« »
École des chartes » thèses » 2012

Entre politique et religion

Les arts à la cour de Charles de Blois et Jeanne de Penthièvre


Introduction

Le xive siècle, marqué par des troubles à la fois politiques, économiques et sociaux, fut aussi un grand siècle d’art. Les prestigieuses commandes de quelques grands mécènes comme Charles V ou Jean de Berry ont traversé les siècles pour parvenir jusqu’à nous, et ont fortement conditionné la connaissance que nous avons de ce siècle du point de vue de l’histoire de l’art et de la commande artistique. Néanmoins, ces exemples fameux faussent notre perception de ce qu’était la véritable place des arts et du mécénat dans le milieu nobiliaire en général, dans des familles qui n’avaient ni le goût ni les moyens presque illimités des princes de fleurs de lys. Le mécénat princier de la première partie du siècle, en particulier, est mal connu et mériterait qu’on s’y intéresse de plus près.

Charles de Blois, candidat malheureux au trône de Bretagne, tiraillé entre les impératifs de son rang et son aspiration à une vie ascétique, apparaît comme un exemple représentatif de cette époque tout en conservant des singularités qui en font un sujet d’étude intéressant. Si par son rang, il appartient à la plus haute noblesse de France, les ressources du duché de Bretagne et les aléas politiques de la période ne lui donnent pas les même « facilités » que ses cousins Valois pour la commande artistique, sans compter qu’il ne manifeste pas le même tempérament de collectionneur que ces derniers. Son rapport aux arts est très différent de celui que l’on connaît aux grands mécènes de la fin du siècle. Pour lui, la commande artistique n’est en aucun cas une fin en soi, mais toujours un moyen : à la fois glorification de Dieu par l’intermédiaire de beaux objets, affirmation de son rang en affichant le luxe requis, et outil idéologique dans la lutte contre son rival Montfort.


Sources

Une des difficultés majeures rencontrées dans cette étude est le caractère parcellaire et subjectif des sources conservées. Cette indigence de sources écrites, à laquelle les historiens ont proposé diverses explications, comme la guerre ou une destruction volontaire par l’ennemi, est néanmoins compensée par une source exceptionnelle à tous points de vue, le procès de canonisation de Charles de Blois, édité par Albert de Sérent, sur lequel se base une bonne partie de l’étude. Parmi les autres sources éditées, ont été particulièrement utiles le recueil d’actes de Charles de Blois et Jeanne de Penthièvre, ainsi que celui de Jean IV, tous deux édités par Michael Jones. Des documents complémentaires ont été mis à profit, provenant des archives départementales de Loire-Atlantique et des Côtes-d’Armor. Enfin, les fonds de la Médiathèque de l’architecture et du patrimoine concernant les édifices étudiés dans la thèse se sont révélés riches d’enseignements.


Première partie
Charles de Blois et son temps


Chapitre premier
Les comtes de Penthièvre avant Charles de Blois

L’apanage de Penthièvre : rappel historique. — La première création de l’apanage de Penthièvre, regroupant les deux comtés limitrophes de Tréguier et de Penthièvre, remonte à 1035, quand le duc Alain III de Bretagne le donne à son frère Eudes. À partir de cette époque, la branche Penthièvre, fière de ses origines et très ambitieuse, est à l’origine de tensions constantes avec le pouvoir ducal, qui conduisent à la confiscation du comté sous Pierre Mauclerc ; le jeune comte de Penthièvre prend alors le nom de son château de naissance, Avaugour. Les seigneurs d’Avaugour, dépourvus de leur assise territoriale mais conservant leur légitimité « familiale » à intervenir dans la vie politique du duché, ne se distinguent pas vraiment, jusqu’au début du xive siècle, des autres grandes familles bretonnes. Leur situation bascule à nouveau lorsqu’Henri III d’Avaugour obtient en 1318 de marier sa fille et unique héritière Jeanne d’Avaugour avec le frère de Jean III, Guy, pour qui a été reconstitué l’apanage de Penthièvre. Leur fille Jeanne de Penthièvre se retrouve unique héritière d’un ensemble considérable de territoires, tant du côté de son père que de sa mère, et apporte en dot à son époux Charles de Blois des possessions estimées à huit milles livres de rentes, somme considérable.

