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École des chartes » thèses » 2013

Suicide et société rurale

La mort volontaire au xviiie siècle en Eure et en Eure-et-Loir


Introduction

La mort volontaire apparaît presque universellement comme un acte incompréhensible : elle pose un problème moral et religieux ; elle interpelle la société. Phénomène marginal, certes, à la fois par sa rareté relative et par son caractère extrême, le suicide n’en est pas moins une porte d’entrée vers la pensée et le comportement d’une société. En effet, s’il est une mort qui, par son caractère choquant et inhabituel, concentre les tabous et provoque des réactions contrastées, c’est bien le suicide. Marc Bloch, en 1931, ne qualifie-t-il pas la mort volontaire de « symptôme social » ?

Pour qui veut s’atteler à l’histoire du suicide, l’époque moderne est d’un grand intérêt, en premier lieu parce qu’elle fournit au chercheur des sources plus abondantes que pour la période médiévale. Il s’offre en particulier au moderniste une large palette d’archives judiciaires, fruit de la force nouvelle de la législation sur le suicide, qui se précise en France à cette époque. L’Ancien Régime place en effet le suicide dans un contexte de double condamnation, à la fois religieuse et civile : sous l’influence de l’Église, qui s’était dès l’Antiquité prononcée contre le suicide, le pouvoir royal poursuit le suicide comme un crime depuis le Moyen Âge ; mais c’est à l’époque moderne, à partir de l’ordonnance de 1670, que le droit royal se précise à ce sujet.

C’est également à l’époque moderne que le suicide prend un nom. Jusqu’à la fin du xviiie siècle, on parle en effet d’homicide de soi-même ; on dit qu’Untel « s’est défait », ou l’on emploie des périphrases pour désigner la mort volontaire par son mode d’exécution (se pendre, se noyer, se casser la tête, etc.). Le néologisme « suicide », né en Angleterre sous sa forme latine en 1642, se répand dans la langue anglaise au milieu du xviie siècle. C’est par le biais de l’abbé Prévost qu’il parvient en France, où il paraît pour la première fois dans Le Pour et le Contre en juillet 1734. Cet anglicisme peine cependant à s’imposer en français et ne devient pas d’usage courant avant le dernier tiers du xviiie siècle : le verbe « se suicider »apparaît dans les archives au tournant des années 1780-1790. L’emploi d’un nouveau mot est le signe d’une évolution des sensibilités : au xviiie siècle, le suicide devient ce que l’on appellerait aujourd’hui un sujet de société. Dans un monde qui croit assister à une véritable épidémie de suicides, la mort volontaire fait l’objet de débats qui donnent lieu à une importante production littéraire : il se trouve des auteurs de plus en plus nombreux pour en parler, demander sa dépénalisation, voire approuver ce geste.

Cependant, où saisir le suicide dans ce qu’il a de plus commun que dans les campagnes, cadre de vie de la majorité de la population française jusqu’au lendemain de la première guerre mondiale ? Les actuels départements de l’Eure-et-Loir et de l’Eure, espace essentiellement rural, constituent un cadre adéquat pour une telle étude. Le territoire formé par ces deux départements constitue un exemple de milieu rural, un type d’environnement jusqu’ici laissé de côté par la plupart des historiens du suicide. Or si comme l’affirme Durkheim le suicide est un phénomène social et qu’il trouve une explication, au moins partielle, dans l’influence de facteurs sociaux, on peut s’attendre à ce que le suicide en milieu rural soit sensiblement différent de ce qu’il est dans les villes. La comparaison entre les différents travaux permettra donc de parvenir à une vision plus complète et sans doute plus contrastée du phénomène du suicide à l’époque moderne.

La période retenue couvre une centaine d’années : de 1690 à 1790, c’est un xviiie siècle qui mord un peu sur la fin du xviie siècle et court jusqu’à la Révolution. Entre le rappel législatif de 1670 et la dépénalisation du suicide en 1791, ce siècle des Lumières nous donne à voir les permanences et les évolutions du suicide dans toutes ses dimensions. Problème complexe, le suicide se prête en effet à des approches multiples. C’est d’abord un événement, un acte individuel, qui se situe dans le temps et dans l’espace. C’est aussi, plus largement, une forme particulière de mort, qui peut être étudiée pour elle-même, à l’échelle d’une société ou d’une époque. C’est enfin un sujet sensible, voire tabou, un type de mort qui exacerbe les passions.

L’approche retenue est donc double, à la fois quantitative et qualitative. Les observations de type statistique dont les 105 actes suicidaires relevés fournissent le matériau servent de toile de fond à l’analyse des mentalités que permet une lecture attentive des sources : les éléments constitutifs de la réalité sensible du suicide sont ainsi éclairés par les regards portés sur la mort volontaire.


Sources

La pénalisation du suicide fournit la matière première de l’observation des cas. Poursuivi comme un crime, le suicide fait l’objet d’enquêtes et de procès conservés pour l’essentiel dans les séries B – consacrées aux cours et juridictions seigneuriales et royales – des archives départementales de l’Eure et de celles d’Eure-et-Loir. Ces enquêtes, menées pour élucider une mort violente, se composent de procès-verbaux établis par le juge criminel à la demande du procureur du roi ou du procureur fiscal – pour les justices seigneuriales – du lieu où a été trouvé le cadavre, du rapport des chirurgiens, des papiers trouvés sur le cadavre le cas échéant, et d’informations menées en interrogeant les témoins ou les proches du mort ; l’enquête débouche éventuellement sur un procès criminel. Les pièces de la série B peuvent être éclairées par les registres de baptêmes et sépultures qui, lorsque le cadavre est inhumé en terre sainte, constituent le prolongement et l’achèvement de la procédure judiciaire.

