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École des chartes » thèses » 2012

La Nouvelle Revue française, « entre Ordre et Aventure »

Jean Paulhan et Marcel Arland. Correspondance (1924-1929)


Introduction

Jean Paulhan (1884-1968), directeur de 1925 à 1968 de la revue littéraire la plus renommée du xxe siècle, la N.R.F., et Marcel Arland (1899-1986), écrivain prolifique, intimiste, élu à l’Académie française en 1968, se sont rencontrés au tournant des années 1921 et 1922. Le premier est alors le secrétaire de Jacques Rivière à la N.R.F. tandis que le second, encore étudiant en lettres à la Sorbonne, vient d’envoyer à Gide un premier récit qui est bientôt publié chez Gallimard, maison à laquelle la N.R.F. avait donné naissance dès l’année de sa création, en 1909.

De la fin de l’année 1924 (première lettre conservée) au début de l’année 1929, les deux écrivains s’envoient cent soixante-douze lettres, parfois assez longues, parfois réduites à des billets de quelques lignes. Cette correspondance, d’une très grande densité, où les rapports professionnels se mêlent à une amitié souvent passionnelle, s’échange au cours d’une des périodes les plus importantes pour la littérature française, et dans un milieu où se croisent des auteurs et des figures intellectuelles qui sont parmi les plus marquants du xxe siècle : André Gide, François Mauriac, André Malraux, Louis Aragon et André Breton, Jacques Maritain, entre autres, apparaissent souvent sous la plume de Paulhan ou d’Arland. La correspondance est encore traversée par deux des grandes interrogations qui obsèdent les écrivains de ce temps : la littérature n’est-elle qu’un jeu ? Le romancier est-il un créateur ?

Mais cet échange est d’abord l’espace où s’opposent, en toute amitié, deux caractères antagonistes : Marcel Arland, intransigeant, de tempérament absolu, volontiers mystique, se heurte à un Jean Paulhan non pas sceptique, non pas nihiliste – il s’en défend dans cette correspondance – mais ouvert à de nombreux possibles, insatiablement curieux. Cet affrontement rejoint par bien des aspects celui qui conduit les générations littéraires qui sont arrivées à l’âge adulte pendant ou juste après la Grande Guerre, rêvant d’engagement partisan et d’action politique, à prendre le pas sur des aînés plus accaparés par la littérature pure. La correspondance entre Arland et Paulhan offre donc un point de vue saisissant sur les évolutions de son époque et les métamorphoses de la N.R.F. elle-même.

La figure de Paulhan a déjà fait l’objet de nombreuses études. Seule une thèse non publiée s’est engagée dans une biographie d’Arland et elle le fait presque exclusivement à partir de son œuvre littéraire. Cette correspondance présente l’avantage de situer, de définir la figure aujourd’hui effacée d’Arland, sa position dans le monde littéraire, par les relations qu’il entretient avec les différents auteurs et instances de ce monde littéraire. Par prolongement, elle permet de mieux apprécier certaines prises de position des pairs du jeune auteur, surnommé, à la suite de son retentissant article de 1924 « Sur un nouveau Mal du siècle », le porte-parole de sa génération. L’accent de l’introduction a donc été mis sur Marcel Arland, qui, se tenant au carrefour d’influences contraires, fonctionne en bien des points comme un révélateur de son époque.


Sources

Les lettres de Jean Paulhan à Marcel Arland sont conservées dans le fonds Arland-Correspondance de la bibliothèque littéraire Jacques Doucet. L’autre volet de la correspondance est en dépôt dans le fonds Paulhan de l’Institut de mémoire de l’édition contemporaine (IMEC) à l’abbaye d’Ardenne, dans la banlieue de Caen. Afin d’éclairer les passages les plus obscurs de la correspondance, de nombreuses correspondances parallèles ont été consultées, que ce soit celles de Jean Paulhan avec André Gide, Valery Larbaud ou Gaston Gallimard, la correspondance de François Mauriac avec Marcel Arland, mais aussi des correspondances plus éloignées des deux épistoliers : celles qu’échangent Gide avec Jean Schlumberger, Jacques Rivière avec Valery Larbaud. Les journaux littéraires, mémoires, carnets, hommages et entretiens ont été également d’un grand secours ; quelques-uns se sont révélés particulièrement indispensables : Les mémorables, de Maurice Martin du Gard, Six entretiens sur des écrivains de son temps, d’André Malraux interrogé par Frédéric Grover, les souvenirs d’André Beucler et d’André Berge, de Jacques Baron et de Georges Gabory ; il faut y ajouter les souvenirs de Paulhan et d’Arland eux-mêmes, disséminés tout au long de son œuvre littéraire pour celui-ci, admirablement condensés dans les Entretiens à la radio avec Robert Mallet pour celui-là. La consultation systématique ou sélective de plusieurs périodiques littéraires de l’époque a également permis de lever bien des incertitudes : celle de la Nouvelle Revue française, naturellement, mais aussi celle de Commerce, d’Action, des Feuilles libres, des Annales politiques et littéraires, des Nouvelles littéraires, des Cahiers du mois, de la Revue de Paris et de la Revue hebdomadaire. Enfin, les almanachs littéraires comme L’ami du lettré ont été également très utiles.


