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École des chartes » thèses » 2013

Clive Bell et la France « Art, love and thought » (1904-1939)


Introduction

Clive Bell appartient à un célèbre cénacle outre-Manche, le groupe de Bloomsbury, qui inclut au début du xxe siècle des membres tels que Virginia Woolf, John Maynard Keynes ou encore Roger Fry. Critique d’art, aux côtés de Fry, Bell fait découvrir l’art français contemporain, de Cézanne à Picasso, au public britannique. Il passe en outre beaucoup de temps en France, s’insère dans les réseaux artistiques et intellectuels et y noue de véritables amitiés. En dépit de son importance dans le groupe et de son rôle indéniable, Bell souffre d’une réputation quelque peu négative et n’a guère retenu l’attention des historiens. Le critique est la figure sociable de Bloomsbury, et le reste du groupe s’amuse de ses récits d’homme du monde, attaché aux apparences. Sans tomber dans le piège de la réhabilitation – loin de nous l’idée de nier le caractère parfois superficiel et snob de Bell –, force est de reconnaître que ses apparences mondaines ne contredisent pas la réalité de son amitié avec ses fréquentations françaises. La thématique sociale est directement liée aux questions artistiques, puisque Bell s’avère être un interlocuteur privilégié pour les artistes outre-Manche et un médiateur, et, à ce titre, joue un rôle important dans la pénétration de l’art français en Grande-Bretagne, surtout à partir des années 1920.

Nous avons voulu étudier la vie de Bell à Paris, reconstituer les réseaux sociaux français en démêlant le tourbillon mondain parisien, voir en quoi ses pratiques de sociabilité dans ce pays et même en Angleterre répondaient à un idéal culturel et comment cet idéal s’incarnait dans l’art français. Pour Clive Bell, la France ne s’arrête pas à la Manche et a autant d’importance dans son quotidien à Londres. Critique d’art, Bell est amené par sa passion à défendre et à faire connaître l’art français sur la scène britannique : quelles formes prend son effort de promotion ? Par le maintien des liens avec ses amis français, Bell fait office de pont entre deux rives : la nature des échanges avec ces artistes et autres notoriétés est au cœur de notre projet. Le personnage est en outre considéré à la fois dans et hors du groupe de Bloomsbury. Trop souvent, Bell n’a été vu que comme un membre de Bloomsbury et l’étude de sa vie en France offre un regard différent et complémentaire permettant une meilleure appréhension de son travail.


Sources

Les sources étudiées se divisent entre documents d’archives et textes publiés. Les fonds d’archives utilisés pour cette thèse sont essentiellement conservés en Angleterre. À Cambridge se trouvent les Charleston Papers de King’s College et le fonds Bell de Trinity College ; le premier se compose principalement de la correspondance passive de Bell, tandis que le second est plus centré sur ses documents de travail. Le versement d’un nouveau fonds à Trinity College en 2011, Bell II, a apporté un ensemble de documents inédits à notre corpus. À ces fonds est venue s’ajouter la correspondance de Clive et Vanessa Bell sur près de quarante ans, conservée à la Tate Archive, à Londres. L’université du Sussex conserve un dernier fonds numériquement important, celui des Charleston Papers, correspondance passive, et active dans une moindre mesure. Dans cette même institution se trouvent en outre les Leonard Woolf Papers et Monks House Papers, qui contiennent plusieurs documents, lettres et mémoires relatifs au critique. Enfin, la British Library conserve au département des manuscrits plusieurs ensembles, de taille variable, de correspondance émise ou reçue par Bell.

Ces fonds déjà riches laissaient toutefois deux vides à combler, le premier étant le manque de lettres de Clive Bell. Quelques fonds conservés à King’s College ont pu pallier ces lacunes : plusieurs membres du groupe de Bloomsbury – Roger Fry, John Maynard Keynes, Frances Partridge – ou proches de Bell, comme J. T. Sheppard, ont légué leurs archives à l’institution. Les fonds concernant Bloomsbury ont été dispersés par les dons, ventes et legs, et certains se trouvent aux ÉtatsUnis, qu’il a fallu de fait exclure. Le second vide est une prolongation du premier : aux lettres de Picasso, Matisse, Derain, Duthuit, Cocteau, etc. adressées à Bell, il était souhaitable de confronter les réponses du critique, ce qui a suscité l’entreprise d’une recherche de la correspondance active de Bell dans les fonds privés afin de reconstituer les échanges épistolaires avec ses amis et interlocuteurs français, démarche souvent infructueuse. Malgré des résultats décevants dans bien des cas – Derain, Salmon, Kisling, Cocteau, Copeau… – la cinquantaine de lettres de Bell à Picasso et des archives Matisse dans lesquelles se trouvent des lettres de Bell au peintre, ainsi que d’autres documents à notre connaissance inédits, renseignent cette étude.

