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École des chartes » thèses » 2013

L’éloquence du pinceau

Écritures peintes et livres d’artiste dans l’œuvre de Jean Cortot


Introduction

Les inspirations de Jean Cortot sont littéraires, sa production de poèmes et de livres d’artiste foisonnante ; mais ni calligraphe, ni écrivain, il refuse tout autre qualificatif que celui de peintre. Il se déclare prédateur des textes – pour la plupart poétiques ou philosophiques – dont il couvre ses toiles et ses ouvrages illustrés : la littérature lui fournit l’énergie nécessaire à sa propre création. En 1965 est publié son premier livre à quatre mains, La charge du roi,avec un texte de Jean Giono ; sa série des Écritures peintes débute en 1967 et se poursuit depuis sous des formes diverses. Le peintre apporte à l’œuvre littéraire ce qui n’est pas de l’ordre de la signification mais peut l’éclairer : la matérialité de l’écriture et l’expressivité d’un tracé rapide, qui condense un ensemble de sens non narratifs. De même, ses portraits d’écrivains – visages esquissés en quelques traits vifs – tendent à ramener l’image à l’essentiel. Peindre les signes vise souvent à créer un contact direct entre une conscience individuelle et le monde extérieur. Les écritures sont intimement liées à la question de l’identité : constituées de caractères conventionnels, elles correspondent à une culture collective, mais leur tracé cursif est propre à chaque individu. Les travaux de Jean Cortot connaissent une évolution originale : les signes inventés, et donc indéchiffrables, peints à partir de 1967 laissent place à partir de 1974 à des citations et fragments de poèmes. Dans le premier cas, la dimension gestuelle de la peinture cherche une communication dans un tracé antérieur à la construction logique du discours. Dans le second, les emprunts littéraires pour l’élaboration d’une œuvre nouvelle, dans un temps où se côtoient écrivains et artistes de périodes différentes, posent l’existence d’un fonds commun de la création artistique. Les travaux de Jean Cortot sont, plus qu’une observation du monde, l’expression de l’artiste dans celui-ci.


Sources

La plupart des peintures de Jean Cortot sont présentes dans son atelier et dans sa collection particulière. Un incendie ayant détruit environ cent quatre-vingt tableaux en 1999, les représentations présentes dans les catalogues d’expositions et les ouvrages consacrés au peintre sont précieuses. Les œuvres à quatre mains et les livres illustrés demeurent très souvent chez les artistes et les écrivains qui y ont collaboré : beaucoup ont pu être consultés grâce à leur autorisation. D’autres sont conservés dans des bibliothèques publiques, pour la plupart à la réserve des Livres rares et précieux de la Bibliothèque nationale de France.

Des entretiens avec des artistes, des écrivains et des galeristes ont apporté un éclairage sur la réalisation d’œuvres communes et une ouverture sur les démarches d’autres peintres de l’écriture.

La conception des livres d’artiste est évoquée dans les correspondances échangées entre Jean Cortot et des écrivains comme Jean Tardieu, Kenneth White, André Frénaud et Michel Butor, les deux premières étant conservées à l’institut Mémoires de l’édition contemporaine, et les deux suivantes respectivement à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet et au département des manuscrits de la BNF. Les archives privées de Jeanne Busse contiennent elle aussi des lettres, ainsi que des œuvres de Jean Cortot et des photographies. Le fonds de la galerie Charpentier à la bibliothèque Kandinsky, la correspondance adressée par Jean Cortot à Bernard Dorival conservée à la bibliothèque de l’École normale supérieure Ulm Lettres et sciences humaines et les catalogues d’expositions, de Salons et de Biennales fournissent des renseignements sur les manifestations artistiques auxquelles le peintre a participé.

