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École des chartes » thèses » 2013

Le mariage devant le juge

Droit matrimonial et pratique dans le Beauvaisis (XVIIe-XVIIIe siècles)


Introduction

Cette étude porte sur la délinquance matrimoniale aux xviie et xviiie siècles : en analysant les multiples infractions au lien matrimonial, nous souhaitions étudier, dans un contexte où le pouvoir royal se place comme un nouvel acteur dans la législation matrimoniale, l’évolution de la compétence de l’Église sur les affaires matrimoniales. Derrière cette interrogation se dessine la progressive sécularisation du mariage, c’est-à-dire le fait que le contrôle du mariage passe des mains du juge d’Église à celles du juge séculier. Cependant, l’historiographie portant sur les juridictions d’Église à l’époque moderne ainsi que, plus généralement, sur les juridictions inférieures d’Ancien Régime, est lacunaire et nous avons senti la nécessité de fonder notre travail sur des courants historiographiques divers : nous avons donc souhaité combiner deux types d’approche que sont l’utilisation du mariage comme observatoire de la société et des mentalités d’Ancien Régime dans un premier temps, puis le mariage comme objet à part entière de l’histoire du droit, dans un second temps. Nous nous posions ainsi une autre question fondamentale pour cette étude : celle du rapport complexe qui existe entre le droit et la société à l’époque moderne. En conséquence, ce travail se divise en deux axes principaux : un premier s’intéresse aux rapports qu’entretiennent justices et justiciables sur la question du mariage dans l’Ancien Régime, et permet ainsi de donner un premier aperçu de la répartition des compétences entre les divers acteurs du droit matrimonial à l’époque moderne ; le second axe se penche plus spécifiquement sur la répartition des compétences entre juridictions ecclésiastiques et séculières au travers de deux types de contentieux matrimoniaux bien définis que sont le concubinage et la séparation des époux.


Chapitre liminaire
Contexte historiographique, juridique, historique et géographique

Des historiographies divergentes. — Dans un premier temps, trois auteurs se sont penchés sur la question du mariage en tant qu’objet d’histoire du droit. Le premier, Jules Basdevant, donne un panorama assez large de l’évolution de la législation et de la compétence de l’Église en matière de mariage, mais se fonde en grande partie sur des sources théoriques et parlementaires qui ne font que très peu référence à la pratique des juridictions inférieures. Anne Lefebvre-Teillard, en revanche, a écrit à la fois sur l’évolution générale de la législation matrimoniale et de la compétence de l’Église sur le mariage, et sur le fonctionnement des juridictions ecclésiastiques dans la pratique, notamment dans le traitement du contentieux matrimonial. La thèse d’Arnould Bethery de la Brosse est également fondamentale pour notre travail : l’auteur fait une histoire de la pensée juridique du mariage, depuis la conception médiévale qu’il appelle « classique » jusqu’aux courants du xxe siècle. Il isole les différents principes et le contexte historique et juridique qui ont mené à l’élaboration du décret Tametsi ainsi que des ordonnances royales, notamment l’ordonnance de Blois.

Dans un second temps, un certain nombre d’historiens se sont intéressés au mariage comme outil d’observation de la société et de ses mentalités. Alessandro Stella a étudié les archives des procès en séparation portés devant l’évêché de Cadix afin d’étudier au plus près les motifs pour lesquels les mariages se font et se défont à l’époque moderne. Un certain nombre de démographes se sont également intéressés au mariage : Jean-Marie Gouesse, par exemple, dresse une carte de l’Europe consanguine à partir des lettres de dispenses accordées par la cour pontificale aux époques modernes et contemporaines. Frédéric Schwindt, quant à lui, s’intéresse à l’efficacité de l’encadrement de la population par les congrégations religieuses en termes de réduction des naissances illégitimes. Enfin, Martine Charageat s’est plus spécifiquement intéressée à la délinquance matrimoniale et au rapport à la sexualité, dans l’Aragonais, à la fin du Moyen Âge : son étude permet, là encore, de comparer avec les pratiques matrimoniales du Beauvaisis aux xviie et xviiie siècles.

