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École des chartes » thèses » 2014

« Et dixit quod sic »

Communautés et pouvoir royal dans le Lauragais de la fin du xiiie siècle

Proposition d'étude de l'affaire Breuilly-Latilly


Introduction

En 1907, l'historien méthodique Charles-Victor Langlois découvre, au gré de sa fréquentation du Trésor des chartes, une série de documents ayant été produits au cours de la même enquête royale dont les circonstances d'ouverture ne vont pas sans susciter sa curiosité. L'enquête – ouverte en Languedoc à l'automne 1298 – fait suite aux plaintes d'un certain nombre de communautés du Lauragais à l'encontre des agissements de deux commissaires royaux, Pierre de Latilly et Raoul de Breuilly, mandatés l'année précédente en Toulousain afin de lever des taxes dues au souverain dans la région. Leur action, qui s'est déployée durant presque un an dans la sénéchaussée de Toulouse, est sans précédent, notamment du point de vue des méthodes employées. Celles-ci, que l'on pourrait qualifier d'expéditives, ont généralement consisté au déploiement de nombreuses épreuves de force, destinées à contraindre les communautés à s'acquitter de ces multiples taxes par le biais de compositions générales négociées. Ces négociations forcées ont conduit au dépôt de plusieurs demandes de grâce, dont la réponse semble résider dans l'ouverture de la procédure de 1298. Pour celle-ci, toutefois, on ne conserve aucune sentence à l'égard des deux officiers ; la véritable conclusion de l'affaire réside plutôt dans l'ordonnance royale d'avril 1299, qui, tout en proclamant l'abolition générale des fouages et des caselages de la sénéchaussée de Toulouse, concède que les amendes et les peines prononcées contre les communautés et les particuliers du pays ne seront pas exigées et que les compositions conclues avec Pierre de Latilly et Raoul de Breuilly seront annulées.

À la suite de l'étude initiale de Langlois, le caractère exceptionnel du corpus le conduit à réapparaître dans les études historiques, à partir des années 1960. Les travaux effectués sur le dossier s'attachent principalement à interpréter l'enquête comme un élément de la politique fiscale parfois agressive de Philippe le Bel. Hormis l'étude d'Elizabeth A. R. Brown dans les années 1980, peu d'analyses se sont intéressées à l'autre partie prenante de l'enquête : les communautés d'habitants. Or, à la lumière du récent regain des études sur l'enquête, on peut considérer qu'elle constitue justement le lieu d'une rencontre, qu'on peut par conséquent espérer propice à une étude croisée des deux forces en présence et du dialogue qui se noue entre elles. Envisager l'étude de l'enquête royale de 1298 sous l'angle des communautés constituerait donc une approche novatrice de cette affaire, mais aussi de l'histoire des communautés haut-languedociennes au tournant du xive siècle.

La proposition d'étude se divise en deux parties. La première est introductive, elle sert à déterminer et à positionner le questionnaire appliqué à la documentation dans l'ensemble des études médiévales. La deuxième est destinée à comprendre les modalités et les enjeux de l'affaire Breuilly-Latilly et de la procédure de 1298, en particulier du point de vue de l'histoire des communautés.


Sources

Le corpus formé par les documents de l'enquête constitue le corpus principal de l'étude ; il se compose de vingt-neuf rouleaux et pièces produits au cours des différentes phases de la procédure d'enquête, et conservés dans la série J du Trésor des chartes, aux Archives nationales. La dispersion de la documentation au sein des séries des Layettes et des Gouvernements apparaît avant tout être la conséquence de l'histoire complexe du dépôt, fragmenté par les classements et les ajouts documentaires successifs dont il a fait l'objet jusqu'au xixe siècle. Le dossier n'est pas complet ; toutefois, il présente un bon échantillon de la documentation qui a pu être produite au cours de l'enquête. Une partie de la documentation est par ailleurs éditée en ligne avec les « Enquêtes menées sous les derniers Capétiens », sur le portail Telma de l'Institut de recherche et d'histoire des textes.