Les recherches menées dans ces séries ont permis de relever 105 actes suicidaires, impliquant 101 suicidés, qui forment la matière de l’étude : mis en série dans une base de données relationnelle, ces cas forment une population statistique qu’il devient possible d’étudier de manière chiffrée.


Première partie
Une question complexe


Chapitre premier
Étudier le suicide

Étudier le suicide, c’est insérer son travail dans une longue file de travaux : depuis le xviiie siècle, la question de la mort volontaire a été abordée sous des angles divers et a donné lieu à un grand nombre d’ouvrages. Aussi chaque nouvelle étude doit-elle trouver sa place dans cette bibliographie abondante et se positionner par rapport aux grandes approches qui ont été celles de ses prédécesseurs. Ce terrain n’est en effet pas exempt de controverses, tant le thème du suicide se prête à des approches variées, donnant lieu à des théories souvent contradictoires. Dans la masse des recherches sur le suicide, les historiens n’ont tiré leur épingle du jeu que tardivement ; aussi se trouvent-ils les héritiers, consentants ou non, des philosophes, des médecins et des sociologues qui les ont précédés.

Dès le xviiie siècle, le suicide, devenu ce que l’on appellerait aujourd’hui un sujet de société, fait naître des discours contradictoires et souvent passionnés. En parcourant les différentes œuvres polémiques du siècle des Lumières, on voit apparaître les principaux termes du débat, en même temps qu’on prend conscience du bouillonnement intellectuel dans lequel s’inscrit le suicide à la fin de l’époque moderne. Dans tous ces débats sur le plan philosophique et moral s’affrontent finalement toujours les mêmes arguments, mais Albert Bayet, dans Le suicide et la morale, invite à dépasser l’opposition entre pro-suicide et anti-suicide. Il voit plutôt dans ces opinions l’expression de deux grandes options éthiques : une morale simple – totalement favorable au suicide ou totalement hostile au suicide – et une morale nuancée, portée par les élites cultivées, qui rend le suicide excusable, voire louable.

La deuxième manière d’aborder le suicide est l’analyse des cas, qui a concentré les efforts des médecins, psychiatres, psychanalystes ou psychologues. Les travaux dans ce domaine sont extrêmement nombreux, de ceux d’Étienne Esquirol en 1838 à ceux du psychanalyste Karl Menninger en 1938 ou du psychiatre Gabriel Deshaies en 1947. Ces auteurs, en partant de l’observation d’un certain nombre de suicides, ont développé des théories psychiatriques du suicide, c’est-à-dire des conceptions qui voient dans le suicide soit une maladie mentale caractérisée, soit la conséquence d’une maladie mentale.

Avant même que la sociologie ne soit fondée comme discipline universitaire et ne développe ses méthodes propres, le suicide fait l’objet des études de l’école des statisticiens moraux, spécialisés dans l’étude du crime. Ces travaux vont servir de socle à l’œuvre de Durkheim. Paru en 1897, Le suicide constitue en quelque sorte l’illustration des Règles de la méthode sociologique et la démonstration par l’exemple de la valeur de cette démarche ; l’exercice est réussi : de fait, l’ouvrage reste un modèle de clarté, de méthode et de puissance démonstrative. Durkheim développe l’idée que chaque société a, à chaque moment de son histoire, une « aptitude définie » pour le suicide : selon lui, les statistiques expriment « la tendance au suicide dont chaque société est collectivement affligée », et leur analyse permet de mettre en évidence les facteurs sociaux à l’œuvre dans le suicide. Trente Ans après la parution de l’essai de Durkheim, son disciple Maurice Halbwachs s’empare lui aussi du sujet du suicide. Là où Durkheim attribuait une importance prépondérante sur les taux des suicides aux facteurs religieux et familiaux, Halbwachs propose une conception plus large en introduisant le concept de « genre de vie ». Les travaux de sociologie les plus récents sur le sujet bénéficient aussi de l’apport des ethnologues à la compréhension des significations sociales du suicide, mais l’héritage de Durkheim semble rester indépassable, chaque nouvel ouvrage procédant en quelque sorte à une mise à jour des statistiques qui tient pour juste l’analyse que Durkheim fait du suicide au xixe siècle.

Les historiens qui s’intéressent au suicide s’inscrivent dans un double héritage historiographique : l’histoire des mentalités et l’histoire des idées. Ils s’enrichissent aussi de tout ce qui a été écrit par les tenants des autres disciplines, qui les précèdent de loin. Fils de ces auteurs si divers, les historiens du suicide mettent en œuvre des méthodes qu’ils empruntent bien souvent à des disciplines voisines : approche statistique venue de la sociologie, attention aux cas individuels à la manière des médecins, intérêt pour le cadre judiciaire et la pensée construite, désir de se placer au plus près des attitudes vécues dans la veine de l’histoire des mentalités. Dans les études historiques récentes consacrées spécifiquement au suicide dans toutes ses dimensions apparaît la volonté de croiser les approches. Ainsi donc, malgré la diversité des sources employées, des espaces et des moments considérés, se dégagent entre les travaux consacrés à l’histoire du suicide un certain nombre de points communs dans la méthode utilisée, dont le principal est sans doute la mise en perspective d’un corpus de cas de suicides qui font souvent l’objet d’un traitement de type statistique, avec les discours sur le suicide à la même époque : ainsi s’éclairent mutuellement le prononcé sur la mort volontaire et la réalité vécue. L’histoire du suicide se révèle, plus qu’une autre sans doute, ce que Jacques Le Goff appelle « une histoire-carrefour ».

