Pratiques sociales et charitables en France dans la seconde moitié du xviiie siècle
L’exemple de l’hôpital des Incurables de Paris
Introduction
L’hôpital Laennec de Paris se trouve, depuis sa fermeture en 2000, au cœur d’un scandale immobilier et patrimonial, visant, notamment, le destin des deux corps de bâtiments et de la chapelle de l’hôpital, datés des xviie et xviiie siècles. La médiatisation du litige qui en a résulté a rappelé la longue histoire de l’ancien hôpital des Incurables de Paris, premier occupant des lieux. Structures intermédiaires, souvent de petites tailles, les hôpitaux d’incurables ne s’apparentent ni aux hôtels-Dieu ni aux hôpitaux généraux et ont été jusqu’ici relativement délaissés par les historiens. La définition même d’un « hôpital d’incurables » s’avère difficile à établir, dans la mesure où chaque établissement détermine une liste différente des maladies qu’il accepte et de celles qu’il refuse.
L’objectif de notre étude est donc double. Il s’agit, en premier lieu, d’étudier l’hôpital des Incurables de Paris, dont les caractéristiques de fonctionnement et d’accueil des malades spécifiques offrent de nouvelles approches des pratiques charitables au xviiie siècle. D’autre part, il est apparu nécessaire d’élargir la vision habituelle de l’hôpital à l’époque moderne, en tirant profit du renouveau actuel et de l’historiographie riche et féconde de l’histoire de l’assistance. Considéré comme un objet d’histoire ouvert, l’hôpital peut aujourd’hui être envisagé comme un prisme à travers lequel se reflète la société toute entière. Institution majeure de l’époque moderne, l’hôpital permet un maillage et un encadrement de la société, de la ville, du quartier. Après avoir été étudié et questionné dans son existence institutionnelle, son utilité médicale, l’hôpital est aujourd’hui perçu comme une ressource sociale : tous les groupes sociaux, ou presque, fréquentent l’hôpital, d’une manière ou d’une autre et l’utilisent à divers niveaux. Structure d’accueil, débouché économique, propriétaire de maisons, source de pouvoir ou de prestige, l’hôpital joue plusieurs rôles et est un instrument de la cohésion sociale.
Il s’agit donc de faire l’histoire sociale d’une institution charitable, en utilisant d’autres domaines historiques qui participent à cette nouvelle forme d’étude de l’hôpital et l’inspirent. L’histoire de la famille, des réseaux sociaux, l’histoire des élites, mais aussi l’histoire économique et l’histoire du quartier sont autant de champs à considérer pour étudier l’hôpital dans sa globalité. En tant qu’institution, qui plus est institution charitable, l’hôpital des Incurables de Paris fait partie intégrante de la société et constitue un formidable point de contact entre de multiples groupes de population très divers. L’institution hospitalière a un impact évident sur le fonctionnement général de la société d’Ancien Régime et révèle même, selon nous, la nature profonde de celle-ci. Pour montrer combien l’hôpital est une institution ouverte et perméable au monde qui l’entoure, l’identification de la population gravitant autour de l’hôpital et du type d’utilisation qu’elle peut faire de l’institution est la première étape du travail effectué et non la moindre. Observer bourgeois, nobles, artisans et religieux non comme tels, mais en tant que fournisseurs, locataires, employés ou donateur de l’hôpital, permet d’envisager d’une nouvelle façon les pratiques sociales, familiales ou commerciales de chacun. L’hôpital des Incurables, véritable microcosme, reflète-t-il la société au sien de laquelle il évolue, en même temps qu’il façonne une société à son image ? Le clientélisme, favorisé par l’organisation en fondations de lits, confère aux Incurables une place particulière dans le paysage hospitalier de la fin d’Ancien Régime et fait de lui un « hôpital modèle ». Se pose donc la question de la place de l’hôpital dans le quartier et au niveau national, de son rayonnement et de son intégration spatiale. Les limites géographiques de ce travail s’en trouvent nécessairement très larges. Les bornes chronologiques, quant à elles, ont été définies suivant l’angle méthodologique et historiographique choisi pour aborder ce sujet. C’est au xviiie siècle que l’étude des Incurables semblait particulièrement prometteuse. La définition précise des limites chronologique s’est pourtant avérée difficile, la nécessité de revenir fréquemment aux origines de l’hôpital et l’abondance de sources obligeant à restreindre la période envisagée. Il a donc été choisi de privilégier la seconde moitié du xviiie siècle, admise de façon très élargie, depuis les années 1740, jusqu’à la veille de la Révolution française.
