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École des chartes » thèses » 2013

Entre Rome et Madrid, un réformateur janséniste dans l’Europe méditerranéenne

Correspondances et voyages d’un intermédiaire culturel : l’abbé Jean-Charles Augustin Clément (1754 -1771)


Introduction

Jean-Charles Augustin Clément du Tremblay est un modèle historiographique stimulant : en lui, sont réunis la querelle janséniste et le conflit religieux de la Révolution française. Sa longue vie (1717-1804) nous conduit des ruines de Port-Royal à celle de l’Église gallicane de l’abbé Grégoire. Membre d’une éminente famille janséniste qui fut une des colonnes vertébrales du mouvement au xviiie siècle, l’abbé Clément consacra sa vie à la cause des appelants et à l’avènement d’un catholicisme renouvelé, fidèle à la théologie de saint Augustin et aux traditions gallicanes. Au soir de sa vie, après la Terreur, il relie ainsi la seconde Église constitutionnelle, dont il devient l’un des évêques, aux combats religieux du xviiie siècle. La vie de l’abbé Clément n’a jusqu’à présent fait l’objet que de coups de projecteurs ponctuels dans le cadre d’études plus larges, notamment les travaux fondateurs de Rodney Dean sur l’Église constitutionnelle de la métropole de Paris ou ceux de Nicolas Lyon-Caen sur la bourgeoisie janséniste parisienne. Une étude globale de la vie de l’abbé Clément manquait, capable de mettre en perspective l’action de cette cheville ouvrière discrète mais incontournable du courant augustinien. Les travaux menés pour la thèse d’école des chartes constituent donc une première étape dans l’analyse de cet acteur de l’histoire de l’Église que la thèse doctorale viendra approfondir. Au vu de l’abondance des sources, le présent travail se consacre à l’étude de la correspondance et des voyages italiens et espagnols du chanoine Clément entre 1754 et 1771. Les trois tomes du Journal de correspondances et de voyages en Italie et en Espagne entre 1758 et 1771,publiés par l’abbé en 1802,soulignent le caractère central de cette double décennie et nous ouvrent une voie d’accès pour l’analyse. C’est au cours de cette période, en effet, que l’abbé entreprend la constitution d’un corps de correspondants dans les foyers jansénistes italiens et espagnols afin de soutenir un ambitieux programme de réformes ecclésiastiques, et notamment la suspension des effets de la Bulle Unigenitus. Au-delà des monographies sur les jansénismes nationaux, Pietro Stella pour l’Italie ou Joël Saugnieux pour l’Espagne, la présente étude se propose donc d’apporter quelques éclairages pour une lecture élargie du jansénisme dans le cadre d’une voie méditerranéenne. Riches de différents acteurs aux statuts sociaux variés, l’espace de circulation intellectuelle créé par la correspondance de Clément ne constituerait-il pas une République des lettres janséniste ? L’abbé Clément ne serait-il pas l’intermédiaire au centre d’un lieu de communication et d’échanges où se déploient des stratégies d’information, des négociations et autres transactions pour diffuser et convaincre, mais aussi pour discréditer et anéantir le système adversaire de la Compagnie de Jésus ?


Sources

Les sources disponibles, en grande partie la correspondance de notre personnage, sont nombreuses et dispersées entre Paris et Rome. Pour toute la vie de l’abbé Clément, on décompte plus de trente recueils de lettres en français, italien, espagnol et latin, avec une moyenne de 250 folios par manuscrit. À Paris, la bibliothèque de l’Arsenal et la bibliothèque du séminaire Saint-Sulpice accueillent à elles seules les trois quarts du fonds Clément. Outre les lettres, on trouve à l’Arsenal le manuscrit inédit du carnet de voyage en Espagne de Claude Bonnet, domestique de l’abbé, qui fait l’objet d’une édition critique à la fin de notre mémoire. Ce document ignoré jusqu’ici donne à vivre de l’intérieur un des voyages de l’abbé et constitue un témoignage précieux d’un janséniste issu d’un milieu populaire, faisant à son tour œuvre de médiation culturelle avec le monde de la domesticité parisienne. La bibliothèque de la Société de Port-Royal conserve enfin les papiers de l’avocat janséniste Adrien Le Paige, avec qui l’abbé Clément fut en relation suivie. À Rome, le chercheur peut consulter, à la biblioteca Corsiniana, la correspondance active de l’abbé Clément avec Mgr Bottari, chef de file du jansénisme romain, pour les années 1754-1758. Enfin, dans les archives de la congrégation pour la Doctrine de la foi, le dossier d’excommunication des évêques de l’Église d’Utrecht a permis de prouver l’influence de Clément dans cette affaire.