Des sources publiées complètent ce corpus, au premier rang desquelles les publications de Clive Bell, ouvrages et articles. Elles ont été confrontées à des écrits de critiques d’art contemporains, français et britanniques. De nombreuses éditions de lettres de membres du groupe de Bloomsbury ont enfin permis d’approfondir le contexte biographique de cette thèse et les relations de Clive Bell avec ses amis londoniens.


Première partie
La naissance d’une vocation


Prologue
Entre dialogue et blocage : les conditions des échanges culturels

Ce prologue a pour but de replacer dans leur contexte les événements discutés par la suite et d’évaluer la teneur des échanges artistiques entre la France et l’Angleterre. À l’aube du xxe siècle, la scène artistique anglaise est confrontée à de multiples secousses. La Royal Academy a perdu de son prestige et n’est plus vue comme l’instance suprême où les artistes cherchent à se faire remarquer sans qu’un équivalent ne puisse s’imposer, et, surtout, sans qu’un système de marché ne soit encore établi de manière stable. Bien qu’elles soient plusieurs à s’installer vers la fin du xixe siècle, particulièrement autour de Bond Street et Oxford Street, les galeries privées sont encore rares. L’art français comme anglais peine encore à trouver des possibilités d’exposer. Si l’art français contemporain, représenté notamment par les impressionnistes, parvient à franchir la Manche, ce n’est pas pour y rencontrer un succès général. L’assimilation est lente, compliquée par le fait que les Anglais cherchent à protéger leur spécificité. Le mouvement impressionniste français met plusieurs dizaines d’années à s’imposer, ce qui est notamment visible à travers la pratique des collectionneurs. Bell souligne que, du temps où il étudiait à Cambridge, le courant était encore largement méconnu. Jusqu’en 1910, les seules œuvres françaises acquises sont issues de l’école de Barbizon ou d’un autre mouvement pleinairiste ; on ne compte pas, en revanche, une seule œuvre impressionniste. La première décennie du xxe siècle voit se poursuivre ce processus d’assimilation avant le choc provoqué par les successeurs des impressionnistes français.

Chapitre premier
La découverte enthousiaste : Clive Bell en France, du séjour de 1904 aux expositions post-impressionnistes

De Seend à Paris, puis à Londres, Bell effectue un parcours peu commun. Son séjour à Paris en 1904 lui a ouvert de nouveaux horizons en matière d’art et de société. Il y a rencontré les peintres Kelly, et surtout Morrice et O’Conor, qui lui font découvrir la capitale française et jouent le rôle de mentors. De fait, sa famille le considère d’une certaine manière comme un original, féru d’art et de poésie. Il s’insère à ce titre très bien, ainsi que par son mariage avec Vanessa Stephen, dans le cercle de Bloomsbury, au centre duquel il demeure jusqu’au mariage des Woolf, qui marque la création d’un second pôle. Il reste par la suite un personnage essentiel, extrêmement sociable, et contribue à maintenir un lien entre le monde extérieur et un Bloomsbury qui tend à se renfermer sur lui-même. À Londres, Bell poursuit son étude des arts visuels, des galeries et musées de la capitale aux églises italiennes, en menant parallèlement une carrière de critique littéraire. Son enthousiasme pour la France perdure : il retourne régulièrement dans ce pays où il se sent à l’aise. Avant l’arrivée de Roger Fry dans Bloomsbury, il est la référence dans le domaine français. Il forme également alors avec sa femme le pôle artistique de Bloomsbury, une passion commune qui les pousse à vouloir emménager sur le continent. Le séjour de 1904 plante les bases de sa francophilie et de ses modes de sociabilité : si Bell s’enthousiasme pour Paris, son atmosphère et ses ateliers, il ne découvre pas en 1904 les artistes qu’il défend ardemment à partir de 1910, ni ne rencontre ses fréquentations des années 1920 et 1930. Ce chapitre s’attache à montrer comment naît cet engouement pour le voisin français, sa nature, et comment les pratiques culturelles de Bell à ce moment-là ont conditionné la suite de son parcours et l’évolution de son rapport à la France.

