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École des chartes » thèses » 2013

Dans l’ombre de Napoléon

Le général Bertrand après la chute de l’Empire (1815-1844)


Introduction

Indéniablement passé à la postérité en raison d’un dévouement inconditionnel à la personne impériale, dont témoigne tout particulièrement son partage de la captivité de l’Empereur déchu à Sainte-Hélène, le général Bertrand n’en est pas moins demeuré dans l’ombre de son maître. Figure éminente du plus proche entourage de Napoléon durant de nombreuses années, force est de constater que Bertrand n’a pas suscité énormément d’intérêt de la part d’historiens qui, d’une manière générale, ont toujours jugé bon de réduire le personnage à une fidélité exemplaire qu’ils avaient jugé être son caractère dominant ; une approche somme toute assez déterministe qui aboutit non seulement à un grand nombre d’inexactitudes, mais parfois aussi au contresens pur et simple. Il convenait donc de revisiter la biographie du général Bertrand, par le biais d’une réflexion plus large visant à faire la part du mythe et de la réalité ; problématique d’autant plus adaptée que l’emprise de la légende sur les esprits est plus forte à mesure que l’on se rapproche de l’Empereur, et que, sous cet aspect, le cas de Bertrand ne déroge en rien à la règle. La longévité du personnage, ainsi que l’extrême richesse de son parcours, ont naturellement conduit à une focalisation de la présente étude sur les trente dernières années de sa vie, et donc sur la partie de son existence postérieure à la chute du Premier Empire. Ce qui a d’abord été l’occasion de mettre en évidence l’ampleur et les limites du service de Napoléon par Bertrand à Sainte-Hélène, ainsi que l’aspect extrêmement subtil de ce rapport maître-serviteur si particulier. L’examen de la période 1821-1844 a également permis de constater à quel point l’influence sur Bertrand de ces années passées au service de l’Empereur a perduré jusqu’à sa mort ; une mort qui pour lui fut aussi le point de départ (comme pour Napoléon) d’une véritable transfiguration, ayant fait de lui une légende, qui a beaucoup contribué à occulter la complexité du personnage.


Sources

Sources manuscrites. — La circonscription volontaire du propos aux trente dernières années de la vie du personnage a naturellement conduit à un recentrage sur des fonds d’archives d’origine privée, majoritairement conservés aux Archives nationales, ce qui est profondément lié au fait que Bertrand n’a plus, après la chute de l’Empire (sauf exceptions notables), de fonctions officielles, et que les grands fonds d’archives publics de l’époque ne semblaient pas pertinents dans une telle logique. Le fonds le plus exploité dans le cadre de l’étude a incontestablement été le fonds Bertrand, conservé aux Archives nationales, à la Section des archives privées, sous la cote 390 AP. Or ce fonds tient toutefois plus de la collection que du fonds d’archives à proprement parler, dans la mesure où il fut progressivement constitué au cours de la seconde moitié du xxe siècle via une succession d’achats en ventes publiques. Ainsi, si l’existence de ce dernier, ouvert au public après son classement intervenu au début des années 2000 – ainsi que sa non-exploitation de la part des précédents biographes du personnage qui en résultait nécessairement –, constituaient en réalité la principale raison d’être de ce travail, son utilisation se trouvait en réalité fortement compliquée par sa grande hétérogénéité et son caractère largement artificiel, ce qui justifie le recours, pour pallier aux lacunes de ce dernier, à d’autres fonds d’origines privées détenus par les Archives nationales, comme par exemple le fonds Napoléon (400AP), le fonds Gourgaud (314 AP), ou le fonds Murat (31 AP), pour ne citer que les principaux, ou encore aux séries AB XIX et AB XXXVIII, souvent considérées comme les compléments naturels de la série AP. Plus ponctuellement, d’autres documents, conservés par d’autres institutions que les Archives nationales, ont également été mis à profit, comme par exemple le dossier militaire du général Bertrand, qui se trouve au Service historique de la Défense, ou encore certaines pièces issues de divers fonds conservés aux archives départementales de l’Indre.