Au corpus constitué par les documents de l'enquête s'ajoutent un certain nombre de documents annexes, qui témoignent de l'étendue de l'action menée par les commissaires Raoul de Breuilly et Pierre de Latilly. On retrouve notamment leur trace dans plusieurs registres des comptes royaux effectués pour les années 1297 et 1298, conservés aux Archives nationales, à la Bibliothèque nationale de France et à la bibliothèque municipale de Rouen, et dont l'ensemble a été édité par François Maillard et Robert Fawtier. Il est fait mention de leur action dans deux actes du registre JJ 38, et dans les journaux du Trésor. À ces documents issus des dépôts centraux s'ajoutent une série d'actes concernant le monastère de Prouille, dont le cartulaire – qui a fait l'objet d'une édition par Jean Guiraud – est conservé dans la série H des archives départementales de l'Aude. Un certain nombre de lettres de Philippe le Bel font aussi état de leurs démêlés avec l'évêque et la ville de Toulouse. En partie éditées par Alphonse Baudoin, elles sont respectivement conservées dans la série G des archives départementales de la Haute-Garonne et dans la série AA des archives municipales de Toulouse. De manière exceptionnelle, les archives municipales de Verdun-sur-Garonne, actuellement en dépôt aux archives départementales du Tarn-et-Garonne, conservent un acte délivré en leur nom.


Première partie
Enjeux historiographiques et présentation du corpus documentaire


Chapitre premier
Enjeux historiographiques

Les enjeux de la documentation étudiée sont multiples, de sorte que celle-ci se prête à différents types d'analyse. Cette particularité, qui tient en partie à sa nature d'enquête, entraîne la nécessité de positionner l'étude proposée au sein des différents champs de l'historiographie afférente, dont le rapprochement permet de mieux saisir les problématiques que mobilise le sujet. La réflexion menée a conduit à distinguer deux aspects majeurs, tant du point de vue de leur intérêt historiographique que de leur complexité et leur importance dans le développement subséquent sur l'affaire Breuilly-Latilly : l'enquête d'une part, et de l'autre, les communautés.

L'enquête médiévale est complexe, délicate à définir car ses objectifs, ses modalités et ses champs d'application peuvent être extrêmement différents d'une procédure à l'autre. Toutefois, l'historiographie montre bien que, de quelque nature qu'elle soit, les sources produites au cours de l'enquête constituent traditionnellement une source d'information privilégiée pour les historiens, notamment en matière d'histoire sociale, économique ou culturelle. En outre, les travaux récents sur l'enquête ont montré que l'attachement aux caractères formels de la documentation et de la procédure permettait de s'intéresser à l'instigateur de l'enquête, ainsi qu'aux mécanismes et motivations qui l'ont poussé à ordonner une telle procédure. Ce nouveau regard fait apparaître l'enquête comme un véritable moyen d'administration, de gouvernement, lorsqu'elle est reprise par le prince. Un moyen de gouvernement bien particulier puisqu'il met alors en relation autorités et administrés, dans le but de trouver ou de faire accepter un consensus. Lieu de rencontre, la dialectique qui se noue au cours de la procédure permet l'appréhension des rapports sociaux et de pouvoir, ainsi que leur construction. Dans le contexte du Languedoc de 1298, récemment passé sous la domination royale, l'enquête apparaît alors comme un excellent observatoire de la construction de la royauté étatique et de celle des acteurs de l'enquête, les communautés lauragaises.

La communauté d'habitants, véritable incarnation de la société rurale médiévale, a fasciné bon nombre d'historiens de ces soixante dernières années. Son étude ne va pas sans soulever quelques problèmes, qui se posent dès la définition de la notion de communauté. Une difficulté qui est le résultat de sources plutôt rares, à la terminologie et aux éléments de définition variables, parasitant l'approche d'une réalité historique dont on n'a que des perceptions contrastées. La variété des approches, disciplines et sources utilisées constitue néanmoins un ensemble de propositions, chacune d'entre elles permettant de saisir un ou plusieurs aspects de ces « communautés d'habitants ». En rapprochant ces travaux, il est possible d'entrevoir de grandes tendances qui se dessinent dans l'histoire des communautés, et qui seraient le reflet des évolutions générales affectant la société médiévale. En définitive, la mobilité des réalités et de l'idée de communitas correspondrait à une multitude de réponses locales, formulées sous l'effet de circonstances régionales et de grandes évolutions générales.

