mars 1928) mettent en place la première mesure de protectionnisme cinématographique en France : un contingentement à l’importation, au nom de l’intérêt national. Cette réglementation suscite l’hostilité des exploitants, toujours farouchement opposés au protectionnisme, et des maisons américaines, qui font appel à la MPDDA. Le décret est finalement renégocié avec William H. Hays, venu spécialement à Paris en mai1928, qui parvient à lui faire perdre une partie de sa substance. Afin de faciliter les négociations futures, William H. Hays nomme un représentant permanent de la MPDDA à Paris, Harold L. Smith.
De fait, dès l’année suivante, le contingentement est de nouveau remis en cause. Comme en 1928, les Américains utilisent les différents moyens à leur disposition pour faire pression sur les négociations et finissent par imposer un lock-out qui voit le départ des compagnies américaines et la rupture des contrats de location en cours. Face à l’intransigeance américaine, on assiste à un sursaut de patriotisme pour la défense du cinéma français contre l’« impérialisme yankee », chez les journalistes comme chez les parlementaires. Le consensus français va toutefois s’effriter sous l’effet des pressions américaines. Les violentes protestations des petits et moyens exploitants contre le projet de contingentement montrent qu’une grande partie d’entre eux reste profondément hostile à tout protectionnisme. Après neuf mois de négociations, André François-Poncet et Charles Delac finissent par accepter le statu quo désiré par les Américains. Tout en étant marquée par un climat délétère qui déchire l’industrie cinématographique, l’année 1929 voit également l’arrivée du parlant, qui marque un nouvel espoir. Comme le souligne l’ambassadeur-écrivain Paul Claudel, « le film parlant est peut-être le salut du cinéma et de l’art dramatique français. Il nous sauve de l’invasion internationale et ouvre un champ nouveau à notre art ».
Deuxième partieLa révolution du parlant, un espoir est né (1929-1933)
Chapitre premierL’arrivée du parlant en France : méfiance et espérances
Quand arrivent les premières rumeurs de films parlants techniquement viables, la France est déjà en retard. Malgré les recherches précoces de Léon Gaumont, les principaux brevets concernant les techniques du son-sur-disque et du son-sur-pellicule sont américains (Western-Electric et RCA) et allemands (Tobis-Klangfilm). Si la « guerre des brevets » a été perdue par la France, qui n’a pas su imposer le seul système qu’elle avait mis au point, le Gaumont-Petersen-Poulsen, l’équipement des salles et la construction des appareils adéquats constituent un défi que peut encore relever la France. Les exploitants se voient proposer une gamme relativement développée d’appareils français, certes parfois haut de gamme, mais le plus souvent de faible qualité. Par un recours au patriotisme publicitaire et grâce au coût réduit d’un bon nombre d’appareils français, l’industrie française réussit à équiper une large majorité de salles françaises.
Cet équipement des salles se fait cependant avec lenteur, en dépit des succès parisiens des premiers films parlants. La défiance des exploitants s’explique par des raisons économiques, mais également par leur scepticisme, largement partagé par la presse, à l’égard d’une invention qui menace de ne faire du cinéma qu’une forme de théâtre filmé. Rapidement cependant, la France prend conscience de l’immense avantage qu’elle peut tirer de l’apparition du parlant pour tenir à distance les cinématographies étrangères. Le film muet était par essence international : son exportation nécessite seulement la traduction des intertitres. Avec le film parlant, s’élève au contraire la barrière linguistique, que l’on espère plus efficace que les barrières douanières pour résister à l’assaut des films américains.