Sources imprimées. — Les écrits, essais, discours, et autres textes de Bertrand ayant fait l’objet d’une publication du vivant de celui-ci, constituant une masse documentaire bien plus importante que ce à quoi on eût pu s’attendre pour un personnage qui ne doit pas tant sa postérité à son verbe qu’à ses actions, ont tout d’abord fait l’objet d’un recensement minutieux, avant d’être mis à profit afin d’appréhender le plus justement possible la pensée du personnage à différentes époques de son existence. Cependant, les mémoires, journaux, et autres écrits du même type forment de loin le sous-ensemble le plus important au sein des sources imprimées exploitées, ce qui n’est guère surprenant étant donné l’importance accordée, dans le cours du développement, à la captivité de Napoléon à Sainte-Hélène ; période pour la connaissance de laquelle les divers récits mémoriaux sont alors la source principale. D’autres écrits contemporains ont également été mis à profit, mais dans de moindres proportions, alors que la presse a également fait l’objet d’une utilisation extrêmement ponctuelle, dans le cadre de l’étude d’épisodes très précis de la vie de Bertrand qui l’avaient rendu susceptible de susciter un intérêt exceptionnel.


Première partie
Bertrand au service de Napoléon à Sainte-Hélène (1815-1821)


Chapitre premier
Le « grand maréchal de Sainte-Hélène » et le service ordinaire de Napoléon dans l’exil

De Fontainebleau à Sainte-Hélène : rupture ou continuité ? — Pour Bertrand, le service de la cause impériale n’a en aucun cas commencé à Sainte-Hélène. Ainsi, le rôle qu’il remplit auprès de Napoléon dans l’exil s’inscrit en réalité assez largement dans la continuité de son action antérieure, en tant que grand maréchal du palais ; ce qui ne signifie pas pour autant que le contexte si particulier de la détention de l’Empereur déchu n’a pas non plus entraîné des modifications sensibles dans la réalité concrète de ses fonctions, alors principalement caractérisée par une réduction de ses prérogatives au profit d’autres membres de l’entourage de Napoléon. On observe donc, en ce qui concerne l’action de Bertrand à Sainte-Hélène, une sorte de recentrage sur les questions budgétaires relatives aux comptes de la maison de l’Empereur, de même que sur des questions protocolaires destinées à protéger l’illustre captif de ses geôliers, ou encore sur son rôle de représentation de l’Empereur vis-à-vis des autorités ou des éventuels visiteurs, alors que son ancienne compétence en matière de sécurité de la personne impériale tombe dans une large part en désuétude, et que la réalité de l’encadrement du personnel de la maison de l’Empereur et de la gestion des détails de l’organisation de la vie quotidienne de ce dernier lui est rapidement retirée.

Originalité de la place occupée par le grand maréchal Bertrand au sein du proche entourage de Napoléon à Sainte-Hélène. — Le partage par Bertrand du dernier exil impérial est bien entendu l’épisode historique qui le fit passer à la postérité ; ce qui ne signifie pas pour autant qu’il fut le seul personnage à avoir ce privilège, précisément parce que l’entourage de l’Empereur déchu est alors relativement abondant pour un personnage qui n’est alors, aux yeux de ses geôliers, qu’un prisonnier politique. La comparaison du cas Bertrand avec celui des autres compagnons a permis de mieux cerner la véritable originalité du personnage, qui est profondément liée à son action particulière au cours des années d’exil, mais également à son expérience du service de l’Empereur qu’il possède d’ores et déjà en 1815, ou encore à sa situation familiale singulière, qui eut sur le cours des événements une influence non-négligeable, bien que souvent occultée.

Le « grand maréchal de Sainte-Hélène », ou les enjeux réels d’un service perpétué dans l’exil. — Il est relativement aisé de constater le décalage existant entre la solennité de Bertrand dans son service quotidien et ordinaire de Napoléon d’une part, et d’autre part la réalité de la situation d’un Empereur déchu qui n’est jamais qu’un prisonnier se trouvant à la merci des autorités britanniques. De par sa position, Bertrand fut amené à se comporter durant la quasi-totalité du séjour comme le bras armé de Napoléon dans la guerre larvée qui l’opposa notamment au gouverneur Hudson Lowe. Et si les exemples de situations conflictuelles confinant au ridicule ne manquent pas sur la période, leur analyse est également l’occasion de replacer les différents aspects du service ordinaire de Bertrand dans une réflexion plus large, touchant aux enjeux véritables de la gestion par Napoléon de sa propre captivité. Et c’est en ce sens que le rôle joué par le grand maréchal de Sainte-Hélène dans le maintien par l’Empereur déchu de sa dignité impériale peut véritablement être qualifié de déterminant.