Sources
Cette étude s’appuie sur plusieurs fonds d’archives, le principal étant celui de l’hôpital des Incurables disponible aux archives de l’Assistance publique - Hôpitaux de Paris. D’une grande diversité, ce fonds n’a pas subi de lourdes pertes lors de l’incendie des archives de l’AP-HP en 1871, contrairement à la plupart des fonds qui y sont conservés. Il regroupe essentiellement des documents relatifs aux recettes et aux dépenses de l’hôpital et des documents administratifs. En outre, on trouve dans ce fonds un ensemble remarquable de dossiers de nomination des malades, ce qui offre à l’historien des renseignements précieux sur la population hospitalisée, car introuvables ailleurs. Le « Mémorial historique sur l’hôpital des Incurables », rédigé à la fin du xviiie siècle par le receveur de l’établissement, s’est révélé être une source très précieuse, offrant une vue précise, bien que souvent partiale, de l’organisation des Incurables à la fin de l’Ancien Régime. L’hôpital des Incurables dépendant de l’Hôtel-Dieu, les archives de ce dernier, également conservées à l’AP-HP, ont été utilisées de façon complémentaire, notamment les registres de délibérations, qui regroupent diverses informations concernant l’hôpital des Incurables. Le dépouillement des actes notariés du Minutier central, de la collection Joly de Fleury, conservée à la Bibliothèque nationale de France, et des archives des Filles de la Charité ont permis une approche plus précise des individus fréquentant et utilisant l’hôpital au quotidien. Enfin, de façon ponctuelle, le recours à quelques archives issues des fonds d’hôpitaux d’incurables de province a offert des points de comparaison utiles, dans la mesure où la bibliographie concernant ce type d’établissement est encore très pauvre, voire inexistante.
Première partieLe fonctionnement d’une institution au cœur de la société de la seconde moitié du xviiie siècle
Chapitre premierOrigine et établissement de l’hôpital des Incurables
La fondation de l’hôpital des Incurables de Paris s’inscrit dans une longue tradition hospitalière française. La connaissance des établissements hospitaliers antérieurs permet de mieux appréhender le contexte dans lequel s’intègrent les Incurables. Inspiré des hôtels-Dieu, des hôpitaux généraux et des hospices, mais aussi de certains établissements hospitaliers étrangers, tels l’hôpital des Incurables de Naples, l’hôpital des Incurables de Paris constitue cependant une exception et est le premier établissement en France à se spécialiser dans l’accueil de ce type de malades.
Accueillant des malades refusés par tous les autres hôpitaux, il ne devient pas pour autant le « déversoir » de l’Hôtel-Dieu ou de l’hôpital général. Au contraire, les administrateurs de l’Hôtel-Dieu et de l’hôpital des Incurables maintiennent une frontière nette entre l’établissement du faubourg Saint-Germain-des-Prés, où les malades sont admis exclusivement selon le système des fondations de lits, et celui de l’île de la Cité, qui a un rôle d’accueil universel.
Dès sa fondation, l’hôpital des Incurables fonctionne comme un ensemble entièrement privé, structuré par les gestes charitables des bienfaiteurs. Tous ses lits sont financés par des fondateurs et son règlement interne reflète les désirs des premiers donateurs de l’hôpital. Au xviie siècle, la fondation des Incurables marque un réel engagement de nobles et de bourgeois dans une forme de charité personnalisée et privatisée. Son développement considérable est dû à cet élan charitable et à l’implication de riches et puissants personnages dans son administration. Particulièrement généreux à son égard, le pouvoir royal confère à l’hôpital des Incurables tous les privilèges ordinairement réservés aux plus grands établissements du royaume.