La pensée juridique du mariage à l’époque moderne. — Parce que notre étude se penchait sur la question des rapports entre le droit et la société d’Ancien Régime, nous avons senti la nécessité de fonder ce travail sur la pensée de trois juristes connus de leurs contemporains et bien diffusés. Tout d’abord, le livre V du Traité de l’abus de Charles Févret (1583-1661) évoque tour à tour les différents contentieux suscités par le mariage tout en essayant de démontrer chaque fois la compétence exclusive des juges séculiers sur ces questions, au détriment des officiaux. Ensuite, le Traité des loix ecclésiastiques de Louis d’Héricourt (1687-1752) prend son modèle sur le Traité des loix civiles de Domat : Louis d’Héricourt tâche de calquer l’ordre des lois ecclésiastiques sur l’ordre naturel des Écritures, afin de donner un ordre synthétique et organisé au droit canonique. Enfin, Durand de Maillane (1729-1814) opte pour la forme du dictionnaire : son ouvrage est résolument tourné vers la pratique et donne un bon aperçu de la pensée juridique matrimoniale qui précède la Révolution.

Beauvais et le Beauvaisis. — Étant donné l’objectif de cette étude, nous ne pouvions mener notre recherche sur tout le royaume de France. Nous avons donc choisi de concentrer notre effort sur le Beauvaisis, où se trouvent un bailliage et une officialité dont les fonds produisaient une matière suffisante à ce travail. Encore fallait-il cerner le contexte historique et géographique du Beauvaisis à l’époque moderne. Pour cela, l’étude de Pierre Goubert, intitulée Beauvais et le Beauvaisis de 1700 à 1730, s’est avérée d’un grand secours : l’auteur décrit ainsi une région isolée quant à ses voies de communication mais dynamique sur le plan économique, divisée entre l’industrie du textile et l’agriculture. Il oppose également un Beauvaisis « large », dont les frontières correspondraient à celles du diocèse de Beauvais, à un Beauvaisis « étroit » du bailliage de Beauvais, juridiction récente qui a dû se tailler sa part de compétence sur les bailliages voisins, et dont l’influence est assez réduite. Enfin, Pierre Goubert évoque l’influence parisienne sur le Beauvaisis, notamment en matière économique et religieuse.


Sources

Juridictions royales. — Au cours de notre recherche, nous avons eu l’occasion de sonder les prévôtés d’Angy, Chaumont, Grandvilliers, ainsi que les bailliages de Senlis, Chaumont et Beauvais. Cependant, seuls les dépouillements effectués dans les actes du greffe du bailliage de Beauvais se sont avérés concluants : les autres fonds étaient soit lacunaires, soit imprécis, soit en dehors de notre sujet d’étude.

Juridictions ecclésiastiques. — Deux officialités ont fourni la plupart des documents utilisés pour ce travail : il s’agit de l’officialité de Beauvais et de l’officialité de Noyon. Les « monitoires pour concubinage » ainsi que les « mariages, scandales, concubinage » constituent la matière principale des observations faites sur l’officialité de Beauvais : les deux fonds s’arrêtent cependant au début du xviiie siècle, ce qui ne permettait donc pas de couvrir toute la période envisagée pour notre étude. En revanche, les « matières relatives au mariage » trouvées dans les archives de l’officialité de Noyon permettaient d’apporter un complément d’information aussi bien qualitatif que quantitatif, bien qu’elles ne soient constituées que d’enquêtes de dispense.


Première partie
Justices et justiciables du mariage


Chapitre premier
Le prêtre desservant, cheville entre le droit matrimonial et la population

Le prêtre, fer de lance de la réforme tridentine. — Vers 1650, Augustin Potier a presque achevé la tâche qu’il s’était fixée : réformer le clergé du Beauvaisis et le stabiliser. Le prêtre desservant apparaît alors comme un proche et un familier des paroissiens, tout en se détachant par sa discipline, qui se doit d’être exemplaire. Le prêtre desservant est l’interlocuteur privilégié de l’évêque Nicolas Choart de Buzenval, qui préfère souvent recourir à lui pour des tâches administratives plutôt qu’au doyen rural : cette nouvelle charge administrative donnée au prêtre introduit une distance entre ce dernier et les paroissiens délinquants qui manifestent parfois leur incompréhension par l’agressivité.