Première partie
Marcel Arland et Jean Paulhan


Chapitre premier
Divergences

La correspondance expose admirablement les divergences qui opposent les deux épistoliers, au-delà de leurs affinités : différence sociale d’abord, puisque Paulhan, fils d’un psychologue réputé, représente une figure singulière d’héritier tandis qu’Arland porte la marque de son origine au sein de la très petite bourgeoisie rurale. Cette se répercute dans le rapport que chacun entretient avec le monde des lettres : aisance du côté de Jean Paulhan, qui interroge le langage de l’intérieur de la littérature ; crispation chez Arland, « dégoût » envers les « gendelettres », allant jusqu’à récuser, comme une partie de sa génération littéraire, l’idée même de littérature. Dans le caractère même, dans l’intérêt pour les œuvres, Paulhan apparaît plus souple, plus favorable à l’inachevé, et bien plus disposé à briser et à interroger les idées toutes faites qu’Arland. Certes Paulhan n’hésite pas à prendre fermement parti dans cette correspondance. Mais le caractère fluctuant de sa personnalité est frappant par contraste avec la rigidité de son ami. Les lettres forment donc peu à peu un diptyque entre deux personnalités souvent contradictoires.

Chapitre II
Question de générations

Une césure générationnelle sépare Paulhan d’Arland : le premier a grandi pendant l’affaire Dreyfus, a été combattant de la Grande Guerre dans le bataillon des zouaves. Arland fait partie de la génération « sans aînés » dont l’adolescence a été marquée par l’absence des pères, oncles et grands frères. Génération livrée à elle-même, qui se place elle-même sous le signe de l’inquiétude, du besoin d’agir et de prendre parti, qui donnera peut-être en partie, sa coloration très politique aux années 1930. Ces traits se retrouvent certes chez Arland, et Paulhan, en aîné, leur fait face avec recul et amusement. Cependant, le facteur générationnel se brouille dans le cas de Paulhan et d’Arland : en effet, Paulhan a été bien plus proche des dadas puis des surréalistes que ne l’a jamais été Arland. Ses recherches sur le langage, sur les proverbes notamment, son esprit de légèreté et d’humour l’ont amené à travailler en collaboration avec Paul Éluard, à participer à certaines séances littéraires avec Aragon et Breton. Il semble d’ailleurs, en général, plus ouvert aux nouveautés littéraires, aux recherches de langage que ne l’est son ami.


Deuxième partie
Arland entre Gide, Malraux et Maritain


Chapitre premier
La tentation de la dissidence : face à André Gide

Marcel Arland est depuis l’adolescence un très grand admirateur de Gide : il le cite parmi ses lectures favorites aux côtés de Pascal et de Dostoïevski, il le pastiche volontiers dans ses premières publications dans de petites revues. Paulhan, de son côté, a besoin, dans la direction de la revue, du soutien de Gide qui, s’il n’accorde guère de son temps à la N.R.F., lui donne une grande partie de sa légitimité. La querelle qui s’ouvre à la fin de l’année 1926, à la suite d’un article à la fois sévère et désinvolte d’Arland sur le seul roman de Gide, Les faux-monnayeurs, est donc très embarrassante pour Paulhan. Elle marque aussi la désaffection progressive d’une partie des nouvelles générations littéraires pour l’auteur des Nourritures terrestres : comme Marcel Arland, celles-ci lui reprochent son apparente versatilité, sa tendance à ne pas choisir, à ne pas s’engager dans une voie unique. Arland ne laisse pas non plus d’être sensible aux critiques exprimées par les catholiques envers Gide et à reprendre, de façon très édulcorée, leur condamnation de l’homosexualité en littérature. D’ailleurs, la correspondance montre que c’est à la lecture de Numquid et tu ?, récit que Gide rédigea pendant la guerre sous l’influence catholique d’Isabelle Rivière et, celle, de tendance déjà religieuse, de son ami Charles Du Bos, qu’Arland désire se rapprocher à nouveau du grand écrivain. Mais cette époque gidienne ne correspond plus au Gide de la fin des années 1920, et les retrouvailles, par ce biais catholique, ne se feront pas entre les deux hommes. C’est bien plutôt avec l’engagement communiste des années 1930, réprouvé par Arland, que Gide rejoindra un temps les jeunes générations littéraires.

Chapitre II
La tentation de l’action : face à André Malraux

L’amitié qui lie André Malraux et Marcel Arland est, pour chacun des deux écrivains, une des premières à compter dans leur carrière littéraire. Elle n’est mentionnée que très discrètement dans les études sur Malraux, au regard de l’effacement progressif de Marcel Arland à mesure que le xxe siècle avance. Elle fut pourtant fondamentale dans les années 1920, pour l’un comme pour l’autre. La présence constante de Malraux dans la correspondance entre Jean Paulhan et Marcel Arland, les tensions que génère cette présence, permettent de retrouver l’importance de cette amitié, au moins du point de vue d’Arland. La correspondance montre Arland soutenant Malraux lors de son procès en Indochine, vantant ses livres auprès d’un Paulhan plus dubitatif : favorablement impressionné par les « Lettres d’Indochine », qui deviendront La tentation de l’occident et qu’il publie dans la N.R.F., Paulhan reste méfiant vis-à-vis de ce qu’il appelle le « charlatanisme » de Malraux.

