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École des chartes » thèses » 2013

« Lorsque le mot Fin apparaissait dans la marguerite, la lumière se rallumait. Alors tous les yeux de l’état-major se tournaient vers Léon Gaumont »

Léon Gaumont, un pionnier méconnu du cinéma (1864-1929)


Introduction

Si le nom de Gaumont est aujourd’hui universellement connu, et qu’on lui associe sans hésitation l’image de la marguerite, l’histoire de cette société, a fortiori celle de son fondateur, et la position qu’elle a occupée dans l’industrie cinématographique française et mondiale sont aujourd’hui largement méconnues.

En effet la maison Gaumont est la plus ancienne, et une des plus importantes maisons françaises avec Pathé, présente dans tous les domaines de l’industrie cinématographique, que ce soit la construction, la production, la distribution ou l’exploitation. Elle fut particulièrement novatrice dans le domaine des recherches techniques : les établissements Gaumont, avec le « Chronophone » pour les films parlants et le « Chronochrome » ou « Gaumontcolor » pour ceux en couleurs naturelles, sont bien, sur ce plan, des pionniers.

Avec Pathé, les établissements Gaumont dominèrent en outre, et ce jusqu’au début des années 1910, le marché des vues animées, tant en France qu’à l’étranger. C’est pourquoi l’étude de cette société se révèle particulièrement importante pour quiconque s’intéresse à l’histoire des débuts du cinéma. Or malgré la place qui fut celle de la société Gaumont dans l’industrie cinématographique, nous disposons de peu de travaux sur celle-ci : une étude approfondie de la firme fait encore défaut, et aucune biographie de Léon Gaumont n’a été établie à ce jour.

Par ailleurs, l’histoire de la maison Gaumont et celle de son fondateur s’avèrent être indissociables, tant les goûts, idées et valeurs de celui-ci ont orienté la politique de sa société. De ce fait, il faut passer par l’étude du personnage de Léon Gaumont, dont le parcours est en bien des points semblable à celui de nombreux grands industriels de la fin du xixe siècle, pour comprendre les choix qui ont fait le succès de sa société, en particulier lors de ce qu’on pourrait appeler l’apogée de la maison Gaumont – entre 1900 et 1910 –, mais aussi ceux qui ont pu conduire à son échec final, ou qui du moins n’ont pas permis de l’enrayer, à la fin des années 1920.

Notre travail vise donc à situer ce personnage capital mais méconnu de l’histoire de l’industrie cinématographique française, et ambitionne, autant que le permettent les sources à notre disposition, d’établir l’influence exacte de Léon Gaumont sur les destinées de sa société.


Sources

Si la maison Gaumont a jusqu’ici été quelque peu oubliée par les historiens, c’est en partie en raison de la difficulté d’accès à ses archives. Nous disposons de peu de documents susceptibles de nous renseigner sur Léon Gaumont lui-même. La plupart de ses archives personnelles ont aujourd’hui disparu. Une partie d’entre elles, rassemblées par son fils cadet Louis Gaumont et confiées à la Cinémathèque française, sont aujourd’hui conservées dans le fonds Louis Gaumont de la Bibliothèque du film (BIFI). Ce fonds très important, tant en termes numériques qu’en termes de richesse documentaire, constitue l’essentiel du corpus utilisé dans le cadre de notre travail.

Le musée Gaumont, à Neuilly-sur-Seine, où est en particulier conservée la biographie de Léon Gaumont écrite par son fils Louis, restée inédite, ainsi que quelques autres institutions possèdent également des archives pouvant compléter les informations fournies par le fonds Louis Gaumont. Outre les registres d’état civil de diverses archives départementales auxquels nous avons eu recours pour les différents membres de la famille Gaumont, nous avons pu trouver des renseignements sur les établissements scolaires et d’instruction fréquentés par Léon Gaumont auprès des archives lasalliennes de Lyon, des archives de Paris ou encore à la Bibliothèque nationale de France. Nous avons également consulté quelques documents aux Archives nationales. Néanmoins, parmi tous les documents trouvés au sujet de Léon Gaumont, rares sont ceux qui nous renseignent sur sa vie privée, et plus encore sur ses goûts et opinions personnels : de ce fait, tout ce qui touche à la vie strictement privée de Gaumont nous échappe en grande partie.