Plusieurs textes de Jean Cortot ont été publiés dans des revues, des catalogues d’exposition et dans la lettre de l’Académie des beaux-arts. Ses propos ont été enregistrés dans des émissions de Canal Académie et dans deux courts-métrages de 2000, l’un réalisé par Patrick Cazals, l’autre par Claude Guibert pour l’Encyclopédie audiovisuelle de l’art contemporain.


Première partie
Une biographie artistique de Jean Cortot Le choix de la peinture et un appétit littéraire


Chapitre premier
Un contexte familial déterminant dans la naissance d’une vocation artistique

En choisissant la peinture, Jean Cortot trouve une voie personnelle, tout en héritant de son environnement familial et de son père le pianiste Alfred Cortot un goût pour les arts et la littérature, ainsi que des souvenirs d’échanges avec des écrivains, parmi lesquels Paul Valéry. Sous l’impulsion d’Othon Friesz, son maître à l’Académie de la Grande-Chaumière, il est le fondateur avec Jacques Busse et Jean-Marie Calmettes du groupe de l’Échelle, en octobre 1942. L’année suivante, les aléas de l’Occupation viennent interrompre momentanément cette expérience. Jean Cortot trouve un emploi dans l’administration des musées de France : il inventorie les œuvres mises en dépôt au château de Brissac dans le Maine-et-Loire. Au sortir de la guerre, il obtient son propre atelier à Montparnasse, rue Lebouis. Il produit ses premières illustrations pour deux livres publiés en 1946 aux Éditions de la Vie réelle et conçoit un décor de ballet en 1953, mais il se consacre principalement à l’exercice de la peinture.

La chronologie de sa participation aux Salons parisiens – au Salon des jeunes peintres en 1950 et 1951, au Salon de Mai de 1946 à 1968 ou encore au Salon des Réalités nouvelles, consacré à l’art abstrait, à partir de 1972 – est révélatrice d’une peinture qui s’éloigne de la figuration. Les variations sur le thème des chantiers navals de La Ciotat sont une déclinaison des paysages ruraux ou urbains des années 1940 et 1950 : c’est avec l’une de ces compositions qu’il remporte en avril 1948 le prix Drouant-David de la Jeune peinture. De 1957 à 1961, la série des Villes ou encore celles des Brouillards et des Reflets jouent sur l’entrecroisement de lignes verticales et horizontales et sur le travail de la lumière. Si la référence à un élément du réel subsiste, le lien entre l’image et l’objet désigné par le titre devient moins évident. Il s’agit de transcrire par des moyens plastiques les impressions produites par les éléments contemplés ; Jean Cortot évolue vers des formes plus abstraites, non dans le sens d’une suppression de l’objet, mais dans celui de son intériorisation. De 1957 à 1959, les tableaux intitulés Correspondance sont les premiers à faire référence à l’écrit : ils représentent un amoncellement de rectangles suggérant des enveloppes et des missives. Les guerriers stylisés de l’ensemble des Combats qui débute en 1963 font quant à eux songer à des pictogrammes. Le graphisme, la schématisation et les thèmes qui s’imposent dans les travaux des deux décennies d’après-guerre en font les prémices des Écritures peintes.

Chapitre II
Parmi les peintres de la nouvelle École de Paris : expériences collectives et recherches sur les signes

