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École des chartes » thèses » 2012

« Mon très cher père »

Étude et édition critique de la correspondance de Gabriel François de Brueys d’Aigalliers avec son père (1755-1782)


Introduction

Depuis le début des années 1980, les correspondances ordinaires, que ne distinguent ni leurs qualités littéraires, ni la notoriété de leur auteur, ont attiré l’attention des chercheurs. Témoignages uniques sur l’époque de leur rédaction, elles sont une source précieuse pour les historiens de la famille et de la vie privée, au même titre que les écrits du for privé, parmi lesquels elles n’ont cependant pas immédiatement trouvé leur place : le développement de la recherche autour des écrits du for privé et celui des études des correspondances ordinaires se sont faits de manière parallèle, non sans que ne soit soulignée, notamment par Mireille Bossis, « la place nécessaire de l’épistolaire dans les écrits du for privé ». Les éditions se sont multipliées et sont allées de pair avec une mise en question de l’approche du genre épistolaire, sous l’influence notamment du New Historicism et dans le cadre d’une interdisciplinarité qui a vu des sociologues, psychologues et critiques littéraires attirer l’attention des historiens sur la forme de la lettre et sur la complexité de l’objet correspondance.

Les cent soixante-trois lettres éditées et étudiées dans le cadre de cette thèse furent échangées durant la seconde moitié du xviiie siècle entre un père et son fils, séparés durant près de trente années par la carrière militaire du second. En 1756, Gabriel François de Brueys d’Aigalliers, alors âgé de treize ans, quitte le foyer paternel pour rejoindre le régiment de Forez, qu’il ne quittera qu’en 1785. Il ne se distingue pas par les armes et seules sa parenté avec l’amiral mort à Aboukir, sa participation aux États généraux de 1789 et son élection à la mairie d’Uzès en 1793 ont pu retenir l’attention des érudits du Gard et de l’Uzège et des historiens de la période révolutionnaire. Gabriel François de Brueys d’Aigalliers a pourtant laissé à sa mort, en 1806, un ensemble d’archives et d’écrits soigneusement organisés et préparés pour la postérité. Dans les dernières années de sa vie, il a en effet entrepris de rassembler l’ensemble de sa production écrite (vers de sociabilité, notes de lectures, fables, réflexions diverses, correspondances) au sein de deux séries de volumes manuscrits, ses Œuvres complètes et ses Œuvres choisies. La quasi-totalité est restée inédite et ignorée des historiens. Il s’agit d’un travail autobiographique original, qui livre en creux, à travers sa production littéraire et archivistique, le portrait d’un homme de la petite noblesse provinciale à la fin de l’Ancien régime, qui a œuvré pour laisser à la postérité la mémoire de sa carrière militaire et politique et de sa vie familiale, sociale et culturelle. Regroupées au sein de cet ensemble vaste et complexe, les lettres échangées entre Gabriel François de Brueys d’Aigalliers et son père participent d’une entreprise très particulière d’écriture de soi et autorisent de multiples niveaux de lecture.


Sources

Les manuscrits qui rassemblent, outre la correspondance éditée, les archives et écrits de Gabriel François de Brueys d’Aigalliers, sont la principale source de cette étude. L’ensemble de ses Œuvres, peut-être laissé inachevé à sa mort, a pu compter près d’une quarantaine de volumes au total. Ceux-ci ont cependant été dispersés depuis le début du xixe siècle et une partie semble avoir disparu : vingt-trois sont aujourd’hui repérés et conservés aux Archives nationales, à la bibliothèque municipale de Versailles, à la bibliothèque Mazarine, à la médiathèque d’Uzès et à l’Académie de Nîmes.

Aux volumes des Œuvres complètes et des Œuvres choisies de Gabriel François de Brueys d’Aigalliers vient s’ajouter un fonds d’archives de la famille, elles aussi triées par celui-ci et qui ont été versées en 2001 à l’Académie de Nîmes.

Certains événements familiaux ont pu être datés et précisés grâce aux archives notariales et aux registres paroissiaux et d’état civil d’Uzès et de sa région. Les documents conservés dans le cabinet des titres de la Bibliothèque nationale de France ont permis de compléter la généalogie de la famille de Brueys. Les archives du Service historique de la défense ont apporté des renseignements sur les carrières militaires de Gabriel François de Brueys d’Aigalliers et de certains de ses proches.