Chapitre II
La bataille post-impressionniste : défendre l’art français

Les années 1910 et 1912 sont un événement déclencheur dans la vie de Bell, qui bascule définitivement dans la critique d’art. Il est associé par Roger Fry à l’organisation des deux expositions postimpressionnistes des Grafton Galleries qui provoquent un grand retentissement sur la scène artistique britannique. Toutefois, même si son nom est associé à celui de Fry durant la polémique immédiate provoquée par ces expositions, sa participation à la bataille post-impressionniste la plus importante et efficace demeure la publication d’Art, paru en 1914. Cet ouvrage, malgré ses faiblesses, a le mérite d’attaquer et de briser pour de bon l’idée que la valeur d’une œuvre d’art dépend de considérations de sujet. En développant une appréciation formaliste, Clive Bell s’oppose à l’approche littéraire qui prévaut alors. En outre, les positions tranchées de Bell dans Art suscitent, comme toute affirmation tranchée, un débat sur l’art extrêmement stimulant. À la veille de la première guerre mondiale, le paysage artistique anglais présente un visage bien différent de celui d’à peine dix ans plus tôt. L’art contemporain français, longtemps tenu à l’écart, y est désormais pleinement intégré. La multiplication des lieux et la mise en place d’un réseau européen, et même international, de marchands d’art dans lequel l’Angleterre finit par s’insérer permettent l’organisation d’expositions plus petites, plus audacieuses et plus nombreuses. À partir de 1910, les événements de ce type se succèdent à Londres. Clive Bell assiste et prend part à ces transformations. Ardent francophile, il souligne l’importance de l’apport artistique français à la nouvelle modernité anglaise, celle du moins qu’il choisit d’exposer en 1912 aux Grafton Galleries.

Bien qu’il n’y séjourne plus sur d’aussi longues périodes, la France conserve pour Bell un attrait important. Le côté bohème de la vie parisienne continue à exercer son charme sur le critique mondain, mais celui-ci ne s’y limite pas et se lance à l’assaut de la campagne française. Il arpente les galeries et musées, cherche de nouveaux talents et élargit ses réseaux, pratiques décuplées après la guerre.


Deuxième partie
Clive Bell en France, un art de vivre et de penser


Chapitre premier
De Londres à Paris : renouer les liens, en créer de nouveaux, les maintenir

Le passage de la troupe de Diaghilev à Londres au printemps 1919 renouvelle les liens de Bell avec la France, quelque peu malmenés durant la guerre. Durant l’entre-deux-guerres, Bell retrouve d’anciens amis, tisse de nouveaux liens et s’insère dans les cercles huppés de la capitale française et dans le monde des arts et des lettres. Bell ne fréquente plus d’Anglo-saxons à Paris, sinon de manière marginale. Parmi ces Français ou résidents français, certains demeurent de simples connaissances, d’autres, comme Derain et Picasso, deviennent de véritables amis. Bell est très réaliste sur sa vie parisienne. Il a conscience de la superficialité de certaines de ses rencontres. Il se dégage finalement des pages d’Old Friends un certain détachement et le sentiment que Bell se pose en témoin, beaucoup plus qu’en acteur, de la vie sociale parisienne, une position somme toute modeste. Les qualités sociales de Bell facilitent son introduction dans le monde parisien et lui permettent d’entretenir les relations qu’il s’y fait. Il joue un rôle actif en faisant évoluer ces relations et en nouant des liens solides avec les personnes qu’il apprécie le plus. Au-delà du style anecdotique d’Old Friends, l’étude des archives permet d’évaluer la réalité de leurs relations et prouve qu’elles ne se sont pas limitées à quelques soirées parisiennes.