Le prêtre acteur, juge et greffier de la cérémonie matrimoniale. — Église et monarchie s’appuient cependant sur le prêtre de paroisse pour s’assurer du contrôle de la légitimité du mariage avant sa conclusion, afin de déceler un empêchement ou l’absence de consentement parental à l’union. Dans la pratique du Beauvaisis, on observe que les certificats de publication de bans ont une importance considérable. En outre, la signification de la présence du curé au moment de la cérémonie fait débat au sein des juristes : à l’occasion de l’affaire du sieur de Recourt, on observe que Nicolas Choart de Buzenval semble suivre l’interprétation tridentine plutôt que l’interprétation gallicane. Église et monarchie se reposent également sur le prêtre pour tenir des registres de mariage : la pratique de l’officialité de Beauvais révèle une grande importance attachée aux certificats écrits et produits par l’Église pour considérer le mariage comme valide. Cependant, les lacunes qui se trouvent parfois dans les registres ne permettent pas de régulariser certaines affaires matrimoniales, de sorte qu’à la fin de l’Ancien Régime, le bailliage de Beauvais est appelé à remplacer l’Église dans l’établissement de l’état civil. En dernier lieu, les nouvelles exigences royales en matière de domicile renforcent la position du prêtre desservant comme surveillant et confortent le lien exclusif qui existe entre ce dernier et ses ouailles à l’occasion de la conclusion des mariages : les prêtres se conforment aux nouvelles exigences et deviennent fin connaisseurs de leurs administrés pour l’Église, mais aussi pour le pouvoir royal.

Chapitre II
Quelle justice pour quels justiciables ?

Procédure inquisitoire, justice contentieuse, justice-catéchisme. — Les procédures entamées par l’officialité de Beauvais contre les délinquants matrimoniaux sont des procédures criminelles qui aboutissent parfois à l’excommunication. Cette sanction prend une signification particulière : l’évêque Nicolas Choart de Buzenval fait une application stricte du concile de Trente sans tenir compte de la réalité conjugale des couples qu’il juge, espérant ainsi faire coïncider le droit avec une réalité qui ne s’y conforme pas. Il en résulte une justice plus légaliste et moins humaine, puisque l’officialité sépare certains couples sans se soucier de l’existence d’enfants illégitimes. Le bailliage de Beauvais, en revanche, fait emploi d’une procédure civile qui laisse l’initiative et la parole aux justiciables : ces derniers y portent majoritairement des conflits économiques, de sorte que le bailliage de Beauvais ne semble pas juger le contentieux matrimonial au criminel, contrairement au bailliage de Sens où l’on trouve des affaires d’adultère. Par contraste avec l’officialité de Beauvais, l’officialité de Noyon manifeste une tendance plus gallicane, puisqu’elle tient compte, dans les enquêtes qu’elle mène dans le cadre des procédures de dispense, du consentement parental à l’union. Toutefois, les contrôles ne visent pas à interdire l’accès à l’union matrimoniale mais à contrôler le niveau de connaissances des contractants vis-à-vis du sacrement.

Justiciables de l’officialité de Noyon. — Les enquêtes effectuées à l’occasion des demandes de dispense à l’officialité de Noyon permettent de définir la population des justiciables qui ont recours à cette justice ecclésiastique : les premiers éléments d’analyse montrent en effet que la proportion de population par catégorie sociale forme une pyramide qui n’est pas sans rappeler celle que décrit Pierre Goubert en parlant de la population du Beauvaisis en général. Manouvriers, brassiers, domestiques forment en effet le gros des impétrants, haricotiers, vignerons et jardiniers forment une classe moyenne, tandis que les riches laboureurs et les marchands sont peu nombreux. La démographie des impétrants habitant en zone urbaine ne reflète pas la pyramide sociale décrite plus haut : les ouvriers y sont moins nombreux à demander des dispenses, tandis que la haute bourgeoisie, détentrice de toutes les charges et de tous les titres, renouvelle des alliances et des parentés déjà existantes.

La faible portée du bailliage de Beauvais. — La majorité des justiciables qui sollicitent la justice du bailliage de Beauvais pour régler leurs contentieux matrimoniaux sont possessionnés : les procédures de séparation de biens et de poursuites pour obligations passées par la force sont destinées à conserver les biens lignagers de la femme qui attaque son époux ou son créancier. En témoigne l’exemple d’Élisabeth Liesse, femme séparée de biens et de corps de Guy de l’Espinay : cette dernière est issue de la bourgeoisie de robe parisienne et a épousé un membre d’une famille de la vieille noblesse beauvaisienne. Son mariage, voué à l’échec, était un mariage d’argent. De la sorte, le bailliage de Beauvais touche une population de justiciables infiniment moindre que celle qui avait recours à l’officialité de Noyon. En outre, le bailliage de Beauvais subit la proche concurrence des prévôtés d’Angy, Mouy, Bresles et Montdidier, qui ont également une compétence en matière matrimoniale. Par ailleurs, cette juridiction ne reçoit que peu d’appel, du fait de sa situation enclavée et des moyens limités des justiciables. Il est donc difficile de mesurer quantitativement la compétence de chacune des juridictions sur les affaires matrimoniales, mais la description de chacune des justices montre que, contrairement à l’officialité de Beauvais, le bailliage conserve une compétence jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, tandis que l’officialité de Noyon brasse une large part de la population.

