Quand la couture célèbre le corps féminin. Jean Patou (1919-1929)
Introduction
Longtemps resté dans l’ombre de sa célèbre rivale Gabrielle Chanel, Jean Patou fait l’objet d’un intérêt nouveau de la recherche. Les années 1920 constituent un moment fondateur de sa société, qualifié d’âge d’or, dans la mesure où elle élabore son identité, expérimente des pratiques inédites, forge son image de marque et pose ses principes esthétiques. Les années 1930 marquent l’arrêt de cette suite ininterrompue de succès, non pas que la Maison et ses créations n’aient plus d’intérêt par la suite, mais c’en est désormais fini de la dynamique novatrice.
Il est nécessaire de sortir d’une vision schématique, attachée à certaines grandes réussites comme la naissance du sportswear ou de Joy, par trop idéalisée et souvent éloignée de ce que fut cette Maison, qui compta parmi les plus importantes de l’entre-deux-guerres. Mettre en question la modernité supposée de la Maison Jean Patou, entre construction discursive et réalité effective, en interrogeant la société, ses acteurs, son organisation, ses leitmotive et ses créations, tel est l’objet de cette thèse.
Sources
Si l’on aurait aisément pu se contenter des fonds jumeaux des dessins et modèles conservés aux archives de Paris (D12U10 276 à 296) et à la photothèque patrimoniale du musée des Arts Décoratifs (Patou, boîtes 1 à 14), tous deux complétés par le fonds de l’Institut national de la propriété industrielle, très vite le choix a été fait d’élargir les recherches à leur contexte de production. Les procès en contrefaçon conservés aux archives de Paris éclairent la lutte menée contre la copie. Les archives administratives et les archives familiales, d’une grande richesse, permettent de clarifier l’organisation et le fonctionnement de la Maison ainsi que les destinées qui l’ont gouvernée. Les archives de l’Institut français d’architecte et de l’Institut mémoires de l’édition contemporaine documentent, quant à elles, l’aménagement de la Maison de couture et des résidences privées de Jean Patou.
Les pièces textiles conservées dans les musées français comme étrangers et la presse spécialisée offrent un angle d’approche complémentaire pour l’analyse des créations de Jean Patou, de même que les actualités cinématographiques aux archives Gaumont-Pathé et les films de fiction costumés par le couturier. À la bibliothèque Forney, les catalogues commerciaux se sont révélés d’une grande utilité pour mettre en perspective les collections étudiées. Les liens avec les maisons concurrentes, les organismes professionnels et le monde de la confection ont été envisagés par le prisme des archives de la Chambre syndicale de la couture parisienne et des Galeries Lafayette. Variées et abondantes, les sources évoquées se complètent efficacement pour donner un aperçu global de la Maison Jean Patou dans les années 1920.
Première partieNaissance d’une maison
Chapitre premierJean Patou (1887-1936), couturier de son temps
Engagé volontaire en 1905, Jean Patou possède une vocation militaire précoce et manifeste un profond attachement à l’armée, qu’il ne quitte définitivement qu’en 1934. Ce patriote mène pourtant une carrière militaire anticonformiste, émaillée par la révocation de son grade le 13 août 1915 pour évacuation frauduleuse du front. Réintégré le 6 mars 1916, le lieutenant Patou est envoyé sur le front d’Orient, où il devient capitaine dans le 2e bis régiment de zouaves. Au goût du danger s’ajoute, chez cet adepte des sports mécaniques, le goût de la vitesse. Avec l’aide d’Elsa Maxwell, son agent de presse, Patou se forge l’image d’un homme libre, fougueux et audacieux jusqu’à l’inconscience.