L’inflexion des années 1930 ne constitue pas un virage décisif : les relations de Bell évoluent, il s’éloigne de certains compagnons nocturnes des années 1920 avec le temps mais la plupart demeurent de fidèles amis. Durant cette deuxième décennie, Bell confirme son ouverture sociale en se faisant de nouvelles relations, solides et pérennes. Si les années 1920 correspondent à la joie du retour en France et à l’excitation de se voir parfaitement intégré parmi toutes les célébrités de la période, les années 1930, bien qu’elles entraînent inéluctablement quelques pertes, confirment l’assise de ces amitiés et leur profondeur.

Chapitre II
Clive Bell, un pont entre deux rives : diversité et importance des échanges

Ce chapitre étudie l’utilisation concrète des réseaux mis en place par le Britannique et la nature de leurs influences réciproques. Durant ces années de pratique sociale, Bell s’impose non seulement comme un compagnon de soirées mais également comme un ami fiable et un contact utile. Ses voyages répétés et sa connaissance des scènes artistiques française et anglaise font de lui, pour les Français, un intermédiaire idéal avec le monde britannique. À Londres, il est le francophile, le spécialiste du sujet. À force de visites parisiennes, Bell est devenu un membre à part entière des cercles artistiques et intellectuels de la capitale et est bien placé pour s’ériger en interlocuteur privilégié des artistes du continent outre-Manche. Par sa position, il s’avère être une connaissance utile : placé au cœur des réseaux londoniens, il est capable de faciliter leurs démarches sur place ; critique d’art, ses amis peintres comptent sur lui pour des articles positifs à leur sujet ; autant de services qui sortent parfois du cadre professionnel. Les amitiés nouées sont à l’origine d’échanges qui frappent par leur régularité et leur diversité. Il tâche également dans une certaine mesure de faire découvrir l’art britannique en France. En relation avec plusieurs critiques, avec lesquels il entretient parfois des liens d’amitié, Bell écrit aussi pour des journaux français. Les échanges entre Clive Bell et le continent prennent donc de multiples aspects.

Bell ne joue pas en France le rôle de diffuseur de la culture britannique qu’il joue en Angleterre pour la culture française mais s’efforce tout de même, dans une moindre mesure, de faire découvrir les artistes anglais à Paris, activité visible dans les journaux auxquels il participe et par le bouche à oreille. Dans le cadre privé, cet éloge porte surtout sur la peinture de Vanessa Bell et Duncan Grant, dont il déplore le peu de visibilité sur le continent. De ce point découle un autre : par ses relations et grâce à ses qualités sociales, Bell a su s’insérer dans les milieux journalistiques français et compte parmi ses amis français de nombreux critiques et écrivains sur l’art. Avec ces derniers, dont les lettres ont souvent été mieux conservées, s’instaurent des rapports d’amitié et de respect mutuel. L’étude de la perméabilité de leurs critiques respectives est effectuée dans le chapitre VI, mais ces éléments suffisent à démontrer que l’insertion de Bell dans les réseaux français n’est pas demeurée un vain fait et que l’utilisation concrète de ces réseaux par Bell et les Français a approfondi leurs liens et le dialogue entre les deux pays.

Chapitre III
La France, lieu de culture et de villégiature : le refuge de la civilisation