Chapitre II
Un territoire rural à l’époque moderne

Nés en 1790, les départements de l’Eure et de l’Eure-et-Loir forment des entités cohérentes, bien que sensiblement différentes des cadres de l’Ancien Régime. Si l’Eure et l’Eure-et-Loir n’ont jamais formé un territoire uni, il ne serait cependant pas non plus juste de les opposer systématiquement : bien que distincts, ces deux départements limitrophes ont bien des points communs, et rien n’interdit, si on le fait prudemment, d’esquisser une synthèse de leur histoire économique et sociale.

Le suicide s’inscrit, en Eure et en Eure-et-Loir, dans un espace cohérent et néanmoins divers. Les contraintes de la terre, les activités des hommes, le maillage urbain contribuent à façonner la société dans laquelle prend place le phénomène de la mort volontaire : une société rurale dont la religion et l’éducation connaissent à l’époque moderne d’importantes évolutions, mais où le poids de la mort reste accablant. Cette dernière frappe à tous les âges de la vie : mort ordinaire des enfants en bas-âge, morts en masse des épidémies, des famines ou de la guerre, elle est aussi une mort accidentelle quotidienne, parfois bien difficile à distinguer des suicides.

Chapitre III
Une condamnation continue

La condamnation du suicide est ancienne et, si elle se précise au fil du temps et particulièrement à l’époque moderne, varie peu dans son objet et dans ses modalités. Les raisons de cette condamnation sont de plusieurs ordres : l’homme qui se suicide commet en effet un crime de lèse-majesté divine, en s’ôtant à lui-même une vie dont seul le Créateur peut disposer, mais il atteint aussi le roi qu’il prive de l’un de ses sujets, et la société tout entière, qu’il déstabilise. Comme en témoigne l’expression « homicide de soi-même » employée avant l’apparition du mot « suicide », le suicidé est, aux yeux de l’ancien droit, à la fois victime et meurtrier, et doit comme tel être poursuivi pour son acte, au même titre que n’importe quel homicide, et même plus encore à cause de la dimension sacrilège de son geste.

Déjà présente dans le droit romain, bien que très limitée, la condamnation du suicide est développée par l’Église à partir du ive siècle. S’appuyant sur les écrits de saint Augustin, puis de saint Thomas d’Aquin, le droit canon élabore des peines, mais aussi des critères de discernement, qui sont transposés dans le droit séculier, aussi bien coutumier que royal. L’Église laisse en effet aux pouvoirs laïcs le soin de mener la répression du suicide en prononçant des peines qui sont de trois ordres – physique, symbolique et financier. Un châtiment public est infligé au corps du suicidé, qui est traîné sur la claie à travers les rues, puis pendu la tête en bas ; il se voit aussi refuser l’inhumation en terre chrétienne, et sa mémoire est supprimée ; enfin, ses biens sont confisqués. Crime relevant de la haute justice, le suicide donne lieu à une action juridique dont la procédure se fixe au xviie siècle avec l’ordonnance de Saint-Germain-en-Laye (1670), ensuite complétée et précisée au fil du xviiie siècle par la déclaration de Fontainebleau (1712), qui vise à améliorer la poursuite des suicidés en évitant que les cadavres ne soient inhumés avant que la justice n’en soit avertie, et par la déclaration royale de 1736, qui concerne plus précisément la question de l’inhumation.

La nécessité de rappeler la condamnation du suicide est cependant le signe qu’il y a dans ce domaine un véritable problème d’application de la législation royale, qui trouve au xviiie siècle un certain nombre de contradicteurs. Montesquieu, Beccaria, Rousseau ou encore Voltaire œuvrent pour une laïcisation du droit : ils attaquent la confusion entre le péché et le crime. La conception du crime change, se déplaçant d’un crime-violation de l’ordre moral issu de Dieu à un crime-violation de l’ordre civique. Parallèlement, la pratique judiciaire semble marquée par une relative indulgence, malgré les efforts du pouvoir royal pour enrayer ce mouvement par la législation. Comme le dénonce la déclaration de Fontainebleau, soit les suicides ne sont pas signalés, soit les officiers de justice eux-mêmes ferment les yeux sur ces morts violentes. En tout cas, il semble que la peine corporelle n’est désormais plus comprise : elle choque ; aussi les procès sont-ils de plus en plus instruits à l’encontre de la mémoire et non du cadavre du suicidé. Il existe donc, au xviiie siècle, une tension entre la codification normative des législateurs – ce qui devrait être –, le discours critique des hommes des Lumières – ce qui pourrait être – et l’application réelle dans les cours criminelles – ce qui est. La répression théorique, violemment critiquée par les philosophes, est tempérée par la pratique. La dépénalisation en droit intervient à la Révolution, sans heurts ni débats : le Code pénal de 1791 n’inscrit pas le suicide dans la liste des crimes poursuivis par la loi, et le Code des délits et des peines de 1795 précise que la mort éteint toute poursuite. Ainsi, le xviiie siècle voit s’opérer une transformation essentielle de la conception du suicide dans le droit : la décriminalisation progressive du suicide dans les esprits se traduit par une dépénalisation de fait qui prépare la dépénalisation de droit. L’apparition et la diffusion de l’expression latinisée « suicide » pour désigner la mort volontaire reflètent, en quelque sorte, cette évolution, en manifestant une tendance à différencier l’homicide de soi-même des autres formes d’homicide et par conséquent du crime de meurtre.