Chapitre liminaire
À l’ombre de l’Appel et d’une cathédrale


Né l’année de l’Appel en 1717, le jour-anniversaire de la promulgation de la bulle Unigenitus, l’abbé Clément est placé dès sa naissance sous les auspices de la querelle janséniste. Troisième fils d’Alexandre-Julien Clément du Feillet I, conseiller au parlement de Paris en la seconde chambre des enquêtes, il vit, dès son enfance, dans l’agitation de la fronde parlementaire contre la Bulle dont son père, et plus tard ses frères, sont les principaux porte-parole. Du collège des Quatre-Nations à la faculté de droit, la formation intellectuelle du futur abbé Clément est révélatrice de l’évolution significative du jansénisme, des cloîtres vers la magistrature ou le barreau. Après l’obtention de sa maîtrise d’avocat en 1738, Clément fait cependant un acte de militantisme augustinien en rejoignant la communauté des clercs de Saint-Germain l’Auxerrois où il reçoit la tonsure. Son refus de signer le Formulaire le prive de recevoir les ordres mineurs. Placé sous la tutelle spirituelle de Jean Soanen et de Charles de Caylus, il est accueilli par ce dernier en 1741, dans son diocèse d’Auxerre, où il entame une carrière de chanoine et de prêtre diocésain et accède à la charge de trésorier de la cathédrale. À Auxerre, le combat pour la Foi s’est incarné dans la fidélité à un homme et à son œuvre. L’héritage familial de défense du catholicisme augustinien rejoint les impératifs de survie d’une Église diocésaine dont les chanoines sont la citadelle. Défendre l’épiscopat de Caylus, se faire l’avocat d’une Église locale, c’est tout à la fois le devoir du chanoine et celui du militant janséniste. À la mort du prélat en 1754, devant la ruine imminente du jansénisme ecclésiastique en France, il reprend le flambeau de son protecteur : le leitmotiv des Amis de la Vérité reste le lien avec l’Église universelle et la nécessité de trouver ailleurs les forces capables de relever la tradition augustinienne en France. L’abbé Clément s’investit alors à bâtir un dense réseau épistolaire avec des foyers de jansénisme européens, notamment en Italie et en Espagne.


Première partie
Un militant janséniste auprès du Siège apostolique


Chapitre premier
Sous la bannière de saint Augustin

Deux écoles spirituelles en débat. — Depuis la fin du xvie siècle, le catholicisme tend à se polariser entre deux visions du rapport de l’Homme à Dieu et deux compréhensions de l’Histoire et du temps. L’humanisme chrétien, représenté par les Jésuites, met l’accent sur la liberté de l’homme et sa capacité à travailler à son salut. L’histoire est souvent vue par eux comme un développement de la tradition vivante de l’Église. Face à cette école, le climat spirituel de l’époque moderne accorde une place privilégiée à l’augustinisme, qui insiste sur la misère foncière de l’âme humaine assoiffée de l’amour divin, son seul gage de salut. Les savants augustiniens, comme Jansénius ou Quesnel, sont les héritiers de la pratique humaniste du retour aux sources et de l’enquête documentaire et historique pour fonder la foi chrétienne. Ils sont les représentants d’une théologie positive qui cherche à définir le mystère de la grâce à partir d’un retour aux textes et aux œuvres du docteur africain. La querelle janséniste s’enracine dans ces antagonismes et dans la position romaine qui, à l’érudition archaïsante des jansénistes, répond par une lecture magistérielle de saint Augustin et un sens dogmatique qui ne se confond pas nécessairement avec le saint Augustin des textes et de l’histoire. À la querelle théologique se greffe alors une querelle ecclésiologique.