Avaugour et Penthièvre : une vie de grands nobles bretons. — Deux villes, Lamballe et Guingamp, se dégagent comme lieux de résidence favoris des comtes de Penthièvre, et sont à la fois le centre de leur « administration » et le récipiendaire principal de leurs largesses. Le couvent des Cordeliers de Guingamp est ainsi particulièrement doté, et devient par ailleurs une sorte de nécropole familiale. Néanmoins, les Penthièvre sont également à l’origine de nombreuses fondations religieuses dans le reste de leurs territoires. Les divers établissements religieux auxquels leurs noms sont associés, comme par exemple les couvents cordeliers de Dinan et de Guingamp, se retrouvent systématiquement dans les donations de Charles de Blois, ce qui constitue une des caractéristiques les plus intéressantes de son mécénat religieux.

Chapitre II
Le contexte politique : la guerre de Succession de Bretagne

La question de la succession. — La guerre de succession de Bretagne représente la première fissure importante dans l’unité du duché. Lorsque Jean III meurt le 30 avril 1341 sans héritier, deux prétendants s’affrontent pour le titre ducal : Jean de Montfort, demi-frère de Jean III, d’une part, et Charles de Blois, époux de Jeanne de Penthièvre, d’autre part. Celle-ci, fille de Guy de Penthièvre, frère cadet de Jean III, aurait dû hériter du duché si le principe de masculinité n’avait pas été imposé dans les faits par l’accession de Philippe VI sur le trône quelques années auparavant. Charles de Blois, malgré une légitimité douteuse, possède non seulement le soutien inconditionnel du roi de France, qui voit dans l’affaire un moyen d’intervenir de façon plus directe dans le duché, mais aussi celui des grands nobles bretons. Doté de vastes territoires et d’un parti bien organisé, il est sans conteste plus favorisé que Montfort, pauvre en terre et en appuis. Pour ce dernier, la seule possibilité est de demander le soutien du roi d’Angleterre, trop heureux de pouvoir intervenir sur le territoire français. Le contexte de la guerre de Cent Ans a donc contribué à envenimer les choses, en transformant un problème de succession en affrontement franco-anglais par procuration.

Les affrontements. — Après une tentative avortée d’arbitrage du roi de France, la guerre est déclarée entre les deux prétendants. Jean de Montfort est assez rapidement fait prisonnier, mais son épouse Jeanne de Flandre mène une campagne victorieuse de résistance aux troupes françaises. Jean de Montfort meurt en septembre 1345, quelques mois après sa libération. Tandis que son héritier est élevé à la cour d’Angleterre, la guerre s’enlise alors dans des coups de mains et des combats aussi coûteux que peu décisifs, puisqu’en réalité aucun des deux partis n’a les moyens de l’emporter. Charles de Blois, fait prisonnier en 1347 lors de la bataille de la Roche-Derrien, le reste jusqu’en 1353. Jean IV de Montfort et Charles de Blois ne réussissant pas à trouver de terrain d’entente, leurs deux armées s’affrontent à Auray le 29 septembre 1364, où Charles de Blois est tué. Privés de leur chef, les partisans du parti Penthièvre déposent les armes, et Jeanne de Penthièvre reconnaît sa défaite en signant le 12 avril 1365 le traité de Guérande.

Les conséquences de la guerre : la Bretagne à l’heure des conflits. — Si les vingt-trois ans de la guerre de Succession de Bretagne ont été en pratique entrecoupés de trêves et de pauses dans les combats, et malgré quelques aspects positifs (indépendance accrue des villes, essor de certaines communautés marchandes…), le conflit a néanmoins pesé lourd sur la Bretagne. Les campagnes entourant les grandes villes ont particulièrement souffert, et les représailles sur les populations acquises au camp adverse ont été terribles. Par ailleurs, les grands établissements bénédictins péri-urbains sont ruinés, de même que certains couvents mendiants. Outre les destructions, les Bretons souffrent de la faim, du froid, et de la venue de pandémies, dont la peste noire. Les arts ne sont pas non plus épargnés : la commande artistique est fortement ralentie, et la qualité technique des œuvres se ressent nettement du conflit.