Restreints par l’édit d’août 1749, les privilèges liés aux biens de mainmorte permettent à l’hôpital des Incurables, dès le xviie siècle, de se constituer un parc immobilier conséquent qui constitue, jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, une manne financière importante. Epargné par le pouvoir royal, contrairement à d’autres plus petits établissements de province, l’hôpital des Incurables conserve jusqu’à la Révolution de nombreux droits et dispenses de paiement, notamment des taxes relatives à l’approvisionnement en bois, sel, eau, blé et viande.
Chapitre IIL’organisation spatiale de l’hôpital : du quartier aux malades
Ce fonctionnement particulier en fondations de lits fait de l’hôpital des Incurables un établissement qui ne peut subsister sans une volonté singulière, ne serait-ce que du fait de l’apport financier considérable que cette organisation suppose. L’établissement se trouve donc partagé entre le besoin de maintenir des conditions très strictes d’admission et de respect des règles des fondateurs et la nécessité, pour continuer à susciter les élans charitables, d’apparaître comme un établissement ouvert, rayonnant et remarquable. C’est bien là le rôle du majestueux complexe architectural prévu par l’architecte Gamard, qui entraîne de multiples dons de bienfaiteurs, motivés par l’idée d’inscrire leur aumône dans un écrin si mémorable et majestueux.
L’organisation spatiale de l’hôpital traduit parfaitement cette ouverture à la société qui l’entoure, aussi bien que le maintien d’un cloisonnement entre l’extérieur et l’intérieur de l’établissement, afin de préserver dans son enceinte un espace presque monacal. L’analyse des plans architecturaux de l’établissement révèle, par ailleurs, la complexité et le caractère composite de l’institution.
L’hôpital des Incurables s’inscrit au cœur du faubourg de Saint-Germain-des-Prés et constitue un espace ouvert et fréquenté par de nombreux habitants du quartier, venus assister à des messes dans l’église de l’hôpital, ou rendre visite à des proches, malades ou locataires dans l’établissement. L’hôpital représente un véritable point de repère et un relais de la municipalité pour les habitants des rues alentours, vers lequel ils convergent, par exemple, lors des incendies pour y chercher les seaux mis à disposition par la ville.
Chapitre IIIUn projet religieux et les moyens de sa mise en œuvre
Dès leur fondation, comme chaque établissement charitable de l’époque moderne, les Incurables ne peuvent se concevoir que comme une institution religieuse. Fréquemment mise en avant par les historiens dans leurs études hospitalières, cette problématique est cruciale dans notre établissement, qui accueille un type de malades qui ne peut, de toute façon, espérer de guérison physique et ne peut donc aspirer qu’à un apaisement spirituel. La vie dans l’hôpital est donc rythmée comme celle d’un monastère, par de nombreuses prières. Cette atmosphère religieuse et austère confirme l’hôpital dans son rôle de « pourvoyeur » de salut, tant pour les malades que pour les bienfaiteurs.
Le personnel religieux surveille le bon déroulement de la journée, organisée autour des temps de prières. Chapelains, prédicateurs et sœurs sont également garants de l’inscription de l’établissement dans le quartier et de son rayonnement dans la capitale, en perpétuant l’image de l’hôpital des Incurables comme établissement religieux de premier ordre. La qualité des services religieux qui y sont dispensés et le climat conventuel qui y règne en font un lieu de recueillement fréquenté par les habitants du quartier et les plus grands personnages du royaume, au moins au xviie siècle. Cette tradition se prolonge au xviiie siècle et assure à l’hôpital la présence continue de locataires, surtout des veuves souhaitant se retirer du monde, au sein de ses murs.
Au quotidien, la responsabilité des Filles de la Charité dans la gestion économique de l’établissement est réelle. Véritables intendantes, intermédiaires entre malades et administrateurs, elles sont les maillons essentiels d’une chaîne administrative en construction et de la propagation discrète mais continue des progrès de la médicalisation et de l’hygiène dans l’établissement.