Le personnage étant difficile à atteindre par les sources à notre disposition, nous avons dû tenter d’y accéder par le biais de l’étude de sa société et des sources afférentes. En effet, Léon Gaumont a consacré à son travail une part immense de son temps et de son énergie ; ses décisions, fruit de ses propres expériences et inclinaisons, ont déterminé les destinées de sa société. C’est pourquoi nous pouvons tenter de faire le portrait de l’homme à travers son œuvre. Afin d’étudier celle-ci, nous avons là encore eu essentiellement recours au fonds Louis Gaumont de la BIFI, dont nous avons complété les informations par des dépouillements des archives du tribunal de commerce de la Seine, aux archives de Paris. Malheureusement, une partie des archives des établissements Gaumont ont également été perdues au fil des années, que ce soit par l’incurie des successeurs de Léon Gaumont, où lors de la destruction du Gaumont-Palace en 1973.

Nous avons également recouru à un grand nombre de sources publiées : éditions de correspondances et de témoignages, comptes rendus de réunions scientifiques, documents iconographiques, articles de presse, catalogues d’appareils ou de vues animées des établissements Gaumont, etc.

Enfin, plusieurs bases de données, comme la base Léonore pour les titulaires de la Légion d’honneur ou encore celle des anciens membres de l’Académie des sciences nous ont fourni de nombreux renseignements sur les collaborateurs et les proches de Gaumont.


Première partie
Formation et ascension d’un entrepreneur 1864-1905


Chapitre premier
Une scolarité fructueuse : 1864-1880

Léon Gaumont est parvenu à fonder, et à diriger pendant quarante-cinq années une entreprise industrielle de premier plan. En effet les activités de la société L. Gaumont et Cie, créée en 1895 et relayée en 1906 par la Société des établissements Gaumont (SEG), se limitent à l’origine à la vente de matériel photographique, puis s’étendent en une dizaine d’années à tous les champs de l’industrie cinématographique, de la fabrication et de la vente de matériel à la distribution et l’exploitation, en passant par la production. Or la création et la gestion d’une affaire de cette ampleur, qui plus est dans des domaines technologiques nouveaux et en constante évolution, nécessitent à la fois des compétences techniques relativement élevées et des capitaux importants, a priori hors de portée pour Léon Gaumont, issu d’un milieu modeste.

Après une scolarité dans des établissements de bon niveau, le pensionnat Saint-Pierre de Dreux puis, surtout, le collège Sainte-Barbe à Paris, Léon Gaumont doit interrompre ses études à l’âge de seize ans, malgré des résultats qui pouvaient le laisser espérer intégrer une école d’ingénieurs. Il doit renoncer à ce projet pour des raisons financières, mais il a le goût de l’étude et a lié dans ces établissements des relations qui lui seront d’une grande aide par la suite. La scolarité de Léon Gaumont lui ouvre donc les voies de la réussite.

Chapitre II
Léon Gaumont et les cercles d’éducation populaire

Tout en commençant à travailler, Léon Gaumont ne renonce pas à poursuivre sa formation intellectuelle et pallie l’impossibilité d’intégrer une grande école en fréquentant des cours populaires. Il parvient à exploiter ceux-ci et à s’instruire de façon partiellement autodidacte ; il prend ainsi place dans un courant d’optimisme et de foi dans le progrès, tout spécialement dans le progrès technique et industriel, qui s’est incarné dans les mouvements d’enseignement populaire florissants à la fin du xixe siècle. Il fréquente notamment l’Institut populaire du progrès fondé par Léon Jaubert et installé au Trocadéro, où il parfait ses connaissances dans le domaine scientifique et fait de nombreuses rencontres, ainsi que les laboratoires du docteur Bourbouze. Il tient un rôle actif dans ces sociétés, en particulier dans la première où il est membre de l’École des conférenciers.