Chapitre III
Écrit et oral, formalisme et acteurs de la procédure

L’écrit produit par les officialités : un formalisme investi ? — En matière matrimoniale, on observe une adéquation entre les écrits théoriques des juristes, notamment ceux de Durand de Maillane, et la pratique des officialités. Dans les enquêtes de dispense, ce formalisme se traduit par une adéquation entre les questions suggérées aux enquêteurs par le Dictionnaire et les questions réellement posées aux impétrants. De même, les impétrants choisissent parmi un certain nombre de prétextes légitimes de demande de dispense pour justifier leur démarche : de la sorte, les motifs qui poussent les impétrants à demander dispense sont dilués au prisme du droit canonique, de même que l’oral de leur réponse est sans doute gommé par les greffiers au moment de la copie de l’enquête. Une simple comparaison entre les témoignages portés devant l’officialité de Beauvais et ceux portés devant le bailliage souligne encore davantage le formalisme des procédures des justices ecclésiastiques. Ce formalisme ne laisse cependant pas entendre que l’écrit produit au sein des officialités est dénué de toute signification : les sentences d’excommunication sont elles-mêmes investies d’effets surnaturels, et certains justiciables illettrés attachent un grand respect à l’écrit dans sa matérialité, faisant reposer la validité de leur mariage sur de faux certificats.

Maîtrise de l’écrit et maîtrise du droit au travers des stratégies déployées dans les affaires matrimoniales. — La médiation des procureurs est perceptible dans les documents du bailliage. Ainsi le procureur d’Antoinette Thiot, femme de vigneron et demanderesse en justice pour une obligation passée sous contrainte, emploie les lieux communs de la séparation de biens et de corps ainsi que des arguments empruntés au droit canonique pour démontrer que sa cliente n’était pas consentante au moment de passer une obligation. Dans le cas des justiciables de l’officialité de Noyon, on peut penser que la médiation entre le droit canonique et les justiciables se fait par les justiciables eux-mêmes qui se donneraient mutuellement des conseils pour obtenir plus facilement dispense. L’officialité de Beauvais ne laisse en revanche qu’une très faible marge de manœuvre à ses justiciables. En outre, les prêtres desservants exercent eux-mêmes une pression par le biais de la confession et de la privation des sacrements.

Chapitre IV
Quel ordre matrimonial ?

Ordre ecclésiastique, ordre social. — la vision ecclésiastique et la vision sociale du mariage convergent sur certains points ; en témoigne le rôle de la diffamation, reconnue à la fois par les justiciables et par l’Église comme motif valable de demande de dispense. Cependant, les poursuites engagées par l’officialité contre les délinquants matrimoniaux mettent en lumière un certain nombre d’écarts entre les deux conceptions : le scandale, en premier lieu, n’a pas la même signification pour les juges d’Église et pour les justiciables. Les enfants illégitimes sont un motif pour lequel les impétrants sont appelés à demander dispense, tandis que leur existence est perçue comme une circonstance aggravante du côté des juges. Enfin, le fondement économique du couple n’est pas pris en compte par l’évêque, contrairement aux justiciables du bailliage.

