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École des chartes » thèses » 2012

Œuvrer à la propagation de la foi en Chine et à Rome

Joachim Enjobert de Martiliat (1706-1755). Illustration d’une vie de missionnaire


Introduction

Écrire la vie de Joachim Enjobert de Martiliat, prêtre des Missions étrangères, vicaire apostolique du Yunnan, puis procureur de sa Société auprès la congrégation de la Propagande, nécessitait d’aborder de façon problématisée le genre biographique, longtemps apanage des historiens des missions dans sa forme hagiographique. À la lumière du renouvellement historiographique qui, depuis une trentaine d’année, a fait de l’histoire missionnaire l’histoire d’une rencontre culturelle, Martiliat est évoqué comme un homme entre deux mondes, entre deux civilisations de l’écrit. Comment parvient-il à importer le christianisme, dans sa forme post-tridentine, dans l’Empire du Milieu, quelles sont la formation et la stratégie employées à cette fin, voilà l’enjeu de cette étude.

Un regain d’intérêt très récent d’historiens italiens et français pour l’histoire de la congrégation de Propaganda Fide a permis également de replacer la figure de Martiliat au sein des institutions du monde missionnaire ; vicaire apostolique en liaison étroite avec la Propagande, puis procureur à Rome, il fut confronté aux rapports entre directives centralisatrices romaines et réalités du terrain missionnaire. À cet égard, c’est la gestion de la pratique du christianisme en terre de mission par l’autorité romaine qui est illustrée à travers toute sa vie.


Sources

L’essentiel des documents émis et reçus par Martiliat sont conservés à Paris, aux Archives de la Société des missions étrangères, classés dans des séries diverses en fonction de charges occupées successivement. Il s’agit, pour la majorité, de lettres échangées entre Martiliat et ses confrères de la Société, directeurs du séminaire de Paris, procureur de Canton ou autres missionnaires. Certains de ses documents de travail, mémoires ou traductions de documents chinois s’y trouvent également. Les lettres échangées avec sa famille, conservées dans une série à part, viennent compléter ces correspondances. Le journal de Martiliat demeure la source la plus originale et la plus précieuse. Tenu de façon mensuelle pendant toute la durée de son séjour en Chine (1732-1746), il donne une description précise et vivante de la vie du missionnaire et de celle des communautés chrétiennes dont il s’occupe.

À Rome, les archives de la Congrégation de Propaganda Fide gardent trace, dans les registres dédiés à la Chine (particulièrement ceux de la Congregatio particularis de rebus Sinarum), de la correspondance échangée entre Martiliat et l’autorité romaine. De façon plus générale, une plongée dans ces archives, notamment les séries des Lettere, des Acta congregationis generalis et des Dubia, permettait d’inscrire l’action de Martiliat dans la compréhension plus large de la gestion des missions par Rome.


Prologue
Les jeunes années d’un missionnaire français


Joachim Enjobert de Martiliat, né à Clermont-Ferrand le 17 juin 1706, est issu de la noblesse de robe de cette ville. Peut-être destiné dès son plus jeune âge à la cléricature, il est du moins élevé dans un christianisme très fervent, qui sera à la source de sa vocation missionnaire. On ne sait où il reçut sa formation initiale mais, après un passage au séminaire de Clermont, il entre, en 1726, au séminaire de Saint-Sulpice et suit les cours de la faculté de théologie de l’Université de Paris. En septembre 1727, bachelier, il entre au séminaire des Missions étrangères.


