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École des chartes » thèses » 2013

Devenir imprimeur-libraire en Basse-Normandie au XVIIIe siècle

Les stratégies de la maison Chalopin


Introduction

Les Chalopin sont aujourd’hui renommés pour avoir été d’importants imprimeurs de la Bibliothèque bleue. En réalité, les Chalopin ne lancent ces impressions qu’à la Révolution ; elles ne caractérisent donc la production de l’atelier qu’au xixe siècle. Au-delà de cette production tardive, la maison Chalopin demeure encore largement méconnue : à la Révolution, cela fait pourtant plus de cinquante ans que l’atelier fonctionne, plus d’un siècle que leur librairie est ouverte ! Six libraires et imprimeurs-libraires se succèdent en effet à la tête de cette entreprise en activité à Caen pendant deux siècles, de l’installation de Charles dans les années 1660 à la mort du dernier imprimeur, Pierre-Théodore, en 1832.

Il convient donc de découvrir comment les Chalopin, simples libraires à la fin du xviie siècle, réussissent le tour de force, au milieu du xviiie siècle, d’ouvrir et de faire prospérer leur atelier. Notre travail se limite à l’Ancien Régime, pour des raisons qui tiennent tant aux sources qu’à la logique de notre étude : la production de l’atelier se modifie après un changement à la tête de l’entreprise qui amène l’introduction de la Bibliothèque bleue et, de manière plus générale, l’encadrement du métier et la situation économique sont bouleversés à la Révolution. Ces travaux s’attachent ainsi à saisir la manière dont les Chalopin et plus particulièrement Pierre, le créateur de l’atelier, parviennent à surmonter un contexte a priori désavantageux pour les imprimeurs de province, en exploitant au mieux tous les atouts de la Basse-Normandie. Grâce à l’étude de leur commerce de librairie et de la production de leur atelier dans un large xviiie siècle, nous serons alors en mesure de mettre à jour les mécanismes qui les mènent à la Bibliothèque bleue. Réaliser la monographie d’un atelier provincial du xviiie siècle est rarement possible, du fait de l’absence de sources ; au-delà du cas particulier des Chalopin, cette thèse ambitionne plus largement d’enrichir notre connaissance du circuit des livres au xviiie siècle, dans ses aspects économique, politique, social et culturel.


Sources

Dans l’ensemble, peu d’archives d’imprimeurs ont été conservées. Deux documents exceptionnels, conservés en série F et série J des archives départementales du Calvados et provenant de l’atelier Chalopin, constituent donc nos sources principales pour le xviiie siècle. Il s’agit d’un grand livre, tenu par les Chalopin des années 1730 à 1760, et d’un livre de copie-lettres, tenu de 1776 à 1789 et à partir duquel une base de données a pu être créée. Extrêmement riches, ces documents n’en sont pas moins isolés, car il n’existe pas de « fonds » Chalopin. Des renseignements ont donc été cherchés dans un très grand nombre de séries des archives du Calvados. Pour les archives d’Ancien Régime, il convient de souligner plus particulièrement les séries B (juridictions) et D (université), qui nous ont permis de retracer les carrières des Chalopin, de même que la série C (intendance), qui constitue en outre une source essentielle pour étudier les conditions du commerce en Basse-Normandie. Les archives notariales (sous-série 8E) et cadastrales (sous-série 3P) ont été particulièrement utiles pour localiser la boutique et les loges en champs de foire des Chalopin. Les documents relevés au sein des archives révolutionnaires (série L) ou dans les séries d’archives modernes M et O (administrations départementale et communale), R (affaires militaires), T (enseignement) et U (justice) n’ont été pour l’instant que ponctuellement utilisés, puisque notre thèse se limite à l’activité des Chalopin avant la Révolution. Ces sources départementales ont été complétées par des recherches ponctuelles aux Archives nationales, notamment au sein de la série V (Grande chancellerie et Conseil), ainsi qu’à la Bibliothèque nationale de France dans les archives de la chambre syndicale de la Librairie à Paris et dans la collection Anisson-Duperron, conservées au département des manuscrits. Éparpillées mais particulièrement variées, nos sources nous renseignent sur le commerce, la production, mais aussi la vie familiale des Chalopin, de la fin du xviie siècle au début du xixe siècle.