Chapitre IVL’hôpital des Incurables au cœur du réseau institutionnel
Placé sous la tutelle de l’Hôtel-Dieu de Paris, l’hôpital des Incurables se trouve au cœur du tissu hospitalier parisien. De ce fait, l’administration de l’Hôtel-Dieu et des Incurables est intimement liée à l’hôpital général, avec lequel elle entretient des relations économiques et administratives, notamment par l’intermédiaire des transferts de malades entre chaque établissement, suivant les spécificités d’accueil de chacun. Chacun conserve cependant jalousement son indépendance et cultive la reconnaissance royale. L’inscription des Incurables dans la société d’Ancien Régime se traduit enfin par le rôle que joue le bureau dans les conflits politiques de l’époque.
Administrateurs et bienfaiteurs des Incurables sont, en majorité, proches des milieux parlementaires, ce qui fait de l’administration de l’hôpital un foyer d’opposition au pouvoir royal. Le bureau représente donc un enjeu de pouvoir important pour le roi et le Parlement, à l’origine de conflits, qui culminent entre 1771 et 1774, lors de la mise en place du Parlement Maupeou. La démission de la presque totalité du bureau d’administration lors de la mise en place du Parlement Maupeou donne lieu à de multiples tractations politiques, dévoilant, pour l’historien, la volonté de mettre sous tutelle du roi la majorité des structures d’assistance parisiennes.
Deuxième partieL’hôpital des Incurables une ressource économique et sociale
Chapitre premierLes administrateurs, moteurs de l’institution
Les différentes utilisations que les usagers font de l’hôpital sont garantes de son bon fonctionnement. L’administration de l’Hôtel-Dieu et des Incurables joue, à ce niveau, un rôle majeur. En conservant les privilèges de l’hôpital, en permettant aux volontés des fondateurs de s’exercer, le bureau cultive le prestige de l’établissement. Cela n’est pas sans répercussion sur leur propre fonction, qui bénéficie de cette réputation. Face à la complexification croissante du rôle des administrateurs, notamment dans les établissements de la taille de l’Hôtel-Dieu ou des Incurables, le bureau s’organise de façon rationnelle. Les diverses tâches administratives et contractuelles sont ainsi réparties entre les administrateurs en fonction des capacités, de l’expérience et de l’assiduité de chacun.
Une grande diversité marque le groupe des recteurs de l’hôpital, issus de milieux bourgeois et nobles, marchands, financiers et parlementaires. De manière générale, chacun d’entre eux s’applique à sa fonction avec zèle et constance, d’autant plus que le titre d’« administrateur des hôpitaux » confère un prestige certain et marque une reconnaissance sociale pour une partie des élites parisiennes. Dans cette seconde moitié du xviiie siècle, l’attachement au jansénisme caractérise un grand nombre des administrateurs, offrant des repères communs au sein d’un bureau très hétérogène.
Chapitre IIUne conception de la charité révélatrice de pratiques sociales
Au service de l’établissement, l’administration se révèle, en réalité, responsable du bon déroulement de la charité telle que la définissent les bienfaiteurs. C’est avant tout le système des fondations de lits qui permet à l’hôpital des Incurables de fédérer autour de lui l’action d’individus si variés. Les fondateurs notamment se trouvent, de ce fait, au cœur du fonctionnement de l’hôpital. En participant à son développement, ils trouvent également un terrain idéal pour la pratique de leurs œuvres charitables. Les fondations de lits offrent à ces derniers la possibilité d’user de pratiques charitables spécifiques, empreintes de patronage et de préservation sociale. Les fondations prodiguent prestige social et absolution aux bienfaiteurs, qui trouvent en elles un moyen d’exprimer leur appartenance à un groupe social. Si les dévots se sont appropriés l’hôpital durant la majeure partie du xviie siècle, les années 1730-1740 marquent l’implication des jansénistes dans le fonctionnement de l’établissement.
L’étude des diverses formes de fondations permet de mettre à jour des usages propres aux différents groupes sociaux et aux différentes périodes. Ainsi, les fondateurs du début du xviie siècle confient volontiers le choix des malades occupant leur lit à des hommes d’Église ou à des membres du bureau d’administration. À l’inverse, c’est principalement la parenté du fondateur qui est choisie pour nommer les malades à partir de la seconde moitié du xviie siècle. On a ainsi pu confirmer la personnalisation et la privatisation de la charité, qui prennent, à la fin de l’Ancien Régime, une forme différente, notamment par l’intermédiaire des assemblées paroissiales. Soulignant tant la dévotion que l’expression du statut social de chaque fondateur, le financement d’un lit aux Incurables offre aux élites, à travers l’institution, une possibilité de manifester leur rang autant que leur attachement paroissial, familial, social et religieux.