Chapitre II
Quand la plume remplace le sabre

Bertrand, scribe impérial. — Bertrand, à l’instar d’autres personnages, fut à de nombreuses reprises mis à contribution par Napoléon dans sa dernière bataille livrée face à la postérité par l’esprit et par la plume plutôt que par le sabre. Sous cet aspect, l’ampleur du rôle joué par Bertrand dans le processus de rédaction de diverses œuvres impériales aussi importantes que les Lettres du Cap ou encore la Campagne d’Égypte et de Syrie est loin d’être négligeable. Néanmoins, il faut également reconnaître que la méthode de travail employée par Napoléon n’a pas réellement permis à Bertrand d’exprimer sa propre sensibilité lors de l’accomplissement de ce qui constitue un aspect très particulier de son service de la cause impériale.

Bertrand mémorialiste : les Cahiers de Sainte-Hélène. — L’originalité du mémorialiste Bertrand s’exprime tout particulièrement dans son propre récit mémorial de la captivité : les Cahiers de Sainte-Hélène. Minutieusement rédigé au jour le jour durant la quasi-totalité du séjour à Sainte-Hélène, le témoignage de Bertrand fait montre d’une quête d’objectivité poussée à son paroxysme, et d’un réalisme particulièrement exacerbé aboutissant à la présentation d’un Empereur déchu privé de son auréole de conquérant, de même qu’à une évocation constante de sa santé défaillante, parfois douloureuse. Pour ces raisons, le récit mémorial de Bertrand ne peut pas véritablement être considéré comme un vecteur de la légende napoléonienne dorée, ce qui n’est d’ailleurs probablement pas étranger à sa publication plus que tardive. Il n’en reste pas moins que l’opiniâtreté dont Bertrand a fait preuve durant plus de cinq années dans ce qui s’apparente à une perpétuelle recherche d’une vérité historique dont il estime avoir été l’un des témoins privilégiés a probablement plus servi la cause impériale sur le long terme que n’aurait pu le faire un récit volontairement imprécis, romancé, complaisant ou fallacieux.

La question de la correspondance de Bertrand à Sainte-Hélène. — L’étude approfondie de la correspondance de Bertrand à Sainte-Hélène permet de faire la distinction entre d’une part une correspondance de fonction, qui comprend les échanges de ce dernier pris en tant que grand maréchal du palais de l’illustre prisonnier, et d’autre part une correspondance purement privée, constituée des échanges de ce dernier avec sa propre famille. Pourtant, la réflexion menée sur la nature de cet ultime usage de la plume par Bertrand durant son séjour à Sainte-Hélène semble ôter toute possibilité d’assimiler ce nouveau type d’écrits à une forme particulière du service impérial. En effet, la correspondance de fonction n’est jamais qu’une application directe de son service ordinaire, alors que sa correspondance privée n’apporte en réalité aucune lumière nouvelle sur le déroulement de la captivité de Napoléon à proprement parler, ce qui a beaucoup à voir avec les contraintes imposées par l’Angleterre en matière de communication du prisonnier et de sa suite avec le reste du monde.

Chapitre III
Bertrand, exécuteur testamentaire de Napoléon

Le testament de Napoléon : genèse, histoire, contenu et principaux enjeux. — La genèse et les conditions de rédaction du testament de Napoléon révèlent à quel point Bertrand a de facto été exclu du processus de création d’un document que son contenu, sa portée, et les principaux enjeux de ses dispositions rendaient pourtant tout à fait crucial. Une telle mise à l’écart ne pouvait être que durement ressentie par le Grand Maréchal ; ainsi cette question de la mise par écrit de ses dernières volontés par Napoléon à la fin de sa captivité est-elle l’occasion de faire la lumière sur la semi-disgrâce de Bertrand qui constitue un aspect beaucoup moins connu des rapports entre le maître et celui qui, au regard de la postérité, est apparu comme son serviteur le plus dévoué, et qui n’est donc pas sans poser certaines questions.

