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École des chartes » thèses » 2013

Un administrateur éclairé au « caractère original »

le général Fornier d’Albe (1769-1814)

Histoire d’un notable nîmois sous la Révolution et l’Empire


Introduction

Largement étudiée pour le xviiie siècle par D. Bertrand-Fabre et R. Chamboredon, la famille des Fornier de Clausonne, grand lignage protestant de négociants nîmois anoblis en 1774 par lettres patentes, est certainement l’emblème du déclin fulgurant de cette bourgeoisie ancienne qui, autrefois fière et conquérante, traverse non sans difficultés les tourments qui marquent la genèse de l’époque contemporaine. Né en 1769, héritier des Lumières, destiné à une éducation excellente, Gaspard-Hilarion Fornier d’Albe en est un représentant éminent. Fils de Barthélemy Fornier, qui a repris les rênes de la société de commerce familiale, il entre aux chasseurs des Vosges comme sous-lieutenant en 1784 et termine ainsi une enfance heureuse. Le bouleversement révolutionnaire lui donne l’occasion de monter rapidement en grade en se distinguant aux armées du Nord, du Centre, du Midi et des Pyrénées jusqu’à devenir adjudant-général au 18e régiment de dragons. Pris, comme le reste de sa famille, dans la tourmente fédéraliste, il est destitué et emprisonné pendant la Terreur. Il ne reprend un service actif qu’avec l’aide du général Menou dont il devient l’aide de camp et qu’il suit en Égypte. Rentré en France prématurément, il commande ensuite les places d’Augsbourg puis de Stuttgart à l’armée du Rhin et entame une carrière d’administrateur comme adjudant-commandant puis général de brigade en 1809. On le trouve dans la 16e division militaire, à Lille, puis au camp de Boulogne et enfin à Custrin, place prussienne assiégée par la coalition soulevée contre Napoléon, à laquelle il résiste lors d’un blocus de 13 mois, en passant par les campagnes de la Grande Armée qui lui donnent l’occasion de s’illustrer à Dürenstein, Iéna ou encore Wagram. Le propos se termine alors qu’il est fait prisonnier de guerre en Prusse en 1814.

Mais, la carrière militaire est loin de faire toute la richesse historique du personnage. Fornier d’Albe est un homme qui se livre. Dans sa correspondance, dans des mémoires très intimes écrits lors de l’expédition d’Égypte ou de la défense de Custrin, il décrit avec une grande acuité érudite son environnement, son spleen, ses relations tumultueuses avec ses maîtresses et ses supérieurs, se laissant même aller à des considérations politiques ou philosophiques. Janus à la fois mondain et misanthrope, il est un « homme de cabinet », excellent gestionnaire capable d’appliquer des politiques mûrement pensées, qui se distingue plus souvent par sa plume que par son sabre. Bien plus qu’une « remise en lumière » d’un personnage oublié par les grands historiographes de l’Empire, il s’agit de comprendre un parcours humain, physique et intellectuel, dans une toile de fond familiale très marquée. Des thèmes comme l’enfance bourgeoise, la notabilité, la relation entre Paris et la province nîmoise sous la Révolution, la défense et l’administration des places de Prusse et d’Allemagne, le train de vie des officiers durant l’expédition d’Égypte, la franc-maçonnerie ou même la nouvelle sensibilité romantique assortie de certaines pratiques intimes sont évoqués dans ce cadre. Hors-norme, « original » selon ses amantes, intelligent et conscient de l’hypocrisie des tenants de la « Grande Nation », Fornier d’Albe ne doit pas être étudié comme un autre de ces « grands capitaines » anoblis par l’Empire, mais comme un témoin anthropologique de cette génération pré-révolutionnaire.


Sources

Le fonds le plus exploité est sans doute le chartrier de Clausonne, fonds privé coté 73 J et déposé aux archives départementales du Gard. S’étendant du xvie au xixe siècle, retraçant de manière extrêmement détaillée l’histoire de la famille Fornier, avec notamment d’importants livres de comptes et une correspondance familiale volumineuse, cet ensemble documentaire consacre une grande partie de ses articles spécifiquement à Fornier d’Albe. Cinquante-huit cartons lui sont dédiés. Tandis que les actes notariés, les diplômes, la correspondance personnelle active et passive, la comptabilité, les livres de raison, les inventaires, les quittances et les mémoires nous renseignent sur les aspects privés de la vie de Fornier d’Albe, l’homme public, le militaire, est bien décrit par les états de service, les nominations, les registres de gestion (correspondance, états de situation, ordres du jour, rapports…), les plans et études topographiques, les décrets et les brouillons. Surtout, le Journal de l’expédition d’Égypte et le Mémorial de la défense de Custrin, deux œuvres majeures en plusieurs cahiers écrites pendant les événements et d’une manière très intime, parfois caviardées, sont des pièces remarquables et extrêmement précieuses pour apporter des éléments historiques totalement nouveaux sur la perception de ces faits par les hommes qui les vivent, avec une approche qui confine à l’étude du « for privé ». Ce fonds, très riche, peut être complété par des investigations au Service historique de la Défense, surtout en ce qui concerne les aspects militaires de Fornier d’Albe, avec notamment les études menées par le génie sur la défense des places prussiennes (1 VN 83 et 1 VM 88). Malheureusement, la correspondance générale (séries B et C) est souvent décevante, ce qui s’explique par le faible grade du Nîmois et par ses fonctions très routinières. Elle peut cependant nous livrer une version plus « officielle » de ce que Fornier d’Albe narre dans ses écrits personnels (voir la défense des places, 2 C 168). On ajoutera les rapports au Consul puis à l’Empereur des séries AF III et AF IV aux Archives nationales, qui concernent principalement la Grande Armée, les sources iconographiques du département des estampes de la BNF, le fonds concernant la loge lilloise des Amis Réunis dans le département des manuscrits, ou encore les quelques sources imprimées, dont les indispensables recueils législatifs, les recueils de correspondance, les mémoires et les traités d’art militaire.