La justice au sein du couple, tentatives d’approche. — La première manifestation de la justice au sein du couple serait la violence conjugale. Cette violence peut-être normée, c’est-à-dire reconnue et appelée par l’entourage du couple lorsque l’autorité maritale est bafouée. Toutefois, l’entourage est le premier à intervenir lorsqu’il juge que cette violence est excessive. Enfin, la violence conjugale n’est pas exclusivement une violence physique : le cas d’Anne Toubert met en scène une femme qui gère seule les affaires du commerce familial et prend des décisions à l’insu de son mari. Plus généralement, la mésentente des époux est provoquée par une discordance des humeurs, qui se traduit par une rupture de la communication entre les conjoints et, parfois, l’abandon pur et simple du domicile conjugal. La mauvaise gestion des biens est également à l’origine de la plupart des séparations de biens, le mari étant attaqué à la fois pour sa vie dissipée, ses mauvais marchés, ou tout simplement sa négligence. Enfin, derrière ces affaires se dessinent en négatif les devoirs mutuels des conjoints : le bon époux doit à sa femme le toit et la nourriture, tandis que la femme doit être gardienne de son corps afin de garantir la pureté de son lignage.


Deuxième partie
Le mariage devant le juge


Chapitre premier
En théorie, quel juge pour le mariage ?

Évolution générale de la juridiction ecclésiastique. — Depuis la fin du Moyen Âge, on observe une évolution de la compétence, sur les laïcs comme sur les clercs, qui se fait au détriment des juridictions ecclésiastiques et au profit des juridictions séculières : les justices ecclésiastiques ne sont plus compétentes sur les laïcs qu’en ce qui concerne l’administration des sacrements. Les compétences spirituelles de l’Église sont elles-mêmes touchées, puisque les sentences d’excommunication peuvent être cassées par les juridictions séculières grâce à la procédure d’appel comme d’abus. En matière civile, la compétence de l’Église sur les clercs s’est réduite du fait de la tendance de ces derniers à privilégier un règlement devant les tribunaux laïcs, tandis qu’en matière criminelle, cette compétence est réduite à une justice disciplinaire. Enfin, l’Église ne peut plus faire appréhender les clercs en raison de la théorie du territoire. La prison est rarement utilisée, et les condamnations de laïcs à l’amende ne s’observent que dans le cadre des procédures d’obtention de dispense.

L’ambiguïté de la matière matrimoniale : contrat et sacrement. — La conception médiévale de la double nature contractuelle et sacramentelle du mariage est reprise par les juristes gallicans qui accordent une plus grande importance à la dimension contractuelle du mariage afin de donner une légitimité à l’intervention séculière dans la législation matrimoniale. Dès lors, Arnould Bethery de la Brosse souligne l’évolution moderne vers une conception politique du droit matrimonial, où les deux puissances rivales que sont l’Église et la monarchie se disputeraient le droit d’établir des empêchements dirimants au mariage. À cela s’ajoute le fait que les législations tridentine et royale sont toutes deux ambiguës : les Pères du concile de Trente se sont prononcés sur la forme de l’administration du sacrement, mais pas sur ses fondements doctrinaires, laissant une grande liberté d’interprétation. D’autre part, la législation royale prévoit de casser les mariages conçus sans le consentement parental, mais ne précise pas si elle touche au contrat plutôt qu’au sacrement. Dès lors, les juristes gallicans exploitent cette ambiguïté pour asseoir la souveraineté du pouvoir royal en matière matrimoniale.

Juges ecclésiastiques et juges séculiers : rivalité ou collaboration ? — Si les juristes gallicans s’appuient sur la séparation des deux natures contractuelle et sacramentelle du mariage pour fonder l’intervention royale dans la législation royale, ils ont beau jeu de démontrer l’interdépendance dans la pratique de ces deux dimensions et l’impossibilité de les séparer, de sorte que le pouvoir séculier aurait une compétence presque exclusive sur le mariage. Les juristes considèrent que le juge ecclésiastique ne peut connaître des questions de fait, de sorte qu’il ne lui revient pas de juger certains crimes comme l’adultère, pourtant étroitement lié à la discipline matrimoniale et au sacrement. Dans la pratique, on observe une collaboration entre les juridictions ecclésiastiques et séculières, la première faisant parfois appel au bras séculier pour l’exécution de ses sentences, et la seconde demandant à l’évêque la publication de « monitoires à fin de révélation », dans le but de faciliter la recherche de criminels. Les concurrences véritables existent entre juridictions ecclésiastiques elles-mêmes : dans l’affaire du sieur de Recourt, l’évêque Nicolas Choart de Buzenval semble se positionner en faveur de la validité du mariage à la gaulmine de Marie de Recourt, tandis que l’évêque de Laon soutient le père de la jeune fille et avec lui le consentement parental.