Chapitre III
Charles de Blois : du duc au saint

Le « duc-moine ». — Charles de Blois, né en 1319 au château de Blois, est le fils cadet de Guy Ier de Châtillon, comte de Blois, et de Marguerite de Valois, fille de Charles de France et sœur du futur Philippe VI. L’essentiel de ce que l’on sait de sa vie vient des témoignages du procès de canonisation, et il est difficile de savoir dans quelle mesure certains traits de caractères ont été exagérés, et d’autres passés sous silence. Néanmoins, il semble que la foi de Charles de Blois ait conditionné son quotidien, aussi bien ses relations avec son entourage que sa conception de l’exercice du pouvoir. Tous les témoins insistent sur son égalité d’humeur, son humilité et son extrême dévotion, touchant parfois à la superstition, traits de caractère qui sont moqués par ses opposants, et parfois même par les membres de son propre parti, ce qui nuit fortement à son statut de chef de guerre. Le duc apparaît donc un chrétien exemplaire, un homme vertueux, mais sans réel talent militaire, et surtout incapable de commander ses troupes.

« L’après Charles de Blois » : la vague de ferveur populaire et la rédaction du procès en canonisation. — La mort de Charles de Blois à Auray marque un coup d’arrêt aux ambitions du clan Penthièvre. Dans cette situation, exploiter la vie et la mort de Charles de Blois apparaît comme la meilleure option pour donner au parti une sorte de caution divine et raffermir la légitimité de ses prétentions. Malgré la vie vertueuse du duc, sa canonisation est essentiellement politique et, sur ce plan, elle bénéficie de puissants appuis, en particulier Louis d’Anjou, frère de Charles V et gendre de Charles de Blois et l’ordre franciscain. Néanmoins, les efforts de ces derniers leur vaut de s’attirer le courroux de Jean IV, exaspéré par leurs pratiques, et des réprimandes de la part du pape Urbain V. L’enquête de canonisation est officiellement ouverte le 17 août 1369, mais la procédure est ralentie par la mauvaise volonté de Jean IV, qui empêche la tenue de l’enquête sur le territoire breton et décourage aussi bien les nobles que le clergé d’y participer. Le dossier de Charles de Blois, correct mais sans relief, se perd progressivement dans les méandres du processus de canonisation, et la procédure est définitivement suspendue lorsque Grégoire XI quitte Avignon pour Rome en 1376.

L’historiographie consacrée au personnage. — L’essor de l’historiographie bretonne remonte au xive siècle, avec des chroniques commanditées par le clan Montfort dans un souci de construction idéologique, comme le « Libvre » de Guillaume de Saint-André ou le Chronicon Briocense. Sous François II puis Anne de Bretagne, trois historiens, Pierre le Baud, Alain Bouchart et un peu plus tard Bertrand d’Argentré cherchent à écrire un passé cohérent et construit de la Bretagne, pensée de façon unie et indépendante de ses voisins français, et offrent un point de vue plus impartial et raisonné sur le déroulement de la querelle de Bretagne. D’autres chroniqueurs en dehors du duché se sont également intéressés à Charles de Blois, comme Jean le Bel ou Froissart : leurs écrits jettent un regard nouveau sur les événements, même si leur éloignement à la fois géographique et chronologique les conduit à de nombreuses imprécisions. La figure de Charles de Blois resurgit régulièrement au cours des siècles, car sa personnalité et surtout sa piété en font un exemple de choix aussi bien pour les historiens de la Contre-Réforme catholique au xviie siècle que pour les historiens anti-cléricaux de la première moitié du xixe siècle. Quant à l’historiographie du xxe siècle, elle est moins riche sur Charles de Blois que celle des siècles précédents : André Vauchez l’a étudié sous l’angle de la sainteté et Jean-Christophe Cassard a proposé une synthèse de sa vie. En revanche, le vide historiographique est quasi-complet sur la commande artistique de Charles de Blois, qui pourtant ne manque pas d’intérêt.


Deuxième partie
Le mécénat de Charles de Blois : étude typologique


Chapitre premier
La commande artistique du couple ducal

L’art dans la sphère privée : les possessions du couple ducal. — Les actes de Charles de Blois permettent de déterminer ses résidences favorites, mais celles-ci ne conservent aucune trace de son passage. On sait néanmoins que le duc avait fait réaliser, réaménager et redécorer le couvent des Cordeliers de Dinan où il résidait lorsqu’il était de passage dans la ville, ce qui laisse supposer qu’il en était de même dans ses châteaux. Pour ce qui est des vêtements, des bijoux et des objets d’orfèvrerie, malgré ses aspirations à la simplicité, le couple ducal ne se démarque guère des autres grands nobles du temps. De fait, le pourpoint de Charles de Blois, conservé au musée des textiles de Lyon, ainsi que l’inventaire après décès de son épouse et une quittance des joyaux de celle-ci, permettent de constater l’existence d’un mécénat forcé par les impératifs de leur rang. Néanmoins, la véritable originalité de l’inventaire après décès de Jeanne de Penthièvre est la part très importante accordée aux objets de culte (41 % des objets mentionnés), ce qui reflète bien la dévotion extrême du couple ducal.