Deuxième partie
Les acteurs et leurs actes


Chapitre premier
Permanences et évolutions du suicide

Avant d’être un « sujet de société » autour duquel se construisent discours et représentations, le suicide est un événement individuel, situé dans le temps et dans l’espace. Cela ne signifie pas pour autant qu’on ne puisse pas le saisir de manière globale. À l’échelle individuelle, se suicider à tel moment, en tel lieu, de telle manière, ne relève sans doute pas seulement de l’opportunité ou du hasard : consciemment ou inconsciemment, le suicidant fait une série de choix qui sont autant d’objets d’intérêt pour l’historien. À plus grande échelle, le suicide comme phénomène connaît des variations dans le temps et dans l’espace dont il importe de tracer les grandes lignes.

Le temps du suicide. — L’évolution du nombre de suicides est à mettre en perspective avec la certitude largement partagée parmi les auteurs du xviiie siècle de vivre une époque où les suicides sont plus nombreux qu’ils ne l’ont jamais été. L’examen du nombre de suicides par an de 1690 à 1790 en Eure et Eure-et-Loir semble corroborer ces affirmations. Le mouvement général apparent est en effet à l’augmentation du nombre de suicides tout au long du siècle, augmentation qui s’accélère à partir de 1770 et plus encore dans les années 1780. Le rythme annuel est, comme à la ville, marqué par une alternance entre une saison chaude (d’avril à octobre) où se produisent de nombreux suicides et une saison froide (de novembre à avril) où les effectifs sont moins importants. Le temps du suicide est un élément paradoxal : il fait l’objet d’un choix, mais répond néanmoins à des constantes ; il relève d’un équilibre entre préférence et opportunité, qu’il n’est pas toujours facile de tirer au clair. D’une manière générale, il semble néanmoins que le désir de mourir prévale sur le choix d’un cadre temporel particulier : l’homme décidé à en finir avec la vie profite du moment le plus propice. Cela ne veut pas dire pour autant que, parce que ce choix semble orienté par les circonstances, il ne soit pas révélateur de la manière des hommes d’aborder la mort. Il en va de même pour le lieu retenu.

Les lieux du suicide. — Pourquoi décide-t-on de mourir à tel endroit plutôt qu’à tel autre ? Si ce choix est presque toujours limité, parce qu’entrent aussi en jeu les contraintes d’une arme ou d’un moment, le lieu du suicide et son inscription à l’intérieur ou à l’extérieur des cadres de vie habituels sont néanmoins de précieux indices sur la manière dont le suicide est vécu à l’époque moderne. Étant donné la condamnation dont il fait l’objet, on pourrait s’attendre à ce que les suicidés cherchent à mourir hors de leur paroisse, dans l’espoir d’épargner à leur famille le déshonneur du châtiment qui les menace. Or, non seulement les suicides qui ont lieu hors de la paroisse sont minoritaires tout au long du xviiie siècle, mais ils restent aussi bien souvent dans le cadre d’un espace familier, plus ou moins étendu selon les personnes. Le village n’est pas perçu, semble-t-il, comme le lieu d’une répression probable que l’on fuirait : au contraire, dans ce choix massif de rester dans sa paroisse se lit plutôt le désir de mourir là où l’on a vécu. Par exemple, hommes et femmes, de même que leur journée ne se déroule pas selon les mêmes circuits, se donnent la mort dans des types de lieux très différents : les hommes, que leurs occupations quotidiennes envoient au dehors, préfèrent des lieux extérieurs à leur habitation, en lien avec leur activité professionnelle, tandis que les femmes sont plus présentes dans les lieux de l’intime.

Les armes du suicide. — La palette des armes employées par les suicidants comporte six formes de suicides : la pendaison, la noyade, la précipitation (défenestration, chute dans une marnière…), l’arme blanche, l’arme à feu et le poison. les moyens les plus employés sont, de loin, la pendaison et la noyade. Le rapport entre les différentes formes de suicides n’est néanmoins pas figé. Au contraire, tout au long du xviiie siècle se dessine un rééquilibrage des différents modes, l’augmentation du nombre de suicides s’accompagnant d’une transformation des pratiques suicidaires. La première moitié de la période est marquée par la prédominance nette de la noyade qui supplante de loin la pendaison. Dans la seconde moitié du siècle, ce rapport s’inverse : la part des noyades se réduit au profit de la pendaison et d’une diversification des armes employées par les suicidants.