Première partie
Le poids des Lumières : grandir dans la bourgeoisie nîmoise anoblie (1769-1789)


Chapitre premier
La naissance (1769)

Né le 11 avril 1769 à Nîmes, Fornier d’Albe marque, dans les livres de raison familiaux, le début d’un relâchement quant à la tradition boutiquière des Fornier. Entourée, dans un monde protestant, d’un catholicisme de convenance, cette naissance entraîne le rapide engagement de plusieurs nourrices, signe que l’allaitement préconisé par Rousseau est encore haïssable chez les élites de province. Le futur général vient au monde au sein d’un lignage d’origine cévenole, qui de la fabrique glisse progressivement vers le négoce dans le domaine textile et descend à Nîmes. Se liant avec les Gilly, les Meynier de Salinelles ou encore les André par des alliances, les Fornier surent se constituer un réseau mêlant les affaires et l’otium aristocratique, qui a des ramifications jusqu’à Paris. D’Albe est le dernier né d’une famille de quatre enfants. Auguste, l’aîné, destiné à une carrière de magistrat, est le moteur de la famille dès la mort du père, Barthélemy. Dominique Casimir précède d’Albe dans la carrière militaire et monte vite en grade avant de tout perdre pendant la Terreur.

Chapitre II
L’enfance et l’adolescence d’Hilarion : les Fornier, Nîmes et la baronnie de Lédenon (1769-1781)

L’enfance dorée de Fornier d’Albe correspond en partie au phénomène largement observé de repli dans l’intérieur bourgeois et de prise en compte de la figure du nouveau-né, qui n’est plus qu’un simple « adulte en réduction ». Toutefois, il ne grandit pas « à la Jean-Jacques » pour autant. Ses parents conservent l’usage des habits contraignants et initient l’enfant par des leçons et des parties de chasse à une noblesse fraîchement acquise que l’on se se plaît néanmoins à minimiser et à « ranger dans un coffre ». Se voyant toujours bourgeois mais souhaitant tenir leur rang dans les lieux de sociabilité horizontale que sont l’académie ou les loges maçonniques, préconisant le procédé nouveau de l’inoculation mais reprenant les préjugés anciens sur l’éducation des enfants, les Fornier témoignent du hiatus créé par la lente pénétration des idées nouvelles. Ils transmettent à leur benjamin un certain goût pour le théâtre et l’art en général. D’un âge d’or caractérisé par une société florissante, un esprit d’innovation qui leur vaut l’acquisition de la noblesse et l’achat de la baronnie de Lédenon destinée à asseoir foncièrement celle-ci, les Fornier passent dans les années 1780 à un déclin caractérisé par la faillite de leur négoce et les réflexions sur l’avenir de leurs enfants qui, avec le débat entre d’Arcq et Coyer en arrière-plan, auront la possibilité de suivre leurs inclinations naturelles, dans la mesure où elles servent une certaine stratégie de redéploiement familial. Arnail Fornier, l’oncle parisien célibataire, exerce une liaison avec les hautes sphères dans la supervision de la fortune familiale et dans le placement de la nouvelle génération.

Chapitre III
Quand Hilarion devient d’Albe : de l’éducation d’un « honnête homme » au métier des armes (1781-1789)

Fornier d’Albe reçoit une excellente éducation, bien supérieure à la majorité des officiers qui se signalèrent sous la Révolution et l’Empire. Selon le système du préceptorat, il suit des cours de danse, de grammaire, de latin, de musique, de dessin, d’escrime, de mathématiques et d’allemand. Dès son plus jeune âge, il est donc soumis à une formation complète modelant son corps et son esprit à la manière des personnes « bien nées », ce qui ne l’empêche pas de se montrer déjà assez introverti. Il complète ceci par une scolarité au collège des doctrinaires, qui reprirent l’établissement jésuite et développèrent de nouvelles méthodes fondées sur la curiosité encyclopédique et l’émulation, par opposition au « latin comme clôture ». Fornier d’Albe y reçoit un prix d’humanités. En 1784, il embrasse la carrière militaire comme sous-lieutenant aux chasseurs des Vosges, choisissant une arme assez prestigieuse pour un anobli promis à un brillant avenir. Grâce à l’entremise d’Arnail dont les relations sont influentes, il peut contourner les barrières posées par les réformes successives de l’armée visant à réserver le commandement à la vieille noblesse.


