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École des chartes » thèses » 2013

Ségurant ou le Chevalier au Dragon

Roman arthurien inédit (xiiie-xve siècle)


Introduction

Les premiers romans arthuriens en prose naissent entre 1190 et 1240. C’est la période de la formation de cycles et de grandes sommes romanesques : le Petit cycle du pseudo-Robert de Boron, le Cycle vulgate, le Tristan en prose, le Perlesvaus, Guiron le courtois. La grande fortune de la littérature arthurienne se poursuit jusqu’au xvie siècle : cette production tardive, c’est-à-dire postérieure aux premiers grands romans, demeure bien moins connue. Nous proposons une étude et une édition d’un roman arthurien tardif, resté inédit et inconnu jusqu’à présent, que nous appelons Ségurant ou le chevalier au dragon. La version la plus ample de ce roman est conservée dans le manuscrit 5229 de la bibliothèque de l’Arsenal, une compilation du xve siècle : de nombreux épisodes romanesques relatés par ce seul manuscrit sont entrelacés avec les Prophéties de Merlin, roman arthurien rédigé en français à Venise vers 1270. Ce manuscrit a été brièvement décrit en 1926 par Lucy Allen Paton ; dans un article récent, Nathalie Koble a étudié plusieurs passages du manuscrit et a fourni une description plus détaillée du contenu. Excepté ces études, ce manuscrit demeure complètement inconnu. Puisque Ségurant n’a jamais été étudié, la thèse vise à dégager les lignes de faîte de l’œuvre et à fournir une édition complète de ce roman.


Première partie
Les versions de Ségurant et leur tradition manuscrite


La première partie définit les différentes versions de Ségurant et leurs relations réciproques, en s’appuyant sur l’étude de la tradition manuscrite et en faisant appel aux outils de la philologie, de la paléographie et de la codicologie. En effet, plusieurs manuscrits de traditions différentes conservent des épisodes qui font partie de la même histoire. Nous pensons qu’il a existé un roman d’origine, démembré ensuite par des compilateurs. Des réécritures se sont greffées, par la suite, sur ce noyau, créant des versions divergentes. Nous avons recherché et recueilli tous les fragments conservés, afin de proposer un classement. Les versions sont classées sous l’angle de la réception, c’est-à-dire dans l’ordre du récit, en tenant compte des relations de cohérence ou d’incohérence entre elles.

D’après nous, le manuscrit 5229 est datable du premier tiers du xve siècle, grâce à des analyses paléographiques, linguistiques et codicologiques. Il provient sans doute de l’entourage des ducs de Bourgogne de la maison de Valois. En raison de leur cohésion et de leur orchestration savante, les épisodes romanesques de ce manuscrit forment une œuvre à part entière, au même titre que les grands romans arthuriens en prose. Ce roman, ignoré jusqu’à présent, peut être considéré comme indépendant de la structure des Prophéties de Merlin, avec lesquelles il a été entrelacé. Nous désignons l’ensemble des épisodes romanesques du manuscrit 5229 par le terme de « version de base » de Ségurant. Trente-six épisodes sont conservés par le seul manuscrit 5229. Deux autres épisodes sont conservés également dans la deuxième version de la Compilation de Rusticien de Pise et dans quatre manuscrits de Guiron le courtois. Certains de ces manuscrits sont plus anciens que le manuscrit 5229 : les épisodes sont probablement datables de la fin du xiiie siècle et proviennent sans doute de l’Italie du Nord. Nous pensons que la totalité de la « version de base » remonte à cette période, mais elle se présente dans un français commun de la première moitié du xve siècle et a probablement été interpolée par un compilateur bourguignon.

Le récit de la « version de base » présente plusieurs lacunes ou ellipses. D’autres récits s’inscrivent dans la continuité narrative de la « version de base » et poursuivent ses intrigues. Nous utilisons l’expression de « versions complémentaires » pour dénommer les versions compatibles sur le plan narratif avec la « version de base ». Une « version complémentaire » est formée par six épisodes romanesques des Prophéties de Merlin, une autre par dix prophéties sur Ségurant, conservées dans le même roman. À celles-ci, il convient d’ajouter deux épisodes « complémentaires » inédits : le premier est conservé par le seul manuscrit fr. 12599 de la BNF, le second, qui est une réécriture du premier, dans la deuxième version de la Compilation de Rusticien de Pise. De même, il existe deux versions incompatibles avec la « version de base », que nous appelons « versions alternatives », relatées par deux manuscrits tardifs de Guiron le courtois (BNF, fr. 358 et British Museum, Add. 36673) : ces versions insèrent dans leurs récits deux épisodes de la « version de base » (n° viii et x) et réécrivent l’histoire du protagoniste, Ségurant. Toutes ces versions sont juxtaposées dans l’édition ; un diagramme narratologique permet au lecteur de suivre plusieurs parcours de lecture et de se repérer dans le dédale textuel de Ségurant.