L’analyse des caractères externes du suicide est donc riche d’enseignements sur la manière dont il est perçu et vécu à l’époque moderne dans un territoire rural. Des grands traits se dégagent. Le premier est la grande variété des situations : pas plus à la campagne qu’à la ville on ne peut dresser du suicide un tableau simple, et les traits exceptionnels sont aussi riches d’enseignements que les caractères majoritaires. En second lieu se fait jour un élément qui semble propre à ce terrain d’étude : les choix posés par les suicidants concernant leur mort sont marqués par un grand pragmatisme, que ce soit dans l’emploi d’une arme ou dans l’adoption d’un lieu ou d’un moment. Toutefois, le corpus n’est pas exempt de certaines ressemblances avec les suicides parisiens. À travers les évolutions du suicide au fil du siècle, à travers les variations des moments, des lieux et des armes choisis par les suicidés transparaît la dimension humaine de ce phénomène.

Chapitre II
Profils de suicidés

L’observation des caractères individuels présents dans le corpus fait apparaître les spécificités des suicidés ruraux. Dans les campagnes de l’Eure et de l’Eure-et-Loir, l’écart entre le nombre d’individus de chaque sexe est moindre qu’à Paris ; on s’y suicide aussi moins jeune, parce que la domesticité, notamment féminine, n’y tient pas la place très importante qu’elle occupe dans la population urbaine. Par ailleurs, si les classes aisées ne sont pas épargnées par le suicide, les populations les plus pauvres et les plus dépendantes y sont cependant plus fortement exposées. Or les activités qu’ils exercent sont souvent des métiers qui impliquent de quitter sa paroisse, de s’éloigner des groupes sociaux auxquels on appartient : il semble que ce manque de stabilité pose un problème d’intégration dans la société. Ce sont là des causes profondes du suicide qui se dégagent : l’isolement, le déracinement, l’âge, l’absence d’enfants sont autant de facteurs qui rendent probable un tel geste. Cependant, le suicide restant un événement relativement rare, ces causes profondes ne sont pas seules en cause ; il faut un élément déclencheur, un motif qui catalyse le mal-être de l’individu et le pousse à prendre cette décision fatale.

Contrairement aux exemples parisiens, la maladie prend dans les motifs des suicides ruraux une place extrêmement importante : elle peut revêtir plusieurs formes, mais de la douleur physique (modèle plutôt masculin) aux troubles mentaux (modèle plutôt féminin), c’est toujours le même schéma qui domine, celui d’un « suicide-maladie » qui paraît inévitable. Plus proche des cas que l’on peut trouver à Paris est le profil du pauvre acculé au suicide par sa misère, ou par la crainte parfois infondée de la misère. Enfin apparaît timidement, vers la fin du siècle, une nouvelle population suicidante : des femmes de classes aisées qui se tuent, semble-t-il, pour des raisons plus sentimentales. Ce dernier type de suicide correspond tout à fait aux nouvelles préoccupations des suicidants urbains : la recherche du bonheur, devenue sous l’influence des Lumières une dynamique de la vie de l’homme qui tend à prendre la place de la religion, entre par là-même au nombre des motifs de suicide. Ne pas trouver le bonheur comme raison de mourir, c’est là un schéma suicidaire classique à Paris à la fin du xviiie siècle, et dont on voit poindre l’arrivée dans les campagnes de l’Eure et de l’Eure-et-Loir.

Ainsi donc, quel que soit l’aspect que l’on envisage, la réalité observable du suicide a toujours partie liée avec la perception qu’en a le corps social. à l’étude quantitative du suicide et des suicidés doit donc répondre une analyse des regards portés sur eux.


Troisième partie
Regards croisés sur le suicide


Chapitre premier
Le regard des témoins et des proches

Pour comprendre les mentalités et les représentations relatives au suicide au xviiie siècle, les enquêtes après décès représentent un riche terrain d’études dans la mesure où elles rendent accessible la parole des différents protagonistes : juges, médecins, témoins, portent des regards variés sur le suicide, ce qui rend sensible la place de ce phénomène dans la société de l’époque moderne. Au plus près de l’événement, les proches du défunt doivent retenir l’attention du chercheur. À défaut de la voix du suicidé, c’est en effet leur voix qui lui est donnée à entendre à travers les témoignages recueillis par la justice. Que disent-ils, que cachent-ils ? Quel regard portent-ils sur la mort de leur voisin, de leurs parents, et sur le suicide en général ? Proche de la réalité qu’il veut décrire, le discours des témoins nous est précieux à plus d’un titre : hommes de leur temps, liés au défunt, confrontés à la justice, les témoins parlent au moins autant d’eux que du suicide dans toutes ses dimensions.

Dénoncé par la déclaration de 1712, « le défaut des avertissements qui devroient être donnés aux officiers de justice par ceux qui en ont connoissance » n’est pas plus rare à Paris que dans les campagnes de l’Eure et de l’Eure-et-Loir : la solidarité silencieuse de la communauté villageoise peut épargner à tous l’intervention malvenue de la justice et le châtiment terrible et déshonorant qui menace le suicidé et sa famille. Par ailleurs, sans aller jusqu’à la dissimulation du décès, nombreux sont les témoignages qui passent sous silence tel ou tel élément afin d’orienter l’interprétation de l’événement par la justice. Lors de sa déposition, le témoin doit en quelques minutes porter à la connaissance du juge toutes les informations qui pourraient lui être utiles : l’exercice est difficile, et il est évident que, volontairement ou involontairement, un choix s’opère. La dissimulation vise manifestement non seulement la justice, mais aussi le reste de la communauté villageoise. Autant que la crainte de la répression, il semble que l’horreur du scandale conduise les familles à dissimuler, autant que faire se peut, le suicide : si le xviiie siècle voit l’opinion publique répugner de plus en plus à la condamnation du suicide, la mort volontaire n’a pas pour autant perdu son caractère hors-norme. Elle met l’individu et sa famille à part, elle est une mort dont on craint les conséquences et dont on répugne à parler.

