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École des chartes » thèses » 2013

Des « messes théâtrales » au Concert spirituel

Chanteuses laïques et musique religieuse à Paris au xviiie siècle


Introduction

À partir du milieu du xviie siècle, les évolutions du répertoire religieux poussent certains couvents et abbayes à engager des chanteurs et chanteuses professionnelles pour se produire durant les cérémonies extraordinaires. Cette pratique, qui va de pair avec la théâtralisation des offices, fait l’objet de vives critiques, et est ensuite réglementée par des décisions royales et épiscopales. Des couvents féminins continuent cependant d’employer des chanteuses extérieures durant le xviiie siècle, notamment à l’occasion des offices de Ténèbres. À partir de 1725, avec la création du Concert spirituel, cette pratique s’institutionnalise en dehors des églises. Le privilège accordé à l’institution interdit en effet d’y faire chanter de la musique de paroles françaises. Durant les jours de fermeture des autres spectacles, de nombreuses chanteuses sont entendues du public sur un répertoire de petits et grands motets.

Il convient de s’interroger sur les tensions entre sacrée et profane que crée l’emploi de femmes laïques pour chanter de la musique religieuse : les voix de femmes, notamment dans un contexte religieux, font traditionnellement l’objet de méfiance. À cela s’ajoute le profit financier que peuvent en faire les couvents. Cette méfiance est renforcée par la réputation des actrices de l’Opéra, dont le mode de vie fait parfois scandale et qui semble incompatible avec le caractère sacré de la musique chantée.


Sources

Pour ce qui est des établissements religieux, les registres de délibération (conservés notamment dans la série LL des Archives nationales) et les archives comptables (sous-série H5 des Archives nationales) ont été fréquemment utilisés. Les archives de la police, et notamment les dossiers constitués par l’inspecteur Meunier (Bibliothèque de l’Arsenal, Archives de la Bastille, manuscrits 10235 à 10237) permettent d’en savoir plus sur certaines des actrices qui chantent au Concert spirituel.

La presse constitue également une source précieuse sur la vie musicale au xviiie siècle, notamment pour le Concert spirituel, en l’absence des archives de l’institution. Le Mercure de France a le mérite d’exister pour toute la période, mais son caractère généraliste et privilégié rend ses comptes rendus des concerts souvent brefs et imprécis. L’Avant-Coureur, hebdomadaire paraissant de 1760 à 1773, n’est pas à privilège et permet donc d’avoir une vision plus critique des interprètes du Concert spirituel. Deux périodiques plus spécialisés, le Journal de musique (1770-1777) et l’Almanach musical (1775-1783) connaissent des parutions plus chaotiques, mais développent une critique spécifiquement musicale qui peut s’avérer précieuse pour avoir une idée plus précise des talents d’une chanteuse.


Chapitre liminaire
Un sujet à la croisée de plusieurs questionnements historiographiques

La question des chanteuses laïques interprètes de musique religieuse est à la croisée de plusieurs champs de recherche et disciplines. Il convenait donc de consacrer un développement plus étendu à ces aspects historiographiques. Les recherches sur l’histoire des femmes ont été enrichies par l’utilisation des études sur le genre. Les travaux sur la musique et la vie musicale, mettant notamment en relation musicologie et histoire, ont pu faire évoluer les connaissances et les perspectives sur les conditions de vie de musiciens, ou sur la naissance du concert au xviiie siècle. Enfin, l’histoire religieuse a connu des questionnements proches de ceux abordés ici, comme ceux qui portent sur la clôture dans les couvents de femmes et les évolutions du sentiment religieux au xviiie siècle.


Première partie
Les chanteuses des « messes théâtrales » : les séculières et les couvents


Chapitre premier
Les controverses sur les voix de femmes dans les offices de Ténèbres

L’église transformée en Opéra : la théâtralisation de l’office. — Les condamnations portant sur l’emploi de chanteuses séculières durant les offices font en fait partie d’un ensemble de critiques sur la théâtralisation des cérémonies extraordinaires, et notamment celles qui ont lieu à l’occasion des Ténèbres. L’utilisation de pratiques relevant du spectacle, comme l’emploi de billets, d’affiches, ou la location des chaises, provoque l’inquiétude sur la dénaturalisation de ces offices. Faire chanter des actrices fait donc partie de cette théâtralisation. Les inquiétudes sont d’autant plus vives que le statut de la musique religieuse est ambivalent : elle peut aider à la conversion ou détourner de la méditation si elle commence à être appréciée uniquement pour ses aspects esthétiques. Les fidèles sont, d’après les détracteurs de ces offices, transformés en un public sans-gêne qui vient troubler le culte. Les « scandales » qui ont lieu dans les offices poussent donc les autorités royales et épiscopales à publier des textes visant à règlementer les cérémonies extraordinaires ; il est pourtant difficile de savoir dans quelle mesure ces textes ont pu être appliqués.