Deuxième partie
L’univers romanesque de Ségurant


La deuxième partie examine l’univers romanesque de Ségurant, en s’appuyant sur la critique des sources et la théorie de la littérature. Elle approfondit, pour commencer, la relation entre la « version de base » de Ségurant et ses sources littéraires, en analysant les interventions du narrateur qui mentionnent explicitement d’autres textes. La source première est le Lancelot ; la deuxième, par ordre d’importance, est le Tristan en prose. Le narrateur mentionne également le Merlin et un autre roman, peut-être identifiable à la version Post-vulgate de la Queste del Saint Graal. D’autres sources restent implicites : la « version de base » montre un lien étroit avec les Prophéties de Merlin et elle entretient des relations avec d’autres romans, comme Guiron le courtois et la Compilation de Rusticien.

L’étude analyse ensuite les chronotopes et le système de personnages de la « version de base », surtout dans le rapport avec ses sources. En effet, la « version de base » fait référence à de nombreuses informations externes au récit, connues par le lecteur habituel de romans arthuriens. La plupart des lieux sont des endroits fictifs du Lancelot et du Tristan en prose ou des lieux réels déjà introduits dans la fiction arthurienne. Parmi les espaces inconnus de ces deux romans, le seul important est l’Île Non Sachant, patrie de Ségurant.

Environ deux tiers des personnages appartiennent au Lancelot et au Tristan en prose. Les personnages repris ont des aventures ressemblant à celles dont ils sont les protagonistes dans ces deux romans. Lancelot et Tristan accomplissent des exploits admirables ; Palamède poursuit la Beste Glatissant ; Morgain organise des complots contre le roi Arthur et ses chevaliers ; Dinadan critique par ses moqueries les valeurs chevaleresques et l’amour courtois. Ségurant, le héros principal, est le seul personnage important à être absent des deux sources principales. Il est un Lancelot sans Guenièvre ou un Tristan sans Yseut. Il est un héros chaste comme Galaad, mais sans son élan mystique. Dernier né de la famille des Brun, dont d’autres romans ont célébré les exploits, Ségurant est adoubé par son grand-père à la suite d’une chasse aux lions sur l’Île Non Sachant. Il désarçonne son père lors de son premier tournoi, puis il part de son île et il vainc son oncle Galehaut dans une joute. Ségurant participe ensuite au tournoi de Vincestre, organisé par le roi Arthur, où il désarçonne de nombreux chevaliers. Cependant, deux enchanteresses le contraignent à poursuivre un diable sous forme de dragon. Après quelques aventures pendant cette chasse, le récit se clôt sans que le héros ait pu tuer le dragon. La « version de base » montre son originalité par l’introduction de ce fil narratif complètement nouveau, qui risque de bouleverser la cohérence du roman avec les œuvres antérieures, lesquelles ignorent Ségurant. La cohérence, en péril pendant les exploits de Ségurant auprès du roi Arthur, est rétablie à la fin, grâce à une stratégie analysée dans l’étude.

Le statut de la « version de base » est ensuite défini avec les outils de la narratologie et de la théorie de la fiction. Les taxinomies de Gérard Genette permettent de définir la « version de base » comme un hypertexte de deux principaux hypotextes, le Lancelot et le Tristan en prose, et comme une continuation paraleptique de ces deux romans, c’est-à-dire un texte qui se déroule dans la même temporalité, tout en relatant d’autres intrigues. De plus, la « version de base » fait partie d’un réseau d’intertextes : l’étude emploie le concept de « transfiction » défini par Richard Saint-Gelais et la théorie des univers de la fiction de Thomas Pavel pour formaliser le lien de la « version de base » à l’univers arthurien. Enfin, la relation entre la « version de base » et ses sources est envisagée sous l’angle de la théorie de la lecture.


Troisième partie
La fortune littéraire de Ségurant


À partir d’un noyau de textes du xiiie siècle, plusieurs romans ont renouvelé l’histoire de Ségurant : ce personnage apparaît également dans des textes tardifs, provenant de pays différents. Nous avons réuni tous les textes conservés mentionnant le personnage, afin de retracer la fortune littéraire de Ségurant dans une perspective comparative. Tout d’abord, l’étude s’intéresse aux éventuelles sources d’inspiration du personnage du Chevalier au Dragon et à son apparition dans la littérature arthurienne. Le personnage de Ségurant naît probablement vers la fin du xiiie siècle en Italie du Nord, d’où proviennent les plus anciens témoignages sur son histoire. Nous retraçons ensuite la fortune littéraire de Ségurant dans la tradition textuelle des Prophéties de Merlin, au sein de laquelle l’histoire du héros s’est développée. Ainsi, l’étude met en relation la « version de base » aux deux « versions complémentaires » conservées dans les manuscrits des Prophéties de Merlin. Ces textes ont peut-être fait partie du même roman d’origine, dont plusieurs épisodes ont été perdus.