Bel homme, il possède toutes les armes du séducteur, d’autant que ce dandy accorde une grande attention à son apparence. Célèbre pour collectionner les liaisons, il est perçu par ses contemporains comme un homme volage et sans attache, véritable Don Juan. Ses aventures traduisent aussi une conception amoureuse, sinon charnelle de la couture. Jean Patou appréciait, outre les belles femmes, les belles lettres. Issu de la filière des humanités, il réunit une importante bibliothèque, constituée d’un versant littéraire et d’un versant textile enrichi au gré des collections. Son intérêt pour l’écrit est, plus encore, celui d’un bibliophile, amateur de reliure et possesseur d’ex-libris. Promoteur de l’Art Déco, Jean Patou appartient, au même titre que Jacques Doucet et Paul Poiret, au type du couturier collectionneur. Instruit, ce n’est pour autant pas un intellectuel engagé dans la vie politique. Le couturier, praticien assidu de la modernité, est avant tout un homme de son temps et n’a pas formulé la volonté de laisser de trace.
Chapitre IILa double fondation de la Maison Jean Patou (1914-1923)
Après la fermeture de la Maison Parry, Jean Patou crée une affaire de haute couture à son nom le 1er juin 1914. Cette société en commandite simple, ayant pour raison sociale Jean Patou & Cie, est commanditée par son père, Charles. Le couturier choisit avec soin la localisation de sa maison, louant au prix fort l’hôtel particulier du 7, rue Saint-Florentin, à mi-chemin entre la rue de la Paix et les Champs-Élysées. Le conflit mondial éclate la veille de la présentation de sa première collection, désorganisant le fonctionnement de la Maison. Du front, Jean Patou continue à surveiller la marche de la société, restée ouverte, et à en impulser la création.
Quoi qu’il en soit, la structure juridique survit et, démobilisé le 20 mars 1919, le capitaine Patou reprend bientôt les rênes de sa maison. À l’automne 1923, Jean Patou & Cie devient la société anonyme Jean Patou. Son originalité est de passer outre l’étape intermédiaire de la commandite par actions, nuancée toutefois par la décision un mois auparavant d’augmenter le capital social et le nombre des commanditaires – choisis parmi le personnel. Jean Patou appartient à un patronat dynamique, familier des notions neuves d’investissement et de rentabilité. Sa société, pionnière dans l’industrie de l’habillement, se situe au carrefour de l’entreprise familiale traditionnelle et de l’entreprise capitaliste moderne.
Chapitre IIIExpansion de l’entreprise (1924-1930)
Le 7, rue Saint-Florentin, progressivement agrandi au 9 et au 11 selon une politique de regroupement cohérente, constitue le centre névralgique d’une structure complexe mais adaptable à la croissance exponentielle de la décennie. La société Jean Patou connaît un double phénomène de concentration, avec ses succursales implantées dans les stations balnéaires les plus en vue – Deauville, Biarritz, Cannes, Monte-Carlo – et de diversification, avec la naissance de deux départements spécialisés, le Coin des sports et le Coin des riens, qui annoncent la création des trois filiales de la Maison.
Tissage Broderie « France », créée en 1922, fabrique une partie des fournitures nécessaires à l’activité de la société, réduisant de la sorte les coûts de production et autorisant une plus grande liberté de création. Pour les autres matières premières, elle mène une politique d’acquisition novatrice : seul leur monopole l’intéresse. Si le couturier lance ses trois premières fragrances en 1925, l’institutionnalisation de la parfumerie intervient seulement en 1932 avec la naissance de Jean Patou Parfumeur, deux ans après que Jean Patou Incorporated a vu le jour à New York, témoignant de l’importance du marché américain. La diversification des activités de la Maison est axée autour de la branche parfumerie en raison du succès de Joy et des difficultés croissantes de la couture fortement touchée par la crise des années 1930.
Chapitre IVLe poids de la société Jean Patou
La Maison Jean Patou occupe une place inédite au sein du paysage économique national, qui se caractérise par des liens forts avec les industries voisines du luxe notamment pour les défilés, où ses modèles sont accompagnés de bijoux signés Fouquet ou Van Cleef & Arpels. La Maison approfondit ensuite ses partenariats commerciaux avec l’octroi d’une licence à Cartier pour l’exploitation du rouge à lèvres Lift de luxe en 1931. Elle améliore ainsi sa visibilité et renforce son intégration au tissu industriel français.