Durant ces années de formation intellectuelle et professionnelle, Léon Gaumont fait preuve d’un grand sens relationnel et se révèle doué pour tirer parti des rencontres qu’il est amené à faire. Il a en effet la chance de lier connaissance avec de nombreuses personnes, souvent originaires d’un milieu social plus aisé, parfois dotées de grandes capacités. Il noue alors des amitiés avec des hommes qui seront ensuite des appuis, y compris financiers, pour créer sa société et surmonter les difficultés des premiers temps.

Chapitre III
Les premières places d’un futur chef d’entreprise

Dès 1881, Léon Gaumont entre comme secrétaire chez le constructeur d’appareils de précision Jules Carpentier, auprès duquel il a été recommandé par le directeur de l’Institut populaire du progrès, Léon Jaubert. C’est pour lui une première expérience tant de gestion d’une entreprise que d’un travail dans le domaine de la mécanique de précision et de l’optique, qui lui sera fort utile par la suite. Sauf une interruption de deux ans, où il doit accomplir son service militaire, Léon Gaumont conserve durant dix ans ce premier emploi.

Le service militaire est pour Léon Gaumont une nouvelle occasion de mettre à profit ses connaissances, puisqu’il choisit de bénéficier du volontariat, et satisfait à l’examen requis. C’est aussi le lieu de nouvelles rencontres, et il y fait en particulier la connaissance d’Henri Maillard, dont il épouse la demi-sœur Camille, laquelle lui apporte en dot une partie des fonds nécessaires à la fondation de sa société.

En 1891, Léon Gaumont quitte le poste qu’il occupait chez Carpentier pour des postes à plus fortes responsabilités. Il devient d’abord directeur d’une fabrique de lampes à incandescence, puis prend entre 1894 et 1895 la direction du Comptoir général de photographie, entreprise dédiée à la vente d’appareil et de matériel photographiques, pour le compte du propriétaire Félix-Max Richard.

Chapitre IV
1895 : la reprise du Comptoir général de photographie et la naissance du cinématographe

Léon Gaumont a obtenu en prenant la direction du Comptoir général de photographie une place intéressante, où il touche des appointements corrects et est amené à exercer de nombreuses responsabilités. Mais du fait de la mise en vente forcée du Comptoir en 1895, suite à un désaccord opposant Félix-Max Richard à son frère Jules Richard, Léon Gaumont va pouvoir en devenir propriétaire et accéder au statut de patron : il fonde ainsi sa première société, la L. Gaumont et Cie. Compte tenu de son origine sociale, de l’impossibilité de poursuivre des études supérieures et du manque de capitaux qu’on lui connaît, Léon Gaumont semble ce faisant avoir atteint une belle réussite.

Cependant, les débuts de la société L. Gaumont et Cie sont loin d’être simples et florissants. Léon Gaumont rencontre en particulier des complications dans ses relations avec ses fournisseurs et certains de ses clients. Deux affaires semblent cristalliser l’attention de Gaumont et mettent en relief les obstacles que doit surmonter la jeune société : la question de la vente des vérascopes Richard par le Comptoir et celle des Photos-Jumelles  Carpentier.

Une autre préoccupation de Gaumont, dès la fondation de sa société, est la mise au point d’un appareil permettant de prendre des vues animées ; en effet, il y a à cette époque un réel engouement pour les recherches concernant la photographie du mouvement et l’ancien préparateur de Marey, Georges Demenÿ, est entré dès le début de l’année 1895 en contact avec le directeur du Comptoir général de photographie pour lui proposer l’exploitation commerciale de son chronophotographe. Dès lors, Léon Gaumont cherche à mettre au point le plus rapidement possible, par le biais de Demenÿ, un appareil de prise de vues, dans le but de s’imposer sur le marché de la chronophotographie. Malheureusement, la présentation par les frères Lumière de leur « cinématographe » en décembre 1895 ôte à Léon Gaumont tout espoir d’être pionnier en ce domaine.