Mythe et réalité de la rivalité entre Bertrand et Montholon concernant les fonctions d’exécuteur testamentaire de l’Empereur. — L’historiographie consacrée au dernier exil de Napoléon a bien souvent opposé Bertrand et Montholon, pour diverses raisons. L’étude de la hiérarchie établie par Napoléon lui-même lors de la désignation de ses exécuteurs testamentaires au profit du comte de Montholon qui obtint la première place, et au détriment de Bertrand qui fut pour sa part relégué au second plan, permet donc d’envisager cette rivalité entre les deux personnages sous un angle original. Car si l’existence d’une sorte de concurrence entre les compagnons d’exil de Napoléon n’est pas contestable en tant que telle, il était nécessaire de souligner à quel point celle-ci fut orchestrée par Napoléon lui-même afin de s’assurer de la docilité de ses serviteurs. Ainsi, la semi-disgrâce dans laquelle se trouve le Grand Maréchal à la fin du séjour, mise en évidence par cette seconde place qui lui fut attribuée, n’est-elle en rien la preuve d’un quelconque aveuglement impérial qui l’aurait conduit à s’aliéner son plus fidèle lieutenant.

Mythe et réalité des engagements pris par le général Bertrand vis-à-vis du testament de Napoléon. — En tant que deuxième exécuteur testamentaire de Napoléon, Bertrand s’est nécessairement vu confier une part de la responsabilité de veiller à la bonne application des dernières volontés impériales. Cependant, l’étude approfondie des différentes dispositions testamentaires révèle à quel point l’Empereur avait tenté d’impliquer personnellement chacun de ses derniers compagnons d’infortune. Dans cette logique, le cas du Grand Maréchal est particulièrement éloquent, dans la mesure où il s’est en effet expressément vu confier certaines missions d’importance, ayant trait à la transmission à l’Aiglon du souvenir d’un père à la fois illustre et inconnu. Ce que l’on peut également interpréter comme la première réfutation de la thèse d’une interruption immédiate du service par Bertrand de la cause impériale après le 5 mai 1821.


Deuxième partie
Une vie après l’Empereur ? (1821-1844)


Chapitre premier
Dans l’ombre de Sainte-Hélène (1821-1830)

Bertrand à Sainte-Hélène après l’Empereur. — La mort de Napoléon, intervenue le 5 mai 1821, peut légitimement être considérée comme une rupture dans la vie du général Bertrand. Pourtant, la disparition du maître n’a en aucun cas entraîné pour Bertrand l’arrêt immédiat d’un service qui se perpétue alors tout en se transformant. Les semaines passées à Sainte-Hélène avant son retour en Europe témoignent tout particulièrement de ces transformations, dans la mesure où la bataille de la mémoire qui avait été menée par Napoléon lui-même durant sa captivité est d’ores et déjà poursuivie par un certain nombre de ses compagnons d’exil, et que Bertrand y est naturellement impliqué ; ce qui ne l’empêche pourtant pas de faire preuve d’une lucidité assez surprenante pour l’époque en ce qui concerne la personne impériale, d’autant plus pour un personnage ayant côtoyé l’Empereur d’aussi près durant tant d’années.

L’amnistie et le retour en France. — Une fois Napoléon mort et enterré, Bertrand n’a plus aucune raison de demeurer sur la prison insulaire qui l’avait retenu durant plus de cinq années aux côtés de son maître. Pourtant, son retour en France n’a pu intervenir que plusieurs mois après son départ de Sainte-Hélène. Or cette relative complexité du déroulement des mois immédiatement postérieurs à la mort de l’Empereur est en réalité profondément liée à la condamnation à mort par contumace prononcée contre Bertrand en 1816, dont la connaissance est essentielle à la compréhension des subtilités de son parcours en 1821, parce qu’une telle décision avait fait de lui un exilé contraint autant qu’un prisonnier volontaire, et que seule la disparition préalable des charges retenues contre lui pouvait lui permettre de rentrer dans sa patrie sans s’exposer à de fâcheux contretemps. Condamné peu après la Seconde Restauration pour des raisons éminemment politiques, Bertrand fut donc en réalité gracié quelques années plus tard dans un contexte marqué par le décès de l’Empereur, ce qui dans une perspective plus large constitue la preuve de la sagesse politique d’un Louis XVIII, qui œuvre alors à une sorte d’apaisement très profitable à son maintien au pouvoir.