Chapitre II
La compétence ecclésiastique sur les concubinages

Naissance du concubinage en tant que délit au concile de Trente. — En imposant l’obligation de la présence du curé au moment de la cérémonie nuptiale, le concile de Trente met fin à la théorie des mariages présumés : cette théorie permettait de légitimer un certain nombre de concubinages stables. Le concile de Trente interdit donc toute possibilité de vivre en couple sans avoir été publiquement marié. La nouvelle conception tridentine n’apporte donc plus la souplesse que permettaient les mariages présumés dans la conclusion des mariages. Par ailleurs, la pratique de l’officialité de Beauvais fait la synthèse des différentes infractions matrimoniales que sont l’adultère et la bigamie, notamment par l’emploi du terme générique de « concubinage », qui permet d’englober toutes les catégories de population, tandis que l’adultère est un crime à connotation féminine, et la bigamie est elle-même désignée par les canons du concile de Trente comme un crime plutôt masculin. La désignation neutre de « concubinage » permet donc de conserver une compétence large, y compris sur des crimes qui relèvent en temps normal de la juridiction séculière.

Concubinages et clandestinités. — Si l’on considère que les mariages présumés sont des mariages clandestins, on peut penser que le concubinage est un prolongement de cette clandestinité. L’absence de publication, la célébration du mariage en dehors de la paroisse et du diocèse d’origine des contractants, l’absence de lettres de l’évêque ou du curé de paroisse sont des facteurs qui contribuent à qualifier un mariage de clandestin : ce mariage n’étant pas valide, il est dès lors qualifié de concubinage par l’officialité de Beauvais. D’autres concubinages sont intrinsèquement liés à la clandestinité : il s’agit des concubinages stables, pour lesquels les concubinaires ne peuvent ou ne veulent pas se séparer, tout en n’ayant pas la possibilité de se marier. Ces concubinages se distinguent du concubinage au sens moderne du terme, c’est-à-dire de l’union libre, du fait de la volonté exprimée par les contractants de se marier.

Chapitre III
La compétence sur les conflits conjugaux

Les ruptures de promesses. — En raison de l’existence de la théorie des mariages présumés, les affaires de ruptures de promesses font légion au sein des officialités à la veille du concile de Trente. À l’époque moderne, l’ensemble des juristes gallicans tend à mettre en avant le fait que les promesses de mariage ne doivent plus être un lien contraignant et insiste sur la liberté du consentement au mariage, de sorte qu’à la fin de l’Ancien Régime, la compétence des officialités sur les affaires de ruptures de promesses est perçue comme une excentricité. En outre, les affaires de séduction et de grossesses, qui étaient une jurisprudence propre aux tribunaux d’Église à la veille du concile de Trente, sont portées à l’époque moderne devant les tribunaux séculiers.

Séparation de biens, séparation de corps. — La procédure de séparation de biens et de corps s’est élaborée au sein des tribunaux ecclésiastiques à la fin du Moyen Âge. À l’époque moderne, cette jurisprudence est reprise par les juristes gallicans qui en donnent une interprétation stricte. L’absence d’octroi de séparations de corps au sein de l’officialité de Beauvais s’expliquerait peut-être par la dissociation entre mariage-contrat et mariage-sacrement : parce que l’officialité ne traite plus que du sacrement, il n’est plus possible de se pourvoir devant elle pour des raisons humaines et matérielles, tandis que le bailliage de Beauvais offre quant à lui cette possibilité. En effet, les affaires de séparation de biens portées devant le bailliage de Beauvais sont également, pour nombre d’entre elles, des affaires de séparation de corps : les plaidoiries attestent souvent d’une séparation de fait manifesté par un abandon du domicile conjugal par l’un des conjoints.

Les séparations de fait : une mise en défaut de la compétence ecclésiastique. — Les poursuites engagées par l’officialité pour séparation de fait sont en nombre presque aussi conséquent que celles engagées pour concubinage, mais elles sont moins visibles en raison de la moindre proportion de documents que ces affaires suscitent. La procédure contre Charles Haulleville et Perrette Blanchet, engagée pour séparation de fait, présente de nombreuses similitudes formelles avec les monitoires pour concubinage, ce qui laisse penser que l’évêque perçoit concubinages et séparations de fait comme un même désordre auquel les censures canoniques doivent remédier. Par ailleurs, séparations de fait et concubinages sont intrinsèquement liés, les premières étant souvent à l’origine des seconds : ainsi, dans le cas de la bigamie, l’un des concubinaires a été marié avec un premier conjoint dont il a été séparé de fait avant de se mettre en concubinage avec une autre personne. Parce que concubinages et séparations de fait sont considérés comme un même désordre et sont intrinsèquement liés, l’officialité de Beauvais fait usage d’une même répression pour ces deux délits matrimoniaux. Ce faisant, l’interprétation rigoriste qu’elle donne au droit canonique ôte toute souplesse à l’institution matrimoniale, ce qui participe sans doute à une désaffection des justiciables pour le tribunal de l’évêque et alimente ainsi la compétence du bailliage de Beauvais.