La recension de l'ensemble des chartes de franchises accordées aux communautés d'habitants du Lauragais qu'a effectué Jean Ramière de Fortanier à la fin des années 1930 lui a permis de montrer la multitude de ces dernières, dont les pouvoirs politiques plutôt étendus semblent s'être mis en place au cours du xiiie siècle. Depuis, la région a fait l'objet d'un certain nombre d'études rurales, qui se sont particulièrement attachées à la description du territoire, à sa mise en valeur et sa transformation par les exploitants et les habitants de cette campagne au Moyen Âge. L'histoire des communautés a finalement été peu abordée, bien qe celles-ci paraissent constituer l'une des principales structures de pouvoir des campagnes lauragaises. En ce sens, l'enquête de 1298 apparaît comme une véritable aubaine documentaire, puisqu'elle constitue un lieu d'observation de la confrontation des forces – pouvoir royal et communautés – en présence au cours de la procédure, et de saisir un certain nombre des enjeux de pouvoir qui sous-tendent une telle procédure, et qui témoignent de la place des communautés et du pouvoir royal au sein de la société lauragaise de la fin du xiiie siècle.

Chapitre II
Le corpus documentaire. Présentation et mise en contexte

Les documents de l'enquête de 1298 constituent un ensemble extrêmement dispersé au sein du Trésor des chartes. Leur rapprochement a été effectué par Charles-Victor Langlois, véritable découvreur de l'affaire au début du xxe siècle. Un tel éparpillement documentaire est le résultat de l'histoire complexe du dépôt. Grâce à l'amélioration des outils de recherche en archive, le corpus de l'enquête de 1298 a pu être complété et mis à jour. Ce travail s'est accompagné d'une recherche aussi exhaustive que possible dans les autres dépôts royaux et les dépôts locaux, qui n'a révélé qu'un petit nombre de compléments de nature diverse, témoignant de l'ampleur et de la variété de l'action des commissaires Raoul de Breuilly et Pierre de Latilly.

La reconstitution des étapes de la conservation des différentes pièces associées et l'analyse de certaines de leurs caractéristiques physiques et de présentation permettent d'affirmer que le corpus en présence est constitué de véritables documents de travail, qui n'avaient pas de vocation particulière à être conservée. L'étude des caractères internes et externes des documents permet en outre de détailler les différents types de pièces composant le corpus, reflet des phases de la procédure employée, et témoigne de la place tenue par cette documentation au moment de sa production.

Au moment de l'ouverture de l'enquête en 1298, de nombreuses transformations sont à l’œuvre, qui affectent particulièrement la manière de concevoir le royaume et de le gouverner. Le règne de Philippe le Bel est marqué par un développement politique et administratif important, que l'on retrouve à l'échelle du royaume. Au centre des évolutions qui conduisent à la construction d'un véritable appareil d’État se trouve le passage d'une fiscalité féodale à une fiscalité plus étatique. Cette transformation – qui constitue un véritable bouleversement du système politique occidental – trouve son point d'origine sous le règne de Philippe le Bel et la fin du xiiie siècle en constitue le laboratoire, autant du point de vue théorique que pratique. La volonté d'implanter ces pratiques va souvent à l'encontre des intérêts d'autres structures déjà en place, que le souverain souhaite soumettre à sa propre norme. Or, dans un Languedoc encore récemment rattaché au domaine, les pouvoirs locaux sont majoritairement communautaires, suite à la phase de multiplication et d'institutionnalisation que les communautés ont connue depuis la seconde moitié du xiie siècle dans l'ensemble de la France méridionale. Autant d'enjeux propres à susciter l'intérêt des historiens pour cet ensemble exceptionnel. L'originalité de l'enquête de 1298 l'a placée au cœur des débats historiques sur la politique fiscale de Philippe le Bel. Cependant, la grande majorité des travaux la considèrent uniquement comme un témoin de cette politique, se concentrant sur l'interprétation de l'action des commissaires Raoul de Breuilly et Pierre de Latilly. L'étude d'Elizabeth A. R. Brown est la première à remettre en perspective le sujet et à prendre réellement en considération les communautés, interlocuteurs du pouvoir royal. L'ensemble des travaux évoque l'intérêt d'une prospection de la documentation dans le détail, permettant de saisir sa richesse, la variété d'éléments précieux qu'elle peut apporter, en matière d'étude des comportements et des structures communautaires, ainsi qu'à propos de l'installation de l'administration royale en Languedoc et du passage d'un roi féodal au souverain d'un État, qui règne non plus sur ses « hommes » mais sur des sujets.