Largesses et donations à l’Église. — Autant, dans sa vie quotidienne, le duc semble se limiter au strict nécessaire, autant ses largesses envers les établissements religieux sont assez exceptionnelles pour être notées. Les églises et les couvents de Guingamp sont particulièrement favorisés et reçoivent de nombreux objets de culte en or ou argent, tandis que le reste des donations consistent essentiellement en tissus précieux. Pour ce qui est des travaux commandés par le duc (fresques, construction de chapelles, mise en place de vitraux…), on constate qu’à l’exception de la cathédrale de Rennes et de l’église Notre-Dame de Guingamp, ils ne concernent que des couvents d’ordres mendiants, auxquels Charles de Blois était très attaché, mais que leur règle ne rendait guère propices à devenir le réceptacle de tels dons. Il faut donc y lire une volonté de s’inscrire dans l’espace religieux et de rappeler au fidèle, où qu’il porte les yeux, la puissance ducale. Outre les donations connues de Charles de Blois, on peut également formuler quelques hypothèses : ainsi le gisant disparu d’Henri d’Avaugour dans l’église des Cordeliers de Dinan, ou le tombeau en marbre de Jean III de Bretagne, originellement placé dans l’église des Carmes de Ploërmel, pourraient résulter d’une commande ducale et correspondraient parfaitement au souci de Charles de Blois d’affirmer sa légitimité en s’appuyant sur les grandes figures du passé.

Un duc bâtisseur ? La plus grande partie des transformations réalisées dans les églises à l’initiative de Charles de Blois concerne la création de chapelles ou d’autels destinés à glorifier des saints qui lui sont chers : des saints familiaux, comme saint Louis de Marseille dans l’église des Frères mineurs de Guingamp ; des saints « politiques », comme pour la chapelle consacrée aux saints Salomon, Judicaël, Donatien, Rogatien et Yves Hélory dans la cathédrale Saint-Pierre de Rennes ; et bien sûr, Saint Yves de Tréguier, pour lequel Charles de Blois fait construire un autel à Bruges, et une sacristie dans l’église Notre-Dame de Guingamp. Par ailleurs, le duc est à l’origine d’un certain nombre de reconstructions, qui concernent des édifices plus modestes détruits pendant les conflits : on constate une rupture entre ces largesses de circonstance (bois, sommes d’argents,…) et le mécénat de prestige qu’il entretient dans les grandes villes du duché. Enfin, Charles de Blois est à l’origine de la fondation de deux hôpitaux et d’une chapelle, un bilan plutôt modeste, mais qui s’explique par des motivations politiques.

Chapitre II
Étude de cas : l’église Notre-Dame de Lamballe, un bâtiment Penthièvre

L’église depuis sa fondation jusqu’au début du xive siècle. — L’église Notre-Dame de Lamballe constitue un cas un peu particulier dans notre étude, puisque malgré l’absence de sources écrites sur la question, c’est le seul édifice que l’on puisse attribuer, en partie, au mécénat de Charles de Blois et qui soit encore debout aujourd’hui. À l’origine chapelle castrale, devenue collégiale au xve siècle, le bâtiment possède une architecture assez hétéroclite résultant de campagnes de construction très éloignées dans le temps, ainsi que de restaurations qui se sont succédé depuis le Moyen Âge. La nef longue de quatre travées inégales et flanquée de bas-côtés semble majoritairement dater du xiiie siècle, et dénote une double influence angevine, par la décoration des chapiteaux, et normande, par l’utilisation de piles cylindriques. Le transept, en revanche, est nettement postérieur, et peut être attribué en grande partie à Guy de Penthièvre, beau-père de Charles de Blois.