Chapitre V
Les débuts de la société L. Gaumont et Cie : 1895-1906

Entre le rachat du Comptoir général de photographie par Léon Gaumont en août 1895 et la transformation de la société en commandite L. Gaumont et Cie en Société des établissements Gaumont, société anonyme, en 1906, l’entreprise a beaucoup évolué. En une dizaine d’années, elle a étendu son champ de compétences à tous les domaines de l’industrie cinématographique. Seconde société française après celle de Charles Pathé, la société de Léon Gaumont participe durant ces années à l’organisation de cette industrie et se ménage une place incontournable dans tous les secteurs qui la composent. Le développement des différents services de la société s’accompagne d’une expansion spatiale notable, localisée autour des Buttes-Chaumont où se constitue progressivement la « cité Elgé ».

L’identité de la société L. Gaumont et Cie semble résider dès cette époque dans l’investissement financier et humain, tout difficile à estimer qu’il soit, dans la recherche technique, c’est-à-dire la mise au point et le perfectionnement de nouveaux appareils. Sous l’influence de Léon Gaumont, passionné par les questions techniques, les laboratoires et les ateliers de construction s’organisent donc très tôt. 

Parallèlement à ce secteur de recherche et construction, la société L. Gaumont et Cie commence timidement à développer un véritable service de prises de vues, aussi bien d’actualités que de fiction. La production Gaumont s’impose alors comme l’une des premières en France, par son nombre que ne surpasse que Pathé, ainsi que par sa qualité que défend son directeur. Durant ces dix années et face à l’organisation de la cité Elgé aux Buttes-Chaumont, le siège social et commercial demeure rue Saint-Roch, au Comptoir général de photographie, qui reste le noyau commercial de la société ; c’est à partir de lui que s’organisent tout le secteur commercial et les relations avec la clientèle de la société. C’est aussi à cette époque que Léon Gaumont prend ses marques comme chef d’entreprise. Sa façon de conduire ses affaires ne change guère jusqu’à sa retraite en 1929 : association d’un autoritarisme souligné par beaucoup, mais aussi dénoncé par quelques-uns, et d’un paternalisme habituel chez les patrons en ce tournant de siècle, elle laisse cependant une large part aux collaborateurs de Gaumont, en particulier aux ingénieurs, qui jouent un rôle non négligeable dans l’histoire de la société.

Léon Gaumont est donc un exemple d’ascension sociale fulgurante, puisqu’en une génération ce fils de domestiques accède à la direction d’une importante société et réunit une certaine fortune personnelle. Gaumont est donc tout le contraire d’un héritier : il doit sa réussite à une scolarité brillante, qui lui a apporté aussi bien les savoirs et compétences nécessaires à l’exercice d’un métier qualifié que les relations capables de l’appuyer.


Deuxième partie
Un industriel installé et respecté (1906-1919)


Chapitre premier
1906 : la création de la Société des établissements Gaumont (SEG)

À partir de 1900, l’essor du cinéma est plus net et les salles de spectacle cinématographique se multiplient à Paris comme en province. En 1906, la société L. Gaumont et Cie a réussi à trouver et convaincre sa clientèle, en s’inscrivant dans le développement du cinéma. Les besoins de l’entreprise ont évolué en conséquence, au point que la structure de la société est désormais inadaptée : elle doit être refondée en décembre 1906, et donne naissance à la Société des établissements Gaumont. En décembre 1906, la mise en liquidation de la société L. Gaumont et Cie et la constitution d’une nouvelle société anonyme par actions sont décidées. La SEG est définitivement constituée le 18 janvier 1907. La société Gaumont gagne à ce changement de nouveaux statuts, plus adaptés à son développement industriel, des capitaux et un cercle élargi d’actionnaires.

Cette seconde naissance des établissements Gaumont, avec un capital plus de dix fois supérieur à celui de la société L. Gaumont et Cie fondée en 1895, témoigne autant du succès de l’entreprise de Léon Gaumont qu’elle marque le passage de la société à sa phase d’industrialisation. Elle lui permet en effet de faire face à un besoin de capitaux de plus en plus important, notamment pour concurrencer le grand rival de Gaumont, Charles Pathé.