On s’intéresse ici aux pratiques de voyage de Bell et à ce qu’elles révèlent sur son rapport aux pays visités, ainsi qu’à sa perception culturelle du pays. À Paris, le critique vit au rythme de la capitale, visitant galeries et expositions, déjeunant à l’extérieur le jour, allant au théâtre ou à l’opéra le soir et sortant la nuit. Si cette vie n’est dans l’essence pas si différente de son quotidien londonien, elle est beaucoup plus intense dans la capitale française au point que Bell prend rapidement pour habitude d’y séjourner au moins deux fois par an pendant plusieurs semaines, envisageant une nouvelle fois de s’y installer. Durant presque toute cette première décennie, Bell se contente surtout de Paris. Il commence à rayonner dans le pays à la fin des années 1920 et dans les années 1930 ; il reprend alors ses voyages européens, habitude d’avant-guerre. Ses choix sont révélateurs d’un certain mode de vie. Il est fidèle à la réputation de l’Anglais voyageur ; les membres de Bloomsbury ne se distinguaient pas par leur caractère casanier, mais Bell a plus voyagé que n’importe lequel d’entre eux, témoignant de sa curiosité intellectuelle. Le nombre et la nature de ses voyages mettent par ailleurs en perspective ses voyages français : aussi nombreux que soient ces voyages européens et transcontinentaux, aucun pays, pas même l’Italie, ne voit aussi souvent revenir le critique que la France. Bell s’efforce de quadriller l’Europe dans la mesure du possible, et de voir tout ce qu’elle offre en termes d’œuvres d’art, de lieux et de personnes. Sur tous ces points, la France semble l’emporter. En laissant de côté pour le moment les questions purement esthétiques, la France dame le pion aux autres pays par l’ambiance qui y règne, une ambiance que ressent Vanessa Bell, qui partage la passion de son mari, une atmosphère favorable au loisir, à l’art et la culture, propre de la société civilisée de Bell. Par ailleurs, en jetant un regard d’ensemble sur la diversité des voyages de Bell, on réalise qu’à l’exception de quelques rares villégiatures italiennes, sa manière de voyager en France est différente des autres pays. Il y déambule et visite même bon nombre de villes, essentiellement du sud, tout en privilégiant ses quinzaines parisiennes ou ses séjours provençaux, plus fréquents et réguliers. Le fait qu’en France il favorise ce type de voyage, qui suppose une installation longue et une intégration dans les cercles locaux, montre qu’il s’y sent bel et bien chez lui.

Le rapport de Bell à la France ne présente pas qu’un seul visage : il est à la fois social et culturel, touristique et affectif. L’intérêt et la passion de Bell pour la France se comprennent pleinement à la lumière de ses ouvrages de réflexion sociale. Dans On British Freedom, la France est présentée comme le pays des libertés, non de la liberté politique, mais de la liberté d’agir et de penser. Libérés du poids de la censure qui pèse en Angleterre sur le théâtre et la littérature, les Français respectent les valeurs de tolérance chères au critique et se soucient des choses essentielles. Ces choses essentielles sont ce que Bell décrit comme les conditions indispensables à la civilisation, c’est-à-dire l’appréciation des arts et des bienfaits culturels, la primauté de la raison et la notion de ce qui est important. Au-delà de la dimension polémique de Civilization, qui sort du cadre de notre propos, Bell y présente son idéal de civilisation, un idéal qu’il a de toute évidence trouvé et, plus facilement qu’en Angleterre, appliqué en France.


Troisième partie
Clive Bell et l’art français en Angleterre


Chapitre premier
Définir l’art français : « Above all races I know or ever heard of, the French love life »

La France pour Bell est indissociable de la qualité de l’art qui y est produit. Dans ses ouvrages et articles, plus rarement dans sa correspondance, Bell s’est attaché à définir ce qui caractérise pour lui l’art français et justifie donc sa supériorité. L’art français est une notion que Bell élabore et tisse au fil de ses écrits. Son ouvrage An Account of French Painting en représente l’état le plus abouti, mais il est complété par bien d’autres chapitres et textes, souvent consacrés à des artistes français, tout aussi pertinents quant à notre sujet. Bell manie l’essai, genre sans prétention et adapté au type de critique qu’il souhaite pratiquer, permettant une large liberté de ton. Confronter les théories de Bell sur l’art français, notion qui tend à se transformer au début du xxe siècle en « art en France », à l’œuvre critique ou historique de ses collègues du continent, permet de les remettre en perspective et de voir s’il existe ou non une vision anglaise.

L’art français possède bien des caractéristiques nationales : il se distingue de l’art britannique par son absence de romantisme, de lyrisme, voire de poésie ; de l’art espagnol par son attachement à l’humain et au concret ; de l’art italien par sa simplicité, etc. Bell apprécie notamment la capacité des artistes français à rendre l’essence des choses, ce qui se distingue de la simple imitation. Au début du xxe siècle, il convient que cet art se retrouve immergé dans la vague européenne, bien que certains artistes, Renoir, puis Derain, témoignent toujours d’une certaine vivacité de la tradition française. Il constate avec regret, à la veille de la seconde guerre mondiale, que la prééminence de Paris sur le monde de l’art est menacée, mais l’hypothèse qu’il formule sur l’éventualité d’un retour aux sources et à la riche tradition française semble le rassurer et rappelle son affection particulière pour l’art de l’hexagone. Bell évoque suffisamment les génies britanniques en littérature et espagnols et italiens en peinture pour balayer les accusations de favoritisme. L’art français n’est pas, en outre, exempt de défauts à ses yeux, mais c’est à cet art que le critique se montre le plus sensible, ses défauts faisant à ses yeux partie de ses charmes. L’art français se maintient à un haut niveau de valeur artistique grâce à certains « standards » qui lui assurent constance et qualité.