Jean Cortot fait l’apprentissage de son art dans le Paris d’après-guerre. Il a été rattaché aux peintres que des expositions comme celles organisées à la galerie Charpentier par Raymond Nacenta – auxquelles il prend part de 1955 à 1961 – désignent sous le terme de seconde École de Paris. Dans les deux décennies d’après-guerre, ses recherches ne s’orientent pas encore vers le signe, mais le terrain sur lequel elles s’élaborent favorise cet infléchissement. La plupart des critiques et des artistes considèrent alors qu’on ne peut revenir à une représentation naturaliste, mais que la peinture non-figurative doit être renouvelée. Les peintres s’interrogent sur un contenu à donner à leur art pour pallier la perte de l’objet, entendue au sens d’abandon de l’imitation fidèle – car la plupart des peintres dits « abstraits » font référence à des éléments du réel ou à une sensation qui en découle. Certains d’entre eux considèrent la peinture comme un sismographe – terme repris par Jean Cortot pour qualifier la démarche à l’origine des Écritures – enregistrant les sentiments humains et les impressions du monde. Dépassant la supposée alternative entre figuration et abstraction, l’appel à une peinture dans laquelle le monde est intériorisé et la quête de sens largement partagée trouvent une résonance dans la représentation des signes. Comme beaucoup de peintres de sa génération, Jean Cortot est influencé par des recherches entreprises avant-guerre, de l’automatisme surréaliste qui a influencé la peinture gestuelle aux papiers collés cubistes semés de mots, en passant par les tableaux-poèmes de Paul Klee.

Chapitre III
Peintre des mots, après les années 1960 : une échappée ?

Les peintres appartenant à la première École de Paris étaient les figures de proue des avant-gardes du début du xxe siècle. Par sa formation, son esthétique, des techniques et des outils ne sortant pas du champ pictural, Jean Cortot s’inscrit dans cette filiation. Dès la fin des années 1940 et les années 1950, il bénéficie d’une reconnaissance, par la présence de plusieurs de ses œuvres au Musée national d’Art moderne comme par leur présentation dans des expositions à l’étranger – organisées notamment par l’Association française d’action artistique – parmi celles des autres peintres de la seconde École de Paris. Cette dernière voit sa position évoluer dans les années 1960 comme en témoignent le déclin des Salons créés après-guerre et une évolution des choix esthétiques dans les acquisitions de l’État. Cette décennie connaît l’essor de la peinture américaine et l’émergence en France de peintres qui s’éloignent de leur art de prédilection par l’introduction de matières et objets divers dans leurs tableaux, la fabrication de machines, ou le recours à des mises en scènes. Pour certains d’entre eux, le concept prime sur la forme. Dans ces deux versants de la création, de nombreux peintres ont utilisé l’écriture. Certains en ont fait le support d’une idée légitimant à elle seule l’œuvre d’art, la forme important peu ; d’autres lui ont donné une matérialité, les outils utilisés pour la tracer étant alors primordiaux. Loin d’opposer un refus de principe à certaines démarches de ses contemporains, Jean Cortot se sait perméable aux influences et affirme être fondamentalement un artiste de son temps. Peintre avant tout, il utilise les mots comme une matière, un élément plastique, et non comme le support d’une théorie. La modernité de sa démarche réside notamment dans l’utilisation d’éléments préexistants – les textes. De la fin des années 1960 au début des années 1990, l’État et les collectivités territoriales lui commandent des décorations murales au titre du 1 % artistique. Il connaît une nouvelle forme de reconnaissance avec son élection le 28 novembre 2001 à l’Académie des beaux-arts, au fauteuil d’Olivier Debré.


Deuxième partie
Projets communs et transversalité


Chapitre premier
Les relations entre peintres et écrivains facilitent le franchissement des frontières

Jean Cortot affirme fonder son travail sur un acte de prédation par lequel il s’approprie des écrits, majoritairement poétiques et philosophiques, pour en faire une œuvre nouvelle. Ils lui apportent le surcroît d’énergie nécessaire à sa propre création. Les auteurs qui sont l’objet de ses emprunts sont souvent ses contemporains. Il utilise plus rarement ses propres écrits dans ses toiles, quoique sa production de poèmes et de textes littéraires – autonome ou destinée à des livres d’artiste – soit loin d’être négligeable. Beaucoup des contemporains dont il s’inspire et avec qui il travaille à des projets communs sont des artistes qui écrivent ou des auteurs qui peignent. Il peut aussi s’agir, comme Jean Tardieu, d’un poète dont les écrits montrent la passion pour la peinture. Les œuvres de Jean Cortot sont parfois ambivalentes, entre le tableau et le livre, à l’image de l’Anthologie Jean Tardieu réalisée en 1980 et 1981 ou encore de travaux à quatre mains comme les Peintures manuscrites faites avec Julius Baltazar et les Rencontres écrites avec Mehdi Qotbi. Les lieux d’exposition des œuvres du peintre-poète – musées comme bibliothèques, salons de bibliophilie ou de peinture – témoignent de cette dualité.

