« »
École des chartes » thèses » 2012

La correspondance de Thomas Perrenot de Chantonnay, ambassadeur espagnol à la cour de France (1559–1564)

L’acculturation politique d’un diplomate franc-comtois


Introduction

Alors que la mort d’Henri II laisse le pouvoir monarchique fragilisé face à une présence huguenote de plus en plus problématique pour le royaume de France, François II fait appel, selon la volonté de son père, à Philippe II pour bénéficier de ses conseils. Le monarque espagnol envoie alors Thomas Perrenot de Chantonnay comme nouvel ambassadeur résident auprès du Roi Très Chrétien afin d’être informé de l’évolution des troubles religieux français.

Fort de ses convictions, le diplomate espagnol doit malgré tout s’adapter à ce royaume étranger pour en comprendre les pratiques en particulier politiques. Plus qu’une découverte, son ambassade est une confrontation.

C’est ainsi que s’opère un processus notable d’acculturation de Chantonnay, dont l’étude permet d’appréhender au plus près l’action de l’ambassadeur espagnol. Plutôt que de se focaliser sur les excès d’un personnage longtemps décrié faute d’avoir considéré la nature de sa mission, il s’agit d’analyser les étapes et les modalités de ce processus pour mettre en avant combien Chantonnay demeure un témoin précieux sur les premiers soubresauts de violence qui agitent alors la France.


Sources

Cette étude s’appuie avant tout sur le dépouillement de la correspondance active et passive de Chantonnay avec Philippe II, constituant un ensemble de 328 lettres rédigées entre juin 1559 et mars 1564 et conservées à l’Archivo General de Simancas. Il faut par ailleurs y ajouter quelques dépêches entre le diplomate et Marguerite de Parme ou bien encore l’empereur Ferdinand, Chantonnay étant l’agent de toute la dynastie habsbourgeoise.

Confrontées à celles de ses homologues, anglais ou italiens notamment, les lettres du diplomate espagnol révèlent l’originalité et la pertinence du regard porté par le Franc-comtois sur la cour et le royaume de France. Les témoignages apportés par les mémorialistes du temps ont également permis de préciser le récit du diplomate espagnol, tout comme la correspondance de Catherine de Médicis elle-même avec le roi et la reine d’Espagne, sa fille.

Enfin, des sources familiales ont été mises à profit afin d’éclairer l’existence du diplomate franc-comtois et comprendre au mieux le processus de son acculturation. Les actes notariés, testaments et multiples lettres ont révélé une politique familiale concertée dans laquelle s’inscrit Chantonnay au même titre que son frère Antoine, le cardinal Granvelle.


Première partie
Un homme au service du Roi catholique


Chapitre premier
L’instruction et l’intelligence

Héritier de sa famille, Chantonnay est destiné lui aussi à servir ces Habsbourg auxquels les Granvelle doivent leur ascension jusqu’au plus haut sommet de l’État. À la suite de son père Nicolas, devenu principal conseiller de l’empereur Charles Quint, et de son frère Antoine, qui a la garde des Pays-Bas aux côtés de Marguerite de Parme, Thomas peut aspirer à des fonctions de premier plan, la majeure partie de la fortune familiale devant de plus lui revenir. Sa formation est d’ailleurs organisée en conséquence. Il rejoint son frère dans les meilleures universités d’Europe et accompagne son père dans ses postes diplomatiques, notamment la France. À son tour, Chantonnay s’illustre lui-même dans des missions de confiance auprès d’Henri VIII ou plus tard au service de Maximilien d’Autriche.

Si le choix de Chantonnay comme ambassadeur en France ne doit donc rien au hasard, il constitue néanmoins une exception notable à la préférence qu’aurait donnée Philippe II aux Castillans, selon une volonté de centralisation. Il est vrai que le franc-comtois dispose de plusieurs atouts : la maîtrise des langues, et en particulier du français, ainsi que des ressources financières suffisamment solides pour assumer les nombreux frais à engager pour représenter au mieux le puissant monarque espagnol, son maître.