Les comédiens, « gens à rôles et à personnages ». — L’un des autres problèmes causés par la présence de séculières est lié au fait qu’elles sont fréquemment des actrices. Or l’emploi de comédiens pour chanter durant les offices est généralement critiqué. Leur mode de vie parfois scandaleux ou leur excommunication sont parfois avancés, mais les raisons qui poussent à voir leur présence d’un mauvais œil sont plus profondes. En effet, leur présence rappelle aux fidèles le théâtre, et contribue à les détourner de la commémoration de la mort du Christ. De plus, les acteurs et actrices de l’Opéra, « gens à rôle et à personnages », sont suspectés de voir leur présence à l’église comme un rôle comme un autre, ce qui paraît incompatible avec la sincérité considérée nécessaire durant l’office.

La présence controversée des femmes. — Il existe cependant des résistances propres au genre des interprètes. L’emploi des voix de femmes fait en soi l’objet de discussion, notamment autour de la prescription de saint Paul concernant le silence des femmes. Il est néanmoins considéré comme normal que les religieuses chantent durant les offices de leurs établissements. Mais l’emploi de séculières vient raviver ces inquiétudes. L’évolution de la perception de la différence des sexes et la place grandissante d’un discours naturaliste font cependant évoluer les arguments du religieux au biologique.

Chapitre II
L’emploi des séculières dans les couvents : aspects pratiques

Les couvents choisis et leurs archives. — L’examen d’almanachs ou de guides touristiques a permis de relever les noms de certains couvents et abbayes de femmes particulièrement renommés pour la musique qui y était jouée : Longchamp, l’Abbaye-au-Bois, l’Assomption, les deux maisons des Filles du Calvaire au Marais et rue de Vaugirard, les deux maisons des Bénédictines de l’adoration perpétuelle du Saint-Sacrement (du Marais et du Luxembourg) ainsi que le couvent de Sainte-élisabeth. Les archives comptables conservées concernent avant tout la deuxième moitié du xviiie siècle. Parmi les comptabilités consultées, celles des Filles du Calvaire (au Marais), des Bénédictines du Saint-Sacrement (au Marais également) et du couvent de l’Assomption, permettent d’établir pour ces trois institutions la persistance de l’emploi de séculières pour chanter les Ténèbres.

Les chanteuses employées et leur rémunération. — La rémunération des chanteuses semble s’être faite sous forme de présents, valant entre cinq et douze livres pour les trois jours de Ténèbres. Les archives sont cependant peu bavardes en ce qui concerne leurs noms et leurs conditions. Les quelques noms que nous avons pu trouver laissent cependant à penser que, contrairement à ce que laissaient croire certains discours polémiques, les chanteuses employées ne semblent pas être des actrices de l’Opéra. Le fait qu’elles paraissent rémunérées en nature mène en tout cas à croire qu’il s’agit essentiellement d’une activité annexe et dont l’intérêt pourrait être plus religieux que pécuniaire.

Chapitre III
Les aspects économiques et la question de la location des chaises

La nécessité d’un équilibre financier. — La location des chaises constitue pour les couvents concernés un moyen de tirer des revenus des cérémonies extraordinaires. Les couvents de femmes, notamment les fondations nouvelles, sont en effet dans une situation économique difficile ; ces difficultés sont aggravées par la crise financière des années 1720. Le soin apporté aux Ténèbres, notamment au couvent de l’Assomption où le prix d’entrée est supérieur à celui des autres offices, semble indiquer qu’ils contribuent de façon importante à la recette des chaises.