Deuxième partie
Les événements de 1297-1298 : modalités et enjeux de la rencontre des pouvoirs


Chapitre premier
L'action du roi, modalités et procédures

Les années 1297 et 1298 voient se succéder deux actions du pouvoir royal en Languedoc. La première correspond au déploiement de l'action des commissaires Raoul de Breuilly et Pierre de Latilly en Toulousain. Elle débute en avril 1297, lorsque les deux commissaires y sont envoyés afin de percevoir un certain nombre de droits dus au roi, principalement les droits d'amortissement et de francs-fiefs. Plus généralement, la lettre de commission leur octroie des compétences en matière de gestion des biens confisqués par le roi dans la région, ainsi que de règlement de divers litiges dans la sénéchaussée de Toulouse, avec l'aide du sénéchal. Les premières traces de l'action des commissaires concernent effectivement la perception d'amortissements ; toutefois l'automne marque le début d'une nouvelle phase de leur action, de nature différente, et qui implique les communautés du Toulousain.

Les événements commencent fin septembre, lorsque Breuilly et Latilly envoient leurs hommes réclamer les divers droits dus au roi par les habitants de Laurac. La majorité des sommes réclamées l'est au nom de droits tout à fait particuliers : questes, caselages et hommages, c'est-à-dire des redevances personnelles dues au roi par des hommes dits « de corps », qui ont un statut servile. La demande des commissaires se fait vite épreuve de force : les représentants de la communauté sont sommés de se rendre à Toulouse pour négocier une composition générale avec eux, tandis que certains habitants voient leurs biens saisis et leurs maisons fermées. La composition fait l'objet d'une négociation forcée à la mi-octobre ; elle est acceptée, puis proclamée à Laurac avec une nouvelle démonstration de force. Le même type de composition générale est conclu successivement avec les communautés de Castelnaudary, Montgaillard, Fanjeaux, Puylaurens, Saint-Félix et Cintegabelle, entre la fin du mois d'octobre et le mois de janvier 1298, et selon un scénario semblable. En mars, faute de paiement du premier terme pour les compositions négociées à l'automne et à l'hiver 1297, Breuilly et Latilly envoient leurs sergents sur place ; les exactions et saisies qui s'ensuivent poussent certaines des communautés à négocier de nouveaux termes pour la composition, ou même à demander un délai afin d'en appeler à la grâce royale. En parallèle de ces confrontations ouvertes avec les communautés, les comptes royaux montrent que l'action des commissaires fut intense du printemps 1298 au printemps 1299, en particulier en ce qui concerne la négociation de plusieurs dizaines d'affranchissements majoritairement collectifs, et rachetés, là encore, par le biais de composition générales. C'est au mois de juillet 1298 que commence la deuxième phase de l'action royale : l'enquête. D'après la documentation, celle-ci s'étend jusqu'au mois de décembre 1298. Elle n'a pas de conclusion véritable : aucune sentence contre les commissaires n'a été conservée, et l'affaire ne semble pas affecter la carrière des deux agents. La véritable conclusion de l'affaire réside plutôt dans l'ordonnance royale d'avril 1299, qui concède que les amendes et les peines prononcées contre les communautés et les particuliers du pays ne seront pas exigées et que les compositions conclues avec Pierre de Latilly et Raoul de Breuilly seront annulées. L'abolition générale des fouages et des caselages est prononcée, moyennant son rachat sous la forme d'une taxe foncière annuelle.