Chapitre IIILes bénéficiaires de la charité : l’hôpital des Incurables et ses malades
Cette organisation particulière de la charité a des conséquences sur le fonctionnement de l’hôpital, mais aussi sur la population hospitalière des Incurables. Les malades qui occupent les lits fondés ne s’apparentent pas aux pauvres et aux marginaux qui peuplent la majorité des hôtels-Dieu et des hôpitaux généraux. Plus respectable que l’hôpital général, l’hôpital des Incurables est un établissement où il est finalement appréciable de finir sa vie. L’environnement spirituel, mais aussi les conditions de vie matérielles permettent aux malades de recevoir, aux Incurables, un soulagement physique et psychique. L’éventail même des soins pratiqués aux Incurables tient compte des avancées thérapeutiques du xviiie siècle, alors que tous ses pensionnaires sont condamnés, à plus ou moins long terme. L’organisation de l’établissement en fondations de lits favorise, par exemple, l’introduction précoce des lits individuels. À la fin du xviiie siècle, l’hôpital se dote de nouveaux espaces dédiés au soulagement des malades, comme une salle de bain.
Ces conditions de vie relativement confortables font de l’hôpital un établissement, où l’on entre difficilement, mais où l’on vit souvent plusieurs années. De ce fait, les Incurables tiennent lieu d’hôpital idéal pour mettre en place un patronage. Nombreux sont les malades liés aux bienfaiteurs et à leur famille, qu’il s’agisse de leurs serviteurs ou de leurs parents pauvres.
Chapitre ivL’hôpital des Incurables, centre d’un système économique complexe
S’il constitue, à divers niveaux, une ressource sociale, l’hôpital des Incurables est également une ressource économique pour des centaines d’individus et son rôle d’assistance ne se limite pas à l’enceinte de l’établissement. En tant que seigneur de province, propriétaire ou détenteur de rentes, l’hôpital influe sur la vie de nombreux individus. Pour les locataires, fournisseurs et artisans, les marchés et les contrats passés par l’hôpital constituent une chance et un débouché fructueux, d’autant plus que les fournisseurs des Incurables sont, dans de nombreux cas, également choisis pour fournir l’Hôtel-Dieu. La confiance de l’établissement en ces artisans et marchands est cruciale pour le maintien de tels partenariats commerciaux.
De génération en génération, les fournisseurs entretiennent donc les liens avec l’établissement, ce qui implique une collaboration de toute la famille. Le décès d’un contractant lié à l’hôpital, est donc un moment délicat, qui oblige sa veuve, afin de maintenir une discipline familiale stricte, à prendre en main l’entreprise familiale. L’étude des partenaires économiques de l’hôpital permet donc de prendre la mesure du rôle social et économique joué par l’institution, jusqu’en province, bien au-delà des murs de l’établissement.
Conclusion
Afin de préserver l’engouement des riches bienfaiteurs, l’administration défend le caractère original de l’établissement. Au cours des xviie et xviiie siècles, cependant, l’hôpital des Incurables se tient au cœur des nouvelles problématiques de l’assistance. Partagés entre la volonté de préserver l’image monacale de l’hôpital et la résolution de mettre en place l’obligation du travail pour les malades hospitalisés, les administrateurs se trouvent au confluent de deux conceptions de l’assistance. Ne pouvant se résoudre à laisser les « pauvres incurables » oisifs, mais ne souhaitant pas assimiler l’établissement à l’image carcérale de l’hôpital général, par crainte de flétrir et de ternir sa réputation, la politique du bureau reste hésitante, jusqu’à la fin du xviiie siècle. Toutes ces dispositions entrent parfois en conflit avec les nécessités du patronage, fondement de l’hôpital. C’est en modifiant ses règlements que les administrateurs parviennent finalement à répondre à ces différentes attentes. En introduisant dans les normes de l’hôpital les nouveaux statuts de malades surnuméraires et de pensionnaires, le bureau répond directement aux attentes des riches bienfaiteurs de l’hôpital. En cette fin d’Ancien Régime, l’action des différents usagers de l’hôpital participe à la conservation d’un système charitable hérité des siècles précédents, qui a fait la preuve de sa capacité à se transformer au gré des débats et des progrès médicaux du temps, tout en restant immuable sur bien des aspects. Cette organisation, qui donne naissance à un hôpital modèle, est cependant inapplicable de façon plus large. L’hôpital des Incurables ne peut fonctionner que dans un cadre restreint, dans lequel chaque usager de l’hôpital trouve un avantage.