Chapitre premier
La librairie caennaise des Chalopin dans le premier xviiie siècle


Être libraire à Caen au xviiie siècle. — Dès la fin du xviie siècle, la majeure partie des Caennais est alphabétisée : au milieu du xviiie siècle, 80 % d’entre eux savent lire. Caen, chef-lieu de généralité, rassemble en outre une population hétéroclite aux centres d’intérêt divers. Sans doute sensible à ce potentiel, Charles Chalopin, fondateur de la dynastie, s’installe comme imprimeur-libraire à Caen en 1666, après y avoir effectué son apprentissage. Mais un règlement de 1704 fixe à quatre le nombre d’imprimeurs à Caen et René, fils de Charles, échoue à obtenir l’une d’entre elles. Les Chalopin ne manquent pourtant pas d’ambition ni de ténacité et René s’efforce d’assurer les meilleures chances à son propre fils Pierre. Lui-même se contente d’être reçu libraire et reprend le commerce de son père.

Le réseau des Chalopin avant leur accès à l’imprimerie. — Pour répondre à la demande de ces publics variés, les Chalopin commandent à des imprimeurs ou libraires de trois grands centres de production – Rouen d’abord, Paris et Lyon ensuite – des ouvrages variés, chers et vendus à quelques exemplaires, réservés aux élites caennaises, mais aussi quelques titres scolaires ou de dévotion, meilleur marché et en grand nombre, destinés à tous. La ville de Caen constitue alors leur débouché principal, tandis que leur réseau « secondaire » de petits libraires bas-normands est peu exploité. Dans les années 1740, ils accaparent le marché des livres « à l’usage des écoles », délaissé par les autres libraires et imprimeurs bas-normands : les Chalopin perçoivent en effet tout le potentiel de ce marché à Caen mais aussi en Basse-Normandie, terre d’alphabétisation précoce où ces impressions populaires, utiles et accessibles à tous, trouvent facilement leur public.


Chapitre II
Commercer en Basse-Normandie


Les voies et moyens de communication. — Les Chalopin profitent de l’amélioration des voies et moyens de communication en Basse-Normandie, tout au long du xviiiesiècle, pour étendre leur activité commerciale au-delà de Caen. Le port de Caen, atone, reste un outil d’appoint auquel les Chalopin ont de moins en moins recours. C’est la densification du maillage routier secondaire autour de la ville dans le second xviiie siècle qui accompagne l’expansion de leur réseau commercial dans la région d’abord, puis au-delà. L’essor de leurs échanges leur permet en outre de préférer les rouliers, transporteurs en gros, aux messagers ayant le monopole des envois pesant moins de cinquante livres. Les rouliers présentent moins de garanties et sont plus lents que les messagers, mais la nature de la marchandise, non périssable, l’amélioration des conditions de circulation et, surtout, leurs tarifs extrêmement compétitifs, compensent largement ces défauts.

Les foires de Caen et Guibray : archaïques ou dynamiques ? — Les foires sont souvent perçues comme des structures commerciales déjà désuètes au xviiie siècle. Le rôle que les foires de Caen, au printemps, et de Guibray, fin août, jouent dans le commerce des Chalopin vient pourtant contredire cette idée, ou du moins la nuancer : « Faire une bonne foire » est l’une de leurs préoccupations essentielles. Les foires concentrent en effet transporteurs, marchands et produits en un même point et permettent une accélération des échanges. Loin d’être coupées de la pratique commerciale journalière des Chalopin, les foires en constituent souvent le point d’arrivée (apurement de comptes) ou de départ (commandes, envois). Dans un contexte monétaire difficile, ces rassemblements de marchands facilitent en outre les échanges financiers placés sous le contrôle de juridictions spécialisées. Ce sont enfin des lieux d’échanges sociaux et les Chalopin profitent pleinement de ces occasions pour rencontrer les professionnels du livre de la région et des régions avoisinantes. Une fois devenus imprimeurs, les Chalopin n’hésitent pas à acheter puis agrandir leurs propres loges en champ de foire : loin d’être archaïques, les foires de Caen et de Guibray constituent au contraire pour les Chalopin un instrument de développement et de croissance essentiel.