Charles de Blois et l’architecture : un style Penthièvre ? — Le chœur de Notre-Dame de Lamballe, d’influence anglo-normande, nous donne un aperçu de ce que pouvait être le style architectural des Penthièvre pendant la guerre de Succession. La partie nord, la plus ancienne et que l’on doit à Charles de Blois ou à Jeanne de Penthièvre, présente en effet un ensemble de caractéristiques que l’on ne retrouve que dans trois autres bâtiments bretons, l’église Notre-Dame de Guingamp, la cathédrale de Saint-Brieuc et celle de Tréguier. Le motif de la galerie supérieure du chœur, ornée d’une balustrade quadrilobée surmontée d’un arc brisé en trèfle, est présent en effet dans ces quatre édifices, de même que l’agencement particulier du réseau des fenêtres en trois losanges convexes englobant des quadrilobes. Cette ressemblance permet de constater l’existence d’un style commun véhiculé par le parti Penthièvre, dans la première moitié du xive siècle.

Lamballe après Charles de Blois. — La partie sud du chœur ainsi que le chevet sont tous deux à mettre au compte de Jean de Penthièvre et de son épouse Marguerite de Clisson : tout en conservant certains éléments du style précédent, cette partie de l’édifice présente un style beaucoup plus raffiné qui annonce le flamboyant. L’édifice est ensuite récupéré par le duc Jean V, qui l’utilise comme un symbole de sa victoire sur le clan adverse.


Troisième partie
Art, religion et politique


Chapitre premier
La commande artistique de charles de Blois : comparaison et analyse

Pour caractériser au mieux le rapport aux arts de Charles de Blois, il est apparu nécessaire de dégager les grands enjeux du mécénat nobiliaire de la fin du Moyen Âge, afin d’étudier dans quelle mesure le duc de Bretagne s’intégrait au modèle traditionnel, et quels étaient les éléments qui, au contraire, le singularisaient.

Le mécénat de représentation. — Le mécénat de représentation est l’un des aspects principaux du mécénat princier de la fin du Moyen Âge ; il correspondait à une nécessité sociale et faisait vivre une foule d’artistes et d’artisans autour des cours princières. Cependant, dans la politique artistique de Charles de Blois, cet aspect est réduit au strict minimum. La cour de Penthièvre est loin d’être fastueuse, et elle n’attire pas les brillants esprits. Du reste, la Bretagne, éloignée des axes de communication et très en retard sur Paris, n’était de toute façon guère propice à devenir un foyer intellectuel et artistique important.

Le mécénat religieux. — Noblesse et Église ont un rapport extrêmement étroit, basé sur une relation de don contre-don qui fait correspondre les bienfaits matériels accordés par les princes aux bienfaits spirituels prodigués de l’Église. Le mécénat religieux de Charles de Blois est donc normal et attendu pour quelqu’un de son rang. Néanmoins, sa générosité exagérée envers l’Église le singularise parmi les autres grands mécènes du temps ; assortie d’un mode de vie exempt de plaisirs mondains, elle ne pouvait que paraître étrange et accentuer l’image de duc-moine un peu ridicule dont Charles de Blois était affublé. Au xive siècle, la guerre reposait essentiellement sur des mercenaires, lesquels requéraient d’être payés, ainsi que sur des vassaux fidèles mais gagés : donner la priorité à l’Église est donc source d’incompréhension et de conflit entre le duc et ses gens d’armes, lesquels doivent faire face aux problèmes engendrés par des soldes impayées ou payées en retard.

Le mécénat politique. — Dans un contexte de crise, l’enracinement dans le passé permet de raffermir une légitimité contestée, tandis que le recours à quelque grande figure du passé permet de faire rejaillir sur ses descendants une partie de sa gloire. Dans le cas de Charles de Blois, son action vise surtout à glorifier la famille de son épouse Jeanne de Penthièvre, afin de renforcer l’alliance matrimoniale qui le lie à la famille de Bretagne et légitime sa revendication du trône ducal. Plutôt que de se singulariser en entreprenant la construction de bâtiments neufs, que ce soit un château ou un couvent, le duc se raccroche à la légitimité de ceux édifiés par les ancêtres de sa femme, se place en héritier et successeur d’une tradition ancienne, ancrée non seulement dans le droit mais également dans la pierre. Par ailleurs, les donations de Charles de Blois aux établissements religieux de son duché indiquent également son souci de se placer, plus largement, dans la continuité des anciens rois et ducs de Bretagne. Le recours de Charles de Blois à un passé prestigieux, qui se traduit dans son emblématique par l’emploi d’une typologie inspirée de celle du roi de France, indique un soucis grandissant d’indépendance vis-à-vis de ce dernier