Le couturier fait preuve de grandes ambitions dans la conquête des marchés internationaux : il ne déploie pas son énergie en vain. La société possède, dès ses débuts, un fort taux d’exportation, à destination de l’Amérique, de l’Angleterre, du Maroc – invitant à s’interroger sur le débouché colonial pour la haute couture – et de l’Allemagne. Elle cherche à tirer le meilleur profit du système des acheteurs étrangers, professionnels de la couture ou commissionnaires, en se les attachant dès sa création. Si cette stratégie se révèle payante dans les années 1920, la Maison en subira d’autant plus la crise dans la décennie suivante.
Deuxième partieUne nébuleuse pyramidale
Chapitre premierLa direction de la Maison
Gouverner l’empire patousien qui compte près de 1 500 employés en 1927 implique une structure fortement hiérarchisée. L’organisation pyramidale adoptée par Jean Patou, alors la norme dans la grande couture, s’exerce à tous les échelons de la société, à commencer par la direction. Clef de voûte de la Maison, Jean Patou possède la haute main tant sur la direction artistique que sur la gestion administrative. Patron charismatique et autoritaire, Jean Patou l’est indéniablement. Mais autorité n’est jamais synonyme de tyrannie chez ce couturier, qui tisse des liens amicaux avec ses employés, développe une cohésion au sein de son entreprise et privilégie la voie de la conciliation dans la résolution des conflits internes.
Le couturier s’appuie, pour diriger sa maison, sur son secrétaire particulier Ugo Oddo, mais aussi et surtout sur ses fidèles lieutenants, à savoir Maurice Le Bolzer, Georges-Antoine Bernard, Georges Huret – tous deux appelés Monsieur Georges – et Raymond Barbas, son beau-frère, qui lui succèdera en 1936. La dimension familiale de l’entreprise est prégnante des origines à la fermeture en 1987, les membres du clan Patou sont tous impliqués à des degrés divers dans l’épopée initiée par Jean.
Chapitre IILa vente, un poste stratégique
Le rôle des vendeuses, quel que soit leur statut, consiste à attirer, recevoir et fidéliser les clientes. Se trouvant en représentation auprès d’elles, leur tenue revêt une importance capitale : la Maison exige qu’elles s’habillent dans la collection puis, dans un souci d’uniformisation, qu’elles y élisent une robe noire. Les vendeuses encadrent chaque cliente et lui fournissent un service personnalisé. La réception des acheteuses, rituel sacralisé, se fait dans un écrin à leur mesure : l’hôtel particulier du xviiie siècle, décoré par Louis Süe et André Mare dans le style Art Déco, allie subtilement tradition et modernité. Pour améliorer le confort de sa clientèle, le couturier fait aménager un bar d’un grand raffinement. Jouxtant les salons d’essayage, cet espace mixte est totalement inédit dans la couture.
Jean Patou revalorise le rôle pluriel des vendeuses, prenant acte de leurs compétences et de la responsabilité qui leur incombe dans le chiffre d’affaires de la société : de marchandes, elles deviennent spécialistes et sont élevées au rang d’arbitres professionnels légitimés. Magnifier l’utilité des services commerciaux constitue une stratégie originale, qui participe des pratiques entrepreneuriales inscrivant la Maison dans la modernité. L’accent mis sur la vente se traduit par des salaires avantageux : aux gueltes traditionnelles s’ajoutent des appointements fixes que Patou est le seul à offrir. Le couturier réalise un compromis en faisant converger la vision habituelle de la vente et la sécurité de l’emploi.
Chapitre IIILes ateliers : repenser la création
Contrairement à ce qui a été longtemps rebattu, Jean Patou joue un rôle majeur dans l’élaboration des modèles de sa maison. Cette affirmation va à l’encontre du discours professé par le couturier lui-même, qui choisit d’ancrer son identité dans l’économie et non dans l’art. Il offre l’image rassurante de l’entrepreneur autodidacte, en qui les acheteurs étrangers peuvent voir un investissement sûr. A contrario, les pratiques élaborées par Patou dans son entreprise ne sont pas aussi modernes qu’on a bien voulu croire : il a mené sa société comme la plupart des couturiers de sa génération.