Les revenus de la location des chaises. — Les recettes des maisons du Marais des Bénédictines du Saint-Sacrement et des Filles du Calvaire ne comportent pas de revenus fonciers. À ce titre, le revenu des chaises peut constituer un apport intéressant. Cependant, le revenu des chaises est loin de constituer une part importante des recettes des établissements étudiés (elle est comprise entre 1 % et 5 % et tend à diminuer durant la période considérée). Cependant, l’importance des dépenses laisse à penser que ces sommes, même modestes, contribuent à l’équilibre financier des établissements, y compris dans le couvent de l’Assomption qui possède une assise foncière non négligeable. De plus, des offices prestigieux sont l’occasion d’attirer un public aristocratique et peuvent donc aider au maintien des revenus liés à l’accueil d’élèves dans ces couvents.

Pratiques de la location : la question des baux. — L’exploitation de la location des chaises se fait de différentes façons. La location peut être directement assurée par l’établissement. L’emploi de bail avec un particulier est l’une des solutions adoptées ; il semblerait cependant que les profits retirés par les preneurs des baux soient limités, dans la mesure où les montants payés aux couvents est souvent inférieurs aux sommes initialement prévues.


Deuxième partie
Voix de femmes et musique religieuse au Concert spirituel


Chapitre premier
L’emploi des chanteuses au Concert spirituel

La présence des chanteuses au Concert spirituel. — Les comptes rendus parus dans la presse permettent d’en savoir un peu plus sur les femmes qui se produisent au Concert spirituel. Elles sont parfois issues d’autres institutions musicales, comme l’Académie royale de musique, ou la Musique du roi. Certaines cependant ne sont jamais parues devant un public auparavant. Beaucoup d’entre elles, d’après la presse, ne sont donc présentes qu’à un ou deux concerts. Certaines d’entre elles, cependant, se produisent régulièrement pendant plusieurs années. Marie Fel y est admirée très souvent entre 1750 et 1769. à partir des années 1750, des chanteuses d’origine étrangères, de passage à Paris, sont de plus en plus nombreuses.

Le lien entre interprète et répertoire. — En ce qui concerne la musique religieuse, elle est au départ chantée par un petit nombre d’interprètes qui sont souvent déjà connus du public pour leur activité dans d’autres institutions musicales. Ensuite, à partir des années 1750, il semblerait que les débutantes fassent leurs preuves sur un répertoire presque immuable de petits motets, tandis que des chanteuses plus expérimentées sont entendues sur les récits des grands motets, genre qui constitue pendant longtemps l’identité musicale du Concert spirituel. Le répertoire de motets français est cependant concurrencé par la musique religieuse étrangère, notamment italienne, qui est interprétée par les chanteuses étrangères. Progressivement, les chanteuses françaises s’emparent de ce répertoire, ce qui n’est pas sans susciter la critique des rédacteurs de la presse, pour leur mauvaise prononciation de l’italien, et pour leur manque d’attachement aux œuvres nationales. Le répertoire traditionnel semble tomber en désuétude à partir des années 1780, et la musique vocale religieuse, à part quelques oratorios, fait l’objet de moins d’intérêt de la part de la presse, qui s’intéresse plus aux airs italiens et à la musique instrumentale, notamment symphonique.

Chapitre II
Débutantes et enchanteresses : la réception des chanteuses

Les contrôles exercés dans l’espace du concert. — La réception des chanteuses semble influencée par plusieurs contraintes spécifiques à l’espace du concert. Le rapport avec le public y est ambigu : dans le cadre notamment des débuts des jeunes chanteuses, il offre son indulgence, mais est également en position de juger des efforts faits par l’une ou l’autre, et dispose à ce titre d’une forme de pouvoir sur elles. La modestie – qualité considérée comme chrétienne et féminine – semble constituer un trait recherché chez les très jeunes chanteuses pour remporter l’adhésion du public. D’une façon plus générale, le répertoire interprété paraît exiger des interprètes une tenue plus réservée que lorsqu’elles chantent dans un théâtre. Cependant, le faible nombre de mentions portant sur le physique des chanteuses, ainsi que le caractère spécifique du Concert spirituel – ni théâtre ni église – semblent donner aux interprètes un statut particulier : ni orantes ni actrices, elles sont avant tout jugées sur leurs voix.

L’organe, l’art et le goût : comment juger d’une voix. — Les comptes rendus des concerts sont l’occasion pour la presse, y compris privilégiée, de développer un discours critique sur les voix des chanteuses. À partir des années 1750, les commentaires sur l’interprétation se développent selon trois critères : l’organe – la voix et ses caractéristiques –, l’art – la technique vocale et l’articulation –, et le goût – la capacité à chanter d’une façon qui convient au texte. L’attention portée à ces différents aspects montre la persistance de l’esthétique de l’imitation dans la conception d’une bonne interprétation musicale.