Conclusion générale

À l’époque moderne, le prêtre devient un acteur incontournable du mariage : interlocuteur privilégié de l’évêque, il n’a certes pas un rôle actif dans la formation du sacrement, mais il joue un rôle d’administrateur et de surveillant de la discipline matrimoniale. Le fait que le pouvoir royal s’appuie sur lui pour le contrôle des publicités et la rédaction des registres de mariage ne signifie pas qu’il est devenu un officier public sécularisé, mais l’associe étroitement à l’établissement de l’état civil, ce qui, au moment de la Révolution, participe à la sécularisation du mariage. L’évolution qui touche la manière de juger le contentieux matrimonial sous l’épiscopat de Nicolas Choart de Buzenval semble, à bien des égards, contribuer à la séparation entre les deux natures contractuelle et sacramentelle du mariage : les monitions et censures fulminées par l’évêque de Beauvais correspondent à une volonté de faire respecter le sacrement sans tenir compte de la réalité contractuelle, humaine et économique du couple. Elles participent également d’une effectivité qui s’inscrit dans une alliance verticale entre l’évêque et Dieu. Le bailliage de Beauvais, au contraire, s’oriente davantage vers la dimension économique du mariage ainsi que sur la discordance des humeurs qui peut régner au sein du couple : le traitement de la violence conjugale au sein de la justice du bailliage témoigne d’une interaction entre les normes sociales et les normes judiciaires de l’Ancien Régime. De fait, il semble que le bailliage de Beauvais serait plus apte à apporter une solution aux couples en conflit, notamment en accordant les séparations de corps et de biens : le divorce est d’ailleurs lié au processus de sécularisation du mariage, puisque dans la loi du 20-25 septembre 1792, c’est le décret sur le divorce qui permet de définir une conception séculière du mariage. Si la compétence élargie de l’officialité de Beauvais cesse d’exister avec la mort de Nicolas Choart de Buzenval en 1679, l’activité de l’officialité de Noyon perdure jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. À l’occasion des enquêtes menées dans le cadre des procédures d’obtention de dispense, les questions posées aux impétrants font cohabiter une interprétation tridentine et consensualiste du sacrement de mariage avec les nouvelles exigences royales de consentement parental. Ces questions témoignent également d’une volonté de catéchiser les futurs époux en vérifiant leur connaissance des fondements du sacrement : par ce biais, l’Église conserve une influence considérable sur la société jusque dans la première moitié du xxe siècle.


Annexes

Bailliage de Beauvais. — Nous avons rassemblé ici une quinzaine de dossiers issus des actes du greffe du bailliage : la production de ces actes s’étend sur toute la période étudiée, depuis le milieu du xviie siècle à la veille de la Révolution, et présente une grande variété d’affaires qui parfois n’ont qu’un rapport indirect avec le mariage. Nous espérons ainsi offrir un panorama complet du contentieux matrimonial avant d’aborder celui, plus spécifique, qui se laisse entrevoir dans les archives de l’officialité de Beauvais.

Officialité de Beauvais. — Les dix monitoires de l’officialité de Beauvais s’étendent sur une période resserrée (1640 à 1710), ils portent exclusivement sur des couples concubinaires ou séparés de fait. Les dossiers sont cependant très complets : ils sont composés pour la plupart de correspondances entre un prêtre desservant et le greffier de l’officialité de Beauvais, ainsi que de sentences de monition ou d’excommunication fulminées par l’évêque Nicolas Choart de Buzenval.

Officialité de Noyon. — La production de l’officialité de Noyon, d’un grand formalisme, a cependant permis l’établissement d’une grille d’analyse à partir des questions les plus fréquemment posées par les enquêteurs. Du fait de ce formalisme cependant, nous avons choisi de n’éditer que deux dossiers de dispense qui se distinguaient par leur originalité.