La question de la primauté des artistes français fournit matière à réflexion à Bell, qui s’inscrit dans le débat ambiant de définition de cet art, à l’approche de l’importante exposition d’art français à Londres de 1932. Il participe au numéro de Formes, dirigé par Waldemar George, qui s’interroge sur la nature de l’art français. En dépit d’un style dilettante, Bell prouve sa capacité à mener une analyse de l’art français sur plusieurs siècles, reconnue par ses pairs. Cela n’exclut pas pour autant certaines limites de sa définition : outre que la frontière entre arts visuels et littérature n’est pas toujours claire, certains points sont contestables et signe parfois d’un manque d’ouverture d’esprit. Dans une perspective plus générale, Bell peine à comprendre les nouvelles orientations de l’art, notamment le surréalisme, et manifeste visiblement certaines difficultés, dans ses critiques sur l’art des années 1930, à s’acclimater à des œuvres françaises qui ne répondent plus à son idéal formaliste.

Chapitre II
Promouvoir l’art français : de la plume à l’accrochage

Les expositions des Grafton Galleries et celles qui ont suivi ont largement contribué, à la veille de la première guerre mondiale, à faire connaître l’art français contemporain au public anglais. N’occupant pas de fonction officielle dans le monde de l’art, Bell ne saurait jouer un rôle institutionnel décisif. Il n’organise pas non plus d’expositions à la manière de son ami Roger Fry, mais à mesure qu’il devient un critique renommé du paysage artistique britannique, connu en outre pour sa francophilie, on ne peut lui dénier une véritable influence. Son effort de promotion de l’art français prend plusieurs aspects, par sa volonté d’éduquer le public et de défendre l’art français contre ses détracteurs. Ses articles sont son moyen d’expression privilégié, mais Bell donne également des conférences, participe à des comités d’organisation d’expositions ou joue les conseillers informels et est membre de la Contemporary Art Society, qui s’efforce de donner à l’art contemporain une meilleure visibilité dans les collections publiques. De fait, l’Angleterre s’achemine vers une meilleure acceptation de l’art français, qui intègre peu à peu les collections. Si le processus est plus long dans le cas des collections publiques, il ne manifeste somme toute pas un retard signifiant au regard de l’exemple français.

Si Bell est loin de faire l’unanimité dans les milieux britanniques de critique d’art, même à la fin des années 1930, il est confortablement établi dans la scène artistique de l’époque. Même si son nom demeure attaché au courant post-impressionniste, il reste au fait de l’actualité artistique parisienne et est un relais des événements culturels de la capitale française. Il investit d’autres champs artistiques que les arts visuels, comme la littérature, étant l’auteur du premier ouvrage anglophone sur Proust. Le défaut de Bell, souvent accusé de francophilie exacerbée, a probablement été un panégyrique trop passionné de l’art français et une dépréciation parallèle de l’art britannique. Les critiques anglais ne sont pas défavorables à l’art français mais acceptent mal l’idée que son éloge se fasse au détriment de l’art national. L’inflexion des années 1930 est à ce titre une étape décisive dans la carrière de Bell, dévoilant un critique plus soucieux de défendre, y compris en France, l’art de son pays. Bell accède à une certaine reconnaissance alors qu’il rééquilibre ses exposés sur les arts français et anglais, soulignant l’existence d’une avant-garde nationale dynamique. Du côté français, la Légion d’honneur vient couronner en 1936 son œuvre pour la diffusion de la culture française en Grande-Bretagne.