Deuxième partie
Le retournement révolutionnaire : du rêve de gloire aux désillusions (1789-1800)


Chapitre premier
Le dragon républicain : le citoyen Fornier sous le feu (1789-1798)

Fornier d’Albe quitte le Gard en 1791 pour rejoindre l’armée du Nord comme aide de camp du maréchal de Grave, après avoir vécu le traumatisme de la « Bagarre de Nîmes », cristallisation de l’antagonisme entre le petit peuple ouvrier catholique et la bourgeoisie protestante. Même si les Fornier ont grand soin de se tenir à l’écart de l’agitation politique, ils ne cachent pas une certaine adhésion, plus ou moins volontaire, aux idéaux révolutionnaires, et d’Albe rejoint la société populaire des Amis de la Constitution, tant pour faire oublier sa qualité de « ci-devant » que par intérêt pour les « principes de 1789 ». Un rapide avancement lui permet de passer à l’armée du Centre, puis de participer à la prise de Nice à l’armée du Midi en rejoignant le 18e régiment de dragons, pour enfin le mener en 1793 à l’armée des Pyrénées occidentales comme colonel de ce régiment. Malgré la tendance qu’il a à s’écarter des fronts les plus exposés et susceptibles de gloire pour demeurer dans son Midi natal, malgré son attachement à des personnages comme Rochambeau ou Montesquiou qui faillirent à leur devoir, il parvient à se distinguer, non par les faits d’armes, assez confus et de faible ampleur, mais par une gestion rigoureuse, une humanité envers les civils et un état d’esprit ambitieux et révolutionnaire, qui lui permettent de tisser un faisceau de relations importantes et de pallier la terrible misère des armées de la République. Pour autant, ses premiers libertinages lui valent d’être atteint d’une gonorrhée récurrente et de mycoses qui lui causent des douleurs terribles et foudroient son ascension dans la cavalerie. Il apprendra à jouer de ses maux pour obtenir des congés ou influencer ses supérieurs dans le sens qu’il souhaite.

Ayant quitté son régiment à cause de ses infirmités, il est destitué comme noble durant l’été 1793 et emprisonné avec ses frères et son oncle dans la citadelle de Nîmes, dans le cadre de la participation supposée des Fornier à la révolte fédéraliste. Bien qu’ils s’en défendent et que les faits prouvent qu’ils n’ont pas directement participé aux événements, ces anoblis semblent avoir tourné le dos à la marche révolutionnaire après l’humiliation du roi et l’affaissement des fortunes, dans un effet d’entraînement parmi des notables qui flétrissent la confiscation parisienne de la souveraineté nationale et l’atteinte aux valeurs bourgeoises. Fornier d’Albe, brisé dans son élan, désormais « suspect éternel » à cause de sa tiédeur, peut cependant reprendre du service en 1795 comme aide de camp du général Menou, d’un caractère peu loyal mais qui lui donne l’occasion de connaître les délices de la « fête parisienne » sous le Directoire. D’Albe gagne alors des habitudes mondaines et fréquente la société du Palais-Royal, se plaisant dans un « petit monde » de parvenus.

Chapitre II
« Je ne suis point content de mon voyage » : l’épopée égyptienne du « voyageur sentimental » (1798-1800)

Fornier d’Albe part en 1798 en Égypte avec Menou et rentre en France en 1799 peu avant Napoléon Bonaparte, lors d’une traversée rocambolesque où il échappe plusieurs fois à la capture et à la mort en compagnie de Louis Bonaparte. Ayant vécu la prise de Malte puis celle d’Alexandrie, il s’installe à Rosette gouvernée par Menou, qui lui laisse toute la réalité de l’administration, et ne participe donc pas aux événements militaires de l’expédition, si ce n’est le désastre d’Aboukir, qu’il observe depuis le toit de sa demeure lors d’une magnifique scène de Journal qui montre la déception progressive avec laquelle il se rend compte que la victoire est anglaise. Le Journal d’Égypte, œuvre tératologique qu’il a caviardée pour éviter que Menou ne la lise, est avant tout un compte rendu quasi-instantané de ses journées et de ses réflexions, sans mise en forme, pour la mémoire, mais surtout pour tenir au courant l’amante qu’il a laissée à Paris et qui ne cesse de hanter ses pensées, Émilie Beaujou, qu’il espère combler de richesses en revenant d’Égypte. Mais, plus qu’une simple déclaration d’amour, le Journal devient vite un exutoire cathartique dans lequel Fornier d’Albe déverse son amour, sa jalousie, sa colère et sa détresse face à une interlocutrice qui, par la force des choses ne peut que rester muette.

Ayant la chance de demeurer dans la région la plus fertile du pays, d’Albe doit composer à Rosette avec le mécontentement des soldats, les attaques des Bédouins, la peste, la menace anglo-ottomane, la propagande révolutionnaire de Bonaparte, la nouvelle administration que ce dernier met en place, dont il souligne l’hypocrisie et l’incompétence, prédisant l’échec futur de la France, mais aussi l’arrivée de jeunes « savants » avides d’argent. Il apprend à n’accorder sa confiance à personne et gagne un fond de pessimisme, tandis que sa haute valeur morale et intellectuelle lui fait ressentir une certaine supériorité sur son entourage. Malgré un quotidien peu reluisant et souvent ennuyeux, Fornier d’Albe joue un rôle fondamental dans la transmission des denrées provenant de Rosette, « grenier de l’Égypte », dans la gestion de son réseau hydraulique et dans la mise en défense des côtes.