Moyens de paiement : les usages des Chalopin. — Les différents modes de paiement employés par les Chalopin au xviiie siècle, loin d’être anodins, reflètent l’évolution de leurs activités. Le paiement en liquide, dans un contexte où l’argent se fait rare, et le troc, sont trop rudimentaires et rigides, et les Chalopin n’y recourent que ponctuellement. En tant que simples libraires, ils recourent aux services de banquiers au moyen de « lettres de change bancaires » : les Chalopin remettent l’argent au banquier qui se charge ensuite, grâce à son réseau, de rembourser leur créancier installé hors de Caen. Mais cela implique, évidemment, des frais. Ce n’est pas le cas du « billet à ordre », sorte de reconnaissance de dette dont le débiteur fixe l’échéance avant de l’adresser à son créancier. Celui-ci s’en sert souvent pour payer ses propres créanciers, qui se chargent alors de se présenter au domicile de l’émetteur pour obtenir la somme due. Le « billet à ordre » évite de recourir au réseau du banquier parce qu’il s’appuie sur celui du marchand : il lui est d’autant plus facile de négocier ses billets à ordres qu’il a de nombreux correspondants. Lorsque les Chalopin développent leur activité éditoriale dans les années 1740, ils étendent et densifient leur propre réseau : le « billet à ordre » devient alors l’instrument de leur autonomie financière et leur permet d’organiser leurs dépenses. Que ce soit pour payer ou être payés, ils le préfèrent en effet à la brusque lettre de change « marchande », tirée par un marchand qui en impose l’échéance à son débiteur. Les Chalopin, personnellement très ponctuels, préfèrent d’ailleurs accorder des délais à leurs débiteurs si nécessaire, plutôt que d’engager des procédures longues et coûteuses. Le cas échéant, ils savent exploiter leur réseau pour réclamer leur dû.


Chapitre III
Une boutique de libraire : gérer son argent – les moyens de gestion


Les textes de référence. — Faire prospérer son commerce implique de pouvoir connaître avec précision ce qu’on doit et ce qui est dû, sous peine de finir criblé de dettes : les Chalopin, prudents, tiennent donc plusieurs registres afin de gérer leurs affaires. À la fin du xviie siècle, l’État rend obligatoire la mise par écrit de la comptabilité commerciale pour des raisons judiciaires : les livres des négociants, auxquels l’ordonnance sur le commerce de 1673 consacre un titre entier, doivent pouvoir servir de preuve. Ce texte se révèle rapidement insuffisant et l’un de ses rédacteurs, Jacques Savary, publie Le parfait négociant en 1675, manuel théorique et pratique. L’auteur souligne le rôle d’une gestion rigoureuse dans la bonne marche d’un commerce et présente les différents livres à tenir, plus ou moins nombreux suivant le volume d’affaires traitées. Ces deux textes permettent donc de mieux apprécier la complexité de l’entreprise des Chalopin.

Les archives commerciales des Chalopin. — Les Chalopin gèrent leur boutique grâce à des archives de nature variée : correspondance active comme passive, livres journaux (d’achat, de vente à crédit ou de caisse) à partir desquels le grand livre récapitule le crédit et le débit de chaque marchand, carnets de dettes passives et de commande, inventaires ainsi que certains livres spécifiques au temps de foire. Elles leur permettent de gérer les stocks de marchandises, suivre les commandes expédiées ou reçues, faire leurs comptes ou défendre leurs droits. Si les Chalopin se contentent d’abord de tenir quelques livres, bien suffisants pour leur commerce de libraires caennais, ils les multiplient et les améliorent lorsque leurs activités d’imprimeurs augmentent et complexifient leurs échanges commerciaux. Grâce à leur gestion intelligente et soigneuse, les Chalopin sont en mesure d’accompagner et soutenir le développement de leurs affaires. Très bien tenus, ces livres constituent des sources essentielles.