La traversée du désert. — Le retour en France de Bertrand est aussi le début d’une longue traversée du désert pour celui sur qui avait si souvent rejailli l’éclat du soleil impérial. Durant cette période, il est incontestable que Bertrand mène une vie retirée, loin du pouvoir, de l’engagement public, et d’une armée française qui n’avait jamais cessé d’être chère à son cœur. Pourtant, si ce sont bien des activités purement privées qui occupent la majeure partie de son temps (comme l’éducation de ses enfants, ou encore la mise en valeur de ses vastes domaines berrichons), Bertrand n’a jamais perdu de vue le service mémoriel de la cause impériale : il continue à prendre la plume pour défendre Napoléon lorsqu’il considère que ce dernier est attaqué injustement, et s’intéresse de près à sa succession ainsi qu’à la réalisation de ses dernières volontés, même s’il est vrai qu’il est parfois sous ces aspects quelque peu relégué au second plan par d’autres compagnons d’exil de l’Empereur. Ce qui témoigne par conséquent d’une certaine continuité entre les années passées à Sainte-Hélène d’une part, et la décennie 1820-1830 d’autre part.

Chapitre II
Retour à la vie publique (1830-1840)

Bertrand et la révolution de 1830. — La révolution des Trois Glorieuses et l’avènement de Louis-Philippe Ier ont été pour Bertrand les éléments déclencheurs d’un certain retour à la vie publique que l’on peut légitimement opposer à la grande réserve qui l’avait caractérisé dans les années 1820. Si le tempérament du personnage, ainsi que la position retirée qui est alors la sienne l’ont en réalité empêché de jouer quelque rôle que ce soit dans le processus révolutionnaire, Bertrand a cependant fait l’objet d’une récupération de la part d’un nouveau régime qui n’a pas manqué de lui attribuer certaines fonctions honorifiques pour s’assurer de son soutien. Ce qui n’empêche pas que le ralliement de Bertrand à la monarchie de Juillet ne s’explique pas tant par la prévenance du nouveau régime à son égard que par une adhésion profonde au nouvel idéal politique proposé par un Louis-Philippe alors très soucieux de ménager la noblesse d’Empire et les anciens bonapartistes pour asseoir son autorité.

Bertrand, député de l’Indre. — L’unique mandat parlementaire de Bertrand, effectué de 1831 à 1834, marque incontestablement l’apogée de son retour à la vie publique, amorcé à la suite de la révolution de 1830. Et si l’étude des débats parlementaires de l’époque met bien en évidence l’attachement de Bertrand pour l’intérêt général, son goût très prononcé pour les questions budgétaires, de même que la très grande emprise sur son esprit de la pensée libérale, tant en matière politique qu’en matière économique, elle ne manque pas non plus de démontrer l’aisance avec laquelle le personnage était capable de s’extraire de son glorieux passé afin de s’impliquer dans les grands débats de son temps.

Vers de nouveaux horizons. — Le retour à la vie publique du général Bertrand connaît un coup d’arrêt sensible suite à sa non-réélection de 1834. Aussi la fin de la décennie 1830, également marquée par le décès de son épouse intervenu en 1836, est-elle l’occasion pour le personnage de se tourner vers d’autres horizons, et tout particulièrement vers la Martinique, où ce dernier vécut comme colon exploitant durant près de trois années. Si la nécessité de mettre en valeur des propriétés qui appartenaient à sa défunte épouse, ainsi d’autres raisons personnelles ont pu fournir à ce premier voyage son prétexte officiel, l’explication véritable de l’implication de Bertrand dans le développement de l’économie coloniale est ailleurs, et est paradoxalement à relier au relatif désintérêt dont Napoléon avait fait preuve au cours de son règne sur cette question.

Chapitre III
Les dernières années (1840-1844)

Bertrand et l’expédition du retour des cendres. — L’année 1840, au cours de laquelle intervint le retour des cendres de Napoléon, est une date clé du développement de la légende napoléonienne comme de la vie politique sous la monarchie de Juillet. Pour le général Bertrand, qui fut sollicité pour participer à l’expédition avec d’autres compagnons d’exils de l’Empereur, il s’agit en réalité de l’aboutissement inespéré de divers combats menés depuis Sainte-Hélène pour faire assumer au pays son épopée impériale. Dans cette optique, les aspects factuels du déroulement de l’expédition revêtent alors beaucoup moins d’importance que la compréhension de l’attitude de Bertrand, qui semble faire preuve d’une profonde indifférence vis-à-vis de la tentative de récupération du prestige impériale par la monarchie de Juillet, et pas tant en raison de son attachement notoire au régime de Louis-Philippe que parce qu’il considère que la fin justifie les moyens, et que c’est avant tout la réalisation de la dernière volonté de son ancien maître qui doit primer.