Entre lui, Menou et la figure éthérée d’Émilie se joue une scène quasi-théâtrale, puisque d’Albe a partagé sa maîtresse avec Menou sans que ce dernier ne le sache, avant de l’apprendre par l’ouverture de sa correspondance. Fornier d’Albe tente de combler le vide laissé par l’absence de l’être aimé par certaines pratiques sexuelles récurrentes et se replie dans sa psyché intérieure, déversant dans le Journal des flots de sentiments heurtés, avec une véritable « conscience préromantique » et un « cafard » bien plus profond que chez les autres officiers de l’expédition. Il se querelle avec Menou, qui, en plus de connaître, son secret lui doit de l’argent, et ne cesse de le fustiger dans son caractère et dans son action, alors que cette dernière a pourtant montré un sens de la Realpolitik indéniable.

Devenant un « geignard » pour le futur Empereur, Fornier d’Albe sort pourtant quelquefois de son spleen pour décrire avec une ironie et un humour cinglants le pays qu’il traverse, nourri de ses lectures comme Savary et Volney ou de ses connaissances historiques, artistiques et scientifiques, étonnamment développées. Il raconte ses aventures avec plusieurs femmes de toute condition jusqu’aux moindres détails, sans avoir l’impression de tromper son aimée. Il décrit les monuments qu’il rencontre, la faune et la flore, les mœurs égyptiennes, les coutumes juridiques et les politiques qui s’y appliquèrent ou qui devraient s’y appliquer, avec un rationalisme qui entre en contradiction avec l’expression constante de ses sentiments pour Émilie. Il est le révélateur du choc culturel, insurmontable, entre les Français et les Égyptiens, mais tranche avec ses contemporains par une volonté de toujours aller au-delà des choses et de dépeindre la profonde absurdité des événements.


Troisième partie
Augsbourg, Stuttgart, Lille : le temps de l’administration et des frustrations (1800-1805)


Chapitre premier
Le commandant supérieur à l’armée du Rhin (1800-1801)

De retour en France pour des raisons de santé, Fornier d’Albe parvient à se faire engager à l’armée du Rhin sous Moreau grâce à un réseau de relations amicales incarnées par Dessolles. Un temps de stagnation dans le grade d’adjudant-commandant, qui l’enferme dans les tâches administratives de gestion des places ou d’état-major, débute. Commandant d’Augsbourg, pendant une période délaissée par l’historiographie du Consulat et de l’Empire, il sécurise le territoire, gère les dissensions entre la population et les militaires, notamment à cause des logements et des excès de ces derniers, exerce la justice militaire, contrôle la répartition des vivres et la bonne tenue des hôpitaux et participe au pillage des œuvres d’art par la République. Il crée une sorte de modèle administratif, définissant de facto son rôle et dépose les germes de l’empreinte française en Allemagne sous l’Empire, très apprécié de la municipalité. Commandant de Stuttgart, ensuite, il a une action plus décisive concernant la maîtrise du territoire et la diffusion des idées révolutionnaires. Quadrillant le plat-pays par un réseau de dépôts de cavalerie performant, il peut observer la naissance de tensions nationales en Wurtemberg contre le duc. Ainsi, c’est à lui d’arbitrer entre le monarque et un agitateur nationaliste, Schwartz, pro-français, qui soulève des « partisans », et qui curieusement gagne la sympathie de Fornier d’Albe, dont la droiture, l’honneur et l’humanisme réprouvent l’attitude intrusive, autoritaire et déloyale du duc. La grande affaire réside dans la lutte entre d’Albe et le duc au sujet du paiement des contributions exigées par la France. Dans ce bras de fer, l’administrateur cherche à protéger la municipalité et les bourgeois, représentés par des États autrefois puissants mais aujourd’hui inféodés au duc et qui pourraient, selon les brochures que d’Albe collecte et selon son avis personnel, devenir une Assemblée nationale, un levier pour exporter la Révolution en Wurtemberg. Finissant par obtenir les pleins pouvoirs pour inventorier et mettre sous scellés les biens du duc, Fornier d’Albe devient pour un temps et sur le terrain l’administrateur général du Wurtemberg et force le pays à acquitter les contributions, ce qui est loué par Moreau. Malgré son pessimisme, d’Albe a été en mesure de protéger les habitants avec équité, et constitue une « courroie de transmission » qui a mis du liant dans l’occupation française, annonçant la confédération du Rhin.