Chapitre II
Le livre illustré, ou la rencontre de deux libertés

À partir de 1965 et de La charge du roi réalisé avec Jean Giono, les livres de Jean Cortot sont souvent conçus en collaboration avec un écrivain, plus rarement avec un autre artiste, la dualité du peintre-poète permettant cet échange : ils sont le lieu de rencontre de deux expressions. Les années 1980 à 2000 sont celles où sa production de livres d’artiste est la plus importante : elle s’élève à plus de deux cents sur la période. Le peintre refuse de se qualifier d’illustrateur, terme qui implique, dans les représentations courantes, une subordination de l’image au récit ; dans sa création, la première est loin d’être systématiquement postérieure au second. Manuscrit ou imprimé, le livre est prétexte à des expérimentations formelles, dans son architecture comme dans les matières employées. Certaines initiatives auxquelles il prend part – des livres tamponnés de Bertrand Dorny aux sept « minuscules » réalisés avec Pierre-André Benoit entre 1988 et 1991 – bouleversent les codes traditionnels de la bibliophilie. Dans la plupart de ses livres d’artiste, l’illustration se confond avec les arabesques de sa graphie.

Chapitre III
La non-figuration et la peinture des signes : un pont entre les arts ?

Activité annexe, Jean Cortot a utilisé des motifs semblables à ceux de sa peinture, figuratifs ou non, pour créer des cartons de tapisseries et tapis et concevoir des objets aussi divers que des tableaux-téléphones, un piano ou des décors pour services en faïence. Il a par ailleurs réalisé des vitraux pour la chapelle de Castels à Valence d’Agen en 2005, ainsi que des décorations murales. Les écritures peintes – motif bidimensionnel aisément adaptable – sont utilisées dans certaines de ces réalisations. Visant à transmettre une vie intérieure, elles dépassent la simple recherche d’un agencement agréable.

La diffusion de l’art non-figuratif a pu faciliter le rapprochement entre musique et peinture, particulièrement lorsque cette dernière utilise des signes et des écritures. Du réel, les deux arts retiennent des impressions vues à travers une sensibilité créatrice ; les deux langages sont formés de signes isolés aux combinaisons infinies. De nombreux auteurs se réfèrent à sa parenté avec Alfred Cortot pour établir des comparaisons entre l’art du peintre et la musique. Celle-ci est restée le domaine réservé de son père. Mais son genre de prédilection, la poésie, est sonore et rythmique par le jeu de la phrase et du vers. Par la composante gestuelle de son travail, l’artiste semble interpréter le texte – partition qui détermine son exécution. Au fondement de son art se trouve un processus de réappropriation avec ses propres moyens artistiques.


Troisième partie
Des signes inventés aux textes ouvragés : une démarche originale