Chapitre II
La multiplication et l’industrialisation des services de la SEG

Entre la fondation de la SEG en 1906 et la première guerre mondiale, la structure de la société doit s’adapter aux évolutions de l’industrie cinématographique. Le service de la production prend une importance croissante et son organisation se formalise ; la maison Gaumont engage de nouveaux metteurs en scène et accroît sa production tant en titres qu’en métrage. De plus, de nouveaux services voient le jour. En 1907, la SEG doit s’adapter aux conséquences du passage de la vente à la location des films, instaurée par son concurrent Pathé et crée donc à son tour un réseau de distribution. Un an plus tard, en 1908, la société Gaumont inaugure la première salle de cinéma de son futur réseau et ajoute ainsi l’exploitation à ses champs d’activité. Léon Gaumont met ainsi à cette époque en place une politique d’intégration verticale, ce qui signifie que la SEG prend part à toutes les étapes de conception, fabrication et commercialisation des produits cinématographiques.

Dans chaque service, on assiste à une industrialisation du travail rendue indispensable par la situation de concurrence dans laquelle se trouve la société, et qui lui permet de demeurer une des deux premières maisons françaises pour tout ce qui touche le cinématographe. Ce développement des activités de la SEG se traduit géographiquement par l’extension des locaux situés près des Buttes-Chaumont, mais aussi par la création d’un réseau d’agences en France et à l’étranger, ainsi que de diverses salles de cinéma Gaumont.

Chapitre III
La SEG à la pointe de l’innovation technique

Si un élément doit, dans l’esprit de Léon Gaumont, permettre aux produits, films et appareils portant la marque de la marguerite de s’imposer par rapport à ceux de ses concurrents, il s’agit de la qualité, qui réside pour Gaumont dans une réalisation technique la plus parfaite possible. Cette recherche de la qualité passe en partie par la mise au point d’appareils, photographiques ou cinématographiques, les meilleurs possibles, et la SEG bâtit autant sa réputation sur la qualité esthétique des films qu’elle produit que sur la mise au point d’innovations techniques dont elle se veut la pionnière.

Léon Gaumont donne à la recherche technique une place importante dans sa société, à laquelle on peut attribuer de nombreuses innovations tant dans le domaine photographique que dans celui de la cinématographie. Ainsi les services des laboratoires et des ateliers de la SEG se développent-ils entre 1906 et la première guerre mondiale. Les établissements Gaumont consacrent d’importants efforts, tout au long de la période, à la mise au point du cinéma parlant et du cinéma en couleurs. Ces recherches aboutissent à la présentation du chronophotographe en 1902, et à celle du chronochrome en 1912. Léon Gaumont attache toujours par la suite une grande importance à voir reconnue l’antériorité des découvertes de sa société dans ces deux domaines.

S’il s’intéresse de très près aux questions techniques, par goût personnel, Gaumont reste un gestionnaire strict et extrêmement prudent : jamais les sommes allouées à la recherche ne grèveront le budget de sa société.

Chapitre IV
Chef d’entreprise et chef de famille

Léon Gaumont estime, ce qui n’est pas complètement injustifié, son succès entièrement dû à son travail, et semble en tirer une grande fierté. C’est sans doute la raison qui le conduit à chercher sa vie durant la reconnaissance du public et surtout celle de ses pairs. Il s’intègre donc à différents cercles, aussi bien corporatifs que scientifiques ; les premiers lui permettent de défendre les intérêts de sa société, tandis qu’il espère trouver auprès des membres des seconds la légitimation scientifique à laquelle il aspire. Très tôt, Gaumont commence également à briguer des distinctions honorifiques et en obtient régulièrement, la plus importante étant la Légion d’honneur dont il est fait chevalier en 1908, ce qui atteste de l’importance de la position à laquelle il a accédé comme de celle de sa société.