La renaissance d’un courant augustinien dans la péninsule italienne. — En Italie, l’école augustinienne connaît un renouveau au début du xviiie siècle sous l’impulsion du théologien Enrico Noris et de ses disciples les pères Gianlorenzo Berti et Fulgenzio Belleli, qui tentent de promouvoir un augustinisme orthodoxe sans remettre en cause les condamnations pontificales du jansénisme. Elle dispose de relais influents à tous les niveaux de la hiérarchie romaine en la personne des cardinaux Passionei et Tambourini, d’universitaires oratoriens comme les pères Cerati ou Niccolini et enfin du garde de la bibliothèque Vaticane, Mgr Giovanni Gaetano Bottari qui s’impose vite comme l’âme du jansénisme romain. C’est par son intermédiaire que l’abbé Clément entame une correspondance avec l’Italie dès 1754.

Chapitre II
Militer et convaincre dans l’antichambre des palais romains : l’abbé Clément, avocat d’un groupe d’intérêt et de pression

La correspondance romaine de Clément des années 1750 : lieu de la manœuvre politique et de la recherche d’une stratégie offensive contre les ennemis de l’augustinisme. — Jusqu’à la fin des années 1760, le commerce épistolaire avec Bottari polarise, par sa densité numérique – une moyenne de trois lettres par mois pendant vingt ans – une grande partie de la correspondance italienne du chanoine auxerrois, même si celui-ci entretient des amitiés épistolaires avec divers prélats et cardinaux. La correspondance italienne des années 1750 est un espace de l’information où se construit semaine après semaine un front antijésuite qui permet la cristallisation des diverses sensibilités augustiniennes en France et en Italie. La lettre est un laboratoire secret où les jansénistes ourdissent des démarches contre leurs ennemis. Dans l’affaire de la condamnation de l’Histoire du Peuple de Dieu du jésuite Berruyer, le rôle de Clément est stratégique dans l’élargissement européen du débat. Lui et son correspondant s’informent de l’actualité de la polémique et s’échangent des publications et des informations pour alimenter les gazettes comme les Nouvelles ecclésiastiques. Cette collaboration met aussi en exergue les divergences de vue et de style entre la violence rhétorique des jansénistes français, souvent enclins à attaquer d’un seul tenant la cour de Rome et les Jésuites, et la modération des augustiniens italiens, plus au fait de la diplomatie ecclésiastique. Au passage des frontières, les pamphlets français font donc l’objet d’une réécriture dont la lettre se fait l’écho.

Le premier voyage italien de l’abbé Clément en 1758. — Le militantisme de l’abbé Clément ne constitue pas seulement une tentative de lobbying par lettres interposées mais passe également par des séjours prolongés auprès des lieux de décision capables de mettre en œuvre une réforme ecclésiastique conforme aux vues des jansénistes. En octobre 1756, Benoît XIV publie, à la demande de la cour de France, le bref Ex omnibus, qui ne retient pas le péché mortel pour les réfractaires à la Bulle. Les jansénistes y voient un moment favorable pour relancer, dans la droite ligne de la théologie positive, un ancien projet d’exposition de doctrine augustinienne qui viendrait annuler les effets de la Bulle. La publication de ce corps d’articles par le Pape mettrait à l’abri les défenseurs de l’augustinisme et rendrait caduque les condamnations antérieures. La mort de Benoît XIV et la réunion d’un conclave laissent espérer à l’abbé Clément et à ses amis une issue positive pour peu que leur stratégie fonctionne. Dans ce contexte, le voyage de l’abbé Clément à Rome, lors du conclave et au début du pontificat de Clément XIII, se révèle décevant. Aux contingences locales qui rendent vite indésirable le séjour à Rome d’un activiste janséniste, s’ajoute une incompréhension originelle entre les augustiniens et une institution romaine pour laquelle les options théologiques sur la grâce importent peu, dès lors que la place prééminente et infaillible du pape dans la vie de l’Église est affirmée.