Le dernier voyage. — Bertrand eut l’occasion, au cours des années 1842-1843, d’effectuer un dernier voyage dont la destination principale fut les États-Unis d’Amérique. Cet épisode relativement peu connu de son existence a généralement été assez mal traité par ses différents biographes, qui ont toujours peiné à trouver un sens à cette dernière aventure. Or l’examen des faits, réalisé dans le cadre d’une réflexion plus globale sur l’intégralité de l’existence du Grand Maréchal semble prouver que ce dernier voyage n’est en rien l’ultime lubie d’un honorable vieillard assez fou pour se lancer à près de soixante-dix ans dans un si long périple. En effet, le voyage particulier de Bertrand intervient tout de même dans un contexte marqué par une forte attraction des États-Unis sur les Européens, alors que la réflexion menée par Bertrand à la fin de vie sur l’esclavage et les modes d’exploitation coloniaux a probablement eu sur lui une influence déterminante, de même que ses réminiscences des projets de fuite en Amérique, élaborés par Napoléon après son abdication, mais jamais mis à exécution.

La mort de Bertrand. — La mort du général Bertrand est intervenue le 31 janvier 1844, quelques semaines seulement après son retour en France, alors que ce dernier était tout de même parvenu à rejoindre sa ville natale de Châteauroux. Les circonstances exactes de son décès n’ont certes pas suscité autant d’intérêt que celles de la mort de Napoléon. Cependant, si ce trépas met bien entendu un terme à la destinée singulière du personnage, il n’en eut pas moins un retentissement à l’échelon national, très largement attesté par la manière dont l’événement fut relayé par la presse de l’époque. Ainsi, l’étude des réactions suscitées par la mort du Grand Maréchal prouve-t-elle que Bertrand était en réalité d’ores et déjà une légende de son vivant ; ce qui est également très révélateur de l’emprise de la légende dorée de Napoléon sur une large partie de l’opinion publique au milieu des années 1840.


Épilogue
Le legs du général Bertrand à la postérité (post 1844)


Chapitre premier
Succession et descendance

La succession du général Bertrand. — À la mort de Bertrand, son patrimoine est partagé entre ses cinq héritiers légitimes, tous nés de son union avec Fanny Dillon, via un testament aujourd’hui conservé aux archives départementales de l’Indre. Dans ces conditions, l’étude de la succession Bertrand permet de clore la réflexion sur le niveau de fortune réellement atteint par lui à la fin de sa vie, et donc d’ajouter l’exemple du grand maréchal de Sainte-Hélène aux réflexions essentielles menées par certains historiens sur l’insertion sociale de la noblesse d’Empire sous la monarchie de Juillet. Si le testament est dans un premier temps le révélateur de l’ampleur d’un patrimoine possédé qui est alors relativement important, presque exclusivement constitué de divers biens immobiliers indriens, et dont l’examen amène à une interprétation extrêmement nuancée, il fait également montre d’un partage qui permet de mieux appréhender les préoccupations d’un père vis-à-vis de ses héritiers ; un partage complexe, mais égalitaire, qui aboutira également à un terrible morcellement, ce qui ne pouvait être évoqué qu’à la lumière de l’évolution du droit privé consacrée par un code civil consubstantiellement lié au nom de Napoléon.

Bertrand et sa descendance directe. — La présentation de la descendance directe de Bertrand, qui n’est jamais que la suite logique de l’étude de sa succession, amène naturellement au constat de l’incapacité d’une famille éminente de la noblesse d’Empire à maintenir son niveau de fortune d’une génération à l’autre, et témoigne donc d’une incapacité à capitaliser sur le destin singulier de son chef, qui aurait pu faire office de nouvel acte fondateur, et qui n’a finalement été que le coup d’éclat final d’une lignée largement replongée dans l’ombre au moment de son tarissement.

Chapitre II
L’entrée définitive de Bertrand dans la légende napoléonienne après sa mort

À l’échelle nationale : l’inhumation aux Invalides de 1847. — La translation des cendres de Bertrand aux Invalides, intervenue en 1847, a achevé d’arrimer le nom de Bertrand à celui de Napoléon, en rapprochant définitivement les restes mortels du serviteur de ceux de son maître. On peut même parler, pour le grand maréchal de Sainte-Hélène, de funérailles nationales à retardement. Mais cet événement est surtout l’aboutissement d’une longue procédure parlementaire qui a pu être suivie pied à pied via la presse de l’époque. Les différents débats auxquels cette dernière a donné lieu témoignent du statut de légende prise par Bertrand, et donc nécessairement de la transfiguration napoléonienne alors en plein essor dans les années 1840. Ils révèlent également l’influence politique de la noblesse d’Empire et des anciens soldats de Napoléon sous la monarchie de Juillet, parce que leur mobilisation en faveur de la translation a été déterminante. Figure consensuelle, héros national, Bertrand est alors un personnage qui fait véritablement l’unanimité en raison de la constance dont il fit preuve au service de Napoléon ; ce qui est également, dans une certaine mesure, la preuve d’une certaine schizophrénie d’un peuple français prompt à célébrer la fidélité absolue après nombre de soulèvements et de bouleversements politiques qui n’ont alors pas d’équivalents en Europe.