Chapitre IIRenaissance d’une nation cinématographique
à l’orée des années trente, la France semble pouvoir s’appuyer sur toute une série de facteurs favorables pour développer son industrie. En effet, la crise de 1929 secoue alors l’économie américaine et l’industrie hollywoodienne. Parallèlement, l’arrivée du film parlant suscite un net recul des films étrangers dans les salles françaises, tandis que les tentatives d’« internationaliser » les films parlants – versions silencieuses, versions sonores, intertitres – se soldent par des échecs. L’industrie française peut alors se réorganiser, en s’inspirant fortement du modèle économique hollywoodien. C’est en effet à ce moment qu’apparaissent les premières « majors à la françaises » que sont Gaumont-Franco-Film-Aubert, Pathé-Natan, ou encore Braunberger-Richebé, grands trusts verticaux nés de la fusion de plusieurs sociétés indépendantes. Ces compagnies prennent leur essor grâce à des personnalités dynamiques comme Bernard Natan, Pierre Braunberger ou Roger Richebé et profitent du passage au parlant grâce à l’équipement de leurs salles et de leurs studios.
L’enthousiasme autour du parlant incite également les pouvoirs publics à s’intéresser de plus près à la question du cinéma. Tandis que la « Semaine du cinéma français » invite, en avril-mai 1929, des économistes à étudier le développement de l’industrie afin de concurrencer plus efficacement Hollywood, la création, en 1931, du Conseil supérieur du cinématographe (CSC) témoigne de la place nouvelle du cinéma. Cette instance, qui regroupe des membres de l’administration comme des professionnels du cinéma, est chargée de conseiller le ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts. Par ce biais, tant les producteurs que les exploitants et les distributeurs peuvent désormais participer directement à la préparation des décrets de contingentement. Quand le CSC entre en fonction, Maurice Petsche vient d’édicter un nouveau décret de contingentement qui rompt avec les dispositions prises en 1928 et prévoit la libre entrée des films américains. Cette mesure libérale prend tout son sens dans le contexte de l’arrivée du film parlant, qui, selon le ministre, rend caduque toute limitation du nombre de films étrangers en France. Le premier rôle du CSC est donc de réglementer l’application de ce nouveau décret et de préparer le contingentement suivant. En 1932, dans un contexte plus tendu où le doublage fait craindre le retour du monopole américain, le CSC se prononce en faveur de conditions d’importation plus sévères. À cette annonce, les exploitants, encouragés par la MPPDA, se regroupent afin de mettre en échec le projet mis au point par les géants de l’industrie française. En effet, avec la constitution des grands circuits – GFFA et Pathé-Natan en tête –, beaucoup d’exploitants sont désormais intégrés dans des circuits de salles. Le conflit s’est donc sensiblement déplacé sur le terrain de l’affrontement entre trusts et indépendants, qu’ils soient exploitants ou producteurs. Au terme de sept mois de négociations, le ministre de l’Éducation nationale, Anatole de Monzie, renonce au projet du CSC et s’en tient aux termes du décret de Maurice Petsche. Les décrets de contingentement perdent de leur substance au fur et à mesure des modifications, tout en accaparant l’énergie des industriels pendant plusieurs mois et en aggravant les relations entre les différentes branches du cinéma français. Les ministres et sous-secrétaires d’État, confrontés aux tensions entre producteurs et exploitants, entre intérêts français et américains, ne tranchent pas et enchaînent des mesures de compromis sans répercussion aucune. Pendant ce temps, l’industrie américaine s’est ressaisie et restructurée, mettant ainsi fin aux espoirs que la naissance du parlant avaient suscités.
Chapitre IIILa fin d’un espoir ?