Chapitre III
« Comme des monstres indignes de vivre »

Le rôle de la correspondance de Clément dans la naissance d’un débat public européen sur la suppression de la Compagnie de Jésus et la consolidation d’un imaginaire collectif antijésuite. — Les années 1758-1761 voient un processus de politisation de l’espace public européen à la faveur de l’antijésuitisme et de la dissolution progressive de la Compagnie de Jésus, médiatisé par des gazettes et la circulation de libelles et autres gravures polémiques. Le commerce épistolaire de l’abbé Clément, comme laboratoire des Nouvelles ecclésiastiques, participe de ce mouvement général. Il fournit au rédacteur du journal clandestin janséniste un matériel militant riche en exemples et en informations pour la composition des articles, qui distillent dans l’opinion une image monstrueuse du jésuite. Au cours de l’année 1756, les lettres italiennes de Clément suivent ainsi la figure du padre Pepe, un prédicateur ignacien de Naples, qui synthétise toute la palette des accusations traditionnelles portées contre les Jésuites. Pepe devient alors un symbole des maux de la Compagnie dans les colonnes des Nouvelles. Clément et ses amis se mettent également au service de l’entreprise systématique de destruction de la Compagnie, orchestrée depuis Lisbonne par le premier ministre portugais, le marquis de Pombal. La correspondance assure de la sorte la circulation entre la France et l’Italie d’une bibliographie abondante qui vise à dresser, sur des chefs d’accusation précis, les preuves historiques de la culpabilité des Ignaciens.


Deuxième partie
De la défense de Saint-Augustin à une réforme générale de l’Église L’ambition d’un réformateur, entre Rome et Madrid au tournant des années 1760 et 1770


Chapitre premier
Un contexte politique et ecclésial favorable à un projet réformateur

Le régalisme bourbon et l’avènement d’un nouveau pape. — La décennie 1760 voit la mise en œuvre dans les royaumes de la péninsule Ibérique de politiques régalistes, qui soutiennent l’émergence de catholicismes nationaux et réformistes. Les jansénistes européens sont attentifs à l’action du marquis de Pombal au Portugal et à celle du gouvernement de Charles III en Espagne. Par des contacts avec des négociants bayonnais acquis au jansénisme, les Batdebat et les Cabarrus, l’abbé Clément noue une relation épistolaire avec le père Lopez, mercédaire de Saragosse, puis avec l’évêque janséniste de Barcelone, José Climent par l’intermédiaire d’un libraire parisien, Antoine-Chrétien Boudet. En Italie, la mort de Clément XIII et l’élection du cardinal Ganganelli au trône pontifical sous le nom de Clément XIV, ouvre l’espoir d’un règlement de la crise du monitoire de Parme, qui oppose la papauté aux monarchies des Bourbons depuis 1769.

Chapitre II
Réformer le corps ecclésial par ses membres : l’abbé Clément et les avatars du projet de réforme ecclésiale dans la péninsule ibérique

Établir en Espagne un cercle d’influence janséniste autour des organes de pouvoir. — L’abbé Clément séjourne en Espagne de juillet à novembre 1768. Il tisse dans la péninsule une toile de correspondants et d’amis qui forme comme une caisse de résonance de la parole janséniste auprès des lieux de pouvoir. Porté en amont par des amis méridionaux de Clément comme les magistrats Ripert de Montclar ou Le Blanc de Castillon d’Aix, le trésorier Lecours de Montpellier ou l’évêque d’Alais, Mgr de Beauteville, ce réseau franco-espagnol touche des personnalités du gouvernement de Charles III comme les ministres Manuel de Roda et Campomanès, des évêques du Conseil extraordinaire et diverses personnalités qui sont pour Clément des correspondants et des interlocuteurs fidèles dans le royaume d’Espagne.