Qui tient ces livres ? — Plusieurs personnes ont accès aux archives de la maison Chalopin, mais de manière restreinte suivant les cas. Les dames et demoiselles Chalopin participent à la vie de l’entreprise aux côtés de leur mari ou père à qui elles servent souvent de secrétaires. Elles prennent peu d’initiatives mais se montrent parfaitement capables, lorsque Pierre et Pierre-Jean-Aimé sont absents, d’expédier les affaires courantes : Catherine, l’épouse de Pierre-Jean-Aimé, se charge quotidiennement de payer les ouvriers et de dresser les factures. Certains ouvriers – le garçon de boutique, le prote – prennent parfois le relais pour prendre les commandes ou copier les lettres. Suivant les conseils de Savary, les Chalopin père et fils se réservent néanmoins certains registres comptables délicats à tenir et sont ainsi certains que leurs affaires sont bien gérées.


Chapitre IV
Devenir imprimeur


Les stratégies de Pierre Chalopin. — René, simple libraire, prend soin d’assurer à son fils Pierre une solide formation théorique et pratique auprès d’imprimeurs caennais, rouennais et parisien afin qu’il puisse devenir imprimeur si l’occasion se présente. Mais les places sont rares et, en 1745, Pierre échoue à obtenir celle de la veuve Godes-Rudeval. La même année sont créés des offices d’inspecteur-contrôleur, qui permettent à leurs titulaires d’exercer le métier de la communauté dont ils ont la charge. Pierre y voit le moyen de contourner le quota pesant sur les places d’imprimeurs, se porte acquéreur de l’office pour la communauté des imprimeurs-libraires de Caen et ouvre son atelier en 1746. Pour désamorcer toute critique et respecter les quotas, il propose, dès que l’occasion s’en présentera, de prendre la place de l’imprimeur Doublet : il l’obtient en 1758 après s’être défait de son office d’inspecteur. Grâce à son habilité et sa prudence, Pierre devient alors un maître imprimeur à part entière.

Ouverture et développement de l’atelier. — Les Chalopin sont installés depuis 1720 rue Froide-Rue. En 1746, Pierre aménage temporairement sa boutique pour installer son atelier puis achète en fin d’année les bâtiments de l’arrière-cour. Le corps de logis donnant sur la rue accueille à nouveau boutique et famille, tandis que les locaux à l’arrière sont consacrés aux diverses activités de l’imprimerie ; le troisième étage accueille alors l’atelier. Pierre équipe son atelier des quatre presses réglementaires, achetées d’occasion, puis en acquiert de nouvelles lorsque son activité s’accroît : à la veille de la Révolution, il en possède six.

De l’or en plomb : les caractères d’imprimerie. — Pour satisfaire aux règlements, Pierre rachète d’abord à des imprimeurs des fontes d’occasion mais préfère en commander des neuves au fondeur parisien Sanlecque à partir des années 1750. Dès 1758, l’atelier des Chalopin est le mieux fourni de Caen, car ils n’hésitent pas à investir pour augmenter la qualité et la quantité de leur matériel : le rachat des fontes quasi-neuves de l’atelier rouennais des Ferrand en 1776 leur permet d’enrichir à peu de frais leur équipement. Pierre ne dispose d’aucun fonds de caractères lorsqu’il ouvre son atelier, et ses choix traduisent la politique éditoriale qu’il entend mener : il délaisse les impressions « savantes » (caractères grecs, gravure sur cuivre), pour des productions soignées (fontes neuves, vignettes typographiques) mais « grand public » (gravure sur bois, fonte de notes pour ouvrages liturgiques).