Chapitre III
La tentation catholique : face à Jacques Maritain

Les années 1920 sont marquées par une offensive de l’influence catholique dans les cercles intellectuels. Charles Du Bos et Gabriel Marcel dans le milieu N.R.F., Jean Cocteau ailleurs, se convertissent à partir de 1925. Jacques Maritain, grande figure d’intellectuel catholique, rassemble à Meudon de nombreux artistes déçus ou tenus à l’écart par la révolte dada. La collection qu’il lance chez Plon, Le roseau d’or, accueille des succès de librairie, Georges Bernanos autant que Julien Green. Là encore, la correspondance qu’échangent Paulhan et Arland offre un point de vue particulièrement intéressant sur la force d’attraction exercée à l’époque par l’Église, plus particulièrement sur l’entreprise de séduction que l’équipe du Roseau d’or exerce dans le milieu de la N.R.F. En effet, si Paulhan reste fondamentalement agnostique, en tout cas très sceptique face aux dogmes catholiques, Arland est très attiré par les cadres fixes que propose le néo-thomisme de Jacques Maritain. Paulhan tente de dissuader Arland, de l’écarter surtout de sa fascination pour Henri Massis. Mais le différend religieux ne prend jamais la forme d’un débat ouvert : c’est en arrière-fond que l’on peut observer le glissement progressif d’Arland vers les milieux catholiques ; en 1928, la parution d’un roman d’Arland au Roseau d’or ne soulève qu’une phrase de commentaire neutre par Paulhan.


Troisième partie
La littérature en question


La correspondance permet d’entrer de plain-pied dans les questions qui taraudent la littérature de l’époque. Les inquiétudes d’Arland répercutent celles des écrivains de sa génération. Elles s’organisent autour de deux pôles : d’une part, il s’agit de savoir si la littérature doit être méprisée comme un jeu, acceptée avec résignation comme un métier, ou si elle participe d’un mysticisme qui s’inscrit dans la tradition romantique. Paulhan n’entretient pas avec cette question la relation torturée que la génération d’Arland lui réserve : on le voit, au fil de cette correspondance, avancer, article par article, variante après variante, ce qui demeure son œuvre la plus célèbre, Les fleurs de Tarbes. Mais l’alternative du langage, rhétorique ou terreur, ne semble pas mettre en cause chez lui l’acte même d’écrire. Arland à cet égard est bien plus proche de l’aporie surréaliste : la littérature est futile et l’expression poétique doit passer par d’autres canaux que celui de l’écriture ; cependant, arrive le moment où il faut faire une œuvre qui ne soit pas futile. On trouve chez Arland les deux moyens de ce défendre de cette dernière accusation : l’autodénigrement ou la rhétorique romantique de la sincérité.

La deuxième grande interrogation qui traverse l’époque littéraire et cette correspondance est celle de la création romanesque, si – comme le dit Mauriac dans une lettre à Arland – le romancier est celui qui crée des personnages vivants. Gide, dans cette perspective, est récusé, à l’occasion de la parution des Faux-monnayeurs, qui suscite une réaction extrêmement polémique de la part d’Arland : Gide est jugé être un auteur trop cérébral, produisant des fresques grises où se meuvent des êtres de papier. On voit donc se dessiner, dans l’échange entre Paulhan et Arland, un lien indissoluble entre l’idée de romancier et l’idée à connotation virile de création.


Quatrième partie
Édition critique


L’agrément stylistique de ces lettres, notamment celles de Paulhan, en dehors de leur valeur historique, explique qu’à plusieurs reprises, des morceaux choisis en ont été publiés, généralement sans appareil critique conséquent. Surtout la correspondance, pour cette période des années 1920, n’avait jamais fait l’objet d’une édition croisée, complète autant que possible, et rétablissant l’ordre chronologique exact de ces lettres non classées, dont presque aucune n’est datée. Paulhan et Arland fréquentaient le même milieu et n’écrivaient sans doute pas dans la perspective d’être lus par d’autres qu’eux : le ton de la correspondance est donc souvent extrêmement allusif et resterait peu compréhensible si les notes ne venaient éclairer les propos des auteurs. Il en résulte, dans l’édition de cette correspondance, un appareil critique historique nécessairement très fourni.


Annexes

Chronologies de Marcel Arland et de Jean Paulhan, détaillées pour la période des années 1920, plus rapides ensuite. — Cent neuf notices biographiques de personnalités mentionnées dans la correspondance, dans lesquelles l’accent porte sur les relations avec Paulhan et Arland, et avec le milieu N.R.F. en général. — Répertoire descriptif de tous les périodiques apparaissant dans les lettres. — Index des noms de personnes.