Un projet de réforme d’une Église nationale : le cas de l’Espagne. — Au cours des entretiens qu’il obtient avec des ministres espagnols, l’abbé Clément leur expose un ambitieux programme de réformes ecclésiastiques et culturelles qu’il synthétise dans deux mémoires remis respectivement aux évêques du Conseil extraordinaire et aux ministres du roi. S’il reprend et approfondit certains articles du corps de doctrine de 1758, le document remis par l’abbé va bien au-delà. Pour la première fois, on voit s’élaborer un processus complet de réforme à l’échelle d’un État, soit vingt ans avant les expériences des synodes de Pistoia ou de l’Église constitutionnelle de la Révolution française. Ce renouveau s’opère autour de trois critères ; une refonte théologique dans l’esprit de saint Augustin, un renouveau éducatif sur les principes d’une diffusion de l’instruction populaire et une transformation ecclésiologique sur le modèle gallican.

Un voyageur gênant : impasses du séjour espagnol de 1768. — Porté par une vision idéalisée de l’Église des premiers siècles, l’abbé Clément, en représentant des têtes pensantes du parti janséniste, se confronte à la complexité du monde politique et ecclésiastique qui, malgré les vents réformateurs de la seconde moitié du xviiie siècle, obéit à ses propres pesanteurs et aux principes de diplomatie peu compatibles avec la radicalité du projet janséniste. Au-delà, c’est à la fragilité du monde catholique antiromain, pris en étau entre l’épiscopalisme et le régalisme extrême, que l’abbé Clément doit l’échec relatif de sa mission espagnole.

Chapitre III
Réalités et limites de l’activisme janséniste entre la France, l’Espagne et l’Italie

L’ultime rebondissement du projet d’exposition de doctrine (1769-1771). — Les perspectives de l’anéantissement imminent de la Compagnie de Jésus incitent les jansénistes à asséner un dernier coup à la doctrine des Ignaciens par la relance, auprès du nouveau pape, du projet d’exposition de doctrine. L’abbé Clément séjourne à Rome et à Naples entre décembre 1769 et avril 1771, pour défendre un plan d’action échafaudé avec l’ancien contrôleur général L’Averdy, qui aurait mis en œuvre une coopération entre la France, l’Espagne et Naples pour soutenir le projet à Rome. Clément sert d’intermédiaire entre l’abbé Simioli, théologien augustinien de Naples et l’abbé Gourlin, lumière théologique du parti, pour la rédaction d’un nouveau projet qui adapte aux nécessités du temps le texte établi dès 1725 par Laurent-François Boursier. À la revendication théologique traditionnelle, s’ajoute désormais un souci apologétique contre les philosophes et Jean-Jacques Rousseau en particulier. Quelle victoire si un texte pontifical condamnait d’un seul bloc jésuites et philosophes ! Après leur coup de force contre l’Émile dont ils obtiennent la condamnation par le Parlement en juin 1762, les jansénistes se raidissent dans leurs principes afin de mieux souligner l’hétérodoxie des molinistes accusés, via l’exemple des œuvres apologétiques de l’abbé Bergier, d’être les alliés objectifs de Rousseau. Les mémoires théologiques de Clément et la nouvelle version de l’exposition de doctrine témoignent de cette radicalisation. La chute du ministère Choiseul et le peu d’intérêt des cours, toutes concentrées sur l’obtention de la dissolution générale des Jésuites, précipitent le retour à Paris du chanoine.