Conclusion

La plaidoirie de Clive Bell pour l’art français commence dès 1910, mais sa passion pour le pays dans son ensemble est plus ancienne. Initiée par le séjour d’étudiant de 1904, elle se traduit par de nombreux voyages avant la guerre, puis dans les années 1920 et 1930 – séjours parisiens ou villégiatures méditerranéennes – au cours desquels Bell a à cœur de vivre de la manière la plus française possible. Cet idéal s’incarne autant dans la langue que dans le goût pour le bon vin et les longues soirées aux Deux Magots ou au Bœuf sur le toit. Au-delà de la bonne chère et d’une certaine douceur de vivre, la France représente aux yeux de Bell l’essence de la civilisation, puisqu’on s’y soucie des choses qui à ses yeux comptent : les arts, et particulièrement les arts visuels, y ont une réelle importance. Il s’y trouve un public réceptif et l’atmosphère y est donc infiniment plus favorable à la création artistique.

Bell possède une vie en France à l’instar de celle en Angleterre : à Paris comme à Londres, il évolue dans les cercles mondains, côtoie artistes, intellectuels et marchands d’art. Alors que les années 1930, après « les illusions » des années 1920, confirment le déclin de la puissance française et son recul sur la scène internationale, du fait des difficultés monétaires, en parallèle de l’inquiétude ambiante quant à l’avenir de l’art, l’enthousiasme du critique à propos du pays et de l’art français ne faiblit pas. Au contraire, s’il doute du maintien de Paris à son rang de capitale de l’art, l’idée d’un retour aux sources de la tradition française est selon lui une perspective réconfortante et des plus intéressantes. Ses relations avec les critiques français, en montrant sa participation aux débats contemporains, vont à l’encontre de l’image souvent répandue d’un Clive Bell cloîtré dans une tour d’ivoire et n’ayant pas évolué depuis la publication d’Art. Bell contribue au passage des idées de l’autre côté du détroit.

En Angleterre, dès 1910, et a fortiori après la mort de Roger Fry en 1934, Bell fait figure de francophile. Une part importante de sa production de critique est consacrée à l’art français, qu’il s’agisse de faire découvrir un peintre inconnu, un pan méconnu de l’œuvre d’un artiste plus familier ou, plus simplement, de tenir son lectorat au fait de l’actualité de Picasso, Matisse, etc. Grâce à sa plume, Bell distille un peu de parisianisme dans la presse britannique de l’entre-deux-guerres.

Bien que Bell ait conscience du cosmopolitisme des peintres de l’École de Paris, l’environnement représente à ses yeux un élément important susceptible d’influencer les artistes, sans pour autant anéantir leurs spécificités nationales. Inconsciemment, Bell assimile le post-impressionnisme à l’art français, ce qui est révélateur de la place centrale que Bell accorde à l’art de l’hexagone. Il est symptomatique de cette supériorité de l’art français que le renouvellement de l’art britannique et son affirmation passent selon Bell non seulement par l’acceptation d’une tradition anglaise essentiellement littéraire mais aussi par l’intégration des leçons de Cézanne. D’Art, où Bell déployait une lecture de l’histoire de l’art aboutissant à Cézanne, quelque peu déterminée, à An Account of French Painting, « What next in art ? » et autres articles, force est de constater que le critique a grandement évolué. En se posant après 1914 la question des avant-gardes, de la modernité et de la tradition et du rapport qu’elles entretiennent, il propose une analyse plus aboutie et une interprétation plus fine de la tradition française et des chemins qu’elle emprunte, abandonnant l’idée d’une lecture linéaire.

En ouvrant la porte à l’étude de Clive Bell autrement qu’à travers le simple prisme d’Art et le revers des théories formalistes, on découvre un nouvel aspect du critique, autre que l’inventeur malheureux de la formule « significant form ». Il est indéniable à ce stade que Bell a concouru à étendre la connaissance et la compréhension de la culture et de l’art français en Grande-Bretagne. Il est délicat d’évaluer à quel point son rôle fut décisif. Il est en tout cas réel. Bell n’accède pas au même niveau d’influence que Fry. Il n’en pose pas moins un regard particulier sur la France, sur ses habitants, sur les modes de vie qui y règnent, et surtout sur l’art qui y a été et y est produit, regard qui offre un point de vue nouveau et intéressant sur un homme, critique d’art, au croisement de deux sociétés, plongé dans une interaction complexe entre ce qu’il a retiré de l’une et la manière dont il en influence une autre.


Annexes

Chronologie. — Éléments biographiques. — Cartes. — Éditions. — Illustrations.