Première partie
Ma Qingshan


Chapitre premier
De la Basse-Auvergne aux confins du Tibet : l’émergence d’une vocation missionnaire

L’idée d’entrer à la Société des missions étrangères, fondée en 1663, naît chez Martiliat après la rencontre de futurs missionnaires et la lecture d’une littérature de propagande missionnaire. Dès le départ, sa vocation s’affirme comme basée sur la volonté d’assurer son salut et de vivre plus pleinement son sacerdoce, en participant au plan divin de rédemption de l’humanité toute entière, selon les idées développées depuis le renouveau missionnaire français de la première moitié du xviie siècle. Accepté aux Missions étrangères en septembre 1727, il part aussitôt pour l’Orient, sans avoir reçu au préalable de formation spécifiquement missionnaire ni les ordres cléricaux. Le voyage de Lorient à Canton s’effectue sur un navire de la Compagnie des Indes. Pendant un séjour de deux ans à la procure des Missions étrangères, à Canton, s’effectue pour lui l’étape de la sinisation, qui consiste essentiellement dans l’apprentissage de la langue et la familiarisation avec les sources littéraires de la culture chinoise. Ordonné prêtre au Siam en 1731, il se dirige alors vers la province du Sichuan.

Chapitre II
Travaux et difficultés d’un missionnaire de terrain (1732-1746)

Arrivé au Sichuan sans l’autorisation de la Propagande, Martiliat doit se battre pendant plus de cinq années pour obtenir des pouvoirs de son vicaire apostolique, lazariste allemand refusant l’implantation de la Société des missions étrangères dans sa province. Ce conflit paralyse l’action de Martiliat, qui doit aller exercer son apostolat pendant un an dans la province voisine du Huguang, puis vivre clandestinement au sein des chrétientés du Sichuan. En 1739, il est nommé par la Propagande vicaire apostolique du Yunnan et évêque in partibus d’Ecrinée. Le Yunnan est une province du Sud de la Chine, où il n’y avait plus alors ni missionnaire ni chrétien. Malgré deux tentatives sérieuses, il ne parviendra cependant jamais à y entrer ni à y rétablir de chrétientés. Partagée entre l’étude approfondie du chinois, l’instruction de jeunes élèves chinois et la tournée des chrétientés, la vie de Martiliat se déroule au milieu des chrétiens du Sichuan. L’ensemble de ses activités doit se faire dans la plus grande discrétion, le christianisme et la présence d’Européens dans les provinces de la Chine étant proscrits depuis 1706 comme menaces à l’unité de l’empire. En 1740, il est arrêté par des mandarins et subit une peine d’emprisonnement. Après plusieurs années de pressions sur Rome, Martiliat obtient, en 1742, le gouvernement de cette mission du Sichuan. Mais une vague sévère de persécutions, dirigée d’abord contre la secte chinoise du Bailinjiao, puis, par assimilation, contre le christianisme, l’oblige à quitter la province en 1746 et à se réfugier à Macao. Les chrétiens chinois sont confiés au clergé d’origine locale, tous les missionnaires européens étant forcés à l’exil. Gravement malade, Martiliat regagne l’Europe en 1747.

Chapitre III
Bâtir et faire vivre une Église

Les cadres d’une Église. — Dans la fidélité à la ligne de conduite adoptée par la Propagande depuis sa fondation et reprise par les Missions étrangères, Martiliat doit s’insérer dans le clergé européen de la province et agir pour la fondation d’un clergé local qui, une fois devenu suffisamment nombreux, permettrait aux Européens de se retirer de la mission.

Le clergé européen du Sichuan n’est guère nombreux : on ne dépasse jamais le chiffre de cinq prêtres, pour une province vaste comme la France. Martiliat fait donc venir successivement deux prêtres des Missions étrangères, qu’il forme au labeur missionnaire. Il doit aussi composer avec ses confrères d’autres nationalités et d’autres ordres. Il se révèle ardent défenseur de l’érection d’un clergé local, alors même que, en ce début du xviiie siècle, missionnaires européens et cardinaux romains eux-mêmes se montraient de plus en plus sceptiques sur la possibilité de faire des autochtones des prêtres sur le modèle romain. Martiliat travaille en étroite collaboration avec plusieurs prêtres chinois, auxquels il fait entièrement confiance parce qu’ils font preuve d’une parfaite soumission aux directives romaines. En revanche, il tient à ce que les prêtres chinois soient toujours encadrés par un clergé européen, qu’il juge pour le moment seul habilité à détenir les fonctions épiscopales et à représenter Rome.