L’enjeu ecclésiologique dans la correspondance méditerranéenne de l’abbé Clément. — La préparation de la troisième version de l’exposition de doctrine est pour l’abbé Clément l’occasion de rédiger un mémoire fort instructif sur les conceptions ecclésiologiques du mouvement janséniste à la fin du xviiie siècle. Il y établit la justification historique d’une ecclésiologie de communion et de réciprocité qu’il appelle de ses vœux. L’enjeu ecclésiologique dans le traitement romain de la querelle janséniste est symbolisé par le sort de l’Église d’Utrecht, modèle de l’Église janséniste idéale, séparée de la communion avec le Saint-Siège depuis 1723. Nos recherches dans les archives de la congrégation pour la Doctrine de la foi ont mis en évidence l’écho du lobbying du chanoine en faveur de cette Église, jusque dans les délibérations de la congrégation par l’intermédiaire de l’abbé Foggini et du cardinal Neri Maria Corsini.


Troisième partie
L’abbé Clément, un passeur et un voyageur dans la République des lettres janséniste


Chapitre premier
L’abbé Clément, animateur d’un réseau de correspondances et d’amitiés

Rouages et fonctionnement de la République des lettres janséniste. — À l’ouverture sans limite de la République érasmienne répond l’exclusivisme de la cité janséniste. Les jansénistes emploient les pratiques culturelles de la République des lettres pour donner naissance à une construction fortement unitaire dans l’ordre spirituel et symbolique : le réseau épistolaire dont l’abbé Clément est l’animateur et le rouage central constitue ainsi une Église de papier, un vecteur de la communion des saints. Le réseau obéit toutefois à une forte hiérarchisation qui distingue les têtes pensantes du parti autour des canonistes et des théologiens, les correspondants réguliers de l’abbé Clément en poste près des lieux de pouvoir, puis les intermédiaires qui assurent la circulation du courrier et servent d’informateurs. Enfin, au dernier rang, se révèle la foule des gratte-papiers du parti, compilateurs, traducteurs et autres Jansénius du ruisseau.

Le réseau vit également de la circulation des livres entre la France, l’Espagne et l’Italie, grâce à la complicité de nombreux libraires imprimeurs (Savoye ou Gendron à Paris, Mossy à Marseille, Bouchard à Rome, Boudet pour l’Espagne) que Clément fait collaborer aux entreprises éditoriales du mouvement et aux transferts culturels entre la France et les péninsules Ibériques et italiennes.

La Caritas janséniste menacée : les Nouvelles ecclésiastiques, une stratégie polémique en débat. — La stratégie éditoriale des cadres du parti janséniste, en particulier celle des rédacteurs des Nouvelles ecclésiastiques, relayée par l’activisme de Clément, sert de révélateur aux divergences spirituelles entre les jansénistes gallicans et leurs cousins italiens ou espagnols. L’affaire du mandement de l’évêque de Barcelone, daté du 26 mars 1769, est un des exemples de la vivacité des tensions au sein des réseaux augustiniens. La lettre pastorale de l’évêque de Barcelone livre une lecture épiscopaliste radicale de l’ouvrage historique de l’abbé Fleury auquel elle sert de préface. Traduite en français, elle est réorientée par les jansénistes parisiens, selon leurs propres codes idéologiques, afin de donner à lire l’interprétation qu’eux-mêmes peuvent faire de l’histoire ecclésiastique des premiers siècles. Sur fond de conflits d’interprétations de ce temps primordial, si structurant pour les mentalités jansénistes, la médiation culturelle de l’abbé Clément a réussi à donner au texte un écho certain mais sonne comme un échec du point de vue de la préservation de l’unité fraternelle entre les amis de la Vérité. Elle met, il est vrai, l’accent sur les tensions inhérentes aux jansénismes européens, tensions liées à des conceptions divergentes, mais également fondées sur une certaine contestation du poids idéologique du groupe parisien sur les autres formes d’expression du jansénisme.