Chapitre premier
L’écriture, image et sens

À partir de 1967, les premières Écritures peintes, qu’elles soient semblables à des cursives ou à des idéogrammes, indéchiffrables ou difficilement lisibles, laissent une grande place à l’invention d’un tracé personnel. Les Poèmes épars qui leur succèdent à partir de 1974, ainsi que les Onomagrammes des années 1980 et 1990, éclatent la phrase en mots et le mot en lettres, faisant apparaître l’atome du langage. Les poèmes qui se délitent symbolisent le retour des signes à un fonds commun, les rendant disponibles pour de futures élaborations textuelles. Le langage se recompose avec les Tableaux poèmes et les Tableaux dédiés, séries débutées respectivement en 1974 et 1986, ininterrompues depuis. En février 1999, un incendie consume l’entrepôt – deux réserves à Arcueil – dans lequel se trouvait une grande partie des œuvres de Jean Cortot et conduit à la perte d’environ cent quatre-vingt tableaux. Le peintre s’emploie alors à la réalisation de nouveaux Tableaux dédiés – associant extraits littéraires, reproductions photographiques et dessins – pour remplacer les anciens. Dès la fin de l’année 1999, il substitue par exemple Éloge de Jean Tardieu à l’Hommage à Jean Tardieu de 1988. Certaines séries sont entièrement dédiées à des poètes comme William Blake, Jean Giono – sur les soixante-quinze tableaux que comptait l’ensemble, un seul a subsisté après l’incendie – ou encore Paul Valéry. Les quelque cent quarante tableaux peints depuis 2005 autour de la Divine comédie de Dante constituent la dernière suite achevée à ce jour.

Jean Cortot ne revendique aucune appartenance à un mouvement artistique et refuse d’être inclus dans le groupe des peintres lettristes, même s’il leur a été associé au cours d’expositions, parfois dans des galeries spécialisées comme en 1985 à la galerie Broomhead, rue de Seine à Paris. Pour les lettristes, les lettres et tous les signes de communication sont conçus avec une valeur poétique intrinsèque, indépendamment des mots. Jean Cortot réduit le langage à son élément de base avec les Onomagrammes et les Poèmes épars. Mais pour lui, la signification des mots est aussi primordiale : peignant les vagabondages de l’esprit, il choisit des textes évocateurs d’images poétiques fortes. Les Écritures peintes sont également porteuses de sens non intellectuels, résidant dans un tracé personnel. La peinture de Jean Cortot laisse une part à l’accidentel, sans qu’il soit produit volontairement ; elle implique toujours une certaine composition préalable. Contrairement à l’œuvre d’autres peintres, le texte et l’image ne sont pas produits simultanément, de manière totalement spontanée. Le rythme de son tracé est celui d’une écriture naturelle. Associant les conventions abstraites de notation et le geste concret de l’artiste, les écritures peintes sont le moyen de matérialisation d’une pensée et de projection d’une vie intérieure.

Chapitre II
Les écritures inventées dans l’œuvre de Jean Cortot

Entre 1967 et 1974, Jean Cortot peint des signes inventés et donc indéchiffrables. Certains caractères, noirs sur fond bleu, réalisés entre 1972 et 1974, sont apparentés à des idéogrammes. Son voyage au Japon – le peintre ayant accompagné Alfred Cortot dans une tournée en 1952 – a pu l’influencer, sans qu’il ait une connaissance approfondie des cultures asiatiques ni de l’art calligraphique. C’est avant tout l’imaginaire attaché à l’écriture, indépendamment de sa signification, qui l’oriente vers la représentation d’écritures dont il ne connaît pas les codes : des caractères oghamiques ou tifinaghs côtoient dans son œuvre des alphabets appris, grec et latin. Sa fascination pour l’origine des systèmes écrits va de pair avec une interrogation sur l’inné et l’acquis. « L’écriture est un dessin », annonce l’intitulé de plusieurs de ses expositions, paraissant évoquer une indifférenciation première. Une même ligne de peinture noire donne naissance aux mots et aux portraits d’écrivains brossés en quelques traits, les uns comme les autres semblant chercher un retour vers l’idée des choses, en extraire l’essence, de la manière la plus directe qui soit. Le peintre fait référence à l’histoire du livre dans le choix de formes comme celle du volumen ; dans ses ouvrages et dans ses toiles, le texte est souvent écrit sans espaces entre les mots, évoquant des manuscrits médiévaux ou des inscriptions latines. Ses travaux paraissent montrer l’origine des textes qui se nourrissent d’œuvres littéraires antérieures.