Chapitre II
La fin du Consulat : l’officier oublié

Continuant toujours à servir les intérêts du « clan Fornier », même en poste, par des recommandations, même s’il s’en éloigne quelque peu, Fornier d’Albe est employé en 1801 dans la 16e division militaire, à Lille, sous le général Vandamme, avant de passer, en 1805, à la réserve d’infanterie de l’armée des côtes de l’océan sous Gazan, semblant s’enliser dans des postes administratifs peu reluisants et dont il tente de s’extirper. Mais le trop-plein d’officiers qui provient d’un phénomène de rattrapage après la Révolution et la haine injustifiée, mêlée de jalousie, qu’il voue à son supérieur Vandamme, principalement – car, à juste titre, il refuse que son chef d’état-major multiplie les congés pour visiter sa nouvelle maîtresse, Sophie Biarez –, l’empêchent de « sortir de son trou ». D’Albe multiplie les demandes de recommandation à Lavalette, Lacuée ou encore les Bonaparte par l’intermédiaire de Louis, infructueuses car le futur Empereur voit en lui un être frivole, trop singulier et au caractère trop changeant comme l’a prouvé l’épisode égyptien. L’adjudant-commandant tient trop à ses principes mais montre en même temps trop de faiblesses pour se prêter au jeu mondain de l’avancement militaire. Il se résigne alors à entrer dans une sorte de position d’attente apathique, faisant sans entrain ce qu’on lui demande. Son occupation à la 16e division militaire puis au « camp de Boulogne » n’est pourtant pas de tout repos, puisqu’il assume la réalité du travail de ses supérieurs et doit s’affirmer face à la nouvelle administration préfectorale encore mal définie. Il est le maillon central de la mise en place de la conscription, pourchasse les « insoumis » et les déserteurs, lutte contre les fournisseurs et administrateurs des vivres corrompus, avides ou incompétents et oppose le pragmatisme à la propagande du Premier consul qu’il doit malgré lui véhiculer. À l’armée des côtes de l’océan, Fornier d’Albe gagne en autonomie et façonne l’embryon de la future Grande Armée par des exercices, des parades et des revues ; tout en engageant une réflexion militaire sur une défense des côtes peu gourmande en ressources.

Mais le centre de son attention est ailleurs, et, une fois de plus, dans une femme : Sophie Biarez, avec laquelle il entretient une longue correspondance journalière et très libre. Alternant des déclarations d’amour à l’érotisme évocateur et des scènes de dispute, leur relation fait ressurgir des pratiques onanistes et un flot lyrique qui signalent autant une liberté de mœurs qu’un certain individualisme dans la relation amoureuse, vue comme une jouissance de l’égo. Fornier d’Albe développe une forte jalousie envers une maîtresse qui a collectionné les aventures temporaires, mais ne se prive pas de participer à des soirées et à du théâtre de société qui l’amènent à rencontrer Marie Buhot, qui deviendra l’amante de sa fin de vie. Cynique, pessimiste, parfois cruel, d’Albe parvient toutefois pendant quelque temps à esquisser l’image d’un bonheur domestique bourgeois avec Sophie Biarez, dont il protège les enfants. Femme forte et indépendante, Sophie se lance dans la fabrique pour vivre de son labeur, dans une conjoncture qui s’obscurcit, et grâce à l’argent de Fornier d’Albe. Elle finit par quitter ce dernier pour un associé qui pourra la sauver de la ruine.

C’est à Lille que d’Albe, tant pour tromper son ennui que par convenance, rejoint la loge maçonnique des Amis Réunis, essentiellement composée de négociants, reprenant une occupation de son père. Il monte rapidement en grade grâce à ses capacités mais se désintéresse vite de cette société, avec laquelle il renoue à Custrin ; ce qui, outre l’émulation intellectuelle, lui permet de mieux contrôler l’esprit public et d’avoir une « sauvegarde ». L’assiégeant ira jusqu’à profiter de cette qualité de maçon pour faire plier Fornier d’Albe.


Quatrième partie
Les campagnes de la Grande Armée (1805-1810)


Chapitre premier
L’itinéraire d’un chef d’état-major de la Grande Armée (1805-1810)

Entre 1805 et 1810, Fornier d’Albe sillonne l’Europe au gré des campagnes napoléoniennes, toujours comme chef d’état-major, de la division Gazan du 5e corps jusqu’en 1807, puis du 10e corps sous Victor, en passant par la prise et le gouvernement de Dantzig sous le général Rapp. Malgré le retour de ses problèmes de santé, il parvient à assurer un rôle de gestion de la bonne marche des troupes, des approvisionnements, de la justice militaire, des exercices et des revues. Bien au-delà du cliché du « civil en uniforme » véhiculé par les adeptes de l’histoire-bataille, il se montre comme un allié indispensable du général Gazan et possède d’excellentes compétences prévisionnelles et topographiques, comme en atteste la collection de nombreuses cartes plus ou moins exotiques qu’il a amassées.

À celle-ci fait écho la constitution d’une véritable bibliothèque, qui mélange les succès du moment, la littérature de voyage, les mémoires, les correspondances, les œuvres scientifiques et artistiques, et surtout l’histoire, que Fornier d’Albe commence, lui aussi, à écrire de son sabre et non plus seulement de sa plume. Après s’être éminemment distingué à la « souricière » de Dürenstein, il est blessé à Iéna, sert à Ostrolenka en 1807 et perd un cheval à Wagram en 1809. Avec cette nouvelle implication dans la machine napoléonienne, sa réputation reprend un mouvement ascendant et sort de l’ornière. Ce qui, grâce à une sollicitation continue de son réseau de camarades de l’armée et à l’entregent de l’oncle Arnail, lui vaut l’estime de Napoléon et l’arrivée des honneurs.