Le directeur de la SEG est donc très présent dans les représentations publiques, qui s’ajoutent au temps déjà fort important qu’il consacre à l’administration de sa société, à laquelle il paraît dédier sa vie entière. Par ailleurs, Léon Gaumont a épousé Camille Maillard en 1888 et cinq enfants sont nés de cette union. Dans un emploi du temps presque entièrement occupé par ses affaires, la place consacrée à sa famille par Léon Gaumont était nécessairement restreinte. Pourtant, il serait faux de dire qu’il n’accorde aucune attention à son foyer qu’il appelle le « point central », et il offre à l’inverse dès avant la guerre à son fils aîné, Charles, une place dans son entreprise. Charles Gaumont réalise ainsi différents voyages pour le compte de la SEG, en Inde puis aux États-Unis, et est en outre pendant de nombreuses années opérateur pour le service de prise de vues d’actualités. Cependant, Léon Gaumont n’associe jamais ses enfants à la direction de son entreprise.

Chapitre V
Le tournant de la guerre

À la veille de la première guerre mondiale, la SEG a en quelque sorte atteint son apogée. Avec le chronophone et le chronochrome, c’est la période à laquelle elle se montre la plus innovante, et où elle assied sa réputation dans le domaine technique. Elle est également alors la seconde maison de production en France mais aussi dans le monde, après Pathé. La SEG a de plus fait ses débuts dans la distribution et l’exploitation, avec l’ouverture de ses deux premières salles parisiennes, le Gaumont-Théâtre et le Gaumont-Palace. Le conflit mondial qui se prépare va toutefois marquer un temps d’arrêt dans la croissance de la société, après lequel la politique industrielle et commerciale de Gaumont ne sera plus tout à fait la même.

Suite à la mobilisation générale décrétée le 1er août 1914, toute la production cinématographique française est suspendue jusqu’au début de l’année 1915. Si la production de films ne cesse donc pas complètement pendant la guerre, les sociétés françaises perdent une grande partie de leurs débouchés à l’étranger, pour l’exportation des films comme des appareils. Or elles doivent dans le même temps faire face au départ d’une grande partie de leur personnel, appelé au front.

Les établissements Gaumont n’échappent pas à cette situation, mais parviennent à maintenir une activité honorable pendant les années de conflit, quoique sans surprise en baisse par rapport aux années de paix. La réorganisation des services de la SEG, due au départ d’une partie de ses employés, s’accompagne d’une reconversion d’une partie d’entre eux destinée à permettre à l’entreprise de participer à l’effort de guerre. Léon Gaumont invoque par la suite couramment le rôle tenu par sa société durant cette période, ce qui contribue à nourrir l’histoire officielle et l’image qu’il désire construire de la maison à la Marguerite.


Troisième partie
La SEG face au « marasme » de l’industrie cinématographique 1919-1929


Chapitre premier
Entre les serials de Feuillage et l’encouragement de l’avant-garde

À l’issue de la guerre, les sociétés françaises ont perdu la place prééminente qui avait été la leur au plan international et sont concurrencées non seulement en ce qui concerne leurs débouchés internationaux, mais également sur le marché français lui-même. Les structures de production françaises sont désormais dépassées, au contraire des studios américains, modernes, qui s’organisent alors. Les entreprises françaises font face à une concurrence inconnue jusqu’alors, et désormais internationale ; le coût des productions augmente et implique des stratégies commerciales nouvelles.

On a beaucoup écrit sur le désintérêt à l’égard de la production cinématographique de Léon Gaumont, dont l’attention n’aurait été retenue que par les prouesses techniques. En réalité, il semble faux d’attribuer à Gaumont une indifférence absolue pour les films produits par sa maison : il leur porte au moins un intérêt financier, puisqu’il donne à son directeur artistique Louis Feuillade des consignes très précises sur le type de films à développer, voire des idées de scénarios afin de produire les créations les plus rentables possibles. Une chose est sûre : les intérêts commerciaux de sa société priment sur le reste. Or dans les années 1920, la production cinématographique lui paraît de moins en moins rentable, et il refuse de se plier à l’augmentation des coûts des films induite par l’exemple américain. Petit à petit, la SEG se dirige vers l’abandon de la production ; mais c’est, paradoxalement, à cette période où évoluent les conditions de la production cinématographique, que Léon Gaumont encourage les films les plus audacieux. On peut en effet distinguer deux ensembles dans la production Gaumont de l’entre-deux-guerres : les films réalisés par le metteur en scène attitré de la maison, Louis Feuillade, et ceux confiés à différents metteurs en scène, entre autres dans le cadre de la série « Pax », créée en 1919, qui est l’occasion pour la SEG de promouvoir des films qui se veulent d’une qualité supérieure.