Encouragé par le manque de cohésion de l’industrie française du cinéma, Hollywood réforme sa stratégie de façon à pouvoir retrouver en Europe, et notamment en France, la place qu’elle détenait avant l’arrivée du parlant. Pour ce faire, les majors se concentrent tout d’abord sur la production de films en langues européennes. Ainsi, la Metro-Goldwyn-Mayer décide de tourner à Hollywood des films en français, qui sont bien souvent des « versions » françaises de films américains. Afin d’assurer le succès de ces films à l’étranger, la MGM s’assure la présence de vedettes locales, comme les Français André Luguet ou Jacques Feyder. Quant à la Paramount, si elle obtient un contrat avec Maurice Chevalier et fait de lui une des plus grandes stars françaises du cinéma, elle développe surtout la production de films en France. Les studios de Joinville sont alors transformés par Robert T. Kane en un centre de production européen, destiné à tourner des « versions multiples » de films américains en plusieurs langues. Parallèlement, le perfectionnement du doublage provoque également un retour en force des films américains sur les écrans français. Des versions multiples au doublage, l’ensemble des solutions apportées par Hollywood au changement de nature du cinéma conduit à s’interroger sur la définition d’un film français. S’agit-il d’un film réalisé en France, d’un film de langue française, d’un film tourné avec des acteurs français ? La question réapparaît régulièrement sous la plume des contemporains, pour être finalement tranchée par le règlement de contingentement de 1931 : tout film produit en France par une société française, qu’elle soit filiale ou non d’une compagnie étrangère, est considéré comme film français.
Avec l’arrivée du parlant et les mutations de l’offre cinématographique, l’exploitation doit s’adapter et prend des formes variées. Tandis que certains directeurs de petites salles connaissent de graves difficultés liées à l’équipement en sonore, d’autres profitent de l’engouement pour le parlant pour construire de grands palaces, comme le Rex, une salle de 3 000 places offerte aux Parisiens par Jacques Haïk en 1932. Enfin, le passage au parlant voit la spécialisation de salles entièrement consacrées aux films en version originale, sous-titrée ou non. C’est notamment le cas, à Paris, du Cinéma du Panthéon, exploité par Pierre Braunberger. Ces salles, d’un type tout particulier, sont essentiellement situées dans la capitale, où un nombre relativement élevé d’habitants comprennent l’anglais, et en Alsace-Lorraine, où les films parlants allemands sont très appréciés. Avec le succès de cette nouvelle formule, les pouvoirs publics craignent que la projection de films en langue étrangère ne constitue une menace pour la langue et la culture françaises, si bien qu’apparaît en 1932 un nouveau type de restriction, limitant à dix salles la projection de ces films.
Tirant profit des atermoiements français, bénéficiant d’appuis officiels et d’une avance technologique qui lui permet de proposer de permanentes innovations, Hollywood finit donc par retrouver la maîtrise du marché français. La situation du film américain sur les écrans français reste dominante, sans être pour autant écrasante comme elle avait pu l’être en 1918 ou en 1926.
Troisième partieL’échec de la reconquête des écrans (1933-1936)
Chapitre premierLe cinéma français en faillite
Les années trente sont marquées par l’arrivée tardive, en France, des répercussions de la crise économique mondiale. Pour diverses raisons, celle-ci n’atteint la France et son industrie du cinéma qu’à partir de 1932. Le modèle américain employé pour former les « trusts à la française » avait été transposé à la réalité nationale grâce en particulier à une forte intervention des entreprises bancaires. Lorsque les banques se retrouvent en difficulté, c’est donc tout l’édifice cinématographique qui en pâtit. Les faillites se succèdent, de Braunberger-Richebé à Pathé-Natan en passant par la Gaumont-Franco-Film-Aubert. Cette dernière subit directement les conséquences de la faillite de la Banque nationale de crédit et doit, pour survivre, placer son sort entre les mains de l’État. Repoussant une tentative de rachat par la Metro-Goldwyn-Mayer, l’État décide de renflouer lui-même les caisses de l’entreprise française. La crise économique touche également les filiales françaises des compagnies américaines, comme en témoignent la fermeture des studios de Joinville à la fin de l’année 1932 ainsi que la fréquente rotation des directeurs de ces filiales. Les exploitants ne sont pas épargnés par la crise, tout en étant moins touchés que les directeurs de salles de théâtre ou de music-halls. Significativement, les exploitants qui subissent le plus durement la crise sont ceux qui appartiennent aux circuits de salles. À l’inverse, les salles indépendantes se révèlent moins touchées. La crise économique qui frappe l’industrie française du cinéma débouche donc sur un rejet de l’influence néfaste de Hollywood et sur un retour au « sain modèle » de la petite entreprise.