La Maison ne possède pas de laboratoire à l’instar des grands industriels : ce vocable désigne en réalité les ateliers, qui évoluent du modèle pictural, chapeauté par un maître et où chacun apporte sa touche, à la ligne d’assemblage de l’usine, qui permet de produire 1 500 robes par mois. L’amélioration des rendements est rendue possible grâce à l’organisation scientifique du travail selon le principe du fordisme, à la mécanisation des ateliers et à une certaine standardisation des créations. Par des réunions de personnel quotidiennes et l’utilisation des fiches de suivi, Jean Patou cherche à accroître le contrôle sur ses employés tout autant qu’à favoriser la communication entre les services.
Chapitre IVLa place atypique du mannequin
Les mannequins de Jean Patou exercent les fonctions traditionnelles de la profession dans les années 1920, c’est-à-dire une fonction de présentation, lors des défilés et pour les clientes particulières, et une fonction de représentation, nécessitant une certaine photogénie. La Maison entend s’approprier l’exclusivité des beautés qui la servent afin de véhiculer une image homogène de la femme Patou. Le naturel, la beauté, la minceur et la grandeur, tels sont les critères de sélection des mannequins, qui se modifient au fil de la décennie, passant de la garçonne androgyne à la jeune femme aux formes plus plantureuses. La Maison Patou récompense le rôle des mannequins dans la vente des créations en leur versant un salaire attractif, composé d’appointements fixes, de gueltes et, pour la première fois, d’un bonus de fin de contrat.
L’originalité du recrutement de Patou réside dans la part belle qui est faite aux mannequins étrangers et, notamment, américains. La venue de six d’entre eux en novembre 1924 suscite une vive polémique, exploitée par le couturier pour attirer l’attention, promouvoir un nouveau type de beauté et satisfaire la clientèle américaine. Il est, en outre, plus aisé d’engager des mannequins outre-Atlantique où le métier n’est plus frappé d’anathème. La Maison Jean Patou possède la particularité d’être un tremplin social pour ses mannequins, qui profitent de leur médiatisation.
Chapitre VLe privilège de travailler chez Jean Patou
Jean Patou accomplit une œuvre considérable pour améliorer les conditions de travail de ses employés. En avance de seize ans sur la législation et plus généreux que ses concurrents, il octroie les congés payés dès 1920. Par l’intermédiaire de sa société de secours mutuels, le couturier s’investit dans les grandes batailles pour l’hygiène et la santé. Son accompagnement de la maternité n’est pas exempt des préoccupations natalistes et sa prime à l’allaitement s’inscrit dans le combat contre la mortalité infantile. L’éradication de la tuberculose dont il se targue consiste en une politique d’exclusion systématique des sujets infectés, couplée à un examen médical obligatoire à l’embauche. De façon plus singulière, le couturier effectue de la prévention contre les maladies vénériennes.
Précurseur, il met en œuvre un paternalisme aux accents de libéralisme avec sa mutuelle fondée sur la prévoyance libre, éminemment égalitariste par sa cotisation patronale proportionnelle au salaire de l’employé, mais emprunt de traditionalisme puisqu’il possède un but de maintien de la paix sociale et de lutte contre le communisme. La Maison Patou se félicite, dans les années 1920, de ne jamais avoir eu de grève. La direction est, il est vrai, ouverte au dialogue comme en attestent l’instauration d’un système de délégués et les liens qu’elle entretient avec la CGT. Jean Patou oscille ainsi entre une productivité améliorée et un meilleur environnement de travail, il réalise une synthèse des contraires originale et pérenne.
Troisième partieUne communication offensive
Chapitre premierLes acteurs de la communication
Le souci porté à la communication, à laquelle est dévolue un budget considérable, va de pair avec l’apparition d’un personnel spécialisé. Entrée en 1924, Elsa Maxwell semble être le premier ordonnateur de la politique publicitaire. Robert Guérin est, lui, engagé en 1929 en qualité de directeur de la publicité. Des zones d’ombre demeurent quant à l’articulation de leurs domaines d’action respectifs : il est malaisé de déterminer s’ils se succèdent, collaborent ou ont des attributions distinctes. Maxwell revendique nombre des innovations de la Maison, dont Joy, morceau de bravoure publicitaire. La réussite mondiale de cette fragrance, véritable Graal olfactif, tient à la réunion d’un produit fondé sur le surdosage d’un accord rose-jasmin, d’un flacon épuré, d’un nom concis à la fois ancré dans l’actualité et intemporel, d’un slogan prônant une esthétique de la cherté et d’une politique de diffusion élitiste.