Chapitre II
L’arrivée des honneurs

Déjà en 1804, Fornier d’Albe avait reçu la croix d’officier de la légion d’honneur, un peu tardivement, dans une nomination qui apparaît surtout comme un pis-aller. Il n’y trouve pas de grande fierté et préfère voir ce qu’il aurait dû avoir. En 1809, il gagne enfin de l’avancement et devient général de brigade, manière de saluer sa constance dans les campagnes de l’Empire et de le préparer à des tâches plus dures et moins gratifiantes comme le commandement de Custrin sur l’Oder en Prusse. Ce commandement lui est octroyé en 1810, il a lieu dans le contexte de l’occupation des places de l’Oder, fleuve central qui double la Vistule et fait frontière avec le Grand-Duché de Varsovie, après la victoire d’Iéna et l’imposition de fortes contributions à la Prusse. D’Albe demande à ce moment plusieurs congés pour rentrer en France et soigner sa maladie, cédant la place au général Teste pendant plusieurs mois, dont les capacités de gestion sont bien plus approximatives et le caractère plus colérique. En 1813, Fornier d’Albe devient gouverneur de Custrin en état de siège, ce qui fait peser sur ses épaules la responsabilité d’un « boulevard de l’Empire » et lui donne les pleins pouvoirs. Une capitulation honteuse ou prématurée se solderait par la condamnation à mort.

Chapitre III
Une deuxième noblesse : le titre de baron et le majorat (1808-1812)

En 1808, dans le cadre de la création d’une noblesse d’Empire par Napoléon, Fornier d’Albe est nommé baron de l’Empire par lettres patentes, dans l’idée de fusionner l’ancienne et la nouvelle noblesse. D’un attentisme prudent, il est heureux d’apporter un peu d’éclat chez les Fornier mais ne change pas ses habitudes pour autant. Il y voit, plus que la gloire, l’opportunité de gagner le revenu d’un majorat motu proprio en Westphalie. Ces terres nouvellement acquises diffèrent du tableau communément dépeint par l’historiographie, en ce sens qu’elles ne sont pas trop dispersées et qu’elles rapportent des fruits plus conséquents que la moyenne. Peu compétent dans tout ce qui concerne la gestion de sa fortune, d’Albe laisse peu à peu le champ libre à l’oncle Arnail, qui, bien que très âgé et malade, n’a rien perdu de ses talents de comptable. Tous deux tentent de comprendre le fonctionnement de ce qui apparaît comme une curiosité juridique, et se heurtent aux lenteurs de l’administration des domaines et à l’inertie des fermiers accablés par la surimposition des systèmes fiscaux. Un débat s’engage sur la nécessité de vendre le majorat pour en tirer des actions de la banque de France, jugées plus sûres par Arnail. Pour une fois, Fornier d’Albe s’affirme et semble envisager l’idée de constituer une assise foncière pour une future descendance. En creux, l’enjeu du mariage se dessine, avec même l’évocation d’une prétendante, mais d’Albe finit par conclure sous la pression de sa famille que les Fornier ont besoin d’un « Fornier de Paris » pour prendre la relève d’Arnail mourant, qui doit rester célibataire afin de ne pas émietter la fortune et de se consacrer entièrement à son rôle de représentant des intérêts familiaux dans la capitale.

Chapitre IV
Maintenir le lien : Fornier d’Albe et la nébuleuse Fornier (1805-1815)

Même en campagne ou à Custrin, d’Albe contribue au renforcement de l’influence des Fornier de Clausonne dans la région nîmoise. Prenant sous son aile la jeune génération des alliés comme les Daunant ou les Meynier de Salinelles lorsqu’elle part à l’armée, il devient une nouvelle figure tutélaire et protectrice, auréolée de gloire, comme l’a été Arnail qui décède en 1815, terminant une période de renouvellement générationnel, qui passe par la mort du frère, Fornier de Valaurie, maire de Nîmes, en 1811 et celle de la mère, Suzanne André, en 1812. Il tire de ces successions « plus de vide que de bénéfice », rappelant la ruine de la famille Fornier lors du tournant révolutionnaire. Le flambeau passe, et Fornier d’Albe perçoit qu’il va devoir s’investir dans la pérennité du lignage, qui a besoin de lui pour « tenir le cap ».


Cinquième partie
Le moment de bravoure : Custrin (1810-1814)


Chapitre premier
Une place-verrou : la situation de Custrin et son administration avant le blocus

Ville de Brandebourg, extrêmement forte par sa confluence entre l’Oder et la Warthe ainsi que la présence de marais infranchissables autour de ses remparts, elle possède en 1810 des fortifications assez sommaires, entravées par le développement des faubourgs, et qui reposent sur une tête de pont facilement prenable. Sa situation géographique, qui fait sa force, fait aussi sa faiblesse : c’est une place « inerte », facilement mise en état de blocus avec peu de moyens, qui ne peut pas influer sur le cours des événements et qui sera donc négligée par les coalisés, même si elle peut jouer un rôle « d’arsenal terrestre »  important. Fornier d’Albe s’applique, avec les officiers du génie et de l’artillerie, à mettre Custrin en état de défense. Il engage de façon claire un véritable projet, dans ce « temps de stagnation » que constitue l’Empire, nourri des idées des grands théoriciens, illustrant le passage de la fortification bastionnée « à la Vauban » au système casematé de Montalembert, ce qui prouve encore une fois la profondeur de ses connaissances. Alors que la Prusse est accablée par les contributions et autres réquisitions, d’Albe se heurte à la mauvaise foi et à l’inertie de l’administration prussienne qui a à charge le renouvellement des vivres de Custrin et qui s’oppose à leur rentrée dans l’enceinte de la ville en prévision d’un siège. Il débloque rapidement et avec énergie une querelle ancienne en se fondant sur le strict respect des conventions. Mais l’essentiel de son action réside dans la surveillance du pays prussien. Si, de manière générale, l’agitation nationale reste larvée, Fornier d’Albe voit vite clair dans le double jeu du roi de Prusse et flétrit l’aveuglement de l’ambassadeur Saint-Marsan. Pendant qu’il développe un véritable réseau d’espionnage et inonde Davout de rapports alarmants, il applique encore une fois une politique du compromis avec les édiles et les habitants, se montrant intraitable lorsque les bornes sont dépassées, mais contenant les débordements de l’armée et allégeant le fardeau du petit peuple pour maintenir sa docilité. Entouré de techniciens compétents et zélés, d’Albe ressent toutefois l’isolement de sa position, et pressent qu’on lui a réservé un rôle de « second couteau », qu’il va assumer jusqu’au bout, bien mieux que des gouverneurs de places jugées, à tort, plus importantes, non sans une certaine rancœur.