Chapitre IILe film étranger reprend ses droits
Les difficultés du cinéma français s’expliquent par l’échec du modèle hollywoodien appliqué en France, mais également par la concurrence toujours rude des films étrangers. Les films parlants anglais ont un succès de plus en plus grand et dépassent le seul cadre des salles spécialisées pour être exploités dans des salles grand public. En dépit du grand succès des films en VO, la législation reste officiellement sévère, n’autorisant que dix salles, puis quinze à partir de 1933, à projeter chaque film en langue étrangère. À partir de 1933 cependant, les compagnies étrangères sont autorisées à demander des dérogations pour pouvoir plus largement exploiter en version originale des films à la « haute valeur artistique incontestablement reconnue ». Ce sont essentiellement les compagnies américaines qui en profitèrent, sur des critères artistiques bien sûr, mais également économiques ou commerciaux. De fait, entre les films exploités en VO et les films doublés, les films américains reviennent en force sur le marché de la distribution pour représenter, en 1936, plus de 50 % du marché, retrouvant ainsi le niveau de 1928. Même à Paris, où les grands succès restent néanmoins français, presque toutes les salles doivent compter sur l’apport de films américains pour compléter leur programmation.
En dépit du nouvel assaut de la cinématographie américaine, le discours anti-américain se fait moins présent qu’au début de notre période. En effet, c’est désormais l’Allemagne qui est considérée comme le principal rival de la France, alors même que sa place sur le marché cinématographique français décroît sensiblement. Cette hostilité s’explique par le contexte politique consécutif à l’arrivée au pouvoir d’Hitler, mais également par l’ambitieuse politique de développement du cinéma allemand menée par Goebbels ainsi que par le protectionnisme poussé qu’il met en place, interdisant aux films français de trouver leur place en Allemagne. La France atteinte par la crise connaît par ailleurs un regain de xénophobie et d’antisémitisme, particulièrement sensible dans le milieu du cinéma. Juifs et étrangers sont les nouveaux boucs-émissaires de la crise du cinéma français. À ce titre, Bernard Natan, juif d’origine roumaine, est au cœur des critiques et des condamnations, jugé responsable de la faillite de la firme historique fondée par Charles Pathé.
Face à ces angoisses nationalistes et conscients du blocage de la situation, les pouvoirs publics s’efforcent de trouver des solutions nouvelles. Pour ce faire, l’État choisit d’écarter les professionnels et de compter sur des commissions parlementaires et interministérielles pour résoudre les problèmes de l’industrie cinématographique. Si l’on assiste à certaines évolutions, comme l’interdiction officielle du blind et du block-booking, les pouvoirs publics continuent néanmoins de reconduire d’année en année des décrets de contingentement, bien qu’ils aient déjà fait la preuve de leur inefficacité et qu’ils soient toujours source de tension au sein de la profession.
Chapitre IIINouvelles orientations pour la protection du film français
La reconduction quasi automatique des règles de contingentement n’est pourtant pas le signe d’un désintérêt des pouvoirs publics pour le cinéma. Au contraire, il s’agit désormais de trouver des solutions plus ambitieuses : ne plus protéger le cinéma français contre la concurrence étrangère, mais lui offrir tous les éléments pour pouvoir se développer et gagner les marchés étrangers, condition sine qua non de l’éviction pérenne des films américains. Tandis que le contingentement perd ses partisans, les professionnels du cinéma français commencent à concilier leurs intérêts et à proposer de nouvelles solutions : pour pouvoir retrouver la première place sur les écrans du pays, le cinéma français doit réorganiser son industrie et l’État doit s’engager à réduire les taxes qui grèvent le budget des exploitants français, les obligeant à choisir les films les moins chers, les films américains.