Sans doute émulé par Elsa Maxwell, Jean Patou a un rôle publicitaire actif comme le montre sa chronique intitulée « Ce que j’en pense… par Jean Patou », qui paraît dans Votre beauté à partir d’août 1935. Cette initiative originale, au carrefour de la littérature publicitaire et journalistique, mélange couture et parfumerie. Elle sert au couturier de laboratoire commercial, elle lui permet d’affirmer son rôle d’arbitre du goût et de démocratiser sa clientèle.
Chapitre IIDe la réclame…
La multiplication des moyens publicitaires n’exclut pas une répartition en fonction de l’objet. La Maison Patou réserve la publicité dans la presse spécialisée haut de gamme à l’événementiel, à la parfumerie et à la cosmétique. Ces publicités évoluent du modèle littéraire à un message visuel, marqué par le style Art Déco. Les créations textiles sont, elles, promues grâce aux actualités cinématographiques à la fois pour des raisons idéologiques, ce medium ne souffrant notamment pas de la vulgarité qui entache la presse, et pratiques car elles permettent la colorisation, le mouvement, les gros plans et la vision circulaire.
Afin de susciter la vogue de ses modèles, Jean Patou a aussi recours aux jockeys, ces femmes que l’on habille pour en attirer d’autres. Personnalités mondaines, comédiennes et actrices, meneuses de revue ou championnes de sport, il les recrute dans toutes les sphères de la haute société. Sa collaboration avec Suzanne Lenglen, choisie pour ses performances sportives, demeure de loin la plus fructueuse. Au-delà de simples jockeys, Jean Patou confie à des femmes de confiance une mission de publicité approfondie, voire d’espionnage des collections rivales. Cette pratique, sans doute largement partagée, expliquerait en partie la relative homogénéité de la couture dans l’entre-deux-guerres.
Chapitre III… au scandale
Avec Jean Patou, le défilé, lieu promotionnel privilégié, relègue la dimension théâtrale au vocabulaire, tout en annonçant le défilé spectacle moderne. Le couturier invente, en effet, la « répétition générale », c’est-à-dire la présentation inaugurale des collections lors d’une réception fastueuse, véritable événement mondain, auquel assistent la presse, les clientes particulières et peut-être certains commissionnaires et acheteurs professionnels triés sur le volet. Le défilé connaît une démultiplication temporelle, spatiale et formelle avec les présentations dans les succursales, les tournées à l’étranger et les matches entre grandes maisons. Il s’accompagne d’un carton d’invitation, d’un livret de défilé, sorte de répertoire des noms de modèles, et d’un livret d’accompagnement, qui produit un discours sur la nouvelle saison. Cette littérature publicitaire constitue la propédeutique au défilé.
Le livret d’accompagnement s’impose comme un manifeste de l’élégance, ayant des accointances avec ses homologues poétiques et artistiques, malgré son but commercial. Chez Patou, il participe à une véritable dynamique du scandale, qui le rapproche des méthodes employées par les avant-gardes futuriste, cubiste et surréaliste, davantage peut-être que ne le font ses créations. Toutefois, cette dynamique, tout autant que la diversité des initiatives mises en œuvre simultanément, a été perçue comme une influence typiquement américaine.
Quatrième partieConstruction de la féminité moderne
Chapitre premierLes dessins et modèles : un hapax photographique
Pour se prémunir contre le fléau de la contrefaçon, la société se place sous l’égide de la loi du 14 juillet 1909, concernant les dessins et modèles, qui prescrit un dépôt des créations au Conseil des Prud’hommes. La Maison dépose l’ensemble de ses collections au lendemain des défilés, attendant les réactions de la clientèle, sans prendre de risques démesurés. Cela représente 3 621 créations entre 1920 et 1933. Privilégiant les représentations en deux dimensions, la société effectue ses dépôts sous forme de dessins et de photographies jusqu’au milieu des années 1920, puis exclusivement de photographies. L’uniformisation du support provient de l’hermétisme du dessin pour les profanes, dont font partie les hommes de loi chargés de juger les procès en contrefaçon. Plus précises, les photographies assurent une meilleure protection.