Première partie
Étude


Chapitre premier
Gabriel François et la famille de Brueys d’Aigalliers

Les origines familiales, provinciales et sociales sont autant d’éléments déterminants de l’existence d’un individu dans la société d’Ancien Régime. Gabriel François de Brueys d’Aigalliers descend d’une famille de gens de robe originaires de Nîmes et seigneurs de terres situées dans la région. Ils sont anoblis à la fin du xve siècle. En 1707, Pons de Brueys, descendant de la branche des Brueys de Flaux, qui s’est établie à Uzès au milieu du siècle précédent, épouse Olympe de Rossel, fille d’une famille de la noblesse protestante possessionnée dans le diocèse d’Uzès. Ce mariage lui permet d’acquérir la baronnie d’Aigalliers, dont hérite son fils Gabriel, né en 1715. Celui-ci la laissera à sa mort, en 1789, à son fils aîné Gabriel François, né le 28 février 1743 de son premier mariage. Veuf pour la seconde fois en 1754, Gabriel consacre son existence à l’éducation et à l’établissement de ses cinq enfants et à la gestion du patrimoine familial. Celui-ci consiste en biens immobiliers, terres situées à proximité d’Uzès et capitaux. Plusieurs sources permettent d’estimer les revenus de la famille à environ quatre mille livres par an, ce qui la situe parmi la petite noblesse relativement aisée qui doit surveiller ses dépenses mais dont le train de vie reste confortable. Forts de ces biens et d’alliances avec la noblesse locale, mais aussi avec des familles de planteurs des colonies, les Brueys d’Aigalliers appartiennent à l’élite locale de la petite ville de la province de Languedoc où ils sont établis.

Par idéal nobiliaire aussi bien que par nécessité de faire carrière, Gabriel François de Brueys d’Aigalliers et ses deux frères sont destinés au métier des armes. Entré très jeune comme volontaire au régiment de Forez, Gabriel François y fait son apprentissage militaire sous la protection de son oncle paternel. Sa modeste carrière d’officier d’infanterie se déroule largement à l’écart des champs de bataille et est rythmée par les changements de garnison. Il participe à la campagne d’Allemagne en 1761 et séjourne notamment à Saint-Domingue entre 1764 et 1767. L’exercice militaire, la fréquentation de la bonne société des petites villes où il est affecté, la lecture, la musique et l’écriture occupent la majeure partie de son temps. Découragé par un avancement lent et laborieux, il se désintéresse progressivement de sa carrière d’officier et se retire avec le grade de major en 1785, pour occuper quelques mois la fonction de gouverneur général auprès du prince Honoré III de Monaco, avec qui il s’est lié lors de sa garnison dans la principauté.

Déçu par la vie militaire, Gabriel François de Brueys d’Aigalliers tourne ses intérêts et ses aspirations vers les activités intellectuelles. Il comble l’ennui de la vie de garnison par la lecture des auteurs classiques mais aussi des écrivains et des philosophes de son temps. Inspiré par ses lectures, il prend la plume pour noter ses réflexions, composer des fables, essais et petites pièces de théâtre et s’essayer à la poésie, notamment dans le cadre des salons et des sociétés qu’il fréquente. Il trouve peu à peu sa place dans les « institutions de la République des lettres », telles qu’elles ont été définies par Daniel Roche : il se lie avec des gens de lettres, est membre de plusieurs académies et sociétés littéraires et rejoint la franc-maçonnerie. Sensibilisé aux idées nouvelles par ses lectures et son entourage social, il prend conscience de la nécessité d’une réforme de la société d’Ancien Régime. Il est élu député de la noblesse aux États généraux pour la sénéchaussée de Nîmes et de Beaucaire en 1789. Noble et profondément monarchiste mais acquis à l’abolition de certains privilèges, il adopte une position modérée et ne s’implique que de loin dans les événements révolutionnaires. Il se retire dans le Gard à la fin de son mandat. Il devient maire d’Uzès en décembre 1793, mais démissionne de sa fonction moins d’un an après son élection pour des raisons de santé et quitte la vie politique pour se consacrer à la gestion de ses affaires et à l’écriture. Marié tardivement, en 1797, Gabriel François de Brueys d’Aigalliers meurt sans descendance le 25 avril 1806 à Nîmes.

Chapitre II
Objet littéraire, objet archivistique : la correspondance au sein des Œuvres de Gabriel François de Brueys d’Aigalliers

Toute correspondance est nécessairement le résultat de tris, de pertes, de lacunes et de l’assemblage de documents indépendants – les lettres – en un objet artificiel, élaboré a posteriori.

L’appréhension de la façon dont elle a été constituée apparaît donc comme un préalable nécessaire à l’étude de toute correspondance.