Chapitre II
« Comme des étrangers, des voyageurs sur la Terre… » (1 Pierre, 2-11)

L’abbé Clément, un voyageur dans l’Europe augustinienne. — Confrontation à la diversité, l’échange épistolaire est vécu en parfaite harmonie avec le voyage qui permet, outre l’exercice direct du lobbying, d’incarner les liens d’amitié spirituelle, d’étendre la toile des correspondants et de partir à la rencontre de l’autre. Les pérégrinations de l’abbé Clément ne sont pas une adhésion à la pratique mondaine du Grand Tour mais la réponse à un appel, l’accomplissement d’une vocation prophétique au service de la cause augustinienne. Les voyages de Clément ont donc quelque chose du pèlerinage et de la mission, tout en sacrifiant aux habitus du voyage aristocratique dans la fréquentation des cercles de sociabilités et le partage d’un habitus social.

Un domestique et son maître. — Les papiers de l’abbé Clément conservent le carnet du voyage espagnol de Claude Bonnet, domestique et secrétaire du chanoine. Ombre de l’abbé Clément, il est, à son image, un homme de la dualité culturelle et sociale. Tout comme le chanoine fait cohabiter en lui les préceptes du jansénisme et les pratiques du siècle des Lumières, Claude est un homme de la frontière. En lui, s’opère une évolution des mentalités générée par la culture religieuse de son milieu. Symbole de cette sous-catégorie de la communauté croyante des Amis de la Vérité, le secrétaire de Clément a intégré des pans entiers d’une culture sociale qui n’était pas la sienne. Pur produit de la tradition pastorale du jansénisme, Claude révèle, dans ses écrits, les transformations mentales qu’engendre la mise en œuvre des réformes augustiniennes et, par ricochet, se fait le miroir de la cassure culturelle entre les élites et le peuple. Son journal, que nous transmettons à la communauté des historiens, n’est-il pas un témoignage éloquent de cet autre xviiie siècle, fruit de Jansénius et de la République des lettres ?

Chapitre III
Édition critique du journal de voyage de Claude Bonnet

Édition critique intégrale du journal du voyage en Espagne de l’abbé Clément et de son domestique, entre juillet et décembre 1768. Le manuscrit est conservé à la bibliothèque de l’Arsenal (Paris).


Épilogue

Entre un prince de la République des lettres jansénistes qui médite dans les salons d’un palais romain et le Jansénius du ruisseau qui compile des actes de synodes dans une arrière-boutique de la rue Saint-Jacques, il y a le lien ténu, tissé par la correspondance de l’abbé Clément. À travers elle, les apports du jansénisme français sont filtrés, critiqués, digérés ou rejetés par les pôles italiens ou espagnols de l’augustinisme. Les échanges épistolaires du chanoine constituent ce laboratoire de la pensée et de la production bibliographique et polémique des jansénismes européens. Une vision plus globale des expériences de réforme catholique au second xviiie siècle voit également, dans les mémoires défendus par Clément à Madrid et à Rome, les bases de programmes réformateurs ambitieux que la Révolution française et le synode de Pistoia s’attachent à mettre en œuvre à la fin du siècle. Un des enjeux de ma future thèse doctorale sera donc l’étude et l’analyse de l’évolution de ce projet réformateur resté inappliqué en 1770. L’épisode de la Révolution française et de l’Église constitutionnelle devrait nous livrer des enseignements tout aussi éclairants puisqu’après l’épisode de la Terreur, l’abbé Clément accède à l’épiscopat, ce qui lui donne l’occasion de mettre en œuvre le projet de toute une existence.


Annexes

Plan du quartier canonial d’Auxerre à la fin du xviiie siècle. — Édition du traité passé entre l’abbé Clément, trésorier de la cathédrale d’Auxerre et le sonneur de cloches pour le nettoyage du chœur en 1773. — Itinéraire du voyage espagnol de l’abbé Clément en 1768 (texte et carte). — Texte de la déclaration de doctrine remise à Rome par l’abbé Clément en 1771.