Martiliat s’entoure de jeunes garçons chinois, qui lui sont confiés par leurs parents pour qu’il les forme aux lettres chinoises et latines, en vue de les envoyer ensuite au séminaire fondé par les Missions étrangères au Siam. Ces tentatives pour former les futurs clercs chinois du Sichuan se soldant par une majorité d’échec, vu les difficultés posées par l’apprentissage du latin par les Chinois, Martiliat réfléchit à la façon d’assouplir la législation romaine relative à la connaissance du latin par les clercs des pays de mission et n’exclut pas de demander pour eux la possibilité d’une liturgie en langue vernaculaire.

Dans le même esprit, Martiliat se bat auprès des autorités des Missions étrangères pour la création et le financement d’un réseau de catéchistes chinois, relais des missionnaires auprès de chaque chrétienté. Il rédige, en 1745, un règlement à l’usage des catéchistes, les enjoignant à instruire les catéchumènes et à présider les cérémonies tenues en l’absence de prêtres dans une parfaite soumission aux directives romaines, notamment sur ce qui touchait aux rites chinois.

La plantatio Ecclesiae. — Le missionnaire doit aussi se faire bâtisseur : souvent aidé des chrétiens chinois, il s’emploie à édifier des résidences pour les missionnaires et des lieux de culte à travers la province, pour construire le maillage le plus serré possible de lieux de christianisme. Martiliat ne reçoit de fonds que de la part du séminaire de la rue du Bac, alors en proie à de grandes difficultés financières : vivant lui-même dans une grande pauvreté, il n’a pas les moyens de mener à bien tous ses projets de construction, notamment le financement d’une mission au Yunnan. En 1746, il écrit une règle à l’attention des vierges consacrées du Sichuan, consacrant ainsi l’existence de communautés contemplatives féminines. Tous ces efforts visent à la construction d’une chrétienté sichuanaise encadrée par une hiérarchie bien organisée, mais vivant de plus en plus en autarcie.

Chapitre IV
Convertir et enseigner

Processus de conversion. — Une typologie des conversions relatées dans les écrits de Martiliat révèle que les principaux agents convertisseurs sont davantage les chrétiens chinois eux-mêmes que les missionnaires, tenus à une grande discrétion. Jamais spécifiquement formé à une méthode de conversion, Martiliat comprend néanmoins la nécessité du dialogue interculturel. Dans ce but, il s’emploie, par la lecture des classiques, des canonistes et de leurs commentaires, à parfaire sa connaissance de la culture chinoise. Avant d’admettre les catéchumènes au baptême, il est extrêmement sévère sur leurs connaissances doctrinales : la conversion doit être fondée sur une adhésion intellectuelle aux principes du christianisme puis sur une transformation des mœurs et un rejet des pratiques culturelles chinoises jugées idolâtriques qui obligent les nouveaux convertis à vivre en marge de la société civile. De ce fait, le nombre de baptêmes est extrêmement réduit.

Contenu de l’enseignement. — L’enseignement doctrinal est dispensé sur la base du catéchisme de Trente, Martiliat ne cherchant guère à adapter le message chrétien aux esprits chinois, même s’il emploie des supports pédagogiques tels que l’image pieuse. La vie liturgique s’organise selon le rite romain, qui est celui pratiqué par les prêtres des Missions étrangères en terre de mission. Martiliat manifeste la volonté de munir ses fidèles des outils nécessaires à une compréhension en profondeur des rites catholiques par des travaux de traduction en chinois des principales prières et d’ouvrages sur la messe et les sacrements. L’écrit prend d’ailleurs beaucoup de place dans l’enseignement de la foi ; Martiliat distribue aux chrétiens chinois les ouvrages de religion écrits en chinois par les missionnaires des différents ordres depuis le xvie siècle.