Les lettres échangées entre Gabriel François de Brueys d’Aigalliers et son père ont été conservées au sein des Œuvres de celui-ci. Comme son père, Gabriel François de Brueys d’Aigalliers a une solide culture littéraire et une pratique quotidienne de l’écrit, auxquelles vient s’ajouter un réel souci d’archivage de leur production. Gabriel a pris soin de transmettre à son fils ses écrits, papiers et archives familiales et celui-ci a été attentif à leur classement et à leur conservation. Durant les dernières années de sa vie, Gabriel François entreprend de composer ce qu’il intitule ses Œuvres : il s’agit de deux séries de volumes manuscrits, ses Œuvres complètes et ses Œuvres choisies, qui se recoupent partiellement et au sein desquels il rassemble et classe selon un plan thématique en trente-sept matières sa production littéraire et archivistique. Une partie des documents est copiée, corrigée et annotée, d’autres sont reliés tels quels. À travers ce projet, s’expriment les ambitions littéraires de Gabriel François de Brueys d’Aigalliers, qui aspire à être reconnu comme homme de lettres et souhaite assurer une plus large diffusion de ses écrits. Une petite partie des Œuvres choisies a d’ailleurs fait l’objet d’une édition à compte d’auteur chez un imprimeur nîmois en 1805. C’est aussi un travail autobiographique que réalise Gabriel François. La majorité des pièces conservées dans les Œuvres de Brueys d’Aigalliers ne relèvent pas absolument de l’écriture de soi, mais ces volumes ne sont pas seulement une compilation d’ouvrages littéraires, de poésies mondaines ou même un dossier d’archives : ils contiennent aussi le regard qu’a porté leur auteur sur toute sa production et, donc, sur sa propre existence.

Dans le plan des Œuvres, une matière est destinée à recueillir la correspondance de Gabriel François de Brueys d’Aigalliers. À l’intérieur, les lettres sont classées à la fois de manière thématique et par correspondant : une partie est consacrée aux échanges avec son père. Documents fragiles et souvent éphémères, les lettres ont pourtant été conservées et soigneusement archivées par Gabriel François comme par Gabriel, ce qui lui permet de rassembler non seulement sa correspondance passive, mais aussi la correspondance active échangée avec son père. Telle qu’elle nous est parvenue, la correspondance de Gabriel et de Gabriel François de Brueys d’Aigalliers est néanmoins lacunaire, sans qu’il ne soit possible ni de dater ni d’identifier avec précision les pertes qu’elle a subies. Elle est contenue dans deux volumes : un volume des Œuvres complètes qui rassemblent les copies de cent trente lettres et un des Œuvres choisies où sont reliées les expéditions originales ou minutes de soixante-six lettres. Ces lettres, classées chronologiquement à l’intérieur de chacun des deux volumes, se recoupent partiellement. Viennent s’y ajouter six missives adressées par Gabriel François à son père et qui, en raison des thèmes qui y sont abordés ont été classées, dans d’autres parties des Œuvres. Brueys d’Aigalliers a choisi d’insérer parmi les lettres écrites ou reçues de son père plusieurs missives adressées à ou par d’autres correspondants. Leur présence se justifie par leur participation à la relation épistolaire entre le père et le fils, qui passe aussi par l’échange de nouvelles avec d’autres correspondants, notamment avec son oncle paternel et avec différents officiers du régiment de Forez, relais auprès du jeune homme de l’autorité paternelle, ou encore avec la sœur aînée de Gabriel François, à qui Gabriel dicte des lettres pour son frère. Les lettres copiées sont également annotées par Brueys d’Aigalliers, ce qui traduit un souci de les rendre intelligibles à un lecteur étranger. Celui-ci accomplit un véritable travail d’édition autour de sa correspondance : conservées, triées, copiées, annotées et offertes au regard d’un lecteur étranger, au même titre que les poèmes ou les essais de leur auteur, elles dépassent leur statut d’objet de communication entre deux interlocuteurs, pour venir participer à l’édifice archivistique et littéraire à caractère autobiographique que celui-ci a entrepris de construire à la fin de sa vie.

Chapitre III
Père et fils : une relation épistolaire

Bien qu’objet d’une reconstruction a posteriori, la correspondance de Gabriel et de Gabriel François de Brueys d’Aigalliers n’en est pas moins un précieux témoignage de leurs rapports. Père et fils passent près de trente années éloignés l’un de l’autre : la séparation est douloureuse et ce sont les lettres qui doivent combler la distance pour garantir l’existence et la permanence de cette relation. L’échange est soumis à une exigence de régularité, mais il est parfois ralenti ou interrompu par les difficultés de circulation du courrier ou par les occupations du quotidien, ce qui suscite inquiétude et indignation de la part du correspondant lésé. Les lettres permettent à Gabriel et Gabriel François de s’échanger des nouvelles, de raconter le quotidien qu’ils ne partagent pas, mais aussi d’accomplir leurs devoirs filiaux et paternels. Éducation et entretien matériel de l’enfant, réflexion commune autour des affaires familiales sont des composantes essentielles de la relation qui passent par le biais des lettres échangées : on voit, au fil de la correspondance évoluer les rapports entre Gabriel de Brueys d’Aigalliers et son fils aîné, à mesure que celui-ci grandit.