Le témoin n’est pas impartial, il ne saurait l’être : ses liens avec le défunt, son histoire personnelle, ses références morales exercent nécessairement leur influence sur sa manière de considérer et de rapporter les faits. Derrière le témoignage, l’argumentation, plus ou moins évidente, n’est jamais loin. De toute évidence, dans les dépositions, outre la recherche de la vérité, les intérêts particuliers entrent aussi en ligne de compte : en témoignant, chacun défend son point de vue sur le suicide en général et sur le suicidé en particulier.

La folie apparaît comme une question centrale dans la poursuite du suicide : l’enquête menée par la justice, lorsqu’elle a prouvé que la mort violente était volontaire, vise à déterminer si cet acte a été ou non commis sous l’emprise de la folie. Aussi les témoins doivent-ils être interrogés, dans le cadre d’une « enquête sur les vies et mœurs », sur la manière dont s’est comporté le suicidé avant sa mort : sa conduite, ses paroles, etc. L’étude de ces témoignages permet de dégager, sinon une typologie de la folie, du moins une collection de symptômes qui, aux yeux des témoins, révèlent la folie d’un individu. Or, dans un contexte de relative indulgence des autorités judiciaires face au suicide, le discours sur la folie semble se stéréotyper. La folie se caractérise aux yeux des témoins par un certain nombre de signes : parler à tort et à travers, ne pas répondre quand on vous parle, agir de façon extravagante, être plongé dans une tristesse extrême… Or, d’une part ces signes sont plus de l’ordre de la rupture avec la norme que d’une véritable déraison, d’autre part il semble que chacun de ces signes suffise seul à décharger le suicidé de la responsabilité de son acte. Les témoins exploitent donc à plein l’argument de la folie, considérée de manière extensive. L’acte suicidaire lui-même, incompréhensible aux yeux de la société, devient une preuve de folie : un homme qui a toute sa raison, pense-t-on, ne peut s’ôter la vie. D’une certaine manière, le discours sur la folie, en faisant apparaître le suicide comme la conséquence, voire la manifestation, d’une déraison qui altère la volonté du suicidant, participe ainsi à la décriminalisation du suicide.

Dans l’ensemble, il ne se dégage donc pas des témoignages une attitude de condamnation du suicidé : le regard des témoins et des proches est majoritairement un regard d’indulgence, sinon toujours pour le suicide, du moins presque systématiquement pour le suicidé. Le curé lui-même n’est pas forcément hostile au défunt. Les rares jugements négatifs se limitent à certains cas bien précis : les personnes pour qui le suicide est regardé comme un déshonneur sont celles qui se trouvent dans des situations hors normes, dont la réputation manifestement déjà précaire se trouve dès lors ébranlée par le scandale du suicide. Pour les autres, c’est-à-dire dans la plupart des cas, les dépositions sur lesquelles s’appuie la décision des juges n’incitent pas ces derniers à la sévérité.

Chapitre II
L’action des juges

Poursuivi comme un crime, le suicide fait l’objet d’une procédure où, face au regard des proches du suicidé et des témoins, celui des juges est déterminant puisqu’il débouche sur une décision en faveur ou non du suicidé. Contrairement à l’attitude du peuple, qui se révèle dans des discours – ceux des requêtes ou des dépositions –, le regard des enquêteurs sur le suicide se lit à travers leur action, du déclenchement de l’enquête à la décision finale.

Or dans toutes les enquêtes menées sur des cas de morts volontaires, en Eure et en Eure-et-Loir au xviiie siècle, apparaît la difficulté de prouver le crime. Différencier le suicide de l’accident ou de l’homicide ne s’avère pas tâche aisée : la médecine légale n’est pas toujours en mesure de le faire, et les témoignages sont parfois rares – forçant à recourir au monitoire – ou peu concluants, parce que les suicidants prennent presque toujours le soin de s’isoler. Aussi un certain nombre de morts, particulièrement des noyades, sont-elles quasi systématiquement considérées comme des accidents. En outre, lorsqu’il s’agit de prouver la responsabilité de l’auteur de l’acte, il est rare que les témoins, et à leur suite le curateur le cas échéant, n’évoquent pas la folie du défunt, ce qui conduit à disculper l’accusé. Dès lors, il n’est pas rare que les procédures ne dépassent pas le stade de l’information. À ces difficultés – dont il n’y a pas lieu de penser qu’elles aient été moins présentes au xviie siècle qu’au xviiie siècle – s’ajoute une tendance des magistrats à l’indulgence, voire à l’inertie. Les juges se montrent complaisants dans l’interprétation de la folie, définie de manière très large par la jurisprudence ; ils sont également compréhensifs en ce qui concerne l’inhumation des défunts soupçonnés de suicide : lorsque l’on n’autorise pas le curé à donner au défunt la sépulture des fidèles, on substitue parfois à l’inhumation en terre profane une solution de compromis, par exemple un enterrement au cimetière mais « sans cérémonie ni sonnerie ». Par ailleurs, la prudence dans la progression de la procédure dont témoignent certains magistrats révèle le malaise des officiers de justice face à un crime qu’ils répugnent à punir.