Chapitre V
Chengdu-Rome : entre réalités de terrain et centralisme romain

Le statut du vicaire apostolique faisait de ce dernier un évêque qui, échappant aux systèmes politiques des patronats des monarchies européennes sur les missions, se trouvait en lien direct avec Rome, son interlocuteur principal y étant la congrégation de Propaganda Fide, fondée en 1622. La transmission de l’information entre la congrégation et Martiliat passe par le biais d’une correspondance annuelle qui reste cependant laconique : les prêtres des Missions étrangères, au xviiie siècle, voient Rome comme une institution lointaine, autorité suprême à laquelle ils rendent des comptes mais sans agir vraiment en interaction avec elle.

Les liens avec Rome se manifestent surtout à travers les entreprises menées par le vicaire apostolique pour préserver l’intégrité doctrinale de la foi de ses chrétiens. En 1743 est reçue au Sichuan la bulle Ex quo singulari, par laquelle Benoît XIV entendait mettre fin à la Querelle des rites chinois. Martiliat publie la bulle dans ses provinces et l’accompagne d’un mandement expliquant le déroulement des rituels funéraires chrétiens. Il manifeste dans ce mandement le désir de concilier interdits pontificaux, seules garanties de ne pas verser dans l’idolâtrie, et pratiques culturelles chinoises, qu’il cherche par ailleurs à connaître. En 1745, à la demande de Rome, Martiliat entreprend la correction des livres chrétiens en chinois, se servant de sa parfaite maîtrise de la langue pour expurger ces ouvrages de la terminologie condamnée par Rome comme peu orthodoxe. Cet ensemble de travaux atteste, au-delà du rigorisme dont on a souvent taxé les prêtres des Missions étrangères de Paris, du pragmatisme compréhensif et de l’énergie des vicaires apostoliques tels que Martiliat pour familiariser Rome avec tous les enjeux du terrain.

Chapitre VI
Identité missionnaire

Références et spiritualité. — Les pratiques de piété de Martiliat, caractérisées par la grande place laissée à l’Écriture Sainte et à l’exégèse, ne se distinguent guère de celles d’un prêtre diocésain français de la même époque. De la même façon, sa spiritualité apparaît comme le reflet de ce qui était alors enseigné à Saint-Sulpice : centrée sur la figure du Christ, elle s’appuie beaucoup sur la prière personnelle, sur la pénitence. À ce titre, Martiliat s’ancre beaucoup plus dans le prolongement du xviie siècle des dévots que dans le xviiie siècle naissant.

Réflexion missiologique. — L’étude de sa bibliothèque, qui ne contient pas de manuels missionnaires, révèle surtout l’absence de formation spécifiquement missiologique des membres des Missions étrangères à cette époque. Conscient de cette carence, Martiliat nourrit une réflexion spécifique sur la formation à fournir aux futurs missionnaires. Revenant aux sources de l’histoire des missions chrétiennes et faisant de l’imitation des apôtres des premiers siècles de l’Église le socle de sa propre démarche, il se constitue son propre corpus de références qui s’étendent de Paul à François-Xavier, en passant par la littérature apologétique des premiers pères grecs et latins. Le travail quotidien du missionnaire s’appuie aussi beaucoup sur les manuels de confesseurs et les ouvrages de casuistique pour faire face à tous les cas de conscience posés par la pratique du catholicisme en milieu païen, les manuels européens étant complétés par les bullaires de la Propagande, qui tendent peu à peu à former une jurisprudence en droit missionnaire.

Rapport à l’autre. — Le regard porté par Martiliat sur les Chinois est double. Nourri de l’idée du salut universel, il témoigne d’une certaine indifférence à la différence : l’autre est vu surtout comme une âme à sauver. À ce titre, Martiliat envisage l’assimilation de la culture chinoise et l’adoption relative des usages culturels comme conditions sine qua non de l’évangélisation. Usant d’une grande simplicité dans ses rapports avec ses ouailles, il est manifestement très bien adopté par les communautés chrétiennes du Sichuan. Il acquiert peu à peu une maîtrise de la langue et une connaissance de la littérature chinoise qui font de lui un éminent sinologue, qui entreprend même la rédaction d’un dictionnaire. Mais cela n’entraîne pas pour autant la naissance chez lui d’un goût pour l’univers chinois ; pétri de l’esprit tridentin, il semble au contraire éprouver de la répulsion à vivre parmi ceux qu’il nomme les « idolâtres ».