Délaissé par les historiens, cet hapax photographique est difficile d’accès : il impressionne par sa masse et son aridité d’image brute. Souvent de piètre qualité, cette production fait pourtant état de recherches internes à la photographie de mode. Cette photographie possède une valeur documentaire, en ce qu’elle propose un réel recomposé. Prévue par la loi, qui lui accorde une valeur d’authenticité, elle sert de preuve lors des procès en contrefaçon. En tant que telle, elle élabore son protocole propre, avec le numéro de collection et de dépôt, le nom de la maison et de son mandataire – et non celui du photographe, dont les droits sont reniés –, qui évolue vers une uniformisation du format et un nombre de vues standard. D’un point de vue esthétique, le référent pictural, avec la représentation d’un intérieur bourgeois dans lequel le mannequin adopte une pose affectée à la fenêtre, cède la place dès 1924 à un référent propre à la photographie, à savoir un studio au fond neutre, où la projection fictionnelle est réduite au minimum.
Chapitre IIDe la quête de justice à la quête identitaire
Jean Patou représente une tendance particulièrement offensive contre la copie : très procédurier, il n’intente pas moins de dix-huit actions en justice dans les années 1920. Dans l’ensemble, ces procès s’avèrent peu fructueux en raison de la complexité de la procédure, de la difficulté de prouver la mauvaise foi du contrefacteur au correctionnel ou de la faiblesse des peines prévues au civil. Une fois le constat d’inefficacité dressé, il importe de s’interroger sur l’acharnement de la Maison dans cette lutte vouée à l’échec : au-delà des réparations pécuniaires, Jean Patou joue son appartenance à la haute couture. La quête de justice affichée se mue bientôt en quête identitaire. Nouvelle venue dans la couture, la société Jean Patou éprouve le besoin de clamer sa supériorité et celle de son style sur les maisons de la moyenne couture comme Cyber (1922-1924) lors de procès retentissants.
À partir de 1925, s’ensuit une période d’accalmie pendant laquelle Jean Patou s’ingénie à combattre les contrefacteurs étrangers. Face à un arsenal législatif et jurisprudentiel international insuffisant, à la nécessité pour la couture de recourir malgré tout au marché des acheteurs étrangers et à l’impossibilité de passer outre ces intermédiaires en raison des droits de douane élevés, la contrefaçon fait florès. Pour y mettre un terme, le couturier n’a d’autre choix que d’agir par ses propres moyens. En 1928, il démantèle un réseau de contrefacteurs, grâce à l’infiltration d’Andrew Goodman, fils du propriétaire du grand magasin new-yorkais et stagiaire chez Patou.
Les couturiers réclament une législation spécifique aux industries saisonnières, mais les deux projets de réforme échouent successivement en 1925 et 1931. Vient alors le temps des grandes offensives collectives de la couture, auxquelles Jean Patou s’associe cette fois pleinement. Il abandonne sa position de franc-tireur en rejoignant l’association de Protection des industries artistiques saisonnières, puis la Chambre syndicale de la couture parisienne en mai 1933. Désormais, le couturier est intégré à la haute couture parisienne, signe peut-être d’une perte de vitesse, et, dans le contexte de crise qui sévit, les enjeux économiques se posent avec une acuité renouvelée. Lors de la série de procès lancée en 1931, les couturiers se mobilisent pour bénéficier de la protection artistique en sus de la protection industrielle, la question n’étant pas définitivement tranchée.