Aussi n’est-il pas étonnant que si peu de suicides donnent finalement lieu à une condamnation : sur les cent une affaires de suicides signalées à la justice, neuf débouchent sur un procès, et seules quatre sentences sont mentionnées. Aucune condamnation n’est d’ailleurs prononcée après 1740, alors même que le nombre d’affaires de suicides que les juridictions sont amenées à traiter augmente considérablement dans la seconde moitié du xviiie siècle. Cette observation met en évidence une mutation des pratiques qui découle de nouvelles manières d’envisager la répression des crimes liés à la religion, au rang desquels se trouvent non seulement le suicide, mais aussi la sodomie, la sorcellerie ou encore le blasphème. Le ralentissement des condamnations en matière de suicide s’insère dans le même mouvement que pour ces crimes : si l’on ne réprime plus le suicide comme péché, si l’on n’a que faire d’un homicide qui ne prend que la vie de son auteur, pourquoi pousserait-on les procédures jusqu’à une condamnation ?

Chapitre III
Le suicide, un acte social ?

Proches du suicidé ou juges de son cas, les contemporains portent sur les événements un regard qui se veut distancié mais qui reste profondément imprégné des idées et des débats de leur temps. Il revient dès lors à l’historien de prendre de la hauteur pour observer le phénomène du suicide à travers quelques grandes problématiques que l’on a déjà vu surgir ça et là : l’influence de la religion, l’importance de l’honneur et, finalement, le rapport du suicidé à la société.

Suicide et religion. — Le rapport des suicidés à la foi est l’un des aspects les plus problématiques du suicide à l’époque moderne. Le discours de l’Église catholique sur le suicide est en effet clairement désapprobateur ; c’est d’ailleurs sur des fondements religieux que s’appuie la condamnation du suicide par les pouvoirs publics. Dans ces conditions, l’existence et le développement du suicide à la fin de l’époque moderne, dans une société structurellement chrétienne, apparaissent comme un paradoxe. C’est un lieu commun courant au xviiie siècle que d’attribuer à l’incroyance les progrès du suicide à la fin de l’époque moderne. Or les individus qui se suicident dans les campagnes de l’Eure et de l’Eure-et-Loir sont dans leur grande majorité des gens pieux : un certain nombre d’entre eux manifestent les signes d’une foi personnelle très vive. S’il n’est pas à exclure que les idées nouvelles aient pu toucher les esprits de certains des suicidés, du moins les plus lettrés d’entre eux, cette évolution des mentalités se fait sous couvert d’un conformisme religieux qui n’est pas remis en cause. Dans les campagnes de l’Eure et de l’Eure-et-Loir, les suicidés sont pleinement membres d’une société chrétienne qui prend sur elle de retenir les individus qui seraient tentés de se donner la mort. L’Église catholique de la fin de l’époque moderne se veut en effet le rempart des progrès du suicide dans la société française. L’action du curé combine deux aspects complémentaires : d’une part, il est porteur du message de l’Église sur le suicide, d’autre part, il contribue au fort encadrement social du suicidaire, qui doit permettre de le surveiller pour empêcher le suicide, mais aussi, sans doute, de rompre l’isolement de l’individu. Il faut enfin souligner combien, dans les archives, la sévérité des textes ne trouve pas son écho dans la sévérité qu’on attendrait du clergé : au contraire, il semble que l’attitude des curés ne soit pas accusatrice mais plutôt pleine de pitié. Les suicidaires auxquels sont confrontés les curés puisent en effet bien souvent la source de leur désespoir dans ces « terreurs salutaires » par lesquelles on pensait discipliner le peuple chrétien. Sans que cela aille aussi loin chez tous les suicidants, le « désespoir » tel qu’il est évoqué dans ces archives semble bien différent de la notion qu’en ont à la même époque leurs voisins parisiens : Dominique Godineau souligne par exemple combien la recherche de la réussite et la poursuite du bonheur prennent d’importance au xviiie siècle. Le suicide en Eure et Eure-et-Loir semble relever d’un modèle plus ancien : la transition d’un suicide inséparable de la religion à un suicide plus sécularisé n’y est pas encore achevée.

Suicide et honneur. — L’honneur apparaît comme une valeur importante, sinon essentielle, même au sein des communautés villageoises. Pourtant, la notion d’honneur semble minimisée dans nos sources par rapport à la place qu’elle tient par exemple à Paris : il est particulièrement remarquable qu’elle n’apparaisse pas explicitement dans les motifs de suicide comme c’est le cas pour les suicides urbains. Même si le monde rural est loin d’ignorer l’honneur, même si cet élément apparaît en filigrane dans de nombreux cas de suicides, on peut sans doute penser qu’il existe à l’époque moderne un fort préjugé qui ferait de l’honneur l’apanage du noble ou de l’urbain : si donc témoins et juges parlent volontiers de réputation, il semble qu’ils hésitent à faire intervenir le mot d’honneur en dehors des cas où la condamnation est en jeu. Cette notion intervient néanmoins, le plus souvent implicitement, à bien des niveaux. Honneur et déshonneur sont en effet un attribut à la fois individuel et collectif : le déshonneur personnel pousse au suicide, le déshonneur collectif en est la conséquence. Cette dichotomie pose la question des rapports entre le suicidant et la société.