Parallèlement aux réflexions des professionnels, deux rapports cruciaux proposent, au milieu des années trente, des mesures nouvelles. Maurice Petsche, au sein de la sous-commission du cinéma, soumet son rapport en 1935, Guy de Carmoy voit son rapport adopté par le Conseil national économique en 1936. Tous deux ont un même but, protéger le cinéma français en réorganisant l’industrie, mais avancent des recommandations variées (détaxation des salles projetant un certain nombre de films français, constitution d’un Crédit national chargé de financer la production, taxation sur les recettes des films, etc) et s’opposent sur certains points. Le rapport Petsche préconise par exemple un rôle très fort de l’État, tandis que le rapport de Carmoy repose, lui, sur une participation active d’un groupement syndical puissant.
Ces différents projets manifestent le souhait des pouvoirs publics de trouver des alternatives satisfaisantes au contingentement, en tirant parti des réflexions des professionnels, des parlementaires et de l’administration. Tout en concernant le développement de la production française en général, ces projets n’en sont pas moins destinés à contrer la puissance hollywoodienne. Dès lors, la MPPDA et l’ambassade des États-unis en France employèrent tous les moyens possibles pour empêcher leur application : tandis que Harold L. Smith fait pression sur les diverses commissions et sur les ministères concernés, la préparation d’un accord commercial entre la France et les États-Unis complique l’adoption d’un projet de grande ampleur. En effet, le ministère du Commerce ne tarde pas à craindre les répercussions possibles d’un texte hostile à Hollywood sur ces négociations commerciales. Les accords dits de Marchandeau, du nom du ministre du Commerce qui initia les négociations, sont signés en 1936 et sont marqués par un libéralisme susceptible de rétablir un climat de confiance entre les deux partenaires. Un article concerne le cinéma et pérennise le principe du contingentement. D’après l’accord, la situation ne pourra, à l’avenir, évoluer dans un sens défavorable à l’industrie américaine du cinéma : aucune des propositions alternatives pour protéger le cinéma français ne peut donc être mise en application. La signature de ces accords est emblématique de la pression continue de Hollywood et du désengagement du ministre du Commerce sur la question du cinéma, au profit d’autres productions plus rentables, en particulier les vins et alcools français, trouvant, avec l’abolition de la Prohibition, un marché neuf dans le Nouveau Monde. Pour un des membres de la société des auteurs de films, René Guy Grand, qui résume ainsi l’opinion d’un grand nombre de ses contemporains, « les intérêts matériels et spirituels du cinéma français ont été froidement sacrifiés à la cause sacrée des vins de champagne ».
Conclusion
Après la première guerre mondiale, Hollywood conquiert une place dominante sur les écrans de France. Les compagnies américaines, dont la Paramount est le meilleur exemple, s’implantent durablement, grâce à des filiales organisées en France, à une stratégie commerciale efficace et à l’appui indéfectible de l’État fédéral et de la MPPDA.
Progressivement cependant, tout en restant importante, cette place se réduit, sous les effets conjugués des premières mesures de protection, du développement de la production française et du passage au parlant. La constitution d’un discours de résistance à Hollywood et d’une réflexion sur la défense du cinéma français – et par là même de la culture française – n’est pas sans effet sur les mesures adoptées après la deuxième guerre mondiale, au moment de la création du Centre national du cinéma.
C’est également l’idée d’une exception culturelle française, encore imparfaitement formulée, qui commence à apparaître au cours de cette décennie, sous ses différentes approches. L’État doit aider au développement des industries culturelles, prendre en compte la nécessaire défense d’une diversité que l’hégémonie américaine met en péril et allouer une place particulière aux biens culturels dans le cadre de négociations économiques, comme, justement, cela ne fut pas le cas en 1936.
Annexes
Figures, tableaux et statistiques concernant la présence des films américains sur le marché français. — Textes de lois régissant la représentation des films étrangers en France. — Lettres et documents émanant de professionnels du cinéma, français et américains. — Documents iconographiques (affiches, publicités, caricatures). — Index.