Cette relation doit cependant s’accommoder des contraintes qu’impose la communication épistolaire. La composition de la lettre obéit à des codes et rituels, intégrés de façon plus ou moins consciente par les épistoliers. Composition rigoureuse, respect de passages obligés, emploi de formules codifiées, simplicité apparente de ton sont autant de règles prescrites par les « secrétaires » et recueils de lettres qui circulent au xviiie siècle. D’autre part, la correspondance de Gabriel François et de son père se trouve au cœur d’un jeu de solidarités familiales, par l’échange de messages, de compliments, de faveurs ou de présents, mais aussi par une circulation élargie des lettres, dont la lecture comme la composition peuvent relever d’actes collectifs. Malgré ces contraintes, les lettres de Gabriel et de Gabriel François accordent une place importante à l’expression des sentiments, par des formules stéréotypées ou par des tournures plus personnelles. La distance et les difficultés de communication, matérielles ou rhétoriques, ne viennent pas rompre les liens familiaux. C’est l’image d’un père et d’un fils unis par des intérêts communs mais aussi par des sentiments de tendresse et d’amour réciproques que nous livre cette correspondance.

Conclusion

Témoignage saisissant de la relation entre un père et son fils durant près de trente années, cette correspondance constitue une source précieuse pour les historiens de la famille et des pratiques de l’écrit, et ce d’autant plus qu’elle est fortement contextualisée : Gabriel François de Brueys d’Aigalliers et son père ont tous deux une solide culture de l’écrit et de l’archive. Ils ont laissé de nombreux écrits et papiers qu’il a été possible de mettre en relation avec leurs lettres, afin de dresser un portrait relativement complet des principaux protagonistes de cette correspondance, de leurs parcours, de leur milieu social et de leurs personnalités. Descendant d’une ancienne famille de la petite noblesse provinciale, qui ne gravite pas dans le cercle des élites les plus puissantes et les plus fortunées, Gabriel François de Brueys d’Aigalliers, loin d’avoir pu s’accomplir dans une carrière militaire ou politique qui reste médiocre, a nourri l’ambition et l’espoir d’être reconnu comme un homme de lettres et a souhaité laisser sa production archivistique et littéraire à la postérité. C’est là un autre intérêt de cette correspondance qui participe aussi d’une forme très particulière d’écriture et de mémoire de soi.


Deuxième partie
Édition critique de La correspondance


Cent soixante-trois lettres datant de 1755 à 1782 ont été éditées. Elles ont été classées dans l’ordre chronologique, numérotées et dotées d’un apparat critique destiné à en faciliter la compréhension par le lecteur. Cette édition vise à restituer les échanges épistolaires de Gabriel François de Brueys d’Aigalliers et de son père, mais aussi le travail d’archivage, de classement, de copie et d’annotation que l’un comme l’autre ont mené autour de cette correspondance.


Pièces jointes

Ont été édités dans cette partie les écrits de Gabriel François de Brueys d’Aigalliers que celui-ci fait parvenir à son père avec ses lettres et qui ont pu être identifiés dans les volumes de ses Œuvres. Il s’agit d’une « lettre à M. de La Salle sur les tragédies de Phèdre et de Zaïre », d’une fable de sa composition, « le Grand seigneur et son vassal », d’une « description de l’île Saint-Domingue », et de vers adressés au prince de Monaco et à quatre demoiselles de sa cour.


Annexes

Portrait de Gabriel François de Brueys d’Aigalliers. — Armes de la famille de Brueys. — Arbres généalogiques. — Chronologie familiale. — Lieux de vie et possessions de la famille. — carrière militaire et cartes des déplacements de Gabriel François de Brueys d’Aigalliers. — Classements des Œuvres et des archives de Gabriel François de Brueys d’Aigalliers et de son père. — Conservation et transmission des Œuvres. — Aspect matériel et présentation des Œuvres. — Textes autobiographiques de Gabriel François de Brueys d’Aigalliers. — Tables de la correspondance. — Illustrations de la correspondance. — Index des noms de personnes et de lieux.