Mais en raison du coût de la production, Léon Gaumont, gestionnaire prudent et de plus responsable devant les actionnaires des résultats de la SEG, fait en 1923 le choix de restreindre la production aux films réalisés par Louis Feuillade. Le décès de celui-ci, en 1925, marque l’arrêt définitif de la production de la SEG.

Chapitre II
Léon Gaumont recentre les activités de sa société

En 1925, la SEG a donc abandonné un des secteurs d’activité qui a fait son prestige et une part de son identité après du public, celui de la production. Mais elle conserve encore son réseau de salles de cinéma, qui constitue depuis la guerre une de ses branches les plus rentables. La politique ambitieuse d’acquisition de salles de la SEG, si elle permet de développer une activité qui s’est montrée bénéficiaire durant la guerre ainsi que de constituer un patrimoine immobilier à la société, se révèle cependant très coûteuse et exige des résultats suffisants pour rembourser aux banques les prêts contractés. Afin de poursuivre l’exploitation de son réseau et dans l’espoir d’engranger des bénéfices substantiels, grâce au succès des films américains, Léon Gaumont passe donc des accords avec une compagnie américaine, la Metro-Goldwyn, afin de garantir la programmation dans les salles de son circuit. Puis la SEG renonce à l’exploitation directe de ce circuit, qu’elle afferme, de nouveau au profit de la Metro-Goldwyn. Ces évolutions sont révélatrices de la crise que traverse la SEG, comme l’ensemble de l’industrie cinématographique, dans les années 1920 ; le choix de ne plus prendre directement en charge la production et l’exploitation vise en effet à éviter à la société des investissements, et donc des immobilisations de capitaux, auxquels elle ne parvient plus à faire face. Léon Gaumont met ainsi fin à la politique d’intégration verticale qui avait jusqu’ici prévalu dans sa société, dont il recentre les activités sur la construction.

Chapitre III
Le parlant : un rendez-vous prédit, et manqué

La SEG a été, au début du xxe siècle, pionnière dans le domaine du cinéma parlant, puisqu’elle présente dès 1902 des films parlants synchrones, avant de mettre au point le chronophone qui permet une exploitation commerciale. Cependant, la solution consistant en une liaison du cinématographe et du phonographe, qu’elle soit mécanique ou électrique, se révèle en grande partie dépassée après la première guerre mondiale. Le son et l’image étant en effet enregistrés séparément, ce procédé ne permet guère de réaliser autre chose que des scènes chantées.

Les ingénieurs de la SEG, conformément aux directives de Léon Gaumont, poursuivent donc des recherches qui doivent permettre d’apporter au problème du cinéma parlant une solution plus complète encore. Mais c’est finalement en dehors de la société que Léon Gaumont trouve une réponse à cette question : il passe en 1925 des accords avec deux ingénieurs danois, Axel Petersen et Arnold Poulsen, qui vont permettre la commercialisation par la SEG d’un nouvel appareil, le « cinéphone ».

Mais ce procédé, complexe à mettre en œuvre, se trouve dépassé très rapidement par les innovations venues des États-Unis : en 1929, Le chanteur de jazz est projeté pour la première fois en France. On assiste alors de nouveau à une effervescence autour de la question du cinéma parlant et au développement de nombreux procédés concurrents. Léon Gaumont tente à nouveau de s’imposer dans le domaine du film parlant avec la commercialisation d’un nouvel appareil, de projection cette fois, l’Idéal-Sonore , qui peut être considéré comme le dernier projet industriel mené à terme par Léon Gaumont.