Chapitre III
Vers le texte

Avec les Tableaux poèmes et les Tableaux dédiés,le spectateur devient lecteur. Le peintre sélectionne des extraits littéraires avant de les peindre : il n’y a pas d’engendrement conjoint du texte et de l’image. Les outils utilisés – plumes ou pinceaux plus ou moins fins – varient ; les écritures obtenues, resserrées ou aérées, ont des jambages épais ou minces, différences qui cohabitent parfois dans une même toile. Écriture qui s’autorise à être malhabile, la « cacographie » revendiquée par Jean Cortot ralentit le déchiffrement, ce qui favorise – par l’effort demandé au lecteur pour en percevoir le contenu – une plus nette perception de la qualité des textes littéraires. Les défauts de lisibilité sont un moyen d’accéder au sens par l’intermédiaire d’une invention graphique qui est l’émanation de l’individualité de son auteur.

Par la sélection libre de citations, revendiquée comme un acte créateur, et la mise en valeur des œuvres littéraires qui ont sa préférence, l’œuvre peint de Cortot constitue dans son ensemble une autobiographie en négatif. Son travail amène des comparaisons avec des formes littéraires fondées sur le collage et l’assemblage d’extraits textuels. Du centon antique, les Tableaux dédiés retiennent la juxtaposition de vers éclatés d’un même auteur dans une œuvre seconde et la sélection de citations pour leur qualité littéraire. Avec l’entrée dans la modernité, l’homme perçoit le monde – agrandi par la multiplication des moyens de communication – comme un assemblage hétéroclite et fragmentaire. Les éléments épars trouvent une unité par leur présence simultanée dans la conscience qui les associe. Citation et collage vont de pair avec un infléchissement de la place de l’auteur dans la production artistique. Dans le panthéon personnel de Jean Cortot cohabitent Louise Labé, Paul Valéry, Fernando Pessoa, Homère, T. S. Eliot ou Goethe, parmi de nombreux autres : pour lui, la production littéraire et picturale coexiste en une durée unique. Les lectures successives des textes en renouvellent sans cesse la perception : le phénomène est visible dans les Tableaux dédiés, qui affichent de manière simultanée les textes des écrivains et les commentaires postérieurs du peintre. Le tableau devient l’équivalent d’une page de livre, ce qu’incarne le format de 195 x 130 cm, correspondant à une page agrandie. Après 1945, plusieurs facteurs ont favorisé le rapprochement entre la feuille de papier et la surface à peindre, parmi lesquels la diffusion de la technique du all-over. Produisant des œuvres uniformément couvertes de peinture, de sorte que toutes les zones du tableau soient d’une importance équivalente, elle est assimilable à une surface couverte des signes calibrés de l’écriture. Mosaïques de mots, tissus de citations – ce qui n’est pas sans évoquer l’étymologique du mot texte – perçus dans un premier temps de manière simultanée, les Tableaux dédiés se révèlent être un palimpseste dont les multiples points de focalisation arrêtent le lecteur sur telle ou telle citation.