À l’échelle locale : le musée de Châteauroux-hôtel Bertrand et la statue. — La patrie castelroussine de Bertrand n’est pas en reste en ce qui concerne les hommages rendus au grand maréchal de Sainte-Hélène, ce qui est naturellement lié à l’essor, au xixe siècle, d’une sorte de culte des grands hommes, auxquels certaines communautés territoriales aimaient à s’identifier afin d’augmenter leur prestige respectif. Ainsi, la transformation de l’ancienne demeure du général Bertrand en un musée dont le fleuron des collections est relatif au Premier Empire, intervenue très progressivement plusieurs décennies après sa mort, est-elle la preuve de l’importance prise par la figure du général Bertrand dans le façonnement par la ville de Châteauroux de sa propre identité. Tout comme l’est l’érection de sa statue, en revanche intervenue dans les années 1850, et qui témoigne avec force de la transfiguration dont le personnage a fait l’objet après sa mort.

L’édition et la publication des Cahiers de Sainte-Hélène. — Les Cahiers de Sainte-Hélène n’ont été édités et publiés qu’au cours des années 1950, par Paul Fleuriot de Langle ; ce qui est fort tardif pour un texte produit durant le séjour de Napoléon à Sainte-Hélène, et au demeurant assez surprenant pour un témoignage aussi essentiel. Ainsi, la parution de ces Cahiers n’a-t-elle en réalité que très peu contribué à l’essor de la légende dorée de l’Empereur, pas plus qu’elle n’est réellement parvenue à modifier l’image de Bertrand conservée par la postérité. Cependant, si les affres des successions ayant présidé à la destinée du manuscrit de Bertrand expliquent dans une large mesure l’exhumation tardive de son récit mémorial, le refus par Bertrand de divulguer son œuvre, ou même d’en effectuer une simple mise au net de son vivant, soulève d’autres problématiques plus profondes, qui ont trait au contenu même des Cahiers, et qui touchent en réalité aux motivations profondes d’un mémorialiste qui a donc pris le risque de voir son œuvre imparfaitement restituée, ce qui est effectivement advenu si l’on considère les lacunes du travail de Fleuriot de Langle, que personne n’a entrepris de corriger depuis.


Conclusion

La singularité de la destinée du général Bertrand sera probablement toujours quelque peu occultée par le destin singulier par excellence que fut celui de Napoléon. Pourtant, les trois dernières décennies de la vie du personnage furent bel et bien d’une richesse exceptionnelle. Certes, Bertrand survécut à la chute de l’Empire comme à la disparition de l’Empereur ; il n’en reste pas moins que sur les différents choix qui l’ont amené à devenir celui qu’il était a en un sens toujours plané l’ombre de Napoléon. En effet, cette fidélité du serviteur envers le maître – qui en est arrivée à devenir pour Bertrand une sorte de signe particulier, et même une véritable marque de fabrique, au point d’être considérée par la postérité, au prix d’une simplification excessive, comme la passion dominante qui avait influencé tous ses actes –, n’était en réalité que la conséquence d’une réflexion perpétuelle menée par le personnage, et en aucun cas le résultat d’une quelconque idolâtrie, ce qui est tout de même assez inattendu. Et d’une certaine manière, si l’on peut considérer que Bertrand doit tout à Napoléon, force est de constater que l’Empereur doit également beaucoup à celui qui fut son plus fidèle lieutenant.


Pièces justificatives

Édition des principaux documents exploités au fil du développement : nombreux extraits de correspondances, extraits des Cahiers de Sainte-Hélène et d’autres textes de Bertrand, testament de Napoléon, pièces issues du dossier militaire de Bertrand, codicille au testament du général Bertrand…


Annexes

Chronologie. — Arbres généalogiques. — Iconographie. — Index des noms propres.