Chapitre II
Négocier et traiter

L’arrivée de Chantonnay à la cour de France marque le rétablissement de relations pacifiées de part et d’autre des Pyrénées. Le nouvel ambassadeur espagnol se doit, dès lors, de participer à la réconciliation entre Valois et Habsbourg. Avec lui se remettent également en place les structures et les moyens d’action de la représentation du monarque espagnol. Au sommet de ce personnel, les secrétaires des lettres espagnoles et françaises secondent le diplomate. En outre, l’envoi d’émissaires extraordinaires, dont Philippe II intensifie l’usage, constitue un secours régulier au diplomate espagnol dans de nombreuses négociations.

En comparaison de ses homologues, Chantonnay bénéficie manifestement d’un statut particulier, et ce dès sa première audience de réception par François II. Fort de ses privilèges, il n’en multiplie pas moins les incidents qui accroissent d’autant le mécontentement du souverain français et de la régente. Moins d’un an après son arrivée, ceux-ci réclament déjà son renvoi à Philippe II. Il leur faut attendre mars 1564 pour que le monarque espagnol accède à leur demande et rappelle son ambassadeur.

Chapitre III
Écrire et tenir son maître bien averti

La régularité des dépêches montre l’application de Chantonnay comme diplomate, suivant la cour de France entre les environs de la capitale et les rives de la Loire. Les périodes d’intense activité épistolaire correspondent aux moments d’inquiétude croissante de l’ambassadeur face à des troubles de plus en plus fréquents, en particulier lors de la première guerre de Religion déclenchée en mars 1562. Grâce aux sympathies de certains membres de cette cour, y compris au sein du conseil du Roi, le représentant de Philippe II pénètre les négociations les plus secrètes, au grand dam notamment de Catherine de Médicis. Mu par un souci constant d’exactitude, il a surtout mis en place un réseau dense d’informateurs qui le renseignent sur tous les événements ainsi que les rumeurs parvenus à sa connaissance.

Les contraintes multiples pour le bon acheminement des dépêches amènent l’ambassadeur à s’entourer d’un luxe de précautions, notamment l’utilisation d’un code pour chiffrer tout ou partie de ses dépêches, et même de façon systématique dans les périodes plus délicates. Sécurité supplémentaire, Chantonnay multiplie les copies de lettres qu’il fait transiter par des voies différentes. L’ambassadeur tente ainsi de se prémunir des interceptions de ses courriers tentées non seulement par les huguenots mais aussi par l’entourage royal lui-même, quitte à provoquer un nouvel incident.


Deuxième partie
Chantonnay face aux affaires de France


Chapitre premier
François II et le règne des Guise

Auprès de François II, le représentant du monarque espagnol transmet les conseils de son maître, même si l’influence croissante des Guise est pour rassurer le Roi Catholique puisque ceux-ci partagent son souhait de poursuivre la politique répressive entreprise par Henri II. Mais la conjuration d’Amboise de mars 1560 marque un coup d’arrêt pour cette politique qui s’avère autant critiquée qu’inefficace, contrairement à ce qu’en pense le diplomate partisan plus que jamais de l’intransigeance.

Ce n’est pas son seul sujet d’inquiétudes du fait des positions françaises prises sur la scène internationale. D’une part, l’engagement du Roi Très Chrétien dans les affaires d’Écosse afin d’y faire reconnaître les droits de son épouse, Marie Stuart, déporte sur un autre terrain la lutte contre le protestantisme, et ce au risque d’une confrontation avec l’Angleterre. De l’autre, le retard pris dans l’envoi d’une délégation au concile de Trente, nouvellement convoqué par le pape et dont les travaux seuls peuvent espérer rétablir l’unité de la Chrétienté, témoigne pour Chantonnay d’une mauvaise volonté étrange. Les solutions nationales ne sont pas viables et les questions non résolues encore nombreuses quand s’éteint François II.

Chapitre II
La difficile période de la régence

La mise en place de la régence de Catherine de Médicis n’est pas pour rassurer l’ambassadeur espagnol ni son maître. Face à la montée des intransigeances, elle privilégie la recherche de la concorde et des compromis pour rétablir la paix dans le royaume de son fils. Chantonnay ne peut que constater l’échec de ces assemblées nationales, à commencer par le colloque de Poissy, dont il a suivi jour après jour les débats, mais qui n’a ni la compétence ni l’autorité d’un concile de Trente, auquel les Français rechignent toujours à participer.