Conclusion

Poésie et philosophie, les deux principales sources d’inspiration de Jean Cortot, paraissent opposées : la structure brute de la pensée d’un côté ; des mots faisant appel à l’imaginaire, libérés des contraintes d’élaboration d’un discours rationnel de l’autre. Mais le sens qu’elles visent à transmettre, logique ou affectif, déductif ou connotatif, semble particulièrement condensé dans ces deux formes : la philosophie tend souvent à une trame discursive, la langue poétique est rarement délayée par des digressions narratives. Elles sont aussi celles où la formulation d’une parole individuelle, en traduisant une présence au monde, sensible et mentale, tend à l’universel pour atteindre le lecteur. Les écritures peintes soulèvent les mêmes interrogations sur la communication entre l’individu et le monde. Par la dimension gestuelle des grands signes peints entre 1967 et 1974, par la vivacité des lignes de ses dessins, l’artiste établit un contact direct avec son environnement et une concentration du sens qu’il cherche à exprimer. Au xxe siècle, la peinture devient souvent intellectuelle, tout en cherchant à montrer le caractère irrationnel de la conscience humaine percevant du monde des éléments épars : cette dislocation est palpable dans la juxtaposition de fragments textuels des Tableaux dédiés comme dans les mots éclatés des Poèmes épars. Dans ces derniers, la désagrégation des vers poétiques en lettres, unités du langage écrit, symbolise le retour de celles-ci au fonds commun de la création. En se déclarant prédateur des textes des autres, Jean Cortot transmet une idée semblable : celle de l’existence d’un noyau universel, un temps de l’art où il coexiste avec des écrivains d’époques diverses, tout en se nourrissant constamment des échanges avec ses contemporains. Son originalité réside, plus que dans ce sentiment assez largement partagé, dans sa dualité : peintre et artisan de la main travaillant la matière, il s’intéresse à la qualité littéraire des textes ou à leur portée philosophique. Loin de toute théorisation ou discours sur l’art, il apporte sa réponse à la recherche de sens qui caractérise la peinture de la seconde moitié du xxe siècle, alors que les voies de l’imitation fidèle de la nature comme de la non-figuration paraissent épuisées, du moins en quête de renouvellement : il réintroduit dans ses tableaux un contenu, à la fois plastique, par un travail de la forme picturale, et écrit, par l’introduction de textes sélectionnés pour leur signification à partir des années 1970. La production de signes imaginaires s’est concentrée sur les années 1967 à 1974 ; la peinture d’extraits littéraires se poursuit depuis plus de trente-cinq ans. Ses travaux sont le reflet d’une culture de l’écrit devenue dès son enfance un élément majeur dans la constitution de sa personnalité. À une époque où les moyens de communication facilitent un dialogue entre les cultures et les arts, l’écriture dans la peinture exprime une interrogation sur l’identité, innée ou acquise. Les livres à quatre mains sont le lieu de cet échange. La polyphonie des tableaux de Cortot montre une tentative pour saisir le flux d’une conscience qui rassemble des éléments divers : « suivre un cheminement tel que le paysage change, tandis que l’eau qui s’écoule est la même » est le vœu qu’il souhaite réaliser au fil de ses toiles. En déambulant dans les œuvres des poètes qu’il s’est choisis pour contemporains, Jean Cortot peint la pensée comme un paysage.


Pièces justificatives

Le livre de Jean, ensemble de citations réunies par Alfred Cortot. — Poème de circonstance, issu d’une lettre à André Frénaud. — « Retour à Campamento », poème de Jean Cortot. — « Le diamant du Grenier », poème de Michel Butor. — Récit épistolaire écrit par Jean Cortot pour Jean Tardieu. — Texte de Jean Cortot sur l’œuvre de Julius Baltazar. — Notes sur la transversalité rédigées par Jean Cortot. — « Discours de l’Épée », prononcé par Jacques Busse. — Entretien avec les galeristes Lucien et Nicole Durand. — Entretien avec Mehdi Qotbi. — Entretien avec Michel Sicard. — Entretien avec Michel Butor.


Annexes

Répertoire biographique des artistes et des écrivains. — Liste des expositions de Jean Cortot. — Liste des lieux de conservation des œuvres. — Liste des objets, décors et graphismes. — Inventaire des livres d’artiste de Jean Cortot. — Inventaire des couvertures de livres et de revues illustrées. — Inventaire des coffrets à livres.


Catalogue iconographique

Peintures, dessins, aquarelles de Jean Cortot antérieurs aux Écritures (vingt-deux numéros). — Écritures peintes (cinquante-six numéros). — Peintures à quatre mains et livres d’artiste (quarante numéros). — Décorations murales (deux numéros). — Photographies : de l’Échelle à l’invention d’une voie personnelle (quinze numéros).