De nouvelles sensibilités. — Les rédacteurs des différents périodiques étudiés témoignent également des évolutions de la perception de la musique, notamment durant la deuxième moitié du siècle. La conception du chant comme déclamation d’un texte fait place à une recherche plus importante du sentiment, ce qui se traduit, pour la musique religieuse, par l’emploi plus fréquent du terme d’« onction ». Cette nouvelle sensibilité s’accompagne également d’une attention plus grande portées aux caractéristiques individuelles de chacune, ce que montrent les efforts fait pour décrire les voix. Le pouvoir de fascination exercé par les plus illustres d’entre elles, comme Marie Fel, semble montrer que les « enchanteresses » sont d’ailleurs très loin d’êtres soumises aux volontés du public.

Chapitre III
Le discours sur les chanteuses et leur mode de vie

Les chanteuses employées au Concert spirituel sont très souvent des professionnelles qui se produisent par ailleurs à la Cour ou à l’Opéra. Leur vie, et notamment leur sexualité, font l’objet de commentaires fréquents. Les archives de la police portant sur la surveillance des demoiselles de spectacles font en un sens partie de ces récits les mettant en scène, et sont donc à comparer avec la vision qu’en donne la presse lorsqu’elles se produisent au Concert spirituel.

Les rapports entre actrices et protecteurs. — L’assimilation des chanteuses à des prostituées pose question. Elles ne suivent pas le même parcours que la plupart des prostituées. D’un autre côté, une partie importante de leurs revenus provient des présents de leurs entreteneurs, sous forme de rentes, de pensions mais aussi de bijoux ou de vêtements qui constituent un capital tant social que financier. Ces protecteurs jouent aussi un rôle important pour leur introduction dans le milieu des spectacles et contribuent donc à la bonne évolution de leurs carrières. Mais leurs rapports avec les actrices sont ambivalents, et peuvent parfois aller jusqu’à la maltraitance.


Conclusion

L’emploi d’actrices semble renforcer la contamination entre musique religieuse et musique de scène. En cherchant l’église, nous avons trouvé le théâtre : ce que laissent paraître les discours produits sur les chanteuses laïques interprètes de musique religieuse, c’est principalement la crainte d’une confusion entre l’une et l’autre. La méfiance envers la figure de l’acteur sous l’Ancien Régime vient du brouillage et de la dispersion des identités que semblent créer ses rôles. Ce glissement, qui se produit au niveau des interprètes, est logiquement suivi d’une évolution des lieux d’écoute et d’interprétation de la musique religieuse, comme le montre la création du Concert spirituel.

Cette évolution du cadre et du répertoire entraîne un glissement dans les liens entre musique et sentiment religieux. Se pose en effet la question de la monétisation de la musique sacrée. Pour les couvents, les cérémonies extraordinaires deviennent un apport intéressant du point de vue des revenus comme du prestige. Il apparaît cependant que la location de chaises a une véritable influence sur l’opinion des Parisiens par rapport aux offices, ce qui explique en partie leur relative désertion à la veille de la Révolution.

De plus, l’emploi de chanteuses laïques pose aussi la question de l’incarnation de la voix qui chante la musique sacrée. Dans un cadre liturgique, les voix employées devaient venir de personnes invisibles, pour paraître comme désincarnées. Or la présence dans le chœur, puis sur scène, d’interprètes dont la vie est connue du public, et au sujet desquelles circulent parfois de multiples rumeurs, vient mettre un corps et une personnalité sur la musique religieuse. Cette incarnation, qu’elle se fasse par une attitude modeste et timide, ou au contraire en enchantant le public, vient changer la réception de la musique religieuse.


Annexes

Bail de la location des chaises du couvent de l’Assomption (1783). — Tableau des chanteuses se produisant au Concert spirituel – Tableau des débuts sur de la musique religieuse au Concert spirituel relatés par le Mercure de France (1750-1780). — Édition d’une partie des documents de la police relatifs aux demoiselles Chevalier, Cohendet, Davaux, Dubois, Duperray, Fel, Gauthier, Gondrée, Lemière, Romainville et Vestris de Giardini.