Cependant, la présentation publique de l’Idéal-Sonore a lieu en janvier 1930 au Gaumont-Palace ; or à cette date, Léon Gaumont vient d’annoncer sa retraite et se retire progressivement des affaires de sa société, dont il a vendu ses parts. Dès la fin du xixe siècle, Léon Gaumont avait prédit l’avenir florissant du cinéma parlant : il ne devait pas présider à sa réalisation.

Chapitre IV
La retraite de Léon Gaumont et la naissance de la Gaumont-Franco-Film-Aubert (GFFA)

La SEG continue d’occuper dans les années 1920 une place centrale dans l’industrie cinématographique française et Léon Gaumont demeure un personnage incontournable du milieu corporatif. De même qu’avant la guerre, il est amené à donner son avis sur les mutations qui touchent l’industrie cinématographique ; mais c’est désormais dans un contexte de crise qu’il participe à ces réflexions.

Quoique la marque Gaumont conserve durant cette période son image de prestige, les années 1920 sont marquées par l’apparition de nombreuses difficultés. Afin d’adapter sa société aux nouvelles données du marché cinématographique français et international, Léon Gaumont, après avoir réorganisé l’ensemble de ses services, la soumet en 1929 à de nouvelles transformations structurelles. Suite à des jeux complexes d’achats et de fusions, la SEG est absorbée en 1929 dans une chimérique « major » à l’américaine, la GFFA. Au cours de ces manœuvres, Léon Gaumont perd peu à peu son influence au sein des établissements portant son nom. Il se retire progressivement des affaires entre 1929 et 1930, et abandonne à ses successeurs le sort de la société qu’il a fondée.


Conclusion

La société Gaumont aurait pu donner naissance, comme d’autres, à une entreprise à capital familial. Mais s’il dirige une des deux premières maisons de l’industrie cinématographique française pendant plus de trente ans, Léon Gaumont ne fonde donc pas un « empire », comme certains industriels français à la même époque, dans le sens où il ne le transmet pas à ses enfants. Après sa retraite, si la société qui succède à la GFFA, la Société nouvelle des établissements Gaumont (SNEG) reprend le nom de « Gaumont », sa famille n’y tient aucune part. De même, le patrimoine immobilier construit par Gaumont à Sainte-Maxime, les « Tourelles », doit être vendu quelques années après son décès par les héritiers de Gaumont qui ne peuvent en assumer l’entretien. En 1946, Léon Gaumont décède dans sa résidence de Sainte-Maxime, entouré de plusieurs de ses enfants et petits-enfants.

Mises à part les structures de sa société et la qualité de son encadrement, qui permettent à la société de traverser le temps et les crises, Léon Gaumont nous semble avoir laissé un héritage essentiel à ses successeurs : la marque Gaumont. En effet, de ce qui reste de l’œuvre de ce pionnier du cinéma, la marque à la marguerite n’est sans doute pas la moindre. Léon Gaumont a voulu faire de cette marguerite un symbole de qualité, et le fait que ses successeurs l’aient conservée est une preuve de sa réussite.


Annexes

Index des noms propres. — Chronologie. — Répertoire biographique.


Pièces justificatives

Éditions : correspondances ; carnet de notes de Léon Gaumont ; contrat de mariage de Léon Gaumont et Camille Maillard ; contrat entre Félix-Max Richard et Léon Gaumont ; discours de Léon Gaumont ; rapport de Charles Gaumont sur son voyage en Inde ; directives de Léon Gaumont ; accords réglant le départ de Léon Gaumont. — Documents iconographiques et statistiques concernant le pensionnat Saint-Pierre de Dreux et l’Institut populaire du progrès. — Arbre généalogique de la famille Gaumont. — Photographies. — Figures et tableaux concernant la société de Gaumont. — Cartes : la société Gaumont en France ; les agences Gaumont dans le monde en 1914 ; les agences Gaumont dans le monde en 1924. — Plans de la cité Elgé. — Reproduction d’affiches publicitaires, reproduction du programme du Gaumont-Palace.