Chapitre IIILa femme Patou
Entre 1920 et 1924 s’élabore le style Patou dont on peut voir les prémices dans le style de la Maison Parry. Il se caractérise par une sobriété jusque-là inédite, avec une silhouette tubulaire découvrant peu à peu le corps, qui sied à merveille à la beauté androgyne naissante. S’il subit peu ou prou les mêmes influences que ses rivaux, à l’instar de l’orientalisme, Jean Patou n’hésite pas à combiner plusieurs sources d’inspiration qu’il réinterprète systématiquement. Pas toujours décelables au premier abord, elles sont explicitées par les noms de modèles, ou titres de mode, véritables clefs de lecture renvoyant à la titraison picturale classique. Jean Patou mène une réflexion sur le vêtement compris comme un tout, sorte de vêtement-structure, qui introduit une dialectique entre l’ensemble et les parties. Conçu pour un corps en mouvement, le vêtement scande la répartition des chairs. Il cerne les contours du corps, allant jusqu’à rappeler son ossature, se muant ainsi en vêtement-parlant, voire vêtement-remodelant lorsqu’il crée un corps nouveau par la redistribution des données anatomiques.
À partir de 1925, le style Patou entre dans une phase de maturation, il gagne en subtilité et en raffinement avec des jeux sur la brillance et la transparence des matières. Dorénavant, ce ne sont plus les contours qui intéressent le couturier, mais le corps dévoilé. Parallèlement, Jean Patou développe des vêtements de sport techniques et des vêtements de loisir d’un chic décontracté, à l’allure sportive toujours plus épurée, avec la création du Coin des sports en 1925 puis la ligne Sport & voyage en 1928. En cela, on peut bel et bien voir en Patou, qui introduit le monogramme dès l’orée des années 1920, un précurseur du sportswear. Cette image sportswear qui est associée à la Maison Patou a été encouragée par le discours tenu par le couturier à partir de novembre 1924, opposant la Diane américaine à la Vénus française. L’imaginaire culturel de la marque, centrée autour de la figure de Diane chasseresse, avalise le discours de Jean Patou, qui exalte, en effet, une féminité conquérante, de la performance. Seuls les vêtements sportifs échappent d’ailleurs au couperet médiéval de 1932.
Après avoir rallongé les jupes et amorcé la vogue glamour, Jean Patou commet un impair commercial en révélant son inspiration médiévale. Celle-ci ne dérange pas les contemporains du moment qu’elle est tue et qu’elle est en adéquation avec l’esprit du temps. En revanche, elle est rejetée dès qu’elle va à rebours des besoins modernes : ce qui choque dans la collection de Jean Patou en 1932, ce n’est pas tant l’influence médiévale elle-même, qui existe depuis longtemps, qu’une négation de la nouvelle mode prenant pour référence une mode historique, entendue comme un retour aux vraies valeurs.
Conclusion
La Maison Jean Patou, qui ouvre ses portes au lendemain de la guerre, annonce bel et bien une nouvelle ère de la couture. Elle s’est intégrée au système et l’a remodelé selon ses besoins, lui imprimant de la sorte une marque durable. Au-delà d’une étude monographique, la Maison Patou a permis de mettre en évidence les nouvelles caractéristiques de la couture, en même temps que l’avènement d’une nouvelle génération de couturiers.
La modernité des pratiques entrepreneuriales et de communication font écho à la modernité du style créé. Jean Patou n’est pas seulement le couturier du nouveau type féminin androgyne, il plie encore la couture au service du corps féminin pour tour à tour le souligner, le masquer ou le révéler, le structurer et le remodeler.
Pièces justificatives
Loi du 14 juillet 1909 sur les dessins et modèles. — Décret d’application du 26 juin 1911 relatif à la loi de 1909. — Dossier de procédure Patou contre Cyber au tribunal correctionnel de la Seine (1922-1924). — Brevet d’invention de Lift (24 août 1929). — Marques de fabriques déposées par Jean Patou (1925-1932). — Inventaire de la liquidation judiciaire (13 juillet 1935). — Tableaux des salaires des premières vendeuses, des premières d’atelier et des mannequins de la Maison Jean Patou.
Catalogue iconographique
Échantillons des dessins et modèles (1920-1933). — Échantillons des croquis avec noms de modèles (1922-1925). — Échantillons des pièces textiles (1920-1932). — Photographies des acteurs de la société Jean Patou. — Photographies de la Maison de couture, de ses succursales et des villas particulières de Jean Patou. — Couvertures des catalogues commerciaux (1922-1931). — Planches extraites de revues spécialisées.