Les ouvriers, force vive de l’atelier. — L’analyse du personnel nous permet de connaître l’importance et la nature de la production de l’atelier. Dès 1757, l’effectif des Chalopin est le plus important à Caen et continue à croître jusqu’à atteindre une douzaine d’ouvriers dans les années 1780. Contrairement à bon nombre de leurs collègues, ces ouvriers sont très sédentarisés – certains n’ont même jamais connu d’autres ateliers – et travaillent dans une ambiance presque familiale. On trouve parmi eux un compositeur pour trois pressiers tout au long du second xviiie siècle : c’est donc le résultat d’un choix réfléchi et constant. Ce déséquilibre apparent entre casses et presses s’expliquerait par des rééditions aux tirages élevés.

De Pierre à Pierre-Jean-Aimé. — Prudents comme à leur habitude, les Chalopin ont d’abord à cœur d’assurer la sécurité de l’entreprise et réussissent à obtenir de la chancellerie qu’elle accorde à Pierre la survivance de son fils, si ce dernier venait à mourir avant son père. Pierre démissionne alors et un concours est ouvert pour sa place en 1784, conformément au nouveau règlement de 1777. Son fils Pierre-Jean-Aimé l’emporte sans grande difficulté et se fait recevoir maître. Formé dans l’atelier paternel, il y travaille pour son père comme prote et garçon de boutique depuis plus de vingt-cinq ans. Quoique Pierre-Jean-Aimé prenne désormais plus d’initiatives – il décide en 1788 de produire des ouvrages de la Bibliothèque bleue –, le passage de témoin se fait sans heurt.


Chapitre V
Petits éditeurs, gros imprimeurs


De la difficulté d’être imprimeur en province au xviiie siècle. — Pour surmonter leur éloignement géographique, les Chalopin font appel à leurs correspondants parisiens pour les représenter auprès des services centraux. Mais les imprimeurs de la capitale profitent d’un avantage réel sur leurs confrères de province grâce, notamment, au système des privilèges d’impression qui leur assure le monopole des nouveaux titres. Les Chalopin ne peuvent compter sur les impressions administratives pour survivre ; ils se refusent cependant à contrefaire quoi que ce soit et se montrent toujours soucieux de rester dans la plus parfaite légalité. Ils choisissent alors la dernière voie qui s’offre aux imprimeurs provinciaux : la réédition d’ouvrages déjà anciens.

La production des Chalopin dans le second xviiie siècle. — Dès son ouverture, l’atelier des Chalopin tourne grâce aux tirages massifs de peu de titres. Tout d’abord des almanachs : l’Almanach de Caen, rédigé par les Chalopin eux-mêmes dès 1746, ouvre la voie à beaucoup d’autres dont les impressions massives rythment chaque fin d’année. Spécialité des Chalopin avant même qu’ils ne soient imprimeurs, les livrets d’écoles (Abécédaires, Matines, Instruction de la jeunesse) sont les plus fréquemment remis sous presse. Les livres d’église et de dévotion constituent un troisième pôle majeur. Simples rééditions, les Heures et livres de prières constituent pourtant les best-sellers de l’atelier : les premiers titres s’écoulent chaque année à plusieurs milliers d’exemplaires. Les Chalopin s’appuient en outre sur l’activité des missions de prédication pour vendre nombre de Cantiques, mais leurs rééditions sont du même coup plus aléatoires. À cela s’ajoute quantité de livrets de dévotion et de pèlerinage, vendus plus particulièrement à la Délivrande. Dans un tout autre genre enfin, il arrive aux Chalopin d’imprimer mémoires judiciaires et autres travaux de ville. Leur production se caractérise donc par des rééditions, généralement en petits formats, de quelques titres massivement diffusés auprès d’un vaste public ; c’est dans cette même logique que Pierre-Jean-Aimé décide ensuite d’imprimer des livrets de la Bibliothèque bleue.