Le système des fondations de lits institue un ordre particulier dans l’hôpital, qui se répercute sur toutes les catégories sociales participant à son fonctionnement. Les administrateurs, bienfaiteurs, malades, fournisseurs et locataires des Incurables en tirent profit et font en sorte de maintenir ce système, dont chacun utilise les différentes caractéristiques. Cette organisation érige l’hôpital des Incurables en établissement modèle, profitable aux riches comme aux pauvres. Ressource sociale, l’hôpital l’est indiscutablement et à différents niveaux. Le microcosme de l’hôpital, représentatif de la société du xviiie siècle, participe au maintien d’une cohésion sociale : en intervenant dans la vie de chacun, l’hôpital des Incurables permet aussi de maintenir un lien entre tous. L’établissement s’adapte aux volontés de ses usagers, afin de mieux répondre à leurs besoins. Ceux-ci, de leur côté, lui permettent de se développer, se conforment à son fonctionnement et façonnent l’institution à leur image.
L’hôpital des Incurables constitue donc une sorte de faire-valoir pour une société, qui se reflète dans l’institution qu’elle finance. Hostile à toute ingérence royale en dehors de l’attribution de privilèges et de la reconnaissance administrative, l’hôpital des Incurables est, comme la majorité des établissements charitables de l’Ancien Régime, un pur produit de la charité privée. Il doit illustrer, selon le projet initial, la prise en charge par les élites parisiennes des « pauvres » et surtout de « leurs » pauvres. En déterminant la profession, l’origine géographique ou encore le sexe des malades qui auront la possibilité d’occuper leur lit, les fondateurs s’offrent en effet la possibilité de figer un ordre social, qui se perpétue dans l’hôpital, bien après le décès du fondateur.
L’hôpital des Incurables représente donc un modèle hérité de conceptions religieuses et charitables du xviie siècle, qui, à l’image de cette fin d’Ancien Régime, ne peut se renouveler suffisamment pour correspondre aux nouveaux besoins de la société. Façonné par ses administrateurs et bienfaiteurs depuis sa fondation, il reste l’expression de la volonté des élites et ne peut renoncer à satisfaire leurs besoins sans altérer sa nature profonde. Sa prospérité à la veille de la Révolution cache en réalité une institution qui ne peut survivre aux bouleversements qui l’attendent.
Annexes
Lettres patentes en faveur de l’hôpital des Incurables (1637). — Plans, dessins et localisation des logements loués par l’hôpital à Paris et en province. — Dossier de nomination d’un malade. — Pièces justificatives relatives aux privilèges de l’hôpital des Incurables. — Liste et localisation des hôpitaux parisiens. — Plan de l’Ospedale de Milan. — Vues de l’hôpital des Incurables. — Pièces justificatives relatives aux admissions des malades et à leurs transferts. — Liste des fondations religieuses faites aux Incurables. — Liste des remèdes et médicaments fournis aux Incurables. — Pièces justificatives, graphiques, tableaux et iconographie relatifs aux Filles de la Charité. — Liste des administrateurs de l’hôpital des Incurables. — Pièces justificatives relatives aux administrateurs. — Pièces justificatives, graphiques et tableaux relatifs aux fondateurs de lits et aux nominateurs. — Mémoires sur les abus ayant cours durant les nominations de malades. — Iconographie représentant les avancées sanitaires et médicales à l’hôpital des Incurables. — Pièces justificatives, graphiques, et tableaux relatifs aux malades de l’hôpital. — Mémoire du sous-panetier sur sa visite à Charmentray (1777). — Arbre généalogique de la famille des fermiers Courtier. — Testament de Marguerite Jeanne Fontaine.