Dans une France où les violences et les rébellions éclatent déjà, l’ambassadeur espagnol porte avec lui les principes d’un interventionnisme espagnol tour à tour refusé ou sollicité. Ainsi est-il fait appel à lui pour qu’il œuvre au ralliement définitif d’Antoine de Bourbon-Vendôme au camp royal et catholique, et ce au prix d’un titre et d’un royaume donné par Philippe II. À l’inverse, Chantonnay provoque la colère de la régente lorsqu’il critique l’édit de Janvier 1562 pour les trop nombreuses libertés accordées aux protestants.

Chapitre III
La première guerre de Religion

L’éclatement de la première guerre de Religion, à la suite du massacre par le duc de Guise d’une assemblée protestante à Wassy, semble donner raison à l’ambassadeur espagnol. De mars 1562 à mars 1563, Chantonnay se montre alors attentif aux mouvements de troupes des deux camps, espère les victoires catholiques et redoute celles des protestants. Un point reste assez troublant, cependant, concernant l’aide proposée par l’Espagne à de multiples reprises et que Catherine de Médicis finit par accepter. Elle ne cesse même de la réclamer devant l’urgence de la situation. Étrangement du côté espagnol on tarde à l’envoyer, quand ce ne sont pas des troupes mal équipées que Chantonnay doit pourvoir à ses frais. Si l’ambassadeur semble ne pas toujours comprendre les hésitations et les réponses modérées venues de Madrid, il comprend encore moins que Catherine de Médicis persiste à composer avec les huguenots, et ce même après la victoire des troupes royales catholiques. Il est vrai que la paix d’Amboise est particulièrement libérale pour les protestants.

Chapitre IV
Les dernières désillusions de Chantonnay

Les lendemains de la guerre civile n’atténuent en rien le pessimisme constant de Chantonnay. La paix est aussi fragile à ses yeux que le pouvoir de Charles IX, désormais majeur. Alors que le camp catholique a perdu plusieurs de ses chefs, comme le duc de Guise assassiné, et que les troupes sont démobilisées, l’intransigeant Franc-comtois est frappé par l’audace des anciens rebelles, prince de Condé en tête, qui entendent réintégrer leur rang auprès de ce souverain après l’avoir pourtant combattu. Pour lui, la reine mère a agi de façon irréfléchie, ou tout du moins est mal entourée et mal conseillée. Il finit presque par la soupçonner de sympathies pour la nouvelle confession, ce qu’il s’était interdit jusqu’à présent. Au final, son départ apparaît autant une libération pour la reine mère que pour lui-même, persuadé qu’il est que le royaume de France est dans une situation inextricable, rien de bon pour la religion catholique n’étant à espérer.


Troisième partie
La vision d’un intransigeant


Chapitre premier
Les audaces des protestants

Représentant le Roi Catholique, Chantonnay peut difficilement supporter les multiples provocations des protestants qui sont à ses yeux autant de bravades contre le pouvoir royal de souverains encore jeunes. Or, au-delà d’une remise en cause de l’unité religieuse du royaume, cela ne peut manquer de réduire l’obéissance naturelle envers l’autorité du monarque. Quand l’écrit et la parole conjuguent leurs efforts, les imprimés et les prêches diffusent l’hérésie et entraînent la rébellion de régions et de provinces, sécessions parfois appuyées par l’Angleterre comme en Normandie.

Fauteurs de troubles et adversaires désignés du royaume, les huguenots doivent être les premiers mis hors d’état de nuire. Si Chantonnay paraît à l’occasion hésiter sur les intentions du prince de Condé, il n’a en revanche pas de mots assez durs contre la fratrie infernale des Châtillon, à l’image du cardinal de Châtillon, qui ne fait pas mystère de ses sympathies pour le protestantisme, malgré la pourpre de son habit. Principal instigateur de la rébellion, l’amiral de Coligny lui est d’autant plus antipathique qu’il s’en prend aux intérêts espagnols notamment au Nouveau Monde.

Chapitre II
Le bon zèle des catholiques

Chantonnay ne se montre guère plus tendre avec certains membres du parti catholique, compromis avec les hérétiques ou qu’il juge trop tièdes. Son exigence est de tous les instants comme avec Antoine de Bourbon-Vendôme, dont la conversion ne lui paraît pas toujours complète et sincère. De même en est-il du connétable de Montmorency, seul survivant du triumvirat formé avec le duc de Guise et le maréchal de Saint-André. L’ambassadeur espagnol lui reproche désormais sa participation à l’établissement d’une paix d’Amboise au contenu trop libéral pour les protestants.