Chapitre II
Le « feu sacré » : un siège de treize mois (1813-1814)

La place de Custrin est assiégée entre février 1813 et mars 1814, d’abord par les Russes, puis par les Prussiens. Dans son Mémorial, Fornier d’Albe reprend les informations que l’on peut trouver dans les nombreux rapports et correspondances, mais en y ajoutant une coloration personnelle, sans censure, de plus en plus prononcée au fur et à mesure que la capitulation se précise et qu’il ressent le besoin de se justifier, non seulement face à ses éventuels juges, mais aussi face à sa conscience. La première action du commandant supérieur, aidé par le commissaire des guerres Roch, est de pallier le délaissement dans lequel Custrin est laissé au moment du blocus par la rentrée des vivres, un rationnement des subsistances prévu sur le long terme et assez échelonné pour demeurer supportable et la construction d’infrastructures à même de maintenir une production de pain malgré le blocus. Après six mois, grâce à une gestion parfaite des ressources, le soldat conserve une ration quasi-complète. La situation de l’hôpital est beaucoup plus dangereuse. Surchargé par le retour des victimes de la campagne de Russie, dépourvu de stocks, il parvient finalement à un état acceptable grâce à des mesures d’assainissement. Néanmoins, le nombre de malades explose lors de l’hiver 1813, à cause d’une affliction qui sera la cause première de la chute de Custrin : le scorbut. Fornier d’Albe décrit très bien une « descente aux enfers » terriblement traumatisante. Sans médecins, sans remèdes, sans connaissances, les Français voient avec horreur la garnison se déliter dans de terribles souffrances et l’hôpital se transformer en mouroir. Le sort est cruel pour d’Albe, qui, par des mesures rapides et efficaces, avait presque réussi à effacer les contraintes imposées par le blocus.

Il faut cependant perfectionner les défenses de Custrin. Après avoir incendié les faubourgs et fait sortir les bouches inutiles, les blockhaus « à la Montalembert » se multiplient et la tête de pont devient un ouvrage formidable couvert par les lunettes popularisées par Le Michaud d’Arçon. Des expériences sont menées pour lutter empiriquement contre le gel des abords de la place. L’idée générale de Fornier d’Albe est d’insister sur des dehors puissants, capables de couvrir les vivres que l’on n’a pu rentrer et de conserver le terrain jusqu’au bout, selon un système par échelons qui force l’ennemi à entreprendre un siège en règle et à créer la rupture.

Rongé par le poids des responsabilités, l’isolement et l’ennui, d’Albe reprend la posture du misanthrope seul contre tous, d’un homme que la droiture condamne à être incompris, avec une évidente exagération. Il développe une grande rancœur envers les officiers de la garnison, beaux parleurs mais sans courage, peu vertueux et remettant sans cesse en cause ses décisions.

La place fait face à un double ennemi, intérieur et extérieur. Le danger ne vient pas de la population qui, malgré un mauvais esprit alimenté par les débordements de la garnison, est totalement écrasée par la misère et les départs forcés. Il réside plutôt dans la désertion, de plus en plus massive. Ce phénomène débute avec les nombreuses nationalités alliées des Français, surtout les Westphaliens, et va jusqu’à concerner les Français apeurés par le développement de la maladie. D’Albe tente d’endiguer cela par des harangues et une politique d’équité entre les nationalités, sans succès. La désertion est encouragée par l’ennemi, qui fait plus de mal par ses mots que par ses armes. En effet, les coalisés inondent la place de libelles et de proclamations, combattues par Fornier d’Albe par une contre-propagande. Ce dernier devient le témoin de l’apparition d’un esprit national chez les peuples européens, saisissant très bien l’erreur commise par la France lorsqu’elle a amené des corps factices composés de nombreuses nationalités à se battre contre les coalisés. Les attaques sont rares. Custrin est une place bien défendue, peu intéressante sur le plan stratégique, et les assiégeants manquent de moyens. Le commandant supérieur, de son côté, organise très peu de sorties, ce qui le singularise par rapport aux autres gouverneurs de place. Économe du sang versé, d’Albe ne se bat que pour des buts précis, quand l’ennemi est trop avancé, et raisonne en administrateur consciencieux, non en guerrier, au risque de passer pour un pleutre et de déstabiliser ses soldats.