Suicidé et société. — Le corpus présente une particularité qui, dès l’abord, le distingue fortement de celui des suicides parisiens étudiés par Dominique Godineau : il ne contient aucune lettre laissée par les suicidés. Il n’est pas concevable que ce ne soit là que le résultat de pertes ou de dissimulation de la part de la famille. Bien loin de certains exemples de suicides parisiens – suicides de lettrés ou de philosophes, d’hommes à l’honneur blessé –, la mort volontaire telle qu’elle apparaît le plus souvent en Eure et en Eure-et-Loir à la fin de l’époque moderne ne semble pas porter de message pour la société que quitte le suicidant. Le suicide n’est pas un acte social : il est au contraire la conséquence de l’impossibilité pour le suicidé de trouver du secours auprès d’une société dans laquelle il ne trouve plus sa place. En ce sens, le suicide en milieu rural au xviiie siècle est peut être plus à rapprocher, par certains aspects, des suicides d’agriculteurs contemporains que des suicides urbains de la fin de l’époque moderne. Le recul sur le geste commis est minime : le suicide semble l’issue inévitable d’une situation qui ne trouve pas sa solution dans le corps social.


Conclusion
Le suicide en milieu rural : expression des misères du commun des mortels ?

Il est paradoxal de voir combien l’histoire des grandes villes paraît bien souvent valoir pour tout le royaume. Les travaux sur le suicide ne font pas exception : à côté des ouvrages consacrés à Paris ou encore, hors de France, à Genève, on trouve peu de recherches menées sur le suicide en milieu rural. Pourtant, tous reconnaissent que le suicide est, au delà de sa dimension individuelle, un phénomène social sur lequel influent des forces de groupe. à des sociétés différentes correspondent donc des comportements suicidaires différents, qui méritent d’être étudiés comme tels.

Les observations que l’on peut tirer de l’analyse des sources grâce à la base de données que nous avons établie montrent bien que, sur un certain nombre de points, les cas de figure parisien et chartrain ne sont pas superposables. Certes, on trouve entre suicide urbain et suicide rural quelques traits communs. Le rythme annuel, marqué par une alternance entre une saison chaude où se produisent de nombreux suicides et une saison froide où les effectifs sont moins importants, se retrouve dans les deux aires : il s’agit là d’une constante de très longue durée, déjà présente au Moyen Âge, et qui se prolonge jusqu’à nos jours. La répartition observée entre les différents modes de suicide est également comparable : à la ville comme aux champs, la pendaison et la noyade sont les armes les plus utilisées par les suicidants. Mais au-delà de ces ressemblances, les suicides en Eure et en Eure-et-Loir se distinguent du modèle urbain par un certain nombre de caractéristiques qui leur sont propres.

La comparaison entre ville et campagne conduit donc à une vision plus contrastée du suicide à l’époque moderne : loin d’être vécu de la même manière dans tout l’espace français, il apparaît au contraire comme profondément lié aux cadres sociaux dans lesquels il s’inscrit. Exempt des morts éclatantes des suicidés philosophes ou politiques, le suicide en Eure et en Eure-et-Loir laisse entrevoir quelque chose de la vie quotidienne et du rapport à la mort dans les campagnes de l’époque moderne. Ce qu’on y rencontre, ce sont des suicides finalement assez ordinaires, le reflet poussé à l’extrême des misères du commun des mortels. Bien que le droit en fasse un crime, les proches du suicidé sont dès lors quant à eux conduits à adopter un regard compréhensif. En définitive, à Paris et dans sa province, des causes différentes produisent les mêmes effets : que l’on insiste sur le caractère inévitable et incontrôlable d’un « suicide-maladie » ou que l’on valorise la recherche du bonheur, la conséquence est la même, à savoir une indulgence générale, qui est le fait non seulement des simples particuliers mais aussi des juges, et qui va de pair avec une augmentation du suicide.

Il serait vain, comme le rappelle Jean-Claude Schmitt, de croire « qu’en juxtaposant toutes les morts possibles, nous viendrons à bout de tous les problèmes relatifs à la mort ». Néanmoins l’histoire de la mort ne saurait faire l’économie d’une étude du suicide qui, parce qu’il cristallise les tabous et les interrogations, révèle sans doute plus qu’une autre mort le regard que porte sur la mort une société donnée. Ainsi l’étude de ce corpus ouvre-t-elle sur une histoire qui n’est pas seulement celle d’un acte limité, mais aussi celle de toute une société marquée par les évolutions multiples et souvent contradictoires de la pensée, du droit et des sensibilités. À travers le prisme des sources judiciaires, l’étude du suicide laisse entrevoir les tensions et les permanences d’un monde rural en mutation.


Annexes

Présentation et édition de la base de données relationnelles. — Tableaux statistiques. — Édition d’une sentence condamnant un suicidé (1693). — Édition d’un procès contre un suicidé (1784). — Notices biographiques. — Index.