Deuxième partie
L’évêque d’Ecrinée


Chapitre premier
Le vicaire apostolique au service de sa Société (Paris, 1748-1751)

Résolution du conflit aux Missions étrangères entre séminaire parisien et missionnaires de terrain. — La vraie raison du retour de Martiliat est la résolution du conflit, latent depuis quelques années, entre les vicaires apostoliques et leurs missionnaires et la direction du séminaire de la rue du Bac. La Société n’était jamais parvenue à faire accepter par l’ensemble de ses membres un règlement unique ; de ce fait, les prérogatives respectives des missionnaires et des directeurs du séminaire sont mal définies, ce qui donne lieu à beaucoup de conflits d’ordre financier et juridique. Martiliat, porte-parole des vicaires apostoliques, s’emploie à faire accepter un règlement commun et amène l’affaire devant la juridiction du Grand Conseil. En août 1741, il est débouté : c’est l’échec retentissant du parti des missionnaires. Néanmoins, cet effort pour rendre à la Société son unité perdue autour d’un même élan missionnaire paiera en 1784, lorsque le parti missionnaire obtiendra de Louis XVI de nouvelles lettres patentes reconnaissant tous les droits revendiqués par Martiliat pour les vicaires apostoliques.

À Paris, Martiliat s’insère aussi dans des réseaux dont il sollicite le soutien en vue du bien des missions. Reçu à la cour, son statut d’ancien missionnaire en Chine lui assure un certain succès. En résultent, pour lui, un bénéfice abbatial bien modeste et, pour la Société, quelques donations et initiatives des grands en faveur des missions. Pour autant, Martiliat ne cherche pas à employer ses connaissances pour se faire un nom dans le milieu sinologue parisien, alors en plein essor.

Chapitre VIII
Négociateur et consulteur (Rome, 1752-1755)

Martiliat, appelé en personne par le préfet et le secrétaire de la Propagande, arrive à Rome en juin 1752. La congrégation avait pris l’habitude de s’entourer d’anciens missionnaires au fait des réalités de terrain, utilisés aussi bien comme conseillers dans les prises de décision sur les points litigieux liés à l’importation du catholicisme romain en terre de mission que comme médiateurs entre Rome et les missions. Martiliat profite de sa situation pour donner un renouveau au rôle de procureur des Missions étrangères à Rome, qui avait été supprimé dans les décennies précédentes, coupant ainsi la Société du pouvoir central romain. Estimé de Benoît XIV, qui le gratifie de dignités à la cour pontificale, et de plusieurs cardinaux de la Propagande, Martiliat parvient à négocier l’attribution définitive du Sichuan aux Missions étrangères et une assise juridique pour les missions de la Société au Tonkin, convoitées par les jésuites. Son rôle de conseiller s’exerce particulièrement à travers le biais des dubia, ou questions des missionnaires sur des points de droit canon ou hésitations sur la conduite à tenir. Le Saint-Office est chargé de la rédaction des réponses aux dubia, mais après l’avis préalable des consulteurs tels que Martiliat.

Chapitre IX
Agir sur le plan politique : contrer les projets du patronat portugais

Accordé au roi du Portugal par des bulles successives depuis le xvie siècle, le patronat de toutes les missions d’Extrême-Orient reste une réalité vivace en ce milieu du xviiie siècle. La décennie 1745-1755 voit trois demandes successives de la royauté portugaise qui, bien que son influence politique et économique sur la Chine comme sur la péninsule indochinoise soit réduite presque à néant, revendique toujours son autorité en matière religieuse, pour établir dans ces pays des évêchés à nomination du Portugal, en lieu et place des vicariats apostoliques tenus par les missionnaires français. Puisqu’il arrive à Rome alors que l’affaire bat son plein, Martiliat se retrouve la cheville ouvrière des débats. Bien inséré dans les milieux politiques français à Rome, sa proximité avec les ambassadeurs, tout spécialement avec Choiseul-Stainville, lui assure des soutiens politiques.

Les Missions étrangères voient comme seule solution pour assurer le maintien de leurs membres à la tête des chrétientés du Tonkin, du Siam et de Cochinchine la mise en place d’un patronat français sur ces missions, qui passerait par la nomination et la dotation des évêques par le roi de France. Mais Versailles se refuse à soutenir ce projet qui, s’il lui donnait une influence politique et économique prépondérante sur cette région de l’Asie, le mettrait en porte-à-faux avec le Portugal ; le désintérêt de la France pour l’Asie, amorcé dès le début du règne de Louis XV, se manifeste très sensiblement à cette occasion. Martiliat veut faire perdurer les vicaires apostoliques, dont le statut dégageait le christianisme asiatique de toute influence politique et assurait la soumission directe des chefs de missions à Rome. Son travail de négociation conduit Benoît XIV à repousser les prétentions portugaises et à maintenir le statu quo des vicariats apostoliques. La victoire de Martiliat, signe que Rome tend alors à dégager le christianisme asiatique des influences étatiques européennes, est aussi la preuve de l’échec de la politique primitive de la Propagande : le xviiie siècle n’a pas laissé sa place au clergé autochtone dans la hiérarchie missionnaire, comme cela était le premier but affirmé par la congrégation.


Épilogue

Martiliat meurt à Rome le 24 août 1755 de la maladie contractée en Chine. Il est enterré sans grande pompe dans l’église française de la Trinité-des-Monts. Mais Benoît XIV comme l’ambassadeur Choiseul n’en soulignent pas moins, dans de brefs éloges mortuaires, la valeur morale, intellectuelle, et la mesure des jugements de l’ancien évêque. Les Missions étrangères n’avaient pas pour habitude de cultiver la mémoire de leurs membres fondateurs ou marquants, ce qui explique l’oubli rapide qu’ont subi toutes ses grandes figures de l’époque moderne. Néanmoins, le souvenir de Martiliat reste vivant au long du xviiie siècle au Sichuan, prêtres chinois et prêtres européens se servant de ses écrits comme supports à leurs propres travaux.


Conclusion

Martiliat est le missionnaire d’une Propagande qui, quelques années auparavant, a connu la Querelle des rites. Son attitude reflète bien à quel point il est persuadé du bien-fondé des condamnations des rites chinois formulées par Rome : par l’assimilation de sa culture, il faut chercher à comprendre « l’autre » et ne surtout pas importer son propre bagage culturel ; en revanche, il faut dans le même temps faire assimiler un christianisme dont les expressions ne sont plus prêtes à être modelées au gré de la diversité culturelle des peuples que l’on cherche à atteindre. Numériquement parlant, l’œuvre de Martiliat en Chine se solde de ce fait par un réel échec, à replacer dans l’échec général de la christianisation de la Chine. Cependant, considérée à moindre échelle, sa vie à la fois de bâtisseur, de prédicateur et d’homme de science a permis le maintien au Sichuan de chrétientés vivantes, qu’il gouverna dans un rapport dynamique avec Rome et avec la participation active des membres autochtones.


Pièces justificatives

Édition de l’inventaire de la bibliothèque chinoise et de l’inventaire de la bibliothèque française de Martiliat. — Édition de correspondance, notamment les « Nouvelles de Chine » adressées à son père. — Édition et traduction de la règle pour les vierges du Sichuan et du mandement sur les funérailles chrétiennes.


Annexes

Cartes. — Chronologie détaillée. — Index des patronymes.