La mauvaise foi réciproque qui a entouré l’exécution de l’armistice de 1813 entre les coalisés et Fornier d’Albe annonce les conditions de la capitulation de 1814. Les subsistances ne sont pas fournies, et le Nîmois vit un « blocus continué ». Les premiers mois de l’année 1814 constituent le sursaut héroïque du général et de sa garnison. Les désertions se tassent, le patriotisme français reprend de la vigueur, le consensus se crée dans l’adversité, avec un esprit obsidional marqué par une volonté d’aller jusqu’au bout, quitte à tout sacrifier. Résigné, affectant son habituel stoïcisme, d’Albe attend d’être à bout de forces pour convoquer le conseil de défense et faire accepter l’idée d’une capitulation, se persuadant qu’il a rempli son rôle. Refusant d’abandonner des ouvrages extérieurs âprement consolidés et défendus, devenus le palladium de l’honneur de la garnison, Fornier d’Albe capitule, dupé par les coalisés qui lui promettent un retour en France qu’il n’obtiendra pas.

Une comparaison avec l’action, à la même époque, des gouverneurs de Torgau, Glogau, Stettin, Thorn, Modlin ou encore Dantzig met en lumière les mérites de Fornier d’Albe. Son action réfléchie, son expérience, sa modération et ses capacités de gestion ont pourtant été relativisées par son manque de confiance, son pessimisme, sa froideur et son pragmatisme à outrance. D’Albe a fait son devoir, et l’historien ne peut que constater la faute commise par Napoléon, qu’il a lui-même avouée : les places de l’Oder auraient pu avoir une place plus centrale dans la campagne de 1813.


Conclusion

De toute évidence, Fornier d’Albe ne mérite pas, surtout après l’épisode de Custrin, l’oubli dans lequel on l’a laissé, en omettant les mentions anecdotiques dans des livres d’histoire du xixe siècle. Il ne tire que peu de gloire des événements, sauf en son for intérieur, ne parvenant pas à faire reconnaître son avancement au grade de général de division, et vit la fin de l’Empire depuis sa prison prussienne, où il se livre à des plongées introspectives des plus pessimistes sur l’état de la France. La fin de sa vie est caractérisée par un court emploi au ministère de la Guerre, puis une mise en retraite et une existence de bourgeois rentier qui lui permet de renouer avec Marie Buhot et de prendre un rôle central dans la bonne tenue des affaires des Fornier, se constituant une collection qui témoigne de la naissance de la légende napoléonienne. Il décrypte avec cynisme la bassesse des hommes de la monarchie constitutionnelle.

Le Nîmois a fait preuve d’une personnalité extrêmement complexe. Perpétuel insatisfait, misanthrope, égocentrique, effacé, il peut parfois, paradoxalement, s’attacher avec passion à des personnes, goûter les joies du monde, faire preuve d’une grande vertu et affirmer son caractère, donnant naissance à un faisceau d’antagonismes déroutants, que cela soit un visage de façade ou sa véritable nature profonde. C’est par l’humour ou l’ironie cynique qu’il surmonte les moments difficiles, ce qui attire à lui les « fantasques » de l’armée impériale. Bien éduqué, érudit, grand lecteur, curieux, il a une prescience, une capacité à analyser les phénomènes qui sous-tendent les événements remarquables. C’est un esprit spéculatif qui conserve une grande naïveté et un inconfort dans les choses matérielles de la vie : l’amour, l’argent et la renommée. C’est un homme qui doute, mais que l’on voit gagner en maturité et en sagesse jusqu’à Custrin, ne rechignant pas à prendre les armes.

Rares sont les documents qui permettent d’aller aussi loin dans l’étude des méandres de l’esprit humain, de la prolifération de l’égo, lors d’une « accélération de l’histoire » qui exacerbe les comportements. L’ennui routinier donne naissance à une grande profondeur psychologique. Fornier d’Albe a un rapport à l’écrit exceptionnel, que le Journal d’Égypte et le Mémorial de Custrin symbolisent, lui donnant une dimension salvatrice et presque charnelle. Sa relation au corps, le sien et celui de ses amantes, très égoïste et jalouse, ne fait que confirmer la singularité d’une conscience qui peine à se révéler aux autres.

L’insertion du général dans un écrin familial, parfois carcan et parfois levier, et sa relation ambigüe avec sa province natale et avec Paris démontrent le poids persistant du lignage au moment où les hommes veulent se forger une destinée individuelle.

Patriote, mais aucunement thuriféraire de la Révolution ou de Napoléon, homme des Lumières, mais toujours modéré et réservé sur ses véritables opinions, il mêle la politique de considérations morales d’un autre temps.

Surtout, Fornier d’Albe livre un témoignage unique de l’action des administrateurs de ce temps, de leur empreinte, de leurs difficultés, de leur capacité d’adaptation et de leurs relations avec les pouvoirs et contre-pouvoirs locaux. Par bien des aspects, ils ont livré, dans leurs bureaux, parmi leurs dossiers, des batailles aussi cruciales que les vainqueurs d’Austerlitz.


Annexes

Édition de textes. — Cartes. — Documents iconographiques et exemples de sources. — Bibliographie. — Chronologie.