Le choix d’une politique éditoriale modeste. — La politique éditoriale tracée par Pierre à l’ouverture de l’atelier n’est pas seulement imposée par un contexte difficile. En 1777, le gouvernement réforme le système des privilèges et met en place une sorte de « domaine public » afin d’améliorer l’accès des ateliers provinciaux aux éditions, sinon originales, du moins récentes. Les Chalopin s’en désintéressent complètement ; pour eux, la réforme est surtout un moyen d’enrichir leur catalogue d’autres titres d’ouvrages « classiques », dont la permission est délivrée gratuitement. Leur politique éditoriale, voulue et réfléchie, est donc modeste par choix. C’est également le cas des quelques éditions originales produites après 1777. Les Chalopin rejettent les ouvrages qui risquent de leur valoir des ennuis et refusent d’éditer un livre dont ils ne pensent pas trouver le débit, soit parce qu’il ne correspond pas à leur catalogue, soit parce qu’ils en ont déjà trop du même genre. La majorité de leurs éditions originales est donc en réalité imprimée aux frais des auteurs, de petits ecclésiastiques bas-normands. Seuls quelques rares ouvrages sont entièrement édités aux frais des Chalopin qui mènent alors de véritables campagnes publicitaires. Mais leur politique éditoriale consiste surtout à prendre le moins de risques possibles grâce à l’édition de succès annoncés.


Conclusion

Le succès des Chalopin n’est donc pas dû au hasard. Grâce à leur gestion consciencieuse, leur répugnance à prendre des risques commerciaux et leur honnêteté à toute épreuve, ils assurent une vraie stabilité à leur entreprise tout au long du xviiiesiècle. Mais leur prudence est mêlée d’opportunisme car les Chalopin savent faire preuve de dynamisme et de clairvoyance : ils sont prêts à saisir l’occasion de devenir imprimeur quand elle se présente, et exploitent à leur profit les ressources de Caen et de sa région pour augmenter leurs débouchés. Ils perçoivent enfin tout le potentiel commercial des rééditions bon marché destinées aux masses et en font leur spécialité, ce qui les mène à la Bibliothèque bleue. De cette manière, les Chalopin « inventent » un moyen de réussir pour des imprimeurs-libraires provinciaux au xviiie siècle.


Annexes

Plans et vue de Caen au xviiie siècle. — Arbres généalogiques des Chalopin (xviie-xixe siècle). — Tableau des titulaires d’une place de maître imprimeur à Caen. — Édition de divers actes concernant les Chalopin, libraires (accession à la maîtrise, mise en apprentissage, réception comme garde de la communauté) et de l’état des imprimeurs-libraires de Caen en 1730. — Liste des impressions commandées par les Chalopin, libraires. — Édition d’actes et de lettres retraçant les tentatives de Pierre pour obtenir une place d’imprimeur jusqu’à sa réussite (arrêts du Conseil, procès-verbaux du lieutenant de police de Caen, lettres de Pierre et de l’intendant au chancelier d’Aguesseau). — Édition de l’état des ouvrages imprimés par les Chalopin en 1777. — Tableaux dressés à partir de cet état (par genre éditorial, meilleures ventes, fréquence de réimpression). — Liste des titres tombés dans le « domaine public » en 1778 que les Chalopin souhaitent imprimer. — Lettre au sujet de l’Almanach de Caen. — Vues du livre de comptes (F 5421) et du livre de copie-lettres (1J 116) conservés aux archives du Calvados. — Base de données réalisée à partir du livre de copie-lettres (tableaux des adresses et des destinataires). — Livre de comptes : restitution d’un index avec renvoi à la foliotation et exemple de quelques comptes à Poitiers, Rouen, Paris et Sées. — Sources iconographiques (Almanach de cabinet, gravure de la foire de Guibray, atlas cadastral). — Tableaux et graphiques (réseau des Chalopin avant les années 1750, balance commerciale de comptes, billets à ordre et lettres de change bancaires).