L’étude se poursuit par l’analyse des « épisodes complémentaires » et des « versions alternatives » du manuscrit fr. 12599, de Rusticien de Pise et de Guiron le courtois, en observant les choix opérés par les compilateurs et l’inventivité de leurs réécritures. Ensuite, elle aborde les autres épisodes, fragments et allusions qui ne peuvent pas être directement rattachés au noyau d’origine. Des traces de la généalogie de Ségurant le Brun, provenant de la Compilation de Rusticien de Pise, sont conservées en vénitien dans le Tristano Veneto, et en espagnol dans le Tristán de Leonís,puis dans l’Amadis de Gaule. Certains armoriaux de la Table Ronde représentent l’écu de Ségurant et l’accompagnent d’une courte biographie. De même, Ségurant apparaît comme personnage dans plusieurs compilations et sommes arthuriennes tardives : dans un fragment du manuscrit Reg. Lat. 1501 de la bibliothèque Vaticane (xive siècle), dans la Tavola ritonda et dans la Vendetta dei descendenti di Ettore, roman italien encore inédit, qui combine l’histoire de Troie et la matière arthurienne.Le héros est présent également dans deux œuvres de Luigi Alamanni, Girone il cortese (1548) et l’Avarchide (publiée posthume en 1570). De plus, il est mentionné dans la Morte d’Arthur de Thomas Malory, roman anglais publié en 1485. La principale source de l’histoire de Ségurant pour la tradition tardive a été la Compilation de Rusticien. En se répandant jusqu’à l’Espagne et à l’Angleterre, l’histoire de Ségurant s’est progressivement effacée dans le processus de copie, de traduction et de réécriture. Après une disparition de quelques siècles, Ségurant réapparaît dans la littérature contemporaine : Graal théâtre de Florence Delay et Jacques Roubaud est la dernière des sommes romanesques arthuriennes mentionnant le héros.


Quatrième partie
Le langage des images : lectures de Ségurant


La quatrième partie a comme objet d’étude les enluminures des manuscrits de Ségurant, surtout celles du manuscrit 5229, qui n’ont jamais été étudiées ni identifiées. L’analyse suit trois approches majeures : elle approfondit d’abord la technique et le style des enluminures, ensuite l’iconographie, et enfin la relation entre texte et images.

Cette partie commence par une analyse de l’ornementation du premier feuillet du manuscrit 5229, à rinceaux d’or filiformes à feuilles de vigne, qui montre encore un fort ancrage dans l’art du xive siècle. Le manuscrit présente soixante-sept illustrations à la plume et au lavis, à partir d’encre noire et parfois jaune et rouge. Le manuscrit est à placer sous l’influence de l’art parisien de la grisaille du xive siècle : le style pourrait être rapproché du courant stylistique qui découle du maître de la Bible de Jean de Sy et surtout des grisailles du maître de la Mort (ou pseudo-Remiet) exécutées à la toute fin du xive siècle.La décoration du manuscrit dépasse difficilement les vingt premières années du xve siècle : elle a été probablement exécutée par un artiste de l’Île-de-France ou de la Bourgogne, proche du maître de la Mort ou du moins tributaire de l’art parisien de la fin du xive siècle.

L’étude iconographique applique l’approche sérielle élaborée par Jérôme Baschet et s’articule selon trois axes sériels : des « séries internes », qui forment des réseaux à l’intérieur du manuscrit 5229 ; des « séries externes », reliant le manuscrit 5229 aux autres manuscrits enluminés des Prophéties de Merlin ; des « hyperthèmes » (« réseaux associant plusieurs thèmes ou motifs »), qui visent à déceler l’iconographie chrétienne présente en filigrane.

La variété des choix iconographiques des manuscrits est due principalement à des stratégies différentes dans la traduction du langage verbal au langage figuratif. Les enlumineurs se sont attachés à des parties différentes du texte pour illustrer le même épisode. Ainsi, en comparant le texte aux images, on peut observer que le manuscrit 5229 tend à représenter le sujet de la formule initiale d’entrelacement, le manuscrit BNF, fr. 350 le début de l’action, et le manuscrit Cologny-Genève, Bodmer 116 le moment central de l’épisode. Chaque manuscrit témoigne d’une lecture différente de l’œuvre : les images rythment la lecture, synthétisent l’action ou complètent le texte par quelques nouveaux détails.