Chapitre II
Pouvoir ducal et mécénat sous les premiers ducs Montfort

Entre négation et réutilisation : l’héritage Penthièvre aux mains des premiers ducs Montfort. — De la même façon que Charles de Blois avait utilisé son mécénat religieux comme vecteur idéologique, la commande artistique des premiers ducs Montfort est conditionnée par le souvenir de leur défunt rival. Le politique de Jean IV et de Jean V oscille en effet entre la glorification de leur victoire sur le clan Penthièvre, à travers des fondations destinées à commémorer celle-ci, et une volonté de se démarquer complètement des cultes et des ordres religieux associés à Charles de Blois. Ainsi, la collégiale d’Auray est élevée par Jean IV pour célébrer l’issue de la bataille décisive qui s’y est tenue, et le duc en fait le lieu de rassemblement de son nouvel ordre de chevalerie, l’Hermine. Néanmoins, et malgré l’instrumentalisation de la victoire sur le parti Penthièvre, il était nécessaire que Charles de Blois ne devienne pas l’objet d’un culte mémoriel et, pour cela, les ducs Montfort cherchent à affaiblir toutes les dévotions associées à sa personne : l’ordre franciscain est ainsi en disgrâce jusqu’au début du xve siècle.

D’un pouvoir à l’autre : les récupérations réussies. — Tous ces efforts pour réduire à néant toute trace du passage de Charles de Blois dans le duché ne signifient néanmoins pas que Jean IV, et Jean V à sa suite, n’aient pas cherché à se réapproprier certains éléments de sa politique. Deux récupérations sont particulièrement évidentes et réussies, l’une sur le plan idéologique et l’autre sur le plan religieux. L’idéologie monarchique introduite dans le duché par Charles de Blois est en effet reprise par ses successeurs, mais ces derniers en font un outil qu’ils retournent contre le clan Penthièvre, trop associé avec la France. La seconde grande récupération est le culte de saint Yves de Tréguier : alors que ce dernier était intrinsèquement associé à Charles de Blois, Jean V récupère à son profit sa dévotion et marque dans l’espace le « changement d’allégeance » du saint à travers une série de grandes commandes artistiques, comme le tombeau de la cathédrale de Tréguier, mais aussi un des portails de la cathédrale de Nantes et l’immense verrière de la chapelle Saint-Yves de Paris.

Partisans et opposants : les conséquences artistiques de la guerre de Succession de Bretagne. — La guerre de Succession n’a pas eu d’incidences uniquement sur la commande artistique ducale. Les tombeaux des grands nobles bretons se font l’écho des tensions de parti et reflètent, après la mort de Charles de Blois, la persistance des fidélités à son égard mais aussi la réponse de ses opposants.


Conclusion

Le mécénat de Charles de Blois et Jeanne de Penthièvre présente donc un intérêt certain aussi bien du point de vue de l’histoire que de l’histoire de l’art. En effet, le couple ducal fournit une illustration parfaite de la façon dont les arts peuvent intervenir dans le quotidien de grands nobles qui n’ont ni des moyens illimités, ni un goût particulièrement affirmé dans ce domaine, tout en nous permettant de renouveler notre approche du personnage.

Charles de Blois semble avoir tout d’abord vu dans le mécénat un moyen d’extérioriser son extrême dévotion tout en restant dans un schéma normal pour une personne de son importance. De ce fait, les dons d’objets précieux, les décorations réalisées à l’intérieur des églises et des couvents, mais aussi les constructions et reconstructions de bâtiments religieux, apparaissent comme autant de palliatifs de cette vocation contrée par les exigences de son rang. Néanmoins, l’intérêt politique de ces donations est flagrant, et il est intéressant de constater que ses successeurs ne s’y sont pas trompés. Ainsi, il serait tout aussi erroné de penser que Charles de Blois n’était qu’un dévot ignorant les réalités de son duché que de considérer que toutes ses actions n’étaient motivées que par des considérations stratégiques. Ces deux aspects sont étroitement liés dans son mécénat, et on peut donc imaginer qu’il en était de même pour sa vie. L’étude de la vie de Charles de Blois à travers son rapport avec les arts nous apporte ainsi de nouveaux éléments sur sa personnalité et sur ses qualités de dirigeant.


Pièce justificative

Édition de l’inventaire de Jeanne de Penthièvre.


Annexes

Arbres généalogiques. — Cartes du duché de Bretagne. — Tableau récapitulatif des dons de Charles de Blois par ville et par établissement – Corpus iconographique (gravures, photographies et plans).