La première des deux actions royales n'a d'abord pour objectif que la mise en règle et la sauvegarde des droits royaux. Pourtant, du fait des modalités de son développement, elle prend une ampleur bien plus grande que celle annoncée par l'intention de départ : l'étude des modalités de l'action de Pierre de Latilly et de Raoul de Breuilly montre à quel point son développement est dynamique, et se construit dans l'action. Au-delà de cette relative liberté, il semble qu'une véritable manière de procéder se dessine, au gré de l'emploi de méthodes coercitives éprouvées sur le terrain, qui évoluent et s'enchaînent en fonction des résistances et des réponses données par les pouvoirs locaux. Dans un certain nombre de cas, les mécanismes d'interaction entre communautés et commissaires ont conduit à la formulation d'une requête, et à une nouvelle réponse de la royauté : l'ouverture d'une enquête.

La seconde action royale, l'enquête, constitue une véritable réponse à la première, puisqu'elle est initiée directement en réaction aux événements de 1297. Du fait de sa nature, cette procédure apparaît bien plus normée que la précédente, l'ensemble des principes et des mécanismes juridiques de l'enquête achevant de se fixer à la suite de la généralisation de sa pratique au cours de la seconde moitié du xiiie siècle. Toutefois, la procédure d'enquête de 1298 possède une particularité : elle emploie tour à tour une procédure d'enquête principale – présentant l'ensemble des phases du procès civil –, et une procédure sommaire, plus rapide, et simplifiée par certains aspects. La hiérarchie établie entre les causes semble être déterminée à partir de l'objet de la cause jugée, et, par là même, de son importance : en effet, il apparaît que les procès les plus développés concernent les conditions de mise en place des compositions générales, tandis que la procédure sommaire n'a vocation qu'à traiter des exactions plus isolées, relatives à la sphère du particulier. L'attention marquée dont les compositions générales font l'objet se retrouve à plusieurs niveaux de l'enquête. Le déplacement du contentieux, de la sphère judiciaire et de la réparation des torts vers une sphère plus administrative et fiscale, est manifeste.

Chapitre II
Communautés et pouvoir royal. Forces en présence, enjeux et résultats

Telle qu'elle apparaît dans l'enquête de 1298, la communauté d'habitants constitue, dans le Lauragais de la fin du xiiie siècle, une véritable cellule de pouvoir, capable de réagir en tant que telle face à certaines démonstrations d'autorité souveraine. Elle est systématiquement investie, depuis déjà un certain temps, d'une véritable capacité juridique, à laquelle s'ajoutent souvent un ensemble de fonctionnements communautaires qui semblent bien en place, ainsi qu'une capacité à adapter ces fonctionnements en situation de crise, comme cela se produit en 1297. Sa force ne réside pas uniquement dans cette compétence décisionnelle et politique, mais aussi dans sa position au sein du territoire, du tissu de réseaux et de relations économiques et sociales qui structurent le Lauragais. Elle apparaît donc parfaitement constituée en tant qu'entité communautaire ; pourtant, la question des droits attachés aux prélèvements serviles remet en cause cette unité, dévoilant une cellule communautaire contrastée du point de vue des statuts et des droits individuels.

L'affaire semble constituer, pour les communautés, une véritable prise de conscience de ces différences statutaires, ou, dans tous les cas, une occasion pour elles de manifester leur trouble à cet égard. Ce trouble – qui apparaît de façon très nette dans le questionnaire soumis aux enquêteurs – se traduit aussi par la révélation de tensions et de divisions sociales qui agitent la cellule communautaire, et qui s'ajoutent au contraste des statuts juridiques. Le débat, qui se focalise sur la question du servage, semble se clore quelques mois plus tard, avec l'abolition de l'ensemble des droits serviles au profit d'un principe de taxation foncière. La raison de cette transformation est difficilement perceptible ; néanmoins, on peut alléguer que le prélèvement financier simplifie la collecte, qui rapporterait peut-être au roi davantage que les quelques deniers récupérés par Pierre de Latilly et Raoul de Breuilly en Toulousain.

Mais la transformation de cette taxe, si elle semble entériner l'obsolescence du servage traditionnel, n'apparaît pas comme la seule conséquence de l'affaire. En effet, cette opération permet également au roi de limiter les exceptions statutaires,et de comprendre la manière dont le prélèvement de l'impôt peut s'appuyer sur le maillage communautaire ; et aux communautés, de constituer une seule et même catégorie de population, ne serait-ce que par le statut, ainsi que de se positionner en forces politiques interlocutrices de la royauté, dans une crise qui contribue à forger leur pouvoir et leur identité.