Conclusion

La « version de base » de Ségurant a été inspirée par une lecture du Lancelot et du Tristan en prose. Elle reparcourt la temporalité de ces deux romans, mais avec un nouveau personnage, Ségurant. La dimension amoureuse et la dimension sacrée disparaissent au profit de la dimension guerrière et des représentations de la vie de cour : les rêves d’une classe en déclin, la chevalerie, sont alors confiés avec nostalgie au roman. L’auteur hésite entre l’attachement et le renoncement à ses modèles, entre la fidélité et l’inventivité.

À côté de la « version de base » ont fleuri les « épisodes » et les « versions complémentaires » puis les « versions alternatives ». Les compilateurs ont adapté les textes, ils les ont « découpés » en les insérant dans leurs compilations, ils ont rempli leurs ellipses par d’autres épisodes. À la suite de ces opérations complexes, nous ne conservons que des débris du roman d’origine. Les textes réunis dans notre édition forment alors un labyrinthe textuel qu’il est possible d’explorer à travers plusieurs chemins.

Ce roman, jusqu’à présent inédit et inconnu, est exemplaire de l’évolution de la littérature arthurienne. Après la période des premiers romans arthuriens en prose (1190-1240), se diffusent des compilations arthuriennes : les romans tendent vers la fragmentation. Ainsi, Ségurant a été démembré par des compilateurs qui en ont inséré des épisodes dans leurs florilèges. Ensuite, à partir de la moitié du xive siècle, les romans retrouvent progressivement l’ambition des premiers romans arthuriens : le florilège se transforme peu à peu en somme romanesque. À partir des fragments du noyau d’origine, d’autres compilateurs ont réécrit l’histoire de Ségurant en formant des versions divergentes. Entre temps, la littérature arthurienne devient européenne. De nouvelles réécritures s’épanouissent aussi bien en France et en Italie qu’en Espagne et en Angleterre.


Appendice

L’histoire du manuscrit 5229, qui n’a jamais été écrite auparavant, est retracée grâce à des recherches menées à partir des notes de possession du manuscrit, à l’aide de catalogues de bibliothèques, d’inventaires après décès et d’anciens témoignages. Ayant appartenu d’abord à un membre de la maison de Rougemont dans le duché de Bourgogne, le manuscrit aurait ensuite été apporté à Paris où il est probablement entré dans la collection de Louis XI. Par la suite, il est passé dans la bibliothèque du cardinal de Richelieu, située dans le Palais-Cardinal (ensuite Palais-Royal). Peu après la mort du cardinal, il a sans doute été détourné par René de Chauméjan ou par son fils Louis, entre 1643 et 1648. Le manuscrit a probablement suivi le sort de la famille de Chauméjan et du marquisat de Fourilles : d’abord dans le Bourbonnais, puis dans la Touraine et enfin à Paris dans la bibliothèque de Louis de Chauméjan, l’abbé de Saint-Vincent de Senlis. En 1765, à la mort de ce dernier, le marquis de Paulmy a acheté le manuscrit pour sa bibliothèque, qui se trouvait déjà à l’Arsenal.

Édition de la « version de base ». — Le tome II de la thèse contient l’édition complète de la « version de base » de Ségurant, d’après le manuscrit Arsenal 5229 ; aux trente-huit épisodes romanesques, il convient d’ajouter un épisode prophétique qui permet de combler une lacune matérielle du manuscrit. Pour cet épisode et pour les épisodes n° viii et x, conservés également par d’autres témoins, nous avons pu utiliser des manuscrits de contrôle. L’édition est précédée d’une description du manuscrit, d’un tableau qui en illustre la composition, d’une analyse linguistique, des principes d’édition, d’un tableau de la tradition manuscrite et des résumés de tous les épisodes. Elle est suivie d’un index onomastique, d’un index toponymique et d’un glossaire.

Édition des « versions complémentaires » et « alternatives ». — Le tome III contient les deux épisodes « complémentaires » (d’après le manuscrit BNF, fr. 12599 et la deuxième version de la Compilation de Rusticien de Pise) et les deux « versions alternatives » (d’après le manuscrit BNF, fr. 358 et le manuscrit British Museum, Add. 36673). Tous ces textes sont inédits. L’édition est précédée également par les résumés de toutes les versions « complémentaires » et « alternatives », même pour les épisodes déjà édités (partie prophétique et romanesque des Prophéties de Merlin). Elle est accompagnée d’un tableau de la tradition manuscrite, d’un index onomastique, d’un index toponymique et d’un glossaire. À la fin du tome se trouvent les planches des enluminures des manuscrits Arsenal 5229, BNF, fr. 350 et Bodmer 116, avec nos transcriptions des textes qui les accompagnent et l’identification de chaque image. D’autres planches montrent les autres manuscrits enluminés mentionnés dans l’étude.