Malgré tout, Chantonnay n’a de cesse de les soutenir. Qu’ils aient besoin d’un appui militaire, financier ou même politique, les Guise savent pouvoir l’obtenir de leur allié Philippe II par l’intermédiaire de son représentant, et ce d’autant plus que celui-ci indique régulièrement à son maître combien les bons catholiques, comme il les appelle, sont entravés dans leurs actions salutaires par la politique décidée par l’entourage royal.

Chapitre III
L’échec d’une politique de conciliation

Les constantes tentatives de Catherine de Médicis pour se concilier ceux-là même qui se sont rebellés contre l’autorité de leur monarque, son fils, ne manquent pas de surprendre Chantonnay. Il y voit finalement l’influence néfaste de son entourage sur une régente qu’il décrit indécise et manipulable. De plus en plus, le catholique intransigeant discerne derrière chaque décision allant dans le sens de l’apaisement la main du chancelier Michel de L’Hospital, dont les convictions religieuses sont moins ancrées que celles de la politique.

La parenthèse des Guise autour de François II est bel et bien terminée et avec elle c’est la fin de la nécessaire répression de l’hérésie huguenote que souhaite tant Chantonnay. Aussi, les édits et paix successifs lui paraissent incompréhensibles. Au mieux affirme-t-il à Philippe II qu’il s’agit de l’œuvre d’un pouvoir royal sur la défensive, redoutant une minorité huguenote qui se fait plus importante qu’elle n’est réellement.


Conclusion

Comtois, catholique et héritier d’une famille au service des Habsbourg, Chantonnay se révèle un observateur aussi attentif qu’intransigeant du royaume de France pour le compte de son maître, le roi d’Espagne. Si l’étude de sa correspondance est riche d’enseignements sur la pratique diplomatique telle qu’elle se met alors en place, qui plus est dans un contexte troublé, elle met en lumière au plus près l’intérêt de Philippe II pour la situation du Roi Très Chrétien et son action face aux troubles religieux. Longtemps identifié à son cortège d’agents, le diplomate espagnol n’a pour autant pas l’apanage des espions et mobilise en réalité toutes les ressources habituelles d’un ambassadeur en vue de servir au mieux son souverain dans la quête continuelle d’informations.

Le tableau que Chantonnay dépeint du royaume de France, étayé par de multiples sources, n’en est pas moins empreint de son héritage familial. C’est parce qu’il est membre d’une dynastie franc-comtoise qu’il parvient à appréhender aussi finement une réalité politique et religieuse complexe. L’expérience de son père dans l’Empire et de son frère aux Pays-Bas complètent son propre apprentissage et favorisent l’acculturation de Chantonnay aux pratiques politiques françaises. Dans le même temps, c’est parce qu’il est comtois et profondément catholique qu’il ne peut comprendre l’obstination de l’entourage royal, avec en première ligne Catherine de Médicis, à permettre une coexistence pacifique des catholiques et des huguenots. Il y a là une incompréhension qui demeure entre le représentant de Philippe II et ses interlocuteurs français tout au long de son ambassade. De cette incompréhension découlent les nombreux reproches qui lui ont, de son temps comme jusqu’à peu, été faits. Aussi l’homme est-il amer en quittant ce royaume de France rongé par l’hérésie pour se porter au chevet d’un Empire qui lui semble offrir davantage d’espoirs.


Annexes

Chronologie. — Arbre généalogique de la famille Granvelle. — Les acquisitions et les concessions de Nicolas Perrenot et Nicole Bonvalot. — Les seigneuries comtoises des Granvelle. — Les relations diplomatiques entre la France et l’Espagne de 1559 à 1564. — Extrait de la table du code espagnol. — Tableau de la correspondance entre Chantonnay et Philippe II. — Part du code dans les lettres de Chantonnay. — Mention de lieux des dépêches de Chantonnay à Philippe II. — Entrevues de Chantonnay avec les différents personnages de la Cour. — Index des noms de personnes.