Conclusion

La présente étude s'est efforcée de proposer une nouvelle approche de l'affaire Breuilly-Latilly qui a agité le Toulousain en 1297 et 1298. Pour ce faire, des préalables ont d'abord été posés, contribuant à établir un questionnaire satisfaisant à appliquer au corpus dont l'étude était envisagée. Le bilan du dossier documentaire sur lequel nous souhaitions faire porter notre étude a été l'occasion d'établir une analyse technique de la documentation qui a permis de relever l'ensemble de ses caractères internes et externes, témoignant de la pratique de la procédure employée.

L'étude des modalités des deux actions royales déployées en 1297-1298 en Toulousain, quant à elle, fait état de la nature double de l'action du pouvoir : l'action de 1297 est dynamique et construite dans et par l'action, ce qui n'est pas le cas de la procédure. La première soulève la question des droits, la seconde cherche à la régler : ces deux actions semblent se compléter pour instituer un lieu de rencontre, de confrontation et de discussion des droits réglant les rapports du roi avec les communautés.

La discussion des droits du roi sur la communauté se cristallise autour de la question du servage, révélant par là même les limites de sa définition en tant que communauté. En effet, alors que la communauté constitue une véritable entité juridique, bénéficiant d'un certain nombre de franchises, la question du servage l'amène à se considérer comme un groupe d'individus au statut personnel différent, du point de vue juridique. À cet égard, l'affaire puis l'enquête de 1297 et 1298 apparaissent comme révélatrices d'une situation inconfortable et entraînent un certain nombre de questionnements sur la définition de la communauté en tant que personnalité juridique. Ces questionnements font apparaître une communauté lauragaise divisée entre différents pouvoirs dans la crise de 1298. La crise, qui dévoile les clivages et les tensions affectant la cellule communautaire, n'en apparaît pas moins avoir participé à sa construction, en tentant de clarifier les droits régissant sa relation au pouvoir royal, tandis que celui-ci la considérait dans la négociation comme une véritable interlocutrice, apte à devenir la cellule fiscale d'un impôt de répartition.

En s'efforçant de considérer l'enquête royale de 1298 du point de vue des communautés, la présente proposition d'étude a voulu renouveler l'approche de l'affaire Breuilly-Latilly. Si ce premier travail a recentré l'approche sur une vision plus locale des enjeux de l'affaire, elle n'en constitue pas une étude exhaustive et de nombreux éléments restent encore à exploiter. En outre, l'enquête de 1297-1298 ne constitue qu'un court instant dans l'évolution des campagnes lauragaises et de leurs communautés ; si ce moment de crise nous apprend beaucoup sur elles, il importerait d'adopter une perspective plus générale afin de lui donner tout son sens.


Annexes

Graphique sur la répartition de la masse documentaire au sein du corpus principal. — Tableau comparé du corpus documentaire de l'enquête établi par Charles-Victor Langlois et du corpus actuel. — État des dossiers de l'enquête par communauté. — Tableaux des caractères internes et externes des documents de l'enquête. — Tableau récapitulatif du déroulement de l'affaire par communauté. — Tableau récapitulatif des dates de serment et de déposition des témoins dans l'enquête de 1298. — Cartes.


Édition

Six documents issus du dossier documentaire de l'enquête de 1298 font l'objet d'une édition. Celle-ci a pour but d'offrir au lecteur un échantillon des différents types de document que l'on trouve dans ce corpus, et qui illustrent les phases de la procédure. L'objectif de l'édition est de donner un aperçu du dossier, autant du point de vue de l'aspect physique des documents, que de leur contenu et de la manière dont celui-ci est présenté.

L'édition a été réalisée selon un principe de fidélité aux documents, dans la mesure du possible. Elle tente donc de s'approcher de leur mise en page, et se contente, entre crochets, de mentionner : les changements de support, notamment dans le cas des rouleaux qui comptent jusqu'à quinze peaux attachées à la suite ; les éventuels passages particulièrement problématiques ; les faits remarquables de la mise en page. Enfin, chaque